De la bureaucratie
Écrit pendant les années 1965-1967. Source : « De la bureaucratie », Ernest Mandel, ed. La Brèche, 1978, 47 p., Cahier « Rouge »
  • Introduction

    1. Concepts de base de la bureaucratie

    • I - Genèse du phénomène bureaucratique
    • II - La dialectique des conquêtes partielles
    • III - les privileges bureaucratiques
    • IV - La bureaucratisation des États ouvriers
    • V - Quelques exemples de fausses solutions
    • VI. Les solutions marxistes-révolutionnaires

    2. Expériences historiques du problème de la bureaucratie dans le mouvement ouvrier

    • I - Analyse de la commune de Paris par Marx
    • II - Le parallèle de Kautsky
    • III - La polémique de Trotsky contre Lénine sur sa conception d’organisation ou parti
    • IV - La lutte de Rosa Luxemburg contre la bureaucratie syndicale allemande
    • V - L’explication de Lénine de la trahison de la social-démocratie
    • VI - La théorie trotskiste de la dégénerescence de l’État ouvrier soviétique
    • VII - La révolution cubaine

    3. La bureaucratie dans les États ouvriers

    • I - La problématique générale des sociétés de transition
    • II - Origine de la dégénerescence bureaucratique dans les États ouvriers
    • III - Nature de la bureaucratie dans les États ouvriers
    • IV - Nécessité de la révolution politique dans les États ouvriers
    • V - La bureaucratie : couche ou classe sociale

    Notes

    Introduction

    Le marxisme est essentiellement l’explication de l’histoire et du développement des sociétés par les rapports et les conflits entre les groupes sociaux. Si le marxisme du XIXè siècle a été tout entier axé sur l’étude du groupe fondamental, c’est-à-dire la classe sociale qui a ses racines dans le processus de production, le marxisme du XXè siècle a été amené à saisir l’importance de groupes non fondamentaux qui ne sont pas des classes, qui n’ont pas de racines dans le processus de production, mais qui n’en jouent pas moins un rôle important dans le développement de notre société de transition entre le capitalisme et le socialisme.

    Parmi ces groupes, disons secondaires, la bureaucratie occupe incontestablement la place principale. Si le marxisme du XXè siècle a été amené à découvrir le problème de la bureaucratie, c’est parce que ce problème, né dans le mouvement ouvrier au cours des années 1898-1899, s’est développé et a pris sur le plan idéologique une importance de plus en plus large. Bien entendu, pour que les théoriciens puissent le saisir et l’analyser dans le domaine idéologique, il a fallu que ce phénomène se soit déjà manifesté dans la vie et la pratique des organisations ouvrières.

    Cet exposé introductif distinguera les deux aspects fondamentaux du problèmes : l’aspect théorique et l’aspect historique. Nous essayerons de répondre aux questions suivantes :

    • qu’est-ce-que la bureaucratie ouvrière ? Comment naît-elle et comment se développe-t-elle ? Comment peut-elle dépérir ?
    • comment ce phénomène s’est-il manifesté concrètement dans l’histoire du mouvement ouvrier ?
    • quelles sont les diverses attitudes et réponses que les différentes tendances du mouvement ouvrier ont apportées à ce problème nouveau ?

    1. Concepts de base de la bureaucratie

    I - Genèse du phénomène bureaucratique

    Le problème de la bureaucratie dans le mouvement ouvrier se pose, sous l’aspect le plus immédiat, comme le problème de l’appareil des organisations ouvrières : problème des permanents, problème des intellectuels petit-bourgeois qui apparaissent à des fonctions de direction moyenne ou supérieure, au sein des organisations ouvrières.

    Aussi longtemps que les organisations ouvrières sont réduites à des groupes très petits, à des sectes politiques ou à des groupements d’autodéfense d’une ampleur numérique très limitée, il n’y a pas d’appareil, il n’y a pas de permanents et le problème ne peut pas se poser. Tout au plus peut-on soulever à ce niveau la question des rapports avec les intellectuels petit-bourgeois qui viennent apporter leur aide au développement de ce mouvement ouvrier embryonnaire, voire de l’autoritarisme de "petits chefs" ouvriers reflétant la hiérarchie sociale et ses valeurs dans les rangs de la classe ouvrière. Aussi inquiétant que soit ce phénomène, il n’y a pas encore là d’assise matérielle qui conditionne sa survie, ni même sa stabilité.

    Mais l’essor même du mouvement ouvrier, l’apparition d’organisations de masse politiques ou syndicales est inconcevable sans l’apparition d’un appareil de permanents, de fonctionnaires -et qui dit appareil de fonctionnaires dit déjà phénomène de bureaucratisation en puissance : dès le départ, on voit apparaître l’une des racines les plus profondes du phénomène bureaucratique.

    La division du travail dans la société capitaliste réserve aux prolétaires le travail manuel de production courante, et à d’autres classes sociales l’assimilation et la production de la culture. Un travail fatiguant, épuisant aussi bien du point de vue physique qu’intellectuel, ne permet pas à l’ensemble des prolétaires d’acquérir et d’assimiler la science objective à ses niveaux les plus développés, ni de mener une activité politique et sociale permanente : la situation prolétarienne dans le régime capitaliste est une situation de sous-développement culturel et scientifique (1).

    La suppression totale des appareils dans le mouvement ouvrier condamnerait celui-ci à un primitivisme tout à fait médiocre et ferait apparaître sa victoire comme une régression sur le plan culturel et social par rapport aux réalisations du monde capitaliste. Au contraire, le socialisme, l’émancipation du prolétariat ne peut être concevable que par l’assimilation entière de tout ce que la science pré-socialiste a laissé de valable sur le plan des sciences naturelles et sociales.

    Le développement du mouvement ouvrier rend absolument indispensable la création d’un appareil (2) et l’apparition de fonctionnaires qui, par une certaine spécialisation, essayent de combler les lacunes créées par la condition prolétarienne au sein de la classe ouvrière.

    Bien sûr, de la façon la plus grossière, on pourrait dire que c’est avec cette spécialisation nouvelle que naît la bureaucratie : dès que quelques personnes font professionnellement et en permanence de la politique ou du syndicalisme ouvrier, il y a sous forme latente une possibilité de développement du bureaucratisme et de la bureaucratie.

    Cette spécialisation provoque sur un plan plus profond des phénomènes de fétichisation et de réification : dans une société fondée sur la division du travail, sur une différentiation excessive des tâches, où les travailleurs font les mêmes gestes toute leur vie, on trouve dans leur comportement le reflet idéologique de cette situation : ils ont tendance à considérer leur activité comme un but en soi. De même, les structures des organisations, conçues au départ comme des moyens, commencent à être conçues comme des but en soi, en particulier par ceux qui s’identifient le plus directement et le plus nettement à ces organisations, c’est-à-dire par ceux qui y vivent en permanence : les individus qui composent l’appareil, les permanents, les bureaucrates en herbe.

    Cela nous amène à la compréhension de ce qui est à la base idéologique et psychologique de la formation de la bureaucratie ouvrière : le phénomène de la dialectique des conquêtes partielles.

    II - La dialectique des conquêtes partielles

    Étant matérialistes, nous ne pouvons pas séparer ce problème de celui des intérêts matériels immédiats -derrière le problème de la bureaucratie, il y a celui des privilèges matériels et celui de la défense de ces privilèges. Mais il est trop simpliste, si on veut comprendre le problème dans ses origines et son devenir, de le réduire à ce seul aspect de la défense de privilèges matériels. Le meilleur contre-exemple est le développement de la bureaucratie dans les partis communistes non au pouvoir (France ou Italie) ou semi-coloniaux (Brésil), quoique à une certaine époque (la pire époque du stalinisme), ces phénomènes soient apparus même là à grande échelle. Aujourd’hui dans les partis communistes de masse, les salaires des permanents ne sont pas supérieurs à ceux des ouvriers spécialisés et ne constituent pas des privilèges matériels à défendre.

    Par contre, joue a plein le phénomène de la dialectique des conquêtes partielles : identification du but et des moyens, de l’individu bureaucratique et de l’organisation, du but historique à atteindre et de l’organisation, cette identification devenant une cause profonde d’attitude conservatrice susceptible de s’opposer très violemment aux intérêts du mouvement ouvrier.

    Qu’est-ce que la dialectique des conquêtes partielles ?

    Cette dialectique se manifeste dans les comportements de ceux qui subordonnent la poursuite et la victoire des luttes ouvrières pour parvenir à la conquête du pouvoir dans les pays capitalistes à la seule défense des organisations ouvrières existantes ; de ceux qui subordonnent sur le plan international l’expansion de la révolution mondiale et le développement de la révolution coloniale à la défense statique de l’Union Soviétique et des États ouvriers. Ils se comportent comme si les éléments de démocratie ouvrière au sein du monde capitaliste et l’existence d’États ouvriers étaient des buts en soi, étaient déjà l’achèvement du socialisme. Ils se comportent comme si toute nouvelle conquête du mouvement ouvrier devait être subordonnée de manière absolue et impérative à la défense de ce qui existe. Cela crée une mentalité fondamentalement conservatrice.

    La phrase célèbre du Manifeste Communiste : « Les prolétaires n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes » est une phrase très profonde que l’on doit considérer comme une des bases du marxisme : elle donne au prolétariat la fonction d’émancipation communiste de la société, car les prolétaires ne possèdent rien à défendre.

    Dès que cela n’est plus vrai à cent pour cent, dès qu’une partie du prolétariat (soit la bureaucratie ouvrière, soit l’aristocratie ouvrière constituée dans le prolétariat des pays impérialistes développés) possède une organisation ou un niveau de vie supérieur à l’état de néant initial, il y a risque de développement d’une mentalité nouvelle. Il n’est plus vrai que le prolétariat n’ait plus rien à défendre : dans chaque action nouvelle, il faut peser le pour et le contre : est-ce que l’action envisagée ne risque pas, au lieu d’apporter quelque chose de positif, de faire perdre ce que l’on possède déjà ?

    Cela constitue la racine la plus profonde du conservatisme bureaucratique dans le mouvement social-démocrate, dès avant la première guerre mondiale, et dans la bureaucratisation des États ouvriers, même avant la forme extrême de dégénérescence de l’ère stalinienne.

    Cette dialectique des conquêtes partielles doit être comprise comme une véritable dialectique : ce n’est pas une fausse contradiction résoluble par une formule, c’est une véritable contradiction dialectique portant sur ces problèmes réels. Si le conservatisme bureaucratique est évidemment une attitude nuisible aux intérêts du prolétariat et du socialisme par son refus de la lutte révolutionnaire dans les pays capitalistes et par son refus de l’extension internationale de la révolution, sous prétexte que cela met en danger les conquêtes existantes, le point de départ de cette attitude, la nécessité de défendre l’acquis, est un problème réel : « celui qui ne sait pas défendre les conquêtes existantes n’en fera jamais de nouvelles » (Trotsky) . Mais il est faux de considérer a priori - et c’est là qu’il y a conservatisme - que tout saut en avant important de la révolution soit à l’échelle d’un pays, soit à l’échelle mondiale, menace automatiquement les conquêtes antérieures. Cette attitude caractérise le conservatisme profond et permanent des bureaucraties tant réformistes que staliniennes.

    Cette dialectique des conquêtes partielles, liée au phénomène de fétichisation dans une société fondée sur la division du travail à un niveau excessif, constitue donc une des racines les plus profondes de la tendance à la bureaucratisation. Cette tendance est inhérente au développement du mouvement ouvrier de masse dans cette phase historique de décomposition du capitalisme et de transition vers la société socialiste.

    En conclusion, le problème réel n’est donc pas l’abolition de la bureaucratie par des décrets ou des formules magiques, mais celui de son dépérissement progressif par la création des meilleures conditions objectives et subjectives qui permettent la lente disparition des germes de cette bureaucratisation, qui sont présents dans la société et dans le mouvement ouvrier pendant toute cette phase historique.

    III - les privileges bureaucratiques

    Il ne faut évidemment pas tomber dans l’erreur opposée à celle que commet le matérialisme vulgaire, qui serait de réduire le problème à ses seules origines sociologiques lointaines, en le détachant totalement de son infrastructure matérielle. Cette tendance au conservatisme de la part des dirigeants et des permanents des organisations ouvrières n’est pas sans rapport avec les avantages et privilèges matériels que procurent ces fonctions. Ces privilèges sociaux sont également des privilèges d’autorité et de pouvoir, auxquels les individus accordent une grande importance.

    a) Si on considère le problème sous sa forme originale, c’est-à-dire le problème des appareils des premières organisations ouvrières, des syndicats et des partis sociaux-démocrates avant la première guerre mondiale, les privilèges bureaucratiques apparaissent de deux manières :

    • Pour des ouvriers et des fils d’ouvriers, quitter le travail de production courante, surtout dans les conditions de l’époque (journée de 12 heures avec tout ce que cela comporte, insécurité sociale totale, etc...) pour devenir permanents d’une organisation ouvrière représente une ascension sociale incontestable, une émancipation individuelle certaine, qui est pourtant loin de représenter une situation idéale : on ne peut parler d’embourgeoisement ni de transformation en couche sociale privilégiée. Les premiers secrétaires des organisations ouvrières passaient une bonne partie de leur vie en prison et vivaient dans des conditions matérielles plus que modestes ; mais ils vivaient tout de même mieux, du point de vue économique et social, que l’ouvrier de l’époque.
    • Sur le plan psychologique et idéologique, il est évident qu’il est infiniment plus agréable, pour un socialiste ou un communiste convaincu, de lutter toute la journée pour des idées et des buts qui sont les siens plutôt que de faire, des heures durant, des gestes mécaniques dans une entreprise, en sachant qu’on va finalement contribuer à enrichir la classe ennemie. Il est incontestable que ce phénomène d’ascension sociale contient en puissance un germe important de bureaucratisation : ceux qui occupent ces postes veulent continuer à les occuper, ce qui les entraîne à défendre cet état de permanents contre ceux qui voudraient les remplacer en opérant un roulement parmi les membres de l’organisation.

    b) Le phénomène d’apparition de privilèges sociaux, au début très peu matériels, prend déjà une ampleur plus grande lorsque ces organisations de masse commencent à occuper des positions de force à l’intérieur de la société capitaliste : il s’agit alors de désigner les parlementaires, les élus murnicipaux ou les secrétaires syndicaux qui peuvent négocier à un niveau élevé avec les organisations patronales et donc, dans une certaine mesure, cohabiter avec elles ; il en est de même lorsqu’il s’agit de désigner des rédacteurs de journaux et des gens qui représentent les organisations ouvrières dans toute une série d’activités annexes, à l’intérieur d’un mouvement polyvalent qui essaie d’intervenir dans toutes les activités sociales et qui s’assimile, dans une certaine mesure, toutes ces activités.

    Il y a là aussi une véritable dialectique, qui ne se réduit pas à une contradiction banale : par exemple, lorsque le mouvement ouvrier possède une certaine quantité de journaux et a besoin d’un grand nombre de rédacteurs, il se trouve placé devant un véritable dilemme. S’il applique la règle énoncée par Marx pour lutter contre la bureaucratie en ramenant les traitements des permanents au niveau de ceux de l’ouvrier qualifié, il risque de se produire une véritable sélection professionnelle à rebours. Les éléments les plus conscients politiquement accepteront cette règle, mais les plus talentueux, qui pourraient ailleurs gagner beaucoup mieux leur vie, seront continuellement tentés par cette solution de facilité. Dans la mesure où ils ne sont pas suffisamment convaincus sur le plan politique, ils seront en grande partie menacés d’absorption par le milieu petit-bourgeois et perdus pour le mouvement ouvrier.

    Ce phénomène d’élimination est également vrai pour une série d’autres professions : dans les municipalités administrées par le mouvement ouvrier, le même problème se pose pour les architectes, les ingénieurs ou les médecins. L’application stricte de la règle de Marx risque d’aboutir dans la plupart des cas à l’élimination de tous ceux dont la conscience politique est insuffisamment développée.

    Dans la société capitaliste, avec tout ce qu’elle implique comme « valeurs morales » et milieu ambiant, il est impossible de construire une société communiste idéale, même au sein du mouvement ouvrier. Cela peut être réalisé à l’intérieur d’un noyau de révolutionnaires extrêmement conscients ; mais dans un mouvement ouvrier numériquement plus développé, en démocratie bourgeoise, il y a interpénétration avec la société capitaliste ; il y a davantage de tentations, et l’acceptation de ces règles devient plus difficile. On voit alors apparaître la tendance à la bureaucratisation : la disparition des obstacles consciemment érigés contre les dangers de positions privilégiées ouvre la voie à cette tendance de plus en plus nettement.

    c) Dans la dernière phase historique, au sein de certaines grandes organisations ouvrières, la dialectique peut même apparaître jusque dans sa phase finale. Il peut y avoir renversement d’orientation politique, intégration consciente au sein de la société bourgeoise et collaboration de classes. Les racines de la bureaucratie se multiplient alors très rapidement. Une partie des dirigeants cohabite d’une façon consciente avec la bourgeoisie et s’intègre dans la société capitaliste. Les obstacles à la bureaucratisation érigés par la conscience socialiste disparaissent ; les privilèges se multiplient ; les parlementaires sociaux-démocrates ne versent plus une partie de leur salaire à leur organisation pour se contenter d’un salaire de permanent ; ils se constituent une véritable clientèle dans la classe ouvrière. Dès lors, la dégénérescence bureaucratique ne peut que proliférer.

    IV - La bureaucratisation des États ouvriers

    On trouve un processus parallèle en trois phases dans la bureaucratisation des États ouvriers dans la période de transition :

    a) d’abord, les seuls privilèges d’autorité et les avantages politiques issus du monopole de pouvoir au sein de l’appareil d’État ;

    b) ensuite, surtout à l’intérieur d’un pays arriéré, naissance des privilèges bureaucratiques aussi bien sur le plan matériel que culturel ;

    c) finalement, la dégénérescence bureaucratique complète, lorsque la direction ne résiste plus à ce phénomène, l’accepte consciemment, s’y intègre en devient le moteur et essaie d’accumuler les privilèges. On risque d’aboutir alors aux formes les plus monstrueuses de la bureaucratie soviétique à l’époque stalinienne :

    • par exemple, « les comptes en banque fixes » , par lesquels un certain nombre d’individus privilégiés pouvaient faire toutes les dépenses possibles, en gardant toujours un même montant à leur compte. La seule limite des dépenses était la pénurie relative de marchandises ; pour ces individus, c’était la véritable réalisation du communisme au sein d’une société arriérée économiquement. Il est apparu dans la littérature post-stalinienne en Union Soviétique, dans les journaux et les revues, des cas concrets d’artistes et bien entendu de dirigeants politiques qui disposaient de ce privilège.
    • Un deuxième aspect de ces privilèges exorbitants n’est pas moins frappant, c’étaient les « magasins spéciaux » ; ce phénomène, né à l’époque stalinienne, a continué d’exister dans la plupart des États ouvriers jusqu’en 1956-57. Les fonctionnaires du Parti avaient droit aux magasins spéciaux, soigneusement cachés à la population : ces magasins étaient camouflés dans des maisons qui, extérieurement, étaient des maisons d’habitation, sauf pour ceux qui pouvaient y pénétrer. Personne donc ne connaissait l’existence de ces magasins dans lesquels on trouvait toutes les marchandises inaccessibles à cette époque à l’ensemble de la population, et en grande partie importée des pays impérialistes. Une véritable hiérarchie existait entre les différents fonctionnaires de l’État et du Parti ayant accès à ces magasins : certains devaient payer plein tarif ; d’autres, mieux placés dans l’échelle bureaucratique, en payaient seulement la moitié ; enfin les plus hauts placés, ceux qui possédaient les fameux comptes en banque fixes, pouvaient choisir ce qu’ils voulaient sans rien payer .

    Dans la période 1947-48 qui fut une période de pénurie et de misère dans les États ouvriers, les bureaucrates de pays comme l’Allemagne orientale, recevaient des colis en provenance de l’Union Soviétique. Il est même amusant de constater avec quelle minutie était respectée la hiérarchie dans la confection des colis : selon leur rang, les bureaucrates recevaient des colis plus ou moins gros, contenant des bas de soie ou de laine, du beurre ou de la graisse de porc, etc...

    Il est ridicule, sinon tragi-comique, de trouver dans une situation de famine une application aussi rigide de la mentalité bureaucratique érigeant la hiérarchie des privilèges matériels en principe nécessaire, mais il est logique de trouver même là les déformations bureaucratiques les plus caractéristiques.

    V - Quelques exemples de fausses solutions

    La conclusion la plus importante qu’il faut tirer de cet examen sommaire du problème est la suivante : il faut distinguer nettement deux groupes de phénomènes et se garder d’assimiler abusivement les deux :

    • les tendances potentielles à un début de bureaucratisation, germes absolument inhérents au développement d’un mouvement ouvrier, à partir d’une certaine extension numérique et d’une certaine ampleur de pouvoir, a fortiori inévitables dans un État ouvrier isolé ;
    • le développement plein et entier des tendances bureaucratiques aboutissant à la dégénérescence totale que l’on trouve dans les différents partis réformistes et staliniens et dans l’État soviétique.

    Si on ne fait pas la distinction essentielle entre ces deux phénomènes ou, ce qui est pire, si on combat toutes les formes d’organisations qui contiennent ces germes sous prétexte que cela conduit inévitablement à une dégénérescence extrême, on place le mouvement ouvrier devant une impasse et non une contradiction dialectique. On ne peut plus alors que conclure à l’impossibilité de l’auto-émancipation du prolétariat. Cette attitude conduit finalement à placer le mouvement ouvrier dans des conditions bien plus mauvaises et l’empêche de lutter pour son auto-émancipation :

    a) Cette confusion extrême caractérise différents groupes « ultra-gauches » plutôt droitiers qu’ultra-gauches d’ailleurs !) : une des solutions avancées par certains de ces groupes consiste à dire que le mal réside dans la présence d’un appareil et de permanents. Pour eux, il faut lutter contre l’existence de « révolutionnaires professionnels » : la phrase « le Staline était présent dans le premier révolutionnaire professionnel apparu au sein du mouvement ouvrier » résume l’essentiel de ces thèses. Il faut alors se demander ce que serait le mouvement sans permanent, non dans une société idéale, mais dans une société capitaliste telle qu’elle est. Un mouvement ouvrier qui ne chercherait pas à créer des révolutionnaires professionnels prolétariens, issus de la classe ouvrière et liés à elle très fortement, ne pourrait dépasser le niveau le plus primaire des premières organisations d’autodéfense de la classe ouvrière. Il serait complètement coupé des sciences modernes, tant humaines que naturelles ; il serait, par incompétence politique et économique, condamné à ne pouvoir lutter au-delà des revendications les plus immédiates et spontanées. Un tel mouvement serait évidemment incapable de libérer le prolétariat et de renverser le capitalisme, en ouvrant la voie à la société socialiste.

    L’histoire a montré que cette solution était la plus improbable de toutes : il n’existe pas dans le monde un seul exemple de pays où le mouvement ouvrier, après des dizaines d’expériences, continue à se cramponner à ce niveau de primitivisme par crainte d’une possibilité de déformation bureaucratique ultérieure.

    b) En pratique, c’est l’autre terme de l’alternative qui risque de se produire. Lorsque l’on ne veut pas avoir de permanents, de révolutionnaires professionnels et qu’on ne veut pas permettre une sélection et une éducation systématiques jusqu’à un niveau très élevé des éléments prolétariens, les organisations ouvrières tombent inévitablement sous la coupe d’intellectuels petit-bourgeois ou bourgeois qui s’en emparent totalement. A l’intérieur de ces organisations ils reproduisent le monopole de science et de culture qu’ils possèdent déjà à l’intérieur de la société capitaliste.

    On voit réapparaître la véritable contradiction qui n’est pas comprise de ces groupes : le véritable dilemme dans la société capitaliste n’est pas le choix entre une forme d’organisation ne présentant aucun germe de bureaucratisation et une forme qui présente ces dangers ; en réalité, c’est le choix suivant :

    • développer une autonomie ouvrière réelle avec ce danger à l’état potentiel ;
      maintenir les organisations ouvrières sous la coupe de l’idéologie bourgeoisie et de ses intellectuels.
    • De nombreux exemples historiques illustrent ce dernier aspect : des organisations pseudo-ouvrières sont restées pendant de longues périodes sous la coupe de la bourgeoisie par manque d’autonomie ouvrière, de capacité d’organisation ou même par erreur idéologique, en refusant de dépasser un certain stade.

    Il est d’ailleurs curieux de constater que les défenseurs de cette théorie voient le danger issu de l’appareil, qui est réel, et ne comprennent pas d’autre part que des ouvriers non permanents soumis à l’influence de la société capitaliste seront beaucoup plus perméables à l’idéologie dominante qui est celle de la classe au pouvoir. La raison en est la difficulté du travail manuel qui rend malaisée l’émancipation intellectuelle et culturelle, dans le cadre d’une journée de travail de huit ou neuf heures plus les temps de déplacement, etc...

    Une organisation ouvrière dans laquelle il n’y aurait que des ouvriers manuels constamment au travail de production serait beaucoup plus facilement influençable par l’idéologie bourgeoise qu’une organisation dans laquelle serait entrepris un effort constant pour former, éduquer et détacher de l’esclavage du travail capitaliste les ouvriers les plus conscients et les plus révolutionnaires en les trempant dans l’école des révolutionnaires professionnels.

    c) Un autre exemple de ces fausses solutions qui relèvent en réalité d’une incompréhension globale du problème a été développé par le groupe « Socialisme ou Barbarie » : pour empêcher la bureaucratisation de l’État ouvrier, il faut dès le lendemain de la révolution supprimer toutes les différences de traitements et de salaires. Là encore, il y a incompréhension de la véritable difficulté ; quel serait le résultat objectif de ces mesures ? Dans une société dominée par la pénurie matérielle, si on supprime du jour au lendemain toutes les différences de salaire, le résultat pratique sera la suppression d’une très forte partie de stimulants qui poussent les gens à se qualifier davantage. A partir du moment ou la qualification culturelle et professionnelle n’entraîne plus aucune amélioration des conditions de vie, et cela dans une situation de pénurie, l’effort de qualification se réduira aux éléments les plus conscients qui comprennent la nécessité objective de l’élévation du niveau culturel et professionnel. Le nombre de gens qui chercheront à se qualifier sera beaucoup plus réduit que dans une société de transition où subsisterait ce stimulant matériel des différences de salaires. Dans ces conditions, l’essor des forces productives sera plus lent, la pénurie durera plus longtemps et le résultat sera exactement l’inverse de celui qu’on espérait. Les causes objectives du développement de la bureaucratie, qui sont le sous-développement des forces productives et le sous-développement culturel du prolétariat dureront beaucoup plus longtemps.

    Par contre, si on conserve une certaine différenciation de salaires, la qualification est accélérée et donc également la création des conditions matérielles qui favorisent le dépérissement des privilèges et de la tendance à la bureaucratisation. Cet exemple est, là encore, très significatif du fait qu’il s’agit vraiment d’une dialectique et que la solution doit être également dialectique.

    VI. Les solutions marxistes-révolutionnaires

    a) Marx n’a pu comprendre tous les aspects du problème de la bureaucratisation d’une manière précise par manque d’expériences historiques. N’ayant été confronté qu’à une expérience unique d’État ouvrier qui n’a existé que quelques mois, la Commune de Paris, il en a cependant tiré avec une prescience géniale deux règles très simples et très profondes, qui contiennent presque tous

    les remèdes développés actuellement par le mouvement ouvrier contre la bureaucratisation :

    • la lutte contre les privilèges matériels, et l’excès d’écart des salaires ; notamment, les fonctionnaires politiques de l’État ouvrier ne doivent pas avoir des salaires plus élevés que ceux de l’ouvrier qualifié. Marx ajoute que le but est surtout préventif, pour éviter que certains éléments corrompus ne recherchent les fonctions publiques comme un avancement social, par « carriérisme »,
    • La deuxième règle, c’est l’éligibilité et la révocabilité des élus à tous les niveaux, qui peut même se compléter par la règle de roulement préconisée par Lénine, ce qui pourra amener progressivement un dépérissement de l’État, lorsque les classes auront disparu et que chaque citoyen aura fait l’expérience concrète de l’économie et de l’État.

    b) La solution marxiste-révolutionnaire du problème a été donnée par la théorie léniniste du parti et par la théorie trotskiste de l’État ouvrier et du rôle conscient de l’avant-garde dans la direction d’un État ouvrier pour lutter contre la bureaucratie.

    Il faut être lucide et comprendre le problème objectif qui est le caractère inévitable de la présence, sous une forme embryonnaire et potentielle, des germes de la bureaucratisation. Il faut parallèlement comprendre quels sont les moyens les plus efficaces pour combattre ces tendances et en réduire au maximum l’ampleur, dans différentes conditions matérielles et subjectives.

    Sur le plan du Parti, Lénine lui-même a du opérer en quelques années, non pas une autocritique, mais un certain approfondissement de ses vues (développées dans Que faire ?) après que le mouvement ouvrier russe soit passé, lors de la révolution de 1905, à travers sa première expérience révolutionnaire d’activité de masse de grande ampleur. La véritable théorie léniniste du Parti est constituée de deux éléments : d’une part, ce que Lénine a écrit dans « Que faire » ? au début du siècle sur la création du noyau du Parti révolutionnaire dans des conditions de clandestinité ; d’autre part, de ce que il a écrit après la première expérience révolutionnaire de masse du prolétariat soviétique, après l’expérience des soviets, des syndicats et des partis de masse. Il est nécessaire de comprendre à la fois la nécessité de détachements d’avant-garde et de partis d’avant-garde, qui ne peuvent être que des partis largement minoritaires (3) .

    Ce détachement d’avant-garde doit être intégré dans les masses sans se substituer à elles et sans prendre pour lui des tâches qui ne peuvent être réalisées que par ces masses. L’idée que « l’émancipation du prolétariat ne peut être que l’oeuvre du prolétariat lui-même » ne doit pas être remplacé, ni en pratique, ni en théorie, par l’idée que le parti révolutionnaire est appelé à émanciper le prolétariat et à constituer l’État ouvrier à la place du prolétariat d’abord en son nom, puis contre ce prolétariat dans certaines circonstances historiques.

    Dans cette dialectique entre l’avant-garde et les masses et dans la compréhension des rapports que doit avoir le parti révolutionnaire avec la masse du prolétariat, il faut insister sur le fait que certaines tâches historiques ne peuvent être réalisées qu’avec l’appui conscient de la majorité du prolétariat. Mais le soutien par les masses d’un parti révolutionnaire ne peut se produire qu’à des moments exceptionnels (mais historiquement nécessaires), ce qui implique l’obligation de rester un parti minoritaire, aussi longtemps qu’il n’existe pas une situation révolutionnaire.

    La véritable théorie léniniste du Parti réside dans la compréhension globale de cette dialectique. Il en découle une certaine forme d’organisation et une certaine vision du problème des révolutionnaires professionnels. Ces derniers ne doivent pas se détacher d’une manière permanente de la classe ouvrière ; ils doivent pouvoir retourner à l’usine ; ils seront remplacés par d’autres prolétaires qui feront la même expérience ; ceci établit une véritable circulation de « sang vivant » entre la classe et son avant-garde : c’est la théorie du roulement entre les prolétaires et les révolutionnaires professionnels.

    c) Il en est de même sur le plan des États ouvriers dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme. C’est essentiellement Trotsky et le mouvement trotskiste qui ont apporté les réponses à ces questions. Cependant : Lénine avait déjà apporté énormément d’éléments et, dans une certaine mesure dans les années 1921-1922, il fut plus conscient du phénomène que Trotsky.

    Les germes de bureaucratisation ou la déformation bureaucratique sont inévitables dans une société arriérée et isolée. Par contre, ce qui n’est pas inévitable, c’est ta transformation de cette déformation bureaucratique en une terrible dégénérescence, comme on l’a connu à l’époque stalinienne. Dans ces conditions, le rôle du facteur subjectif est une fois de plus décisif. Si l’avant-garde révolutionnaire est consciente du danger de bureaucratisation, elle le combattra à tous les niveaux :

    • dans l’organisation politique de l’État, elle multipliera les formes de démocratie ouvrière et d’intervention directe des travailleurs dans la gestion de l’État.
    • Sur le plan économique, elle développera à la fois l’autogestion par les travailleurs et le renforcement quantitatif et qualitatif de la classe ouvrière.
    • Sur le plan international, elle favorisera l’expansion de la révolution pour rompre l’isolement de la révolution prolétarienne et, par là, combattre le processus de bureaucratisation de la façon la plus efficace.

    Si une nouvelle avant-garde prolétarienne arrive au pouvoir dans un nouveau pays, sans épuisement moral et physique, elle pourra prendre la tête du mouvement, au fur et à mesure que la révolution internationale s’étendra : c’est le troisième aspect de la « révolution permanente » de Trotsky.

    2. Expériences historiques du problème de la bureaucratie dans le mouvement ouvrier

    Nous allons examiner comment le problème de la bureaucratie s’est posé historiquement dans le mouvement ouvrier .

    I - Analyse de la commune de Paris par Marx

    Nous commencerons par les conclusions tirées par Marx de son étude de la Commune de Paris : le phénomène le plus caractéristique, dans cette première tentative de construction d’un État ouvrier, c’est l’effort accompli, plus d’instinct que par réflexion consciente, par les dirigeants de la Commune pour détruire l’appareil permanent d’État sous toutes les formes centralisées, léguées par les différentes classes possédantes (monarchie absolue et formes successives de l’État bourgeois).

    Dans son analyse, Marx a isolé trois facteurs principaux dont deux ont été abordés ci-dessus :

    • le fait que les salariés de la Commune ne recevaient pas plus que le salaire d’un ouvrier qualifié.
    • L’éligibilité et la révocabilité de ces fonctionnaires salariés suivant la volonté de leurs électeurs.
    • Le troisième point a été signalé par Marx et explicité plus tard par Lénine : dans cette nouvelle forme d’État, qui n’est déjà plus exactement un État, dans ce début de dépérissement qui coïncide avec la création d’un État ouvrier, il y a déjà suppression de la distinction qui caractérise fondamentalement l’État bourgeois : la séparation des fonctions législatives et exécutives.

    Il y a déjà une tentative d’associer un grand nombre d’ouvriers, non seulement à des fonctions législatives, mais aussi à l’exécution des lois ; il y a une tentative pour associer les ouvriers à des fonctions effectives d’exercice du pouvoir.

    Cette première approche de ce qui devait être un État ouvrier est en même temps la première définition de mesures efficaces pour lutter contre la bureaucratisation. Le premier dépérissement de l’appareil d’État coïncide donc avec le premier dépérissement de l’État lui-même : les trois règles énoncées par Marx sont aussi des règles fondamentales de sauvegarde de toute structure démocratique contre l’envahissement bureaucratique ; elles s’appliquent aussi bien à une structure d’État, une structure de syndicat ou de parti de masse.

    De toute façon Marx n’a pas pu, heureusement ou malheureusement, traiter à fond le problème de la bureaucratie, car il n’a vécu ni la bureaucratisation d’une organisation ouvrière ni a fortiori celle d’un État ouvrier. Mais les quelques remarques qu’il a faites ont longtemps constitué l’essentiel de la doctrine de lutte antibureaucratique qui a été développée, après lui, par les autres marxistes.

    II - Le parallèle de Kautsky

    C’est à Kautsky que l’on doit la deuxième prise de conscience du problème. A la fin du siècle dernier, il publia un livre sur Les origines du christianisme. A priori, il peut paraître curieux de rapprocher ce problème de celui de la bureaucratie ouvrière. Cependant, dans la dernière partie de son ouvrage, Kautsky soulève consciemment la question suivante (et c’est semble-t-il la première formulation du problème sous une forme aussi nette) : lorsque la classe ouvrière aura pris le pouvoir, ne risque-t-elle pas d’abandonner ce pouvoir aux mains d’une bureaucratie dominante ? Ne risque-t-elle pas de connaître le processus de bureaucratisation qu’a connu l’Église catholique lorsqu’elle est devenue une force dominante dans la société ? Kausky établit un parallèle entre ce qui est arrivé au quatrième siècle lorsque l’Église Catholique est devenue Église d’État sous Constantin le Grand, et ce qui pourrait arriver après la victoire du mouvement ouvrier .

    Bien entendu, cette comparaison n’est pas uniquement le fruit de la prescience de Kautsky ; il a été inspiré par deux précédents :

    a) Engels, dans son introduction aux Luttes de classes en France écrite en 1895, comparait déjà les persécutions subies par le mouvement ouvrier, à son époque, avec celles qu’avait subies, mille six cents ans plus tôt, un autre mouvement : de persécutions en persécutions, le christianisme allait de triomphe en triomphe ; ce mouvement des opprimés, combattu par les classes oppresseuses, gagnait peu à peu toutes les classes sociales et marchait de manière irrésistible vers la victoire. Engels avait donc déjà établi, plusieurs années avant Kautsky un certain parallèle entre le christianisme et le mouvement ouvrier moderne.

    b) Le deuxième précédent historique dont put s’inspirer Kautsky est dû à une opposition anarchisante ou anarcho-svndicaliste, représentée par Johann Most (1), qui vers les années 1891-1892, avait retiré de la lecture de ce texte d’Engels la conclusion que les organisations ouvrières, au fur et à mesure de leur développement, se bureaucratiseraient de la même manière que l’Église s’était bureaucratisée au cours de son développement historique.

    Kautsky, confronté avec ces deux parallèles, saisit et posa le problème de façon correcte, et cela est tout à son honneur (2). Il comprit qu’il n’y avait pas, bien entendu, de parallèle complet entre l’Église Catholique et le mouvement ouvrier, mais que la venue au pouvoir de ce mouvement le confronterait avec un problème de bureaucratisation analogue à celui de l’Église Catholique lors de son arrivée au pouvoir .

    Il est très instructif de connaître les réponses qu’a données Kautsky : elles sont assez différentes de celles de Marx dans ses écrits sur la Commune de Paris. Ses réponses nous paraissent relativement familières et rappellent celles qu’a données Trotsky par la suite.

    Kautsky considère que le parallèle serait parfaitement correct si, à l’échelle historique, on pouvait dire de la classe ouvrière ce qu’on peut dire de l’Église Catholique : cette dernière arrive au pouvoir dans des conditions de développement déclinant des forces productives ; pour la classe ouvrière, une bureaucratisation serait dans ces conditions tout aussi inévitable. Mais au contraire le socialisme implique un essor colossal des forces productives qui, à son tour , entraîne la disparition progressive de la division du travail et une considérable révolution dans le domaine de la culture. Dans ces conditions de richesse matérielle et de développement culturel intense, la victoire de la bureaucratisation est historiquement inconcevable.

    La réponse de Kautsky est donc globalement correcte ; mais elle escamote une étape du raisonnement et ne tient pas compte d’une éventualité que personne, à l’époque, n’avait envisagée : qu’arriverait-il si la classe ouvrière prenait le pouvoir, non dans un des pays capitalistes les plus développés mais au contraire dans un pays arriéré ? Dans ce cas, les facteurs énumérés par Kautsky comme freins à la bureaucratisation (abondance matérielle, révolution culturelle) n’existeraient plus ; l’insuffisance du développement des forces productives et du développement culturel, et même de développement simplement numérique du prolétariat pourraient permettre une victoire bureaucratique temporaire.

    III - La polémique de Trotsky contre Lénine sur sa conception d’organisation ou parti

    La troisième phase dans l’évolution de la prise de conscience du mouvement ouvrier sur le problème de la bureaucratie est une phase très « délicate » pour les communistes qui sont léninistes et trotskistes à la fois : elle s’est manifestée par la polémique de Trotsky contre Lénine et contre sa théorie d’organisation du Parti. Dans cette polémique, Trotsky a eu tort ; cela est incontestable avec le recul historique, et Trotsky l’a lui-même reconnu. Mais quand un homme comme Trotsky se trompe, il y a souvent, même dans ses erreurs, des éléments de vérité : Si l’on considère, non pas la logique interne de son raisonnement qui était fausse, mais plutôt ses conclusions, on trouve un pressentiment très juste, dont la formulation constitue une extraordinaire prophétie : en 1903, Trotsky écrivait que la théorie qui aboutit à la substitution du Parti au prolétariat, pour l’exécution des tâches fondamentales de la révolution, risque d’aboutir à la substitution du Comité Central au Parti, du Secrétariat au Comité Central, puis du Secrétariat Général au Secrétariat du CC : on risque d’aboutir à une situation historique où un seul homme serait investi de la mission de réaliser ou d’achever les grandes tâches de la révolution. Ce pressentiment exprimait la condamnation justifiée de toute théorie substitutionniste et non de la véritable théorie léniniste qui, bien sûr, n’assumait pas cette vision .

    A l’époque stalinienne, cette théorie est devenue, de façon semi-explicite et semi-ouverte, la théorie officielle du Parti stalinien. Les dirigeants bureaucratiques de certains États ouvriers sont toujours extrêmement surpris lorsqu’on les met au défi de trouver une seule phrase, dans tous les écrits de Lénine, où il dise que la dictature du prolétariat doit être exercée par le Parti ; que c’est le Parti qui doit réaliser la nationalisation des moyens de productions, etc... Cette mise en demeure les remplit toujours d’étonnement, car ils ont été éduqués dans un esprit qui transfère au Parti les tâches du prolétariat.

    Au contraire, tous les textes classiques du léninisme (cf. L’État et la révolution) parlent toujours des tâches qui doivent être exécutées par le prolétariat sous la direction du Parti, ce qui est très différent. Cette théorie, qui transfère au Parti l’exécution des tâches historiques du prolétariat, en usurpant sa place, conduit très logiquement à des situations où le Parti est amené à exécuter ces tâches malgré l’opposition de l’énorme majorité du prolétariat : cela justifierait Budapest et l’intervention des troupes soviétiques contre la révolution hongroise et la grève générale de 95 % du prolétariat hongrois. Cela amènerait à dire que la dictature du prolétariat peut être exercée par le Parti contre 95 % du prolétariat, à un moment historique donné, dans un pays déterminé.

    La critique de Trotsky de cette théorie substitutionniste était donc en soi absolument juste ; c’était cependant une anticipation, car personne en 1903 ne défendait cette thèse, et surtout pas Lénine qui s’en est défendu à plusieurs reprises (3) : cette théorie n’a vraiment vu le jour que trente ans plus tard, à l’apogée de l’époque stalinienne, en devenant doctrine semi-officielle de la bureaucratie soviétique. Cette bureaucratie n’a jamais cependant osé institutionnaliser totalement cette théorie et renier par là, carrément, la théorie léninniste.

    IV - La lutte de Rosa Luxemburg contre la bureaucratie syndicale allemande

    La quatrième phase de la prise de conscience au mouvement ouvrier sur ce problème est très importante : c’est la première prise de conscience explicite de la réalisation d’une bureaucratie achevée. Elle est due à Rosa Luxemburg dans sa lutte contre la bureaucratie syndicale allemande, entre 1907 et 1914, et contre la dégénérescence générale de la social-démocratie réformiste.

    a) Rosa Luxemburg a très bien compris et analysé le phénomène, quoique de façon légèrement excessive : les organisations ouvrières les plus fortes, dans les périodes de vie normale du capitalisme, sont toujours minoritaires et les syndicats les plus puissants ne rassemblent qu’une minorité d’ouvriers (4).

    Elle en a tiré deux conclusions en s’appuyant sur l’expérience concrète de la révolution russe de 1905, essentiellement dans les parties les plus industrialisées (la Pologne tsariste, les centres industriels de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Transcaucasie) : dans tous les cas, c’est seulement à l’occasion d’une période révolutionnaire que la majorité des ouvriers entre dans un mouvement politique ou syndical. Cela implique alors la mise en mouvement de millions d’ouvriers qui ne sont pas passés par l’école des organisations traditionnelles ; ils ne peuvent être canalisés par les moyens habituels ; de nouvelles formes d’organisation sont alors nécessaires pour organiser ces masses ouvrières ; elles doivent être plus souples qu’un syndicat ou un parti et permettre d’englober une part beaucoup plus large des masses et de réaliser effectivement l’unité d’action.

    L’histoire a entièrement confirmé cette théorie et a prouvé l’unité de la forme d’organisation en soviets, en comités provisoires pendant la période révolutionnaire : ils constituent la forme la plus souple que l’on puisse imaginer, puisque chacun de ces comités est toujours spécifique de la situation locale. Il suffit de considérer par exemple les premiers soviets de la révolution russe de 1905, les conseils ouvriers et de soldats de la révolution allemande de 1918, ou les conseils de la révolution espagnole. Tous ces comités ont toujours été spécifiques d’une situation donnée ; ils ont toujours été formés pour résoudre une tâche pratique qui s’est posée historiquement à la révolution. Ce ne sont évidemment pas des institutions qui peuvent posséder des statuts permanents applicables à toutes les conditions historiques.

    Cette forme d’organisation, la plus souple qui soit, ne veut répondre qu’à un seul but : réaliser le front unique, l’unité dans l’action des travailleurs, à un moment révolutionnaire, pour un but révolutionnaire précis. Elle est seule capable de répondre aux nécessités d’une action révolutionnaire regroupant tous les travailleurs.

    De la même façon, si on a compris le caractère réel des soviets, on voit combien il est dogmatique et grotesque de vouloir leur donner une étiquette identique dans tous les pays et dans toutes les situations : les « pro-chinois » recommençant l’expérience stalinienne dite de « troisième période », veulent, dans des pays comme la Belgique ou les États-Unis, préparer à l’avance la fondation des soviets. En leur donnant précisément cette appellation, ils se livrent à une opération dogmatique et déplacée, qui ne correspond pas au problème réel : trouver la forme qui correspond le mieux aux aspirations de la classe ouvrière du moment, à une époque précise, dans un pays bien déterminé, en accord avec les buts historiques réels : la mobilisation de la masse la plus large des travailleurs pour un but clairement défini.

    b) Un autre aspect nous est apporté par Rosa Luxemburg dans sa compréhension de la bureaucratie syndicale qui se crée dans les syndicats simplement corporatifs ou dans les syndicats industriels. Elle risque, lorsqu’elle a terminé son processus de formation, de devenir une force extrêmement conservatrice ; elle constitue alors un obstacle de plus en plus grand pour le développement de la lutte des classes. L’expérience personnelle de Rosa sur cette bureaucratie syndicale lui permit de voir clair avant Lénine ou Trotsky : elle comprit le rôle contre-révolutionnaire qu’allait jour cette bureaucratie quelques années plus-tard. Le reste du mouvement ouvrier, à cette époque, mettait plutôt l’accent sur le caractère opportuniste de cette bureaucratie, c’est-à-dire sur l’aspect uniquement politique du phénomène, évidemment très important lui aussi.

    Rosa avait vu à l’oeuvre les bureaucrates dans la lutte de tous les jours. Elle comprenait mieux qu’il y avait pour eux intégration dans l’État bourgeois et identification, au moins partielle, d’intérêts avec certaines institutions « démocratiques bourgeoises », et défense de privilèges, matériels entre autres. Lénine reprit cette théorie en 1914 pour expliquer les raisons de la trahison de la IIe Internationale, lors de l’éclatement de la guerre impérialiste et de la dégénérescence générale de la social-démocratie en Europe.

    c) Il y a bien entendu dans cette description donnée par Rosa de la bureaucratisation des organisations ouvrières certains excès : en mettant l’accent de façon exagérée sur la lutte anti-bureaucratique, elle va trop loin dans la critique systématique des organisations de masse ; elle sous-estime l’importance objective de ces organisations pour le maintien d’un minimum de conscience de classe.

    Même dans les pays capitalistes les plus avancés (Allemagne Occidentale, Angleterre et même U.S.A.) , l’alternative n’est pas entre une classe ouvrière révolutionnaire et dynamique, et une classe ouvrière embrigadée dans des syndicats bureaucratiques. L’éventail des possibilités est beaucoup plus ouvert :

    • classe ouvrière révolutionnaire et dynamique ;
    • classe ouvrière présente dans des organisations de classe bureaucratisées ;
    • classe ouvrière atomisée, désagrégée, sans conscience de classe, par suite de l’absence d’organisation.

    Il faut voir ces trois éléments pour comprendre le caractère vraiment dialectique des organisations de masse dans le régime capitaliste. On ne peut se contenter de critiquer l’aspect bureaucratique contre-révolutionnaire sans voir en même temps l’aspect positif qui permet à la classe ouvrière d’affirmer un minimum de conscience de classe au sein d’une société capitaliste très puissante ; c’est seulement en dépassant le stade de l’action purement individuelle qu’elle peut créer une force collective.

    Il est nécessaire d’insister sur ce point car, à la périphérie du mouvement trotskiste, s’est développée l’idée ultra-gauche de ne pas faire la différence entre ces deux aspects, ce qui se symbolise par l’équation : syndicat de masse =bureaucratie malfaisante=trahison contre-révolutionnaire.

    On ne voit plus alors que le syndicat de masse est objectivement l’expression de la force collective de la classe, dans les moments de « paix sociale », face aux patrons. Quand on dit aujourd’hui que dans les pays capitalistes avancés, les appareils syndicaux tendent à devenir des institutions « d’assistance sociale », servant uniquement à résoudre des problèmes de pensions et d’allocations familiales, cette constatation est, dans une large mesure, objectivement exacte. Mais il ne faut pas oublier que si cet appareil syndical n’existait pas, les ouvriers seraient condamnés à essayer de résoudre ces problèmes de façon individuelle ; le rapport de force serait infiniment plus défavorable et ne leur donnerait aucune chance d’aboutir. La fonction des appareils syndicaux est, en dernière analyse, d’apporter dans ce dialogue tout le poids de la force collective de la classe ouvrière et d’en modifier l’issue de façon décisive.

    Ce double aspect de la bureaucratie syndicale est absolument fondamental : si on ne le comprend pas, comment peut-on expliquer que les travailleurs, qui font depuis 50 ans l’expérience pratique et renouvelée de la trahison de leurs appareils syndicaux à chaque période révolutionnaire, restent tout de même très fortement attachés à ces organisations ? Par contre, cela est clair dès qu’on n’oublie pas le rôle objectif double de ces directions : les ouvriers savent bien que malgré leurs trahisons périodiques, les syndicats jouent ce rôle quotidien « anticapitaliste » fondamental et que, par conséquent, il n’est pas de leur intérêt de les abandonner.

    V - L’explication de Lénine de la trahison de la social-démocratie

    La cinquième phase de la prise de conscience est constituée par les explications données par Lénine au moment de la dégénérescence de la IIe Internationale et de la trahison de la social-démocratie lors de l’éclatement de la première guerre mondiale impérialiste. Lénine explique cette trahison par deux facteurs :

    l’apparition au sein des syndicats et des partis d’une bureaucratie qui prend en main le contrôle de ces organisations et qui a des privilèges à défendre, tant à l’intérieur de ces organisations qu’à l’extérieur, dans le cadre de L’État bourgeois (parlementaires, maires, journalistes).
    le fait que cette couche bureaucratique a des racines sociologiques profondes à l’intérieur de la société capitaliste de l’époque. Elle s’appuie sur « l’aristocratie ouvrière » , c’est-à-dire sur une partie de la classe ouvrière des pays impérialistes que la bourgeoisie a corrompue, à l’aide des « surprofits coloniaux », fruits de l’exploitation capitaliste.
    Cette deuxième théorie a été un « dogme » pour les marxistes-révolutionnaires pendant près d’un demi-siècle ; elle doit maintenant être soumise à un certain examen critique pour deux raisons :

    a) Certains phénomènes dans le monde sont inexplicables au moyen de cette théorie : il est impossible d’expliquer la bureaucratie syndicale aux U.S.A par l’existence d’une « aristocratie ouvrière corrompue par les surprofits coloniaux ». Ces surprofits existent évidemment aux U.S.A puisque des capitaux américains sont investis à l’étranger pour rapporter des profits, mais cela constitue une part minime des bénéfices de la bourgeoisie américaine et ne peut suffire à expliquer l’apparition d’une bureaucratie syndicale dans des organisations qui groupent plus de 17 millions de salariés. La France d’aujourd’hui n’a pratiquement plus de colonies et ne tire plus que des profits limités de ses anciens territoires : malgré cela, la bureaucratisation du mouvement ouvrier français n’a guère diminué.

    b) La deuxième raison est encore plus convaincante : aujourd’hui, nous sommes plus conscients des réalités économiques de la situation ouvière dans le monde entier. Nous pouvons constater que la véritable « aristocratie ouvriere » n’est plus constituée par certaines couches du prolétriat des pays impérialistes par rapport à d’autres couches de ce prolétariat, mais bien plus par l’ensemble du prolétariat des pays impérialistes par rapport à celui des pays coloniaux et semi-coloniaux : le rapport des salaires entre un ouvrier noir d’Afrique du Sud et un ouvrier anglais est de un à dix. Entre deux ouvriers anglais, ce rapport varie de un à deux, deux et demi au maximum (5).

    Il est donc manifeste que le premier rapport est très supérieur au deuxième. C’est d’ailleurs l’exploitation impérialiste qui a permis de réaliser cette énorme différence globale des salaires entre les pays impérialistes et les pays sous-développés. Ceci est certainement beaucoup plus important que la corruption de certaines couches du prolétariat dans un pays impérialiste, ce dernier point devenant marginal.

    Il faut donc être très prudent sur cette notion « d’aristocratie ouvrière » employée par Lénine. Si on examine avec un certain recul l’histoire du mouvement ouvrier, on constate que très souvent les couches classiquement appelées « aristocratie ouvrière » ont été des couches « de pointe » de la percée du mouvement communiste : en Allemagne orientale, le mouvement communiste est devenu un mouvement de masse au début des années 20, grâce à la conquête des métallurgistes, couche la mieux payée de toute la classe ouvrière allemande. En France, on peut dire à peu près la même chose : en 1935, le développement du mouvement ouvrier a été lié à la conquête par les communistes des ouvriers des grandes entreprises, où les salaires étaient parmi les plus élevés (les ouvriers de chez Renault par opposition à ceux des textiles du Nord qui sont restés sociaux démocrates jusqu’à nos jours.

    Il faut donc être circonspect sur cette notion « d’aristocratie ouvrière » et surtout insister sur la compréhension globale par Lénine du phénomène, en ce qui concerne la bureaucratisation et la symbiose croissante de la bureaucratie syndicale et de l’Etat bourgeois.

    VI - La théorie trotskiste de la dégénerescence de l’État ouvrier soviétique

    La sixième étape de la prise de conscience est constituée par la théorie de Trotsky et de l’Opposition de gauche sur la dégénérescence de l’Etat ouvrier soviétique et la société de transition entre le capitalisme et le socialisme.

    L’apport principal de Trotsky a été de transférer, de façon complexe et cohérente, la théorie de la bureaucratisation des organisations ouvrières à celle de la bureaucratie des Etats ouvriers.

    a) Il faut souligner un aspect de la compréhension trotskiste de ce phénomène (6) : tout en faisant la part des causes objectives inévitables (7) d’une certaine bureaucratisation de l’Etat soviétique et du Parti bolchevique par une certaine « déformation bureaucratique », Trotsky a compris que la dégénérescence, la « transcroissance » de cette déformation n’était pas du tout inévitable. Elle aurait pu et dû être combattue par une lutte consciente du Parti bolchevique. La tragédie de l’histoire de l’Union soviétique est l’incompréhension, aux moments décisifs, du phénomène de la bureaucratie par la majorité des dirigeants de ce parti.

    Si la compréhension globale du phénomène avait eu lieu plus tôt, au moment où la réaction était possible, dans les années 22-23, l’Histoire aurait pu prendre un autre cours : l’industrialisation aurait pu commencer plus tôt, à beaucoup moins de frais ; le prolétariat aurait pu être plus nombreux ; la démocratie prolétarienne aurait pu être étendue progressivement ; la révolution internationale aurait pu triompher dans une série de pays (Espagne, Chine, Allemagne) : le cours de l’Histoire aurait pu être changé (8). Si on néglige cette appréciation, et si on voit tout le processus comme prédestiné et inéluctable, on ne comprend plus le sens de la lutte de l’Opposition de gauche contre la montée du stalinisme.

    b) Un autre aspect très important de la théorie de Trotsky sur la bureaucratisation de l’Etat ouvrier soviétique est sa position vis-à-vis des problèmes de l’industrialisation, de la planification et de l’autogestion ouvrière.

    Au début des années vingt, eut lieu le premier grand conflit entre une tendance et la direction du Parti bolchevique (que dirigeaient à l’époque Lénine et Trotsky : c’est le conflit dit de « l’Opposition ouvrière » , dirigée par Chliapnikov et Kollonkaï. Beaucoup de gens se réclamant de cette tandance prétendent actuellement que si cette opinion avait prévalu, il n’y aurait pas eu de bureaucratisation (9).

    Cela est absolument faux, et ce qu’en a dit Trotsky à cette époque reste tout à fait valable : il suffit de se représenter concrètement ce qu’étaient les usines soviétiques en 1921. Ces usines aux trois-quarts vides, dans lesquelles travaillaient une faible partie des ouvriers, qui avaient fait la révolution de 1917 ne produisaient presque plus rien. Dans cette situation désastreuse, elles étaient tout à fait incapables de s’opposer efficacement au processus économique prépondérant dans le pays : la renaissance de la production marchande sur la base du troc entre une paysannerie privée de plus en plus forte et des îlots industriels extrêmement faibles.

    Croire que dans de telles conditions et dans ce genre d’usines, le fait de donner le pouvoir aux petits groupes d’ouvriers qui y travaillaient encore, était le moyen de résoudre le problème de la bureaucratie, cela revient à considérer l’autogestion comme le remède miraculeux à tous les problèmes. C’est ne rien comprendre au problème fondamental sous-jacent dans la réalité : pour que la classe ouvrière puisse gérer ses usines, il faut d’abord que ces usines fonctionnent ; pour que la classe ouvrière puisse diriger l’État, il faut d’abord qu’elle existe, qu’elle soit assez nombreuse et que sa majorité ne soit pas en chômage.

    Pour qu’elle puisse montrer un degré d’activité politique minimum dans la direction de l’État et s’occuper réellement de cette tâche, il faut que son estomac soit rempli et qu’elle ait un minimum loisirs. Il faut donc qu’elle ait l’esprit libéré (au moins en partie) des tracasseries matérielles et de celles de la bureaucratie. Il faut un minimum de développement des forces productives et un minimum de démocratie ouvrière pour qu’il puisse y avoir un minimum de combat contre la bureaucratisation (10).

    Trotsky avait très bien compris cela : tout en sous-estimant, à tort, l’aspect institutionnel du problème, il avait clairement assimilé l’aspect fondamental : l’essentiel à cette époque était de pousser l’industrialisation au maximum, d’augmenter numériquement le prolétariat, de combattre la tendance à l’accumulation privée et au développement de la production marchande, de parvenir à nourrir correctement les masses et surtout de créer suffisamment la démocratie ouvrière et politique pour qu’elles puissent jouet un rôle croissant dans l’économie et dans l’État.

    Tout le reste n’est que verbalisme démocratique valable uniquement sur le papier et inadapté à l’exercice réel du pouvoir, avec une classe ouvrière fortement diminuée, en nombre et en activité, tiraillée par les soucis matériels et déjà persécutée par une bureaucratie politique de plus en plus envahissante.

    VII - La révolution cubaine

    La septième et dernière étape de la prise de conscience du mouvement ouvrier sur le problème de la bureaucratie s’est située dans le cadre de la révolution cubaine : on ne peut dire, sans rendre à la révolution cubaine un hommage encore plus grand que celui qu’il convient de lui donner, que cette prise de conscience des dirigeants cubains (essentiellement Fidel Castro et Che Guevara) ait été entièrement spontanée. On ne peut dire qu’elle a été uniquement le fruit de l’expérience concrète de cette révolution : cela signifierait que les Cubains avaient redécouvert tout un chapitre fondamental du marxisme, de façon autonome, indépendamment de tout l’acquis historique du mouvement ouvrier .

    On peut raisonnablement supposer que les Cubains ont beaucoup lu, y compris ce que le mouvement trotskiste a écrit depuis des dizaines d’années sur ce problème : il y a eu rencontre entre leurs expériences concrètes et l’acquis historique du mouvement ; cette rencontre les a aidés à formuler, avec une grande lucidité, de nombreux points fondamentaux. En particulier, ils avaient retiré de la bureaucratisation de l’U.R.S.S. et des autres États ouvriers des leçons importantes ; ils les avaient formulées dans des termes extrêmement voisins de ceux qu’utilise le mouvement trotskiste depuis de nombreuses années.

    Les principales formulations données par les Cubains sur le problème de la bureaucratie se trouvent dans plusieurs discours de Fidel Castro :

    les trois discours contre Escalante (11) dirigés contre la bureaucratie stalinienne dans l’État ouvrier cubain ;
    le discours prononcé par Fidel Castro le 1er janvier 1965 qui constituait un véritable appel aux masses pour la lutte antibureaucratique (12).
    Dans ces textes, Fidel développait quelques idées fondamentales :

    a) Après la victoire de la révolution cubaine, deux menaces pesaient sur le prolétariat :

    • la contre-révolution impérialiste ;
    • les dangers de bureaucratisation ;

    C’était une chose fantastique que de voir Fidel Castro énoncer sous une forme aussi nette une position qui n’avait été prise jusqu’alors que par le mouvement trotskiste. Fidel ajoutait même que des deux menaces, la menace bureaucratique est la plus dangereuse, parce qu’elle apparaît sous une forme insidieuse, en gardant le masque de la révolution et qu’elle risque de la paralyser de l’intérieur .

    b) S’opposant de manière catégorique aux méthodes staliniennes et post-staliniennes, Fidel Castro insistait sur le fait que le fondement objectif de la bureaucratie est constitué par l’existence d’un groupe de gens privilégiés ; il n’utilisait pas le mot « caste », comme le fait le mouvement trotskiste pour l’U.R.S.S. et les autres États ouvriers ; il utilisait l’expression « groupe de gens privilégiés » (13), marquant par là la compréhension très nette du rôle fondamental de la notion de privilèges dans la constitution de la bureaucratie.

    Ainsi, la révolution cubaine victorieuse marquait, après les révolutions chinoise et yougoslave, un bond en avant dans la compréhension et donc dans la lutte contre la dégénérescence bureaucratique. Elle confirmait que, finalement, les seules armes réelles contre la bureaucratie sont la politisation et la mobilisation des masses, qui ne peuvent être maintenues que dans une perspective de développement de la révolution internationale.

    Malheureusement, le cours ultérieur de l’État ouvrier cubain confirme également que cette politisation des masses se heurte à des obstacles matériels insurmontables si la révolution reste isolée dans un pays relativement arriéré. Les masses laborieuses cubaines ont pu maintenir un haut degré de mobilisation et de politisation bien plus longtemps que les masses ouvrières russes. Mais à partir de la seconde moitié des années 60, les forces motrices de l’ascension de la révolution cubaine ont commencé à s’épuiser .

    Les défaites successives de la révolution latino-américaine (Brésil, Bolivie, Uruguay, Chili, Argentine) ; l’absence d’un pouvoir ouvrier institutionnalisé dans des soviets librement élus ; l’isolement de plus en plus prononcé de la révolution dans l’hémisphère occidental ; la dépendance de plus en plus étroite - militaire et économique -de l’État cubain par rapport à la bureaucratie soviétique ; l’adoption de plus en plus prononcée du « modèle russe » d’organisation de l’économie de l’État à Cuba ont marqué un déclin relatif de la révolution cubaine. Ce déclin a trouvé une expression très nette dans un recul de la conscience antibureaucratique et de la lutte antibureaucratique à la direction et parmi les cadres du P.C. cubain.

    Des phénomènes concomitants de bureaucratisation de plus en plus prononcée se sont produits dans la société cubaine : privilèges matériels croissants ; étouffement de la démocratie socialiste ; répression pénale d’adversaires idéologiques ; restriction de la liberté de discussion au sein du Parti et de la société, etc. Cependant un degré de politisation encore nettement plus élevé qu’en Europe de l’Est ou qu’en U.R.S.S. a jusqu’ici quelque peu limité l’ampleur du phénomène de bureaucratisation à Cuba.

    3. La bureaucratie dans les États ouvriers

    L’examen des difficultés rencontrées par les marxistes, au sujet de l’analyse de la société existant actuellement en Europe de l’Est, indépendamment de ce qui est arrivé en Union soviétique après la victoire de Staline et de ce qui arrive aujourd’hui dans tous les États ouvriers bureaucratiquement déformés ou dégénérés, nous amène à une constatation fondamentale : nous ne possédons pas de conception théorique préétablie de ce que peut être la société de transition du capitalisme au socialisme.

    Nous connaissons les idées de Marx sur le socialisme, et s’il est difficile de définir d’une façon précise ce qu’est une société socialiste, nous savons par contre parfaitement ce qu’elle n’est pas : il est évident pour tout marxiste sérieux que le socialisme n’est pas réalisé actuellement en Union soviétique, ni dans aucun État ouvrier.

    Cela ne résout évidemment aucun problème, car entre la société socialiste pleinement développée et la société capitaliste, il y a cette société de transition du capitalisme au socialisme dont le caractère inévitable est reconnu par tous les marxistes, depuis Marx jusqu’à Lénine et Trotsky. Dans la mesure où nous n’avons pas de théorie achevée de ce qu’est cette société de transition, il est extrêmement difficile de distinguer dans les phénomènes économiques et sociaux qui se produisent dans les États ouvriers ce qui est dû à la dégénérescence bureaucratique de ce qui est de toute manière inévitable.

    De nombreux idéologues bourgeois, sociaux-démocrates ou ultra-gauches, se mettent d’accord pour affirmer que la survivance en Union soviétique des catégories marchandes (argent, marchandise, commerce) entraîne automatiquement l’existence du capitalisme dans ce pays, puisque l’économie marchande ne peut exister que dans un système capitaliste. Il s’agit là d’un grave malentendu, car si Marx et les marxistes affirment qu’une société socialiste est caractérisée par l’extinction des catégories marchandes, ils n’ont jamais dit que la disparition du capitalisme entraînerait dans la société de transition la disparition brutale et immédiate de ces catégories. Constater l’existence de cette économie marchande actuellement en Union soviétique ne permet donc absolument pas d’en déduire que le capitalisme existe dans ce pays ; cela confirme simplement que le socialisme n’y est pas réalisé. Dans toute société de transition du capitalisme au socialisme, aussi parfaite soit-elle, il y aura toujours une survivance, au moins partielle, de l’existence de ces catégories marchandes.

    De la même façon, certaines thèses anarchistes (au sujet desquelles Lénine écrivit « L’État et la Révolution ») affirment l’existence du capitalisme ou de la société d’exploitation en Union soviétique en fonction de l’existence de l’État, instrument de la lutte entre les classes. Le problème est tout à fait analogue : si les marxistes affirment que l’existence de l’État est liée à celle des classes sociales et des conflits sociaux entre ces classes, elle n’entraîne absolument pas l’existence du capitalisme : dans la société de transition, cet État (sous la forme de la dictature du prolétariat) est au contraire indispensable pour mener à bien la construction du socialisme.

    Ces deux exemples montrent qu’il faut au maximum faire abstraction des particularités historiques des États ouvriers pour essayer d’étudier de façon générale la problématique des sociétés de transition.

    I - La problématique générale des sociétés de transition

    Du point de vue économique, une société de transition du capitalisme au socialisme est fondamentalement définie par la suppression de la propriété capitaliste privée des moyens de production, par l’appropriation collective des grands moyens de production (industrie, transport, finance, etc.), par le monopole du commerce extérieur et l’introduction de la planification socialiste dans l’économie.

    Cela implique une contradiction fondamentale entre le mode de production qui n’est manifestement plus capitaliste et le mode de distribution qui reste bourgeois. Marx a longuement analysé, dans « la critique du programme de Gotha » le fait que dans toute la phase de transition et même dans le première phase du socialisme, l’inégalité sociale qui subsiste est l’expression de la survie des normes de distribution bourgeoises (intéressement matériel, recherche de revenu monétaire plus élevé, inégalité fondamentale dans la répartition des biens de consommation) , caractéristiques de la société capitaliste (1).

    Cette contradiction essentielle de toute société de transition est fondée sur le fait que le mode de production est en avance sur le développement des forces productives : le mode de production socialiste exige pour son plein épanouissement un degré de développement des forces productives permettant l’abolition des normes de distribution marchandes par l’abondance, qui rend absurdes ces normes de distribution. Même dans les pays capitalistes les plus avancés, on ne peut dire que le développement des forces productives soit tel qu’il permettrait immédiatement cette abondance si le socialisme y triomphait.

    Cela signifie que la tâche historique de cette société de transition est double : elle doit détruire progressivement, par l’auto-éducation des masses et secondairement par la violence, les survivances idéologiques nées de la division de la société en classes et de l’économie monétaire ; mais elle doit en même temps engendrer un énorme développement des forces productives qui permettra le plein épanouissement du socialisme.

    C’est la nécessité de la réalisation simultanée de ces deux tâches qui est la source des problèmes et des contradictions caractéristiques de cette époque historique. De là découlent :

    • la survie des catégories marchandes en même temps que leur dépérissement progressif jusqu’à leur disparition ;
    • la survie d’une certaine division de la société en classes (prolétariat et paysannerie), elle aussi commençant à dépérir ;
    • la nécessité d’un État de dictature du prolétariat qui dépérit progressivement, en se bornant à empêcher les anciennes classes possédantes de reprendre le pouvoir, tout en réglementant la vie économique quotidienne de façon à assurer l’accumulation socialiste sans laquelle la construction de la société nouvelle serait impossible. Il est clair que la rapidité avec laquelle l’État dépérit ne dépend pas seulement des luttes sociales intérieures, mais aussi du rapport des forces au niveau international.

    Le dépérissement de l’État s’accompagne donc de certaines formes nécessaires de coercition sur les processus économiques, et donc, c’est là le point le plus difficile à accepter, de certaines déformations bureaucratiques inévitables.

    On ne pourrait imaginer l’absence totale de ces déformations bureaucratiques qu’en admettant que l’ensemble du prolétariat soit capable, dès le lendemain de la prise de pouvoir, de gérer de façon collective tous les niveaux de la vie sociale. Cette possibilité n’existe malheureusement pas, et ne pas le comprendre, c’est finalement rendre au capitalisme un formidable hommage : le capitalisme, qui précède l’époque de transition, aliénant les travailleurs dans tous les domaines, les soumettant à des journées de travail de 8, 9 ou 10 heures de travail productif sans leur laisser la possibilité de se livrer à un travail social éducatif, ne les a pas amenés à un niveau tel qu’ils puissent immédiatement passer à une autogestion intégrale de la société.

    Aussi longtemps que la journée de travail n’est pas suffisamment réduite, les conditions matérielles les plus élémentaires pour une gestion intégrale de la société par les producteurs n’existent pas, et des formes de délégation de pouvoir sont inévitables, ce qui entraîne des tendances bureaucratiques. La dynamique idéale de la société de transition consiste justement à trouver un rythme de développement des forces productives qui permette, sans résistance des institutions sociales nouvelles, le dépérissement graduel et progressif de tous les aspects négatifs résiduels.

    On peut alors poser différemment la question de l’analyse de la situation dans les États ouvriers bureaucratiquement déformés ou dégénérés : indépendamment des circonstances historiques particulières qui ont donné naissance au stalinisme, ce qui est choquant, après 50 années de développement en Union soviétique, c’est qu’aucun phénomène de dépérissement ne s’est produit ; toutes ces survivances inévitables, au lieu de deperlr,ont au contraire tendance a se renforcer progressivement :

    • l’État se renforce et devient de plus en plus omniprésent ;
    • l’économie marchande et l’inégalité sociale se stabilisent ou se renforcent ;
    • la déformation bureaucratique se stabilise, s’institutionnalise et prend les formes les plus monstrueuses d’expropriation politique totale des travailleurs de toute gestion de l’État et même de l’économie.

    Si l’on pose le problème sous cette forme, on peut faire une étude structurelle et non phénoménologique du problème de la dégénérescence bureaucratique en Union soviétique : il faut l’étudier dans ses origines historiques, dans son déroulement et dans sa logique interne d’évolution.

    II - Origine de la dégénerescence bureaucratique dans les États ouvriers

    Le caractère inévitable des déformations bureaucratiques dans la société de transition se ramène, en dernière analyse, à deux facteurs historiques, fondamentaux :

    • le niveau de développement insuffisant des forces productives ;
    • les survivances capitalistes ;

    Mais à ces deux facteurs historiques inévitables, se sont ajoutés, dans l’histoire des pays où le régime capitaliste a été anéanti, deux facteurs supplémentaires qui sont l’origine profonde de la dégénérescence stalinienne :

    a) non seulement le niveau des forces productives était insuffisant pour permettre rapidement l’abondance, mais en plus de cela, le niveau de développement de ces forces productives était beaucoup plus bas que celui des pays capitalistes industriels. La société de transition devait non seulement remplir les tâches de l’accumulation socialiste, mais en même temps également celles de l’accumulation primitive, et d’abord l’industrialisation (2).

    C’est de ce fait non prévu par Marx et les marxistes, à savoir le triomphe de la révolution dans un pays arriéré, alors que tous les pays développés restaient sous l’emprise du capitalisme pendant toute une période historique qu’ont découlé une série de conséquences désastreuses dans l’histoire des cinquante dernières années.

    b) La première révolution socialiste a triomphé dans un pays arriéré complètement entouré par des pays industriellement avancés où subsistait le capitalisme, alors que tous les marxistes avaient pensé que la révolution socialiste, si elle ne triomphait pas immédiatement dans le monde entier, commencerait par les pays les plus avancés : ce qui resterait à l’extérieur ne pourrait avoir aucune force d’attraction ou de répulsion, ni sous la forme d’une agression militaire, ni sous la forme d’une fascination exercée sur les citoyens socialistes par un niveau de développement supérieur .

    Au contraire, le triomphe isolé de la révolution socialiste dans un pays arriéré a eu deux conséquences dont les effets ont été négatifs :

    • la nécessité de se défendre et de gaspiller une partie importante du revenu national pour s’armer contre une agression impérialiste ;
    • l’attrait sur une partie importante de la population d’un niveau de vie supérieur dans les pays capitalistes voisins.

    En définitive, aux deux premières causes prévisibles et normales pour toute société de transition, sont venues s’ajouter deux causes historiques supplémentaires et imprévues qui ont été à l’origine de la dégénérescence bureaucratique.

    Ceci constitue l’explication historique et génétique fondamentale de l’évolution de l’Union soviétique de cette période : aucun dirigeant du Parti bolchevique de 1919 à 1927 n’avait évidemment prévu de façon prophétique cette évolution. Cependant, Trotsky et surtout Lénine, ainsi que de nombreux dirigeants à divers moments de leur vie, avaient compris que l’isolement de la révolution socialiste dans un pays arriéré entraînerait toute une série de dangers supplémentaires non prévus par la théorie marxiste.

    Si l’on veut comprendre de façon historique la genèse du plein-pouvoir de la bureaucratie soviétique, il ne faut pas la voir comme le résultat d’un complot (3) ni comme le résultat automatique d’une certaine structure socio-économique. Il y a entre les deux une médiation nécessaire pour comprendre ce processus historique : c’est la passivité politique croissante du prolétariat soviétique au cours des années 20. C’est le maillon décisif qui permet de comprendre comment on est passé d’une situation d’intense activité politique et économique du prolétariat soviétique en 1917 à son expropriation politique totale dix ou quinze ans plus tard. Cette passivité politique peut s’expliquer par toute une série de facteurs historiques :

    • destruction physique d’une partie de l’avant-garde ouvrière pendant la guerre civile ;
    • déception par suite de l’échec de la révolution mondiale ;
    • la faim et la misère généralisée poussant toutes les énergies à la résolution des problèmes individuels quotidiens ;
    • l’affaiblissement des structures institutionnelles favorisant l’activité politique du prolétariat.

    C’est d’ailleurs de cette manière que Trotsky et l’Opposition de gauche essayèrent de résoudre le problème à partir de 1923 : sans se faire d’illusion sur la possibilité d’une solution miraculeuse, ils affirmèrent qu’il fallait mener une politique intérieure, économique et internationale de nature à favoriser objectivement et subjectivement la reprise de l’activité politique du prolétariat soviétique. Ces propositions avaient pour but de recréer, dans une situation plus développée des forces productives, un climat comparable à celui qui existait dans les premières années de la révolution, avec un fonctionnement réel du système soviétique et une direction effective des entreprises par le prolétariat.

    Cette stratégie de l’opposition de gauche correspondait pleinement à l’analyse marxiste de la situation de l’époque ; elle tenait compte, comme l’avait fait Lénine dès 1920, des dangers d’une dictature bureaucratique. Il est tragique que la majorité des cadres du Parti bolchevique, pourtant politiquement formés et éprouvés, n’aient pas compris la validité de ces propositions. Ceci est un phénomène dramatique d’incompréhension idéologique, hélas fréquent dans l’histoire du mouvement ouvrier (4) : la plupart des dirigeants du Parti bolchevique ont compris finalement, entre 1923 et 1936, le caractère monstrueux de l’emprise bureaucratique ; le véritable drame, c’est qu’ils ne l’aient pas compris au même moment et qu’ils ne l’aient pas compris à temps. C’est le fait qu’ils n’aient pas vu le danger à temps, en se laissant entraîner dans des luttes de fractions dont ils ne réalisaient pas l’importance historique, qui a permis le déroulement ininterrompu de ce processus de dégénérescence.

    On ne peut cependant se contenter de cette explication, sous peine de tomber dans le subjectivisme. Il est nécessaire également de chercher les causes, historiques de cette incompréhension tragique : l’appareil du Parti bolchevique est devenu l’instrument inconscient de la prise de pouvoir d’une couche sociale bureaucratique parce qu’il avait lui-même commencé à se bureaucratiser.

    L’appareil du parti, intégré dans l’appareil d’État et s’identifiant à lui dans une large mesure, avait déjà subi lui-même les premières phases de la dégénérescence bureaucratique ; il était incapable, de ce fait, parce que cela était contraire à ses intérêts idéologiques et matériels, de combattre un processus dans lequel il était en partie un acteur .

    On peut épiloguer longuement, comme l’ont fait une série de marxistes, depuis Souvarine jusqu’à Deutscher, sur l’inévitabilité historique de la victoire de Staline ou sur les erreurs tactiques de Trotsky (5) . Ce qui est important, c’est le fait qu’une série d’erreurs institutionnelles du Parti bolchevique aient favorisé ce processus d’identification des appareils de l’État et du parti et de bureaucratisation simultanée de ces deux appareils, qui rendait le parti sociologiquement inapte à jouer le rôle de frein à la bureaucratisation :

    1. Interdiction des fractions dans le parti bolchevique.
    2. A partir du moment ou l’on interdisait les fractions dans le Parti bolchevique, la démocratie interne ne pouvait plus se maintenir dans le parti : en effet, s’il y a liberté de discussion, il est inévitable qu’il y ait formation de tendances ; il est inévitable aussi, surtout s’il y a un début de bureaucratisation, que les tendances se transforment en fractions, parce que les divergences se systématisent et se généralisent.
    3. L’établissement du principe du parti unique.

    Contrairement à une opinion généralement répandue, le principe du parti unique ne se trouve dans aucun texte de Lénine, ni dans la Constitution de l’État soviétique : jusqu’en 1921, plusieurs partis (menchevik de gauche, socialiste-révolutionnaire, anarchiste) eurent une existence légale dans la mesure où ils ne s’alliaient pas, les armes à la main, à la contre-révolution : certains soviets étaient dirigés par d’autres partis (usine de caoutchouc de Moscou dirigée par les mencheviks) ; dans d’autres soviets, il y eut des élections avec listes séparées représentant plusieurs partis.

    Pourtant, à partir de 1921, sans légiférer théoriquement sur le principe du parti unique, on a agi comme si cette règle existait. Il était logique, à partir du moment où l’on interdisait les fractions, de supprimer pratiquement les autres tendances du mouvement ouvrier soviétique. Ceci est un point très important et totalement escamoté par l’idéologie stalinienne : il est impossible de trouver une phrase de Lénine où il dise que la dictature du prolétariat nécessite l’existence du parti unique. Lénine a dit par contre qu’il ne faut pas admettre une dictature du prolétariat sans Parti bolchevique, ce qui est totalement différent.

    L’erreur de jugement du Parti bolchevique, alors que la guerre civile était terminée et que les tensions sociales commençaient à diminuer, fut de penser qu’il fallait, à l’approche de la N.E.P. et des dangers qu’elle allait provoquer, accentuer la répression politique et la centralisation. L’interdiction des autres partis est fondée sur la crainte qu’avait le Parti bolchevique de voir la bourgeoisie ou la paysannerie se saisir d’un de ces instruments pour tenter de reprendre le pouvoir.

    Cette erreur eut des conséquences très graves sur le plan pratique ; sur le plan théorique, l’histoire a démontré que le moyen le plus adéquat de combattre idéologiquement et sociologiquement les dangers de restauration du capitalisme était la continuation de l’activité politique du prolétariat : il était nécessaire de créer des conditions qui poussent à la repolitisation du prolétariat soviétique, alors que la suppression de la démocratie prolétarienne était au contraire un puissant obstacle à cette repolitisation et facilitait la bureaucratisation que Lénine avait voulu par-dessus tout éviter .

    c) La troisième erreur institutionnelle, peut-être la plus grave, fut l’incompréhension des liens organiques entre le régime soviétique, la propriété collective et la nécessité de l’accumulation socialiste primitive, c’est-à-dire de la « compétition » avec le secteur privé de l’économie (6) : aux yeux du parti bolchevique, la coexistence entre l’État ouvrier et le secteur privé (petits paysans et commerçants) allait se faire sur le schéma suivant : industrie d’État à un niveau de productivité supérieur et victoire du secteur le plus progressiste par rentabilité économique plus grande. La conséquence de ce raisonnement était de fonder les entreprises d’État sur la rentabilité économique individuelle, ce qui exigeait un haut niveau de centralisation de la gestion des entreprises, fondant le principe du « ledinonatchalny », c’est-à-dire de la direction de l’entreprise par un seul homme.

    Tout en établissant ce principe, Lénine et le Parti bolchevique étaient également conscients des graves dangers de bureaucratisation qu’il comportait. Ils essayèrent de les combattre en instituant une série de garde-fous qui devaient empêcher cette bureaucratisation de dépasser un certain niveau :

    • grande autonomie syndicale ;
    • système de la « troïka » à l’intérieur des usines : les pouvoirs du directeur de l’usine étaient fortement limités par le contrôle du parti et du syndicat (qui se transformait souvent en contrôle du secrétaire du parti et du secrétaire du syndicat) ;
    • une législation sociale extrêmement progressiste qui s’opposait aux abus du directeur d’usine : la législation sociale de l’Union soviétique dans les années 20 était tout à fait exemplaire : les ouvriers ne pouvaient être licenciés par le directeur ; on ne pouvait imposer des heures supplémentaires, etc.

    L’erreur de Lénine et du parti fut de ne pas comprendre que tous ces garde-fous dépendaient en dernière analyse des conditions de pouvoir central. Dans la mesure où la bureaucratie contrôlait de plus en plus l’État et le parti, la lutte des ouvriers déjà très passifs, pour maintenir ces garde-fous contre le pouvoir de plus en plus exorbitant de la bureaucratie allait devenir de plus en plus difficile .

    En réalité, ce que Staline a fait après 1927, ce fut de faire sauter ces différents garde-fous sans qu’il y ait une importante résistance collective de la part du prolétariat soviétique : il a d’abord commencé par supprimer la « troïka » pour introduire le pouvoir total du directeur d’usine ; puis il a supprimé l’autonomie du syndicat et même une partie de la législation sociale, avec l’introduction du travail aux pièces, des heures supplémentaires, du stakhanovisme et tous les phénomènes de surexploitation de la force de travail.

    Si le Parti bolchevique avait compris le problème à temps, au début des années 20, en autorisant l’existence des fractions dans le Parti bolchevique et celle de plusieurs partis soviétiques, s’il avait en même temps systématisé certaines formes d’autogestion dans les entreprises, la résistance à la bureaucratisation aurait été infiniment plus grande.

    Il ne peut y avoir aucun doute : ces facteurs historiques ont joué un rôle beaucoup plus considérable que les erreurs tactiques de Trotsky et de l’Opposition de gauche. Mais même ces deux facteurs fondamentaux n’auraient pu à la longue empêcher la victoire de la bureaucratie si la passivité ouvrière s’était maintenue, par suite de la non-réalisation de certaines orientations en matière de politique économique et internationale.

    Seule la conjonction de ces réformes institutionnelles avec une industrialisation plus rapide, une collectivisation volontaire et progressive de l’agriculture, et avec un cours de la révolution internationale permettant la victoire en Chine et en Allemagne aurait pu effectivement empêcher, de façon durable, le triomphe de la bureaucratie : les causes objectives de cette bureaucratisation auraient été très estompées.

    L’évolution historique normale aurait pu être alors l’établissement de plusieurs partis soviétiques, la démocratie intérieure au sein n du Parti bolchevique, l’autogestion au niveau des entreprises et de l’économie dans son ensemble ; les grandes options économiques et les orientations de la planification soviétique auraient pu être fixées par un Congrès de conseils ouvriers, composé de délégués effectivement ouvriers et non de bureaucrates (7).

    La conclusion de cette étude génétique est la suivante : étant donnée la tendance inévitable à la déformation bureaucratique dans un État ouvrier, en particulier arriéré, la transformation de cette tendance en dégénérescence bureaucratique institutionnelle ne peut être évitée que par la combinaison de trois facteurs :

    • des institutions de l’État ;
    • une politique économique ;
    • une politique internationale qui permettent d’accroître le poids et « l’auto-activité » du prolétariat sur tous les plans et améliorent le rapport de forces entre le prolétariat et les autres formations sociales.

    III - Nature de la bureaucratie dans les États ouvriers

    Dans certaines conditions historiques, si le rapport de forces est trop défavorable au prolétariat, la bureaucratie, qui en est une excroissance inévitable, peut acquérir une autonomie très importante, quasi-totale en apparence. Mais cette autonomie ne peut jamais être complète : la bureaucratie est incapable de se séparer totalement du mode de production qui lui a donné naissance, pour créer un nouveau mode de production qualitativement différent de celui de l’époque de transition.

    L’autonomie de la bureaucratie est limitée par le système et le mode de production dans lequel elle s’insère comme excroissance. De nombreuses décisions lui sont dictées, non par ses intérêts propres de couche sociale privilégiée, mais par les conditions historiques et objectives inhérentes au système dans lequel elle s’insère (8}. Il est toujours nécessaire d’être très prudent et de séparer les intérêts propres de la bureaucratie, en tant que couche sociale privilégiée, des décisions purement conjoncturelles qu’elle peut prendre dans certaines conditions historiques (9) .

    La politique globale de la bureaucratie peut-être caractérisée, comme l’a fait Trotsky par la notion de centrisme bureaucratique : de par sa nature sociale, la bureaucratie a tendance à passer d’un extrême à l’autre (10) ; on ne peut comprendre la logique interne de ce centrisme à long terme qu’en faisant la synthèse de ces oscillations conjoncturelles.

    Le contenu social à long terme de ce centrisme bureaucratique est caractérisé par deux tendances contradictoires, dont la fusion constitue ce que Trotsky a appelé la nature double de la bureaucratie :

    a) Le premier facteur, c’est son attachement à un mode de production et à une société qui ne sont pas capitalistes, et qui sont historiquement en opposition radicale avec le capitalisme. C’est ce qui explique la collectivisation forcée en Union soviétique, la résistance farouche contre le nazisme et la destruction du capitalisme là ou l’occupation militaire soviétique s’est consolidée (11).

    Cette première tendance de la bureaucratie est objectivement fondée sur le fait que ses privilèges naissent et se développent, après la destruction radicale des anciennes classes dominantes, dans le cadre d’un mode de production non capitaliste et ne sont pas compatibles avec l’existence de la propriété privée.

    La restauration du capitalisme en Union soviétique (qui, pour ceux qui ne croient pas à la possibilité des « voies pacifiques à rebours », ne pourrait provenir que d’une contre-révolution victorieuse) pourrait permettre à certains bureaucrates de posséder des usines, mais elle signifierait la fin de leur existence en tant que bureaucrates pour devenir des capitalistes, et leur comportement social serait totalement différent. L’attitude économique de la caste bureaucratique n’est pas dictée par la loi du profit maximum ou de l’accumulation du capital, mais par d’autres motivations caractéristiques de sa fonction dans la production (12).

    b) Le deuxième facteur du comportement social de la bureaucratie, c’est son conservatisme social fondamental : il est caractérisé par son désir de maintenir le statu-quo à l’échelle internationale et de freiner ou de combattre l’extension de la révolution mondiale.

    En effet, l’extension de la révolution mondiale signifie historiquement la fin de l’usurpation du pouvoir politique et économique par la bureaucratie dans les États ouvriers : la repolitisation et la réactivation du prolétariat à l’échelle internationale rend impossible à terme le maintien de l’hégémonie bureaucratique.

    Le centrisme bureaucratique est caractérisé par la synthèse constante de ces deux facteurs contradictoires : le maintien du mode de production non capitaliste dans les États ouvriers et la volonté d’empêcher en même temps le développement de la révolution mondiale.

    Ce conservatisme fondamental ne doit pas être interprété dans le sens le plus étroit ; la bureaucratie ne refuse pas de dépasser ses propres frontières, lorsqu’elle peut étendre ses privilèges et son pouvoir sur d’autres pays, dans des conditions qui ne la menacent pas, c’est-à-dire sans réactivation politique du prolétariat : c’est ce qui s’est passé après la deuxième guerre mondiale pour toute une série de pays (13), mais uniquement là où l’Armée Rouge était capable d’empêcher une montée ouvrière susceptible de déclencher une révolution politique à l’échelle mondiale.

    IV - Nécessité de la révolution politique dans les États ouvriers

    Quelle est la stratégie révolutionnaire qui résulte de ce caractère contradictoire de la nature de la bureaucratie ? La bureaucratie, couche sociale consciente de ses intérêts et privilèges ne les abandonnera pas sous la pression de l’évolution objective qui rend les conditions de sa domination de plus en plus difficiles : le développement des forces productives et le renforcement numérique et culturel du prolétariat mondial modifient constamment les rapports de forces à ses dépens.

    Seule une révolution politique peut renverser le pouvoir de la bureaucratie au profit du prolétariat. Cela ne veut pas dire que cette révolution doive nécessairement être sanglante : les deux exemples historiques d’un début de révolution politique (16-17 juin 1953 en R.D.A. ; 23 octobre-4 novembre 1956 en Hongrie) ont montré le résultat de la mobilisation générale de la classe ouvrière, caractérisée par les occupations d’usines, l’élection de conseils ouvriers, etc. La bureaucratie locale s’est littéralement évanouie, et seule l’intervention militaire extérieure a pu arrêter cette révolution. En U.R.S.S., il ne peut évidemment pas y avoir de facteur extérieur pouvant jouer ce rôle.

    On peut donc être assez optimiste sur les modalités de la réalisation de la révolution politique. On ne voit d’ailleurs pas quelle serait la masse de manoeuvre sociale de la bureaucratie, qui pourrait accepter de se battre longuement pour elle contre le prolétariat.

    Ce phénomène n’est d’ailleurs que j’application du concept de révolution politique, différente d’une révolution sociale :

    • dans une révolution sociale, le mode de production est modifié et le pouvoir passe d’une classe sociale à une autre ;
    • dans une révolution politique, le mode de production n’est pas modifié fondamentalement et le pouvoir passe d’une couche sociale à une autre couche de la même classe (14).

    La révolution politique dans les États ouvriers aurait pour effet de donner au mode de production un contenu nouveau, dans la mesure où la bureaucratie est attachée à un mode de production incompatible avec l’exercice de la démocratie prolétarienne.

    Mais les instruments fondamentaux de l’économie soviétique ne seraient pas modifiés : propriété collective des moyens de production, planification, survivance de certains mécanismes de marché. Ces instruments auraient un contenu différent dans leur application par l’exercice du pouvoir par le prolétariat, mais ils ne seraient pas détruits pour être remplacés par d’autres ; la forme de l’État serait évidemment bouleversée, mais sa nature sociale fondamentale resterait inchangée (15) .

    V - La bureaucratie : couche ou classe sociale

    La nécessité du renversement par une révolution politique et non par une révolution sociale du pouvoir de la bureaucratie découle logiquement de sa caractérisation comme caste ou couche sociale et non comme classe sociale ayant ses racines et ses fonctions propres dans le processus de production.

    Cette caractérisation de la bureaucratie comme couche et non comme classe sociale n’est pas une simple querelle de mots ; elle a une importance décisive pour la compréhension correcte des possibil ités révolutionnaires du mouvement ouvrier international et de ses liens avec les bureaucraties.

    La confusion sur ce point s’explique partiellement par le fait que certains aspects du comportement de la bureaucratie dans les États ouvriers sont assez proches de ceux d’une classe sociale : pleins pouvoirs, privilèges idéologiques et matériels, conscience collective des prérogatives acquises et à défendre (16).

    Cependant, caractériser la bureaucratie comme classe sociale conduit à une théorie du phénomène bureaucratique qui ne permet pas de rendre compte correctement de la réalité révolutionnaire internationale : on se trouve placé devant des contradictions insolubles sur le plan méthodologique et politique. Si on caractérise la bureaucratie comme une classe sociale, on est conduit à dire soit qu’elle s’est constituée et a pris le pouvoir en tant que classe après la révolution (et ce serait la première fois dans l’histoire qu’une classe n’aurait d’existence qu’après sa prise de pouvoir, soit qu’elle préexiste en tant que classe avant sa prise de pouvoir.

    Les implications de ces deux variantes sont fort différentes et il faut les distinguer nettement : Certains affirment que la bureaucratie existe en tant que classe avant de prendre le pouvoir, et qu’elle est constituée dans les pays capitalistes par les directions des partis communistes. Si on utilise la définition marxiste d’une classe sociale, c’est évidemment une monstruosité : quelle est la place de ces directions dans le processus de production ?

    De plus, cette affirmation a des conséquences politiques très graves ; il faut alors affirmer qu’en France et en Italie par exemple le prolétariat, qui n’a rien de commun avec cette classe, doit rompre radicalement avec elle : une grève dirigée par le Parti communiste n’est plus une lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais entre la bourgeoisie et la bureaucratie qui veut devenir la classe dominante : le prolétariat doit alors être neutre ! Il faut aussi affirmer qu’au Vietnam, on n’assiste pas à une lutte entre l’impérialisme et les masses d’un pays colonial qui veulent se libérer, mais à une lutte entre deux classes, la bureaucratie et la bourgeoisie !

    Toute la réalité révolutionnaire est alors complètement faussée, car il est évident pour tout le monde qu’en France, une grève dirigée par le Parti communiste est un épisode de la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. La bureaucratie syndicale essaie certes de profiter de sa fonction dirigeante dans le mouvement ouvrier pour utiliser cette grève à ses fins propres, mais la lutte de classes n’est pas pour autant une lutte triangulaire entre prolétariat, bourgeoisie et bureaucratie.

    La logique ultime de la position qui affirme que la bureaucratie est une classe dont l’embryon, dans les pays capitalistes, est la direction des partis communistes ; c’est l’abstention de la lutte de classes et même parfois une attitude contre-révolutionnaire. Certains groupements politiques vont jusqu’à affirmer qu’au Vietnam, il y aune guerre impérialiste entre deux camps impérialistes (de même en Corée en 1954), que la révolution cubaine est sans intérêt, car elle est dirigée par une nouvelle classe exploiteuse et le prolétariat n’a pas à intervenir dans cette lutte entre deux classes qui lui sont étrangères. Or, qu’on le veuille ou non, dans beaucoup de pays du monde, la lutte de classes réelle entre prolétariat et bourgeoisie ou entre les masses des pays coloniaux et l’impérialisme se mène effectivement sous la direction des partis communistes, et il nous est impossible de rester neutres (17).

    Une autre position de groupes politiques qui veulent caractériser la bureaucratie comme classe sociale consiste à voir en elle une nouvelle classe, progressiste par rapport à la bourgeoisie et l’impérialisme. Cela conduit le prolétariat à appuyer une autre classe sociale que lui-même, la bureaucratie, et à jouer le rôle de support dans la lutte de la bureaucratie contre la bourgeoisie et l’impérialisme. Cela revient donc à nier le rôle dirigeant fondamental du prolétariat dans la révolution mondiale (18). Cela implique également de graves illusions sur les possibilités révolutionnaires de la bureaucratie : Qui peut sérieusement penser que le Parti communiste français, avec sa ligne actuelle, peut effectivement prendre le pouvoir ?

    Examinons une autre possibilité des théories de la bureaucratie comme classe sociale : les théories qui caractérisent la bureaucratie comme une classe qui s’est constituée et a pris le pouvoir après la révolution ont également des implications politiques complexes.

    Chez de nombreux théoriciens de la « nouvelle classe exploiteuse » (Djilas, Burnham, etc., on constate que la « révolte contre Staline et la bureaucratie soviétique les a conduit à la négation du marxisme,au scepticisme envers la classe ouvrière et le socialisme, à une adulation de la démocratie bourgeoise ; la dénonciation des crimes du Kremlin a mené nombre d’entre eux dans le sillage de Washington » ( 19) . Ceux-là ont largement franchi la barrière de classe pour se ranger du côté de la bourgeoisie et il n’est pas utile d’épiloguer ici longuement sur ces thèses.

    Pour d’autres, et surtout les camarades polonais Kuron et Modzelewski, la caractérisation de la bureaucratie comme classe sociale est faite dans le cadre d’une analyse marxiste dénonçant clairement le capitalisme et la démocratie bourgeoise et exprimant nettement la confiance dans les capacités historiques du prolétariat. Avec ces camarades, le problème est plutôt d’ordre terminologique que politique et les conséquences politiques ne sont pas décisives.

    En 1939, Trotsky avait déjà considéré ce genre de problèmes : « Commençons par poser la question de la nature de l’État soviétique, non sur le plan sociologique abstrait, mais sur celui des tâches politiques concrètes. Admettons pour le moment que la bureaucratie soit une nouvelle "classe" et que l’actuel régime en Union soviétique soit un système d’exploitation de classe. Quelles nouvelles conclusions s’ensuivrait-il de ces définitions ?

    La IVe Internationale a reconnu depuis longtemps la nécessité de renverser la bureaucratie au moyen d’un soulèvement révolutionnaire des travailleurs. Rien d’autre n’est proposé par ceux qui proclament que la bureaucratie est une « classe » exploiteuse. Le but à atteindre par le renversement de la bureaucratie est le rétablissement du régime des Soviets en excluant de ceux-ci la bureaucratie actuelle. Rien d’autre ne peut être proposé et n’est proposé par les critiques de gauche : La tâche des Soviets régénérée est de collaborer avec la révolution mondiale et de construire une société socialiste. Le renversement de la bureaucratie présuppose par conséquent le maintien de la propriété étatique et de l’économie planifiée. Ici réside le coeur de tout le problème.

    Il est inutile de dire que la répartition des formes productives parmi les différentes branches de l’économie et, en général, tout le contenu du plan seront fortement changés lorsque ce plan sera déterminé, non par les intérêts de la bureaucratie, mais par ceux des producteurs eux-mêmes. Dans la mesure où la question du renversement reste toujours liée à celle du maintien de la propriété nationalisée (étatique) , nous qualifions la révolution future de politique.

    Certains de nos critiques (Ciliga, Brune et d’autres) veulent, quoi qu’il advienne, appeler la révolution future sociale. Accordons cette définition. Quel changement substantiel apporte-t-elle ? Elle n’ajoute rien du tout aux tâches de la révolution que nous avons énumérées. « Nos critiques, en regle générale, prennent les faits comme nous les avons établis, il y a longtemps. Ils n’ajoutent absolument rien d’essentiel à notre estimation soit de la position de la bureaucratie et des travailleurs, soit du rôle du Kremlin sur la scène internationale. Dans tous ces domaines, non seulement ils s’abstiennent de contester notre analyse, mais au contraire ils se basent entièrement sur elle et même se limitent totalement à elle. La seule accusation qu’ils apportent contre nous est que nous ne tirons pas les « conclusions nécessaires »

    De cette analyse, il ressort que ces conclusions sont d’une nature entièrement terminologique. Nos critiques refusent d’appeler l’État ouvrier dégénéré un État ouvrier. Ils exigent que la bureaucratie totalitaire soit appelée une classe dirigeante. La révolution contre cette bureaucratie, ils proposent de la considérer comme n’étant pas politique, mais sociale. Si nous leur faisions cette concession terminologique, nous placerions nos critiques dans une position très difficile, car ils ne sauraient que faire de leur victoire purement verbale. « Ce serait, par conséquent, une sottise que de rompre avec des camarades qui, sur la nature sociologique de l’URSS ont une opinion différente de la nôtre, dans la mesure où ils sont solidaires de nous en ce qui concerne les tâches politiques. » (L’U.R,S.S. en guerre, 25 septembre 1939.)

    Cependant, cette différence d’analyse caractérisant la bureaucratie comme classe sociale n’a pas que des implications terminologiques. Elle conduit les camarades Kuron et Modzelewski à des conclusions erronées :

    elle les oblige à introduire une différence qualitative entre bureaucratie politique centrale et technocratie, considérées comme classes distinctes ;
    elle les conduit à assigner à la bureaucratie un but de classe, « la production pour la production » , qui paraît déjà partiellement abandonné (voir note 9) ;
    elle les conduit à une analyse « nationale » du phénomène bureaucratique et à une incompréhension du rôle international de la bureaucratie soviétique.
    Ces trois facteurs les conduisent à sous-estimer les possibilités d’adaptation (et de répression) de la bureaucratie.

    En conclusion, le point fondamental qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est qu’à l’échelle internationale, la lutte de classes fondamentale est la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, la bureaucratie intervenant dans cette lutte pour la fausser. Le seul moyen pour éliminer à la fois la bourgeoisie et la bureaucratie, c’est d’appuyer à fond la lutte des ouvriers et des peuples coloniaux contre l’impérialisme, même si cette lutte est actuellement dirigée par les Partis communistes, car seule la victoire la plus larqe de la révolution internationale peut être la garantie ultime d’une élimination définitive du pouvoir de la bureaucratie.

    L’histoire a déjà partiellement répondu à cette problématique : toutes les révolutions victorieuses depuis 1945 (pas les extensions de l’ Armée rouge évidemment !) ont posé plus ou moins explicitement le problème de la bureaucratie :

    • la révolution yougoslave l’a posé au bout de trois ans par la tentative de l’autogestion ;
    • la révolution chinoise la pose actuellement sous l’aspect déformé de la Révolution Culturelle ;
    • la révolution cubaine la pose sous la forme la plus explicite et la plus consciente.

    Comme l’a dit Marx, « l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre » . Les conditions objectives et subjectives paraissent maintenant réunies pour la résolution du problème de la bureaucratie :

    • conscience historique de l’importance de cette question chez tous les militants révolutionnaires ;
    • extension internationale de la révolution et développement énorme des forces productives à l’échelle mondiale.

    La conjonction de ces différents facteurs étant maintenant réalisée, il est probable que toute nouvelle révolution prolétarienne sera certainement conduite à poser explicitement le problème de la bureaucratie et à le résoudre de la manière la plus efficace.

    Notes

    Notes du chapitre 1

    1. Cela serait encore plus vrai sur un plan social plus large si, au lendemain de la victoire de la classe ouvrière, on voulait supprimer tous les techniciens et tous les spécialistes qui font autre chose que du travail matériel de production. On condamnerait la société à une régression immédiate colossale, à une baisse du niveau de développement des forces productives. Au lieu d’un essor, pré-condition du communisme moderne, on risquerait d’aboutir à un communisme primitif qui se décomposerait très rapidement par une nouvelle différenciation sociale. Le comble du paradoxe est que de cette manière de procéder, loin d’empêcher la bureaucratie, la reproduirait dans des conditions encore plus nuisibles.
    2. La création des appareils est indispensable pour des raisons de simple efficacité : tout le monde comprend qu’il est impossible de diriger 50 000 personnes sans un minimum d’infrastructures matérielles.
    3. L’importance historique et numérique des partis sociaux-démocrates est un moteur de leur bureaucratisation et non un frein. Il est beaucoup plus facile de garder non bureaucratisée une organisation ne recrutant que des membres qui ont déjà un minimum de conscience et d’activité, où le phénomène de « clientèle » ne peut apparaître à grande échelle.

    Notes du chapitre 2

    1. Des groupements ultra-gauches, plus ou moins anarchisants, se sont développés dans la social-démocratie allemande vers 1891-1892 ; ces « gauchistes de Berlin » constituent une tendance généralement peu connue dans le mouvement ouvrier. Le jugement à porter sur ce groupe n’est ni simple ni unilatéral : Lénine lui-même, après 1914, a dû faire un certain réexamen critique de son opinion précédente et il a vu, dans ces oppositions, les premières formes de révolte semi-consciente et semi-instinctive contre le début de la corruption réformiste et bureaucratique des mouvements sociaux-démocrates de masse.
    2. Kautsky, qui a été dans une large mesure le « professeur » de Lénine et qui lui a inspiré une bonne part de sa théorie « léniniste » du Parti, était un homme très intelligent et un théoricien marxiste de valeur, ce qui lui permit de saisir dans cet exemple le fond du problème avec beaucoup de clairvoyance.
    3. Dans la deuxième édition de Que Faire ?, dans la préface de 1905, Lénine insiste sur le fait qu’à partir du moment où on détache le parti de l’avant-garde du prolétariat on tombe « dans l’aventurisme et l’arbitraire le plus complet ». Un petit groupe de bureaucrates assis autour d’une table peut décider que, dans des circonstances historiques données, le prolétariat doit agir dans un sens déterminé : c’est faire complètement disparaître le principal critère objectif, la volonté du prolétariat et ce qu’il est prêt à accepter effectivement.
    4. Cela était vrai à l’époque où vivait Rosa, mais il existe aujourd’hui des pays où plus de la moitié des ouvriers sont formellement membres de syndicats : en Suède, en Autriche, en Belgique. Mais même là, c’est un engagement purement formel : seule une minorité d’ouvriers aune activité syndicale réelle, même strictement minimum (assister au moins une fois par an à une réunion de son syndicat).
    5. L’éventail des salaires dans les pays impérialistes a progressivement tendance à se réduire ; il est beaucoup moins ouvert qu’il y a cinquante ans.
    6. Point que des gens comme I. Deutscher ont insuffisamment compris, qui permet de réaliser que la lutte de l’Opposition de gauche n’a pas simplement été une lutte à caractère académique et platonique : pour lui, tous ces gens étaient des héros, mais des héros condamnés à perdre, destinés simplement à préparer un avenir très lointain, qui travaillaient pour l’histoire cinquante ans plus tard. La question est beaucoup plus complexe et on ne peut être aussi catégorique.
    7. Sous-développement des forces productives ; sous-développement intellectuel, culturel et simplement numérique du prolétariat ; isolement de la révolution et reflux de la révolution mondiale ; pénurie de marchandises et de biens de consommation.
    8. Tous ces points évidemment sont développés dans la troisième partie de cette brochure.
    9. On a en effet assisté récemment à des tentatives de réhabilitation de cette tendance de la part de milieux très divers :-évidemment les groupes ultra-gauches (Socialisme ou Barbarie ») qui ont vu dans un texte de 1921 de Kollontai une véritable prophétie ; -les Yougoslaves ont fait eux aussi l’apologie de cette opposition ouvrière et lui ont donné raison dans sa lutte contre le centralisme démocratique de Lénine ce qui est pour le moins étonnant dans un pays aussi centralisé ; -dernièrement, à l’intérieur de la tendance dite « pabliste » , certains ont fait l’apologie de cette opposition. Cela est assez naturel quand on veut considérer ! L’auto-gestion comme une panacée universelle répondant à elle seule à tous les problèmes, en particulier à, celui de la lutte contre la bureaucratie.
    10. L’exemple yougoslave a montré qu’il ne suffit pas d’une pseudo-autogestion, au niveau des entreprises, pour lutter contre là bureaucratie de façon efficace.
    11. Anibal Escalante, vieux dirigeant stalinien et secrétaire à l’organisation du P.C. cubain essaya à plusieurs reprises d’établir une domination de la bureaucratie sur la révolution et de la classe ouvrière cubaine.
    12. Castro avait proposé aux deux cent mille Cubains qui écoutaient son discours de baptiser l’année 1965 « année de lutte contre la bureaucratie » ; de nombreuses mains se levèrent, mais la majorité se prononça pour le baptême de l’année 1965 sous le nom d’ « année de l’agriculture ».
    13. Pour illustrer ce qu’il veut dire, Castro donne un exemple dans son discours contre Escalante : visitant une usine et regardant une cellule, il dit qu’il a trouvé : le directeur de l’usine ; l’ingénieur en chef de l’usine ; la femme du directeur ; la femme de l’ingénieur en chef ; le chauffeur du directeur ; le chauffeur de l’ingénieur en chef. Fidel demande alors : « Est-ce cela l’avant-garde de la classe ouvrière ? » Il montre de façon caricaturale ce qui est arrivé la plupart du temps dans les États ouvriers de l’Europe de l’Est : si on étudie la composition des comités centraux ou régionaux, on s’aperçoit qu’il n’y a pratiquement pas un seul ouvrier producteur : ils sont exclusivement composés de directeurs, ingénieurs, fonctionnaires, représentants de la bureaucratie économique, politique ou administrative.

    Notes du chapitre 3

    1. Dans les économies précapitalistes, ces normes de distribution ne s’appliquent pas ou s’appliquent d’une manière embryonnaire : dans la société féodale, la quantité de biens de consommation dont dispose un individu n’est pas seulement fonction de son revenu monétaire, mais plutôt de son statut dans la société .
    2. C’est ce que Préobrajenski a appelé « accumulation socialiste primitive ».
    3. D’un point de vue subjectif, les acteurs de ce drame ont été en grande partie sincères et inconscients : si quelqu’un avait pu prouver au Staline de 1920 qu’il supprimerait tous les pouvoirs du prolétariat, qu’il détruirait le Parti bolchevique et l’Internationale Communiste, on peut supposer que Staline, révolutionnaire sincère quoique avant un certain nombre de défauts, se serait immédiatement suicidé. La même chose est certainement vraie également pour les dirigeants du parti qui, après la mort de Lénine, ont rejeté des propositions de l’Opposition de gauche pour s’allier à Staline, ouvrant ainsi la voie à ce qui a suivi.
    4. Il va à ce phénomène de nombreuses analogies historiques : chaque fois que le mouvement ouvrier se trouve placé brusquement devant des problèmes entièrement nouveaux et imprévus, une partie importante des meilleurs cadres du mouvement ne comprennent pas immédiatement le problème :
      • l’incompréhension de la véritable nature de la guerre impérialiste de 1914-1918 et des causes profondes de la trahison de la social-démocratie. Cette incompréhension dura plusieurs années pour une partie des cadres socialistes qui devaient constituer les partis communistes quelques années plus tard ;
      • l’incompréhension de la signification historique de la révolution chinoise et. de l’ouverture d’une époque historique nouvelle caractérisée par l’importance de la révolution coloniale.
    5. En général, les camarades qui font ce genre d’analyses veulent simultanément prouver deux choses totalement contradictoires :
      • d’une part que Trotsky a commis beaucoup d’erreurs tactiques ;
      • d’autre part, que la victoire de Staline était inévitable, car elle correspondait aux conditions objectives de la Russie de l’époque. Ceci est particulièrement net chez I. Deutscher chez qui les deux thèses s’entrecroisent continuellement.
    6. L’origine de cette incompréhension est l’opposition fonctionnelle à l’époque de transition entre la fonction d’accumulation et la fonction de défense des producteurs en tant que consommateurs : dans le cadre de « l’économie de marché », même si une entreprise est autogérée démocratiquement, les intérêts économiques immédiats des producteurs peuvent être en opposition fondamentale avec les principes d’une économie socialiste : on a vu en Yougoslavie des conseils ouvriers démocratiquement élus proposer de licencier 25% du personnel d’une usine pour améliorer les salaires ; il n’y a pas coïncidence automatique entre les intérêts globaux du prolétariat en tant que classe et ceux de groupes isolés.
    7. L’exemple de l’autogestion en Yougoslavie a montré que ce point était tout à fait décisif : les instances nationales des conseils ouvriers ont spontanément tendance à être toujours composées des mêmes personnes, qui finissent par ne plus avoir aucun lien réel avec le travail de production. La lutte contre la bureaucratie impose de réserver , dans une très forte proportion, l’accès des congrès nationaux à ceux dont le salaire ne dépasse pas celui d’un ouvrier qualifié.
    8. Il ne faut pas vouloir attribuer toutes les erreurs monstrueuses que la bureaucratie a commises à la défense de ses intérêts de couche sociale privilégiée : il n’était manifestement pas de l’intérêt de Staline et de la bureaucratie soviétique de diminuer la production agricole pendant 25 ans en employant une politique terroriste pour supprimer la petite propriété agricole. Dans d’autres conditions, par exemple en Yougoslavie, la bureaucratie est parfaitement capable d’avoir vis-à-vis de la paysannerie une attitude non terroriste.
    9. Il faut relever sur ce point une erreur théorique des camarades polonais Kuron et Modzelewsky, qui i pensent qu’une caractéristique fondamentale de la bureaucratie est la priorité à l’industrie lourde. Ceci n’est qu’un moment particulier dans l’histoire de la gestion bureaucratique, moment qui paraît déjà dépassé en Union soviétique. Ce jugement peut être dangereux, car il peut conduire à considérer que l’abandon du dogme de la priorité à l’industrie lourde, comme on le constate aujourd’hui en Union soviétique, entraîne la disparition de la bureaucratie : on constate, au contraire, son renforcement dans ce pays.
    10. Beaucoup de gens qui caractérisaient la bureaucratie par le cours droitier et les concessions aux paysans ont été totalement décontenancés par le tournant de 1928 et l’élimination terroriste des Koulaks. D’autres qui caractérisaient la bureaucratie par la dictature politique et les camps de concentration ont été également incapables d’expliquer le tournant de 1956.
    11. Les théories qui caractérisent l’URSS comme État ouvrier et les « démocraties populaires" comme des États capitalistes sont conduites à donner de l’histoire contemporaine une vision totalement incompréhensible : est-il raisonnable de soutenir que le mode de production tchécoslovaque est à la fois qualitativement différent que celui qui existe en Union soviétique, et qu’il est le même que celui qui existe dans les pays capitalistes ? Si les classifications ont un sens, c’est évidemment à ce type de conclusion absurde qu’on aboutit logiquement avec ce genre de théories.
    12. Pour Marx, la notion de « capitalisme d’État" dans le sens de la suppression complète de la concurrence capitaliste est une chose inconcevable. Le capitalisme ne peut exister qu’avec des capitaux différenciés, caractérisés par une attraction et une répulsion mutuelles. La suppression totale de la concurrence ne permet plus de comprendre la continuation de la fonction d’accumulation qui aurait perdu tout caractère de nécessité.
    13. La justification donnée par les staliniens au sujet de la non-extension de la révolution à des pays comme la France, l’Italie, la Grèce ou la Yougoslavie est fondée sur la nécessité de respecter la division des deux blocs concrétisés par Yalta, sous peine de voir les U.S.A. déclencher une guerre mondiale. Cette justification tombe d’elle-même : la révolution n’a pas respecté cette division en plusieurs endroits : en Yougoslavie, en Chine et à Cuba. Ces extensions de le révolution mondiale ont provoqué des crises internationales sérieuses, mais la guerre mondiale n’en est pas résultée, et l’impérialisme a dû accepter le fait accompli.
    14. Marx donne comme exemples de révolutions politiques les révolutions de 1830 et 1848 en France : le pouvoir est passé à l’intérieur de la bourgeoisie entre plusieurs couches : bourgeoisies financière, bancaire, industrielle. La bourgeoisie industrielle des grandes vines a dû se battre les armes à la main pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie bancaire, lors de la révolution de Février 48. Cette révolution est pourtant d’une nature très différente de la Commune de Paris, qui a vu le passage provisoire du pouvoir de la bourgeoisie au prolétariat.
    15. La définition de la nature de l’État dépend, en dernière analyse, exclusivement de ses liens avec un mode de production déterminé. Le passage du fascisme à la démocratie bourgeoise en Allemagne en 1945 a correspondu à des changements gigantesques dans la forme de l’État sans correspondre à un changement du mode de production. A l’intérieur d’un même mode de production, de nombreuses formes d’État sont possibles, ce qui ne signifie pas que le passage de l’une à l’autre puisse se faire de façon « réformiste " .
    16. Chez certains camarades dans les États ouvriers, la caractérisation de la bureaucratie comme classe indique également la volonté de se démarquer nettement des courants « réformistes ", qui pensent qu’on peut composer avec certaines ailes de la bureaucratie contre d’autres.
    17. Ce qui n’empêche évidemment pas de dire qu’aussi longtemps qu’elle restera sous la direction exclusive des bureaucraties staliniennes, elle ne pourra pas aboutir à la victoire, qu’il faut libérer les ouvriers de cette emprise, etc.
    18. Cette théorie est fondée sur la méconnaissance de ce que Lukacs a caractérisé comme l’idée fondamentale de Lénine, « l’actualité de la révolution » . Dans les siècles passés, le prolétariat a été amené a jouer le rôle de force d’appoint eh soutenant des classes progressistes contre d’autres classes plus réactionnaires ; mais actuellement, ce qui est possible et à l’ordre du jour, c’est la révolution prolétarienne, effectivement réalisée par le prolétariat.
    19. Introduction de Pierre Frank à La lettre au Parti ouvrier polonais des camarades polonais Kuron et Modzelewski.