Publié le 1er mai 1976
Interview d’Ernest MANDEL dans Critique Communiste n°8-9 - Septembre-octobre 1976.
Henri WEBER :
Les directions du PDUPC en Italie, du PSU et de la CFDT en France, accusent l’extrême gauche révolutionnaire, et singulièrement la 4e Internationale, de plaquer mécaniquement le « modèle » de la révolution russe (crise d’effondrement de l’État, essor des soviets, dualité de pouvoir, marginalisation des réformistes, transcroissance insurrectionnelle de l’épreuve de force entre pouvoir des conseils et pouvoir de la bourgeoisie), sur la réalité des sociétés capitalistes avancées d’Europe occidentale.
Or la différence des formations sociales en cause est telle que plaquer ce schéma bolchévik est aussi insensé que de plaquer le modèle maoïste (guerre populaire prolongée), guévariste ou vietnamien…
La spécificité des sociétés capitalistes d’Europe occidentale exige l’élaboration d’une stratégie spécifique de conquête du pouvoir, dont on trouve les prémisses dans Gramsci. Qu’est-ce que tu en penses ?
Ernest MANDEL :
Ce n’est pas une question, ce sont beaucoup de questions, et comme c’est souvent le cas quand il y a beaucoup de questions elles s’entremêlent, ce qui ne facilite pas la clarification du débat. Disons tout d’abord qu’il faut distinguer ce qu’il y a de spécifiquement russe et ce qu’il y a d’universel dans le « schéma », ou le « modèle », de la révolution russe.
Ce qu’il y a de spécifiquement russe, ce n’est pas la durée de la crise révolutionnaire, ce n’est pas la forme soviétique de l’autoorganisation de masse, ce n’est pas la tactique utilisée par les bolchéviks pour gagner la majorité des soviets, ce n’est pas la forme concrète qu’a prise la décomposition de l’État bourgeois. Ce n’est pas là un parti pris dogmatique de la part des marxistes-révolutionnaires, mais c’est aujourd’hui une conclusion à dégager d’une expérience historique de plus d’un demi-siècle. Tous les traits que je viens d’énumérer, et pas mal d’autres, se retrouvent dans la révolution allemande de 1917-1923, dans la révolution espagnole de 1936-1937 et dans la révolution portugaise, sous une forme plus embryonnaire. On peut en voir les signes avant-coureurs dans les événements d’Italie en 1920, dans la montée révolutionnaire italienne après la Seconde Guerre mondiale, et même en Mai 1968 en France. C’est pourquoi nous considérons ces formes comme les formes les plus probables que revêtiront les crises révolutionnaires en Europe occidentale. C’est notre hypothèse.
De même, le degré de décomposition de l’appareil d’État bourgeois, ou de l’appareil d’État tsariste-bourgeois qu’il y avait en Russie entre février et octobre 1917, n’est absolument pas spécifique à la formation sociale russe. C’est un phénomène qui s’est répété sous des formes peut-être différentes, mais avec la même dynamique, ou quelquefois avec une dynamique encore plus prononcée, dans les crises révolutionnaires en Europe occidentale que je viens d’énumérer. Ainsi, le degré de décomposition de l’appareil d’État bourgeois au Portugal pendant l’année 1975 a été plus avancé, les forces de répression au Portugal ont été plus paralysées que ne l’a jamais été l’appareil d’État tsariste-bourgeois entre février et octobre 1917 en Russie…
Ce qu’il y avait par contre de spécifique en Russie, ce n’est pas la facilité avec laquelle les bolchéviks ont pu prendre le pouvoir, mais c’est au contraire les difficultés beaucoup plus grandes qu’ils ont rencontrées à la veille et surtout au lendemain de la prise du pouvoir en Russie, par rapport à ce qui peut se produire dans les pays capitalistes avancés aujourd’hui. Ce n’est pas là un paradoxe que j’essaie de développer, mais c’est l’aspect le plus étonnant dans la polémique que nous font aujourd’hui les anti-léninistes ou les centristes, leur tentative d’ignorer ou d’effacer ce fait évident.
Ce qu’il y avait de spécifique en Russie c’était avant tout le poids réduit de la classe ouvrière dans la population active globale, ce qui impliquait notamment qu’on pouvait avoir la majorité absolue dans les soviets et rester une minorité politique dans le pays, ce qui est une situation inconcevable dans un pays capitaliste avancé.
Je ne vois pas, en Angleterre, en France ou encore en Italie, un parti avoir 65 % des voix dans les conseils ouvriers, élus au suffrage universel dans toutes les villes, et en même temps avoir 20 % ou 30 % de voix de la nation entière ! Quelle serait la base sociale de cette différence ?
Ce qu’il y avait de spécifique dans la formation sociale russe, c’était la possibilité pour une armée contre-révolutionnaire de se reconstituer sur la base d’un immense arrière-pays paysan et de tenter de reconquérir les villes à partir de la campagne contre-révolutionnaire. Ça, c’est aussi une chose inconcevable dans la plupart des pays d’Europe occidentale, vu la structure sociale de ces pays. Ce qu’il y avait de spécifique dans la formation sociale russe, c’était un degré d’impréparation technique et culturelle, et aussi politique, de la classe ouvrière à l’exercice direct du pouvoir économique et politique – qui n’existe pas à ce point dans les pays capitalistes avancés. J’ajouterai – et c’est encore une condition de spécificité de la situation historique – que la révolution russe est arrivée à un moment où le capitalisme international était incomparablement plus solide, disposait d’infiniment plus de réserves économiques, sociales, politiques et même idéologiques, qu’il disposait à l’échelle internationale de points d’appui et de crédits incomparablement plus étendus et incontestés qu’il n’en dispose aujourd’hui. Ce qui a fait que la révolution russe s’est trouvée dès le début submergée par une contre-révolution s’appuyant au départ sur la passivité de la majorité de la nation, et sur une minorité qui n’était pas beaucoup plus réduite que la minorité qui appuyait la révolution. À quoi s’ajoutait une contre-révolution internationale armée, prête à intervenir militairement, en envoyant des armées d’invasion de six, sept, huit pays différents, presque instantanément sur le territoire de la Russie… Ce sont des phénomènes qui sont, aujourd’hui, « légèrement » plus difficiles… Je n’ai pas remarqué au Portugal une « descente » de l’armée régulière espagnole, pour ne pas dire de l’armée régulière française ou allemande ou américaine – et je ne crois pas qu’une révolution victorieuse en Espagne, en Italie ou en France aura à faire face à cela, dans les premiers trois ou six mois. Le monde est aujourd’hui très différent de ce qu’il était en 1917. J’en conclus donc que, si on fait le bilan, on peut dire paradoxalement que ce que tu appelles le schéma léniniste et ce que j’appellerai la stratégie qui combine (parce que c’est ça le léninisme) L’État et la Révolution, les documents des Quatre premiers congrès de l’Internationale communiste et la partie valable de la Maladie Infantile, cette stratégie est beaucoup plus applicable dans les pays industriellement avancés d’Europe qu’elle ne l’a jamais été en Russie. Vraisemblablement, cette stratégie qui n’a pas été appliquée entièrement, et même pas dans une très grande mesure, en Russie, le sera pour la première fois dans l’histoire en Europe occidentale aujourd’hui.
H. W. : À l’encontre de toutes les stratégies gradualistes, la notion de crise révolutionnaire joue un rôle clé dans la conception des marxistes révolutionnaires. Mais toutes les crises de la société bourgeoise ne sont pas des crises révolutionnaires, ni même pré-révolutionnaires. Peux-tu expliquer ce que tu entends précisément par crise révolutionnaire dans un pays capitaliste avancé ? Peut-on qualifier juin 1936 en France de crise révolutionnaire ? et la Libération ? et Mai 1968 ? et la récente crise portugaise ?
E. M. : Il y a sur ce sujet une certaine imprécision dans les concepts utilisés par les classiques du marxisme. Au sein de la 4e Internationale, malgré les modestes progrès qu’a faits notre élaboration ces dernières, années nous n’avons pas encore effacé totalement cette imprécision. Je crois donc que la question est pertinente. La réponse que je vais lui donner ne sera qu’une approximation, parce que nous manquons encore de points de référence pratiques, pour pouvoir vraiment épuiser ce débat.
Je commencerai par me référer à ce qui paraît être l’essentiel, et qui vient encore de Lénine. Pour qu’il y ait crise révolutionnaire, il ne suffit pas qu’il y ait montée impétueuse du mouvement de masse. Pareille montée crée une situation ou mieux un processus pré-révolutionnaire, qui peut aller très loin, mais ce n’est pas encore une situation révolutionnaire. Pour qu’il y ait une situation ou crise révolutionnaire (mettons que les deux concepts s’identifient pour l’heure – ce qui est d’ailleurs la preuve de l’imprécision dont je viens de parler) il faut que s’ajoute à la montée impétueuse du mouvement de masse, l’incapacité de fait de gouverner de la classe possédante, de la bourgeoisie. Pour reprendre la formule brillante de Lénine, il y a une crise révolutionnaire « lorsque ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés, et lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme précédemment. »
Le « ne peuvent plus gouverner » doit évidemment être interprété non pas dans le sens historique, mais « immédiatiste » du terme, c’est-à-dire que « ceux d’en haut » sont incapables, dans les faits, d’exercer le pouvoir. Dans ce sens, je prendrai un exemple tout à fait « provocateur » (mais c’est un vieux débat que nous avons déjà mené ensemble, du même côté de la barricade idéologique). En Mai 1968, il n’y a pas eu de situation réellement révolutionnaire, parce qu’on ne peut pas dire que le degré de paralysie du régime gaulliste a été tel qu’il y ait eu pour lui impossibilité de gouverner. À aucun moment on peut dire que De Gaulle ait perdu la capacité d’initiative politique. Il a été dérouté, paralysé, en raison de la modification des rapports de forces, il a été assez malin pour ne pas attaquer de front et d’une manière provocatrice – et qui aurait pu provoquer une situation révolutionnaire ! – un mouvement de masse trop puissant. Mais il n’a jamais perdu la capacité de manœuvre et d’initiative politiques. Il a attendu son heure (ou plus exactement presque sa minute !). Et lorsqu’il l’a eue, on a vu tout de suite, en raison de la complicité de la direction réformiste du PCF, qu’il avait la possibilité d’imposer une certaine orientation du pouvoir à l’ensemble du pays.
Il y a crise révolutionnaire lorsque la bourgeoisie perd cette capacité d’initiative et d’autorité politique. Ça provient de quoi ? C’est évidemment tout le fond de la difficulté, il est difficile aujourd’hui, avec l’expérience que nous avons, de ramener ça à un seul commun dénominateur. Les expériences de crises révolutionnaires que nous avons vécues en Europe – Russie 1917, Allemagne 1918-1919 et 1923, Hongrie 1919, Espagne 1936-1937, Yougoslavie 1941-1945, Portugal 1975 à la limite, et j’en passe quelques-unes –, il est difficile de leur trouver un seul dénominateur commun. On pourrait ramener ça à deux ou trois facteurs : primo, décomposition très avancée du secteur « appareil de répression » de l’appareil d’État. Je crois que c’est un facteur tout à fait décisif, pour l’absence d’autorité et d’initiatives de la bourgeoisie. Ça peut être l’effet d’une guerre ou d’un coup d’État partiellement raté comme dans le cas de l’Espagne, faisant éclater l’armée sur une partie importante du territoire ; ça peut être aussi l’effet direct d’une grève générale, d’un soulèvement ouvrier tellement puissant sur le plan moral et politique qu’il décompose politiquement l’armée de l’intérieur (c’est ce qui est arrivé les premiers jours après le putsch Kapp en 1920 en Allemagne). Secundo, le corollaire du premier facteur positif, c’est-à-dire la généralisation, ou du moins une extension suffisamment large, des organes de pouvoir ouvrier et populaire, donc une situation de double pouvoir qui aboutit au même résultat. S’il y a suffisamment de conseils ouvriers et de conseils populaires avec lesquels une partie suffisante des services publics s’identifient, il y a manifestement paralysie totale de l’appareil d’État bourgeois. Si les employés de banque, y compris de la Banque Centrale, ne suivent plus les ordres du ministre des Finances ou du gouverneur, mais du conseil ouvrier du secteur bancaire, il y a paralysie ; idem pour les cheminots, les employés du métro… Il suffit d’étendre le phénomène, en y incluant même des secteurs de la police, pour comprendre qu’une telle hypothèse conduit à une paralysie complète de l’appareil d’État bourgeois et de la capacité d’initiatives politiques centralisées de la bourgeoisie. Tertio : nous atteignons là ce qui nous intéresse le plus dans la crise qui monte parce que cela a été le moins étudié jusqu’à maintenant : c’est la dimension politico-idéologique du phénomène. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une crise de la légitimité des institutions de l’État, aux yeux de la grande majorité de la classe ouvrière. Il faut qu’il y ait une identification de cette majorité avec une autre légitimité, une nouvelle légitimité qui monte, sans laquelle le caractère révolutionnaire de la crise est peu probable.
Je ne dis pas que c’est exclu – car il faut tenir compte, nous y reviendrons, du développement inégal de la conscience de classe qui n’exclut pas des combinaisons étranges et surprenantes – mais si l’on use du terme « légitimité » dans son sens le plus général, il paraît évident que la présence d’un gouvernement issu du suffrage universel, d’un suffrage universel qui peut même refléter la majorité d’il y a deux ou trois ans, voire d’il y a six mois, et dans lequel les masses ne se reconnaissent plus, ne suffit pas pour créer une crise révolutionnaire. C’est une crise gouvernementale, ministérielle, dans le pire des cas une crise de régime, mais ce n’est pas encore une crise révolutionnaire. Il faut donc une dimension idéologico-morale supplémentaire pour qu’il y ait vraiment une crise révolutionnaire, c’est-à-dire un début de rejet par les masses de la légitimité des institutions de l’État bourgeois. Et ça ne peut venir que d’expériences de lutte très profondes, d’un affrontement très profond – pas nécessairement violent ou sanglant – entre les aspirations révolutionnaires immédiates des masses et ces institutions.
La manière dont nait une crise révolutionnaire est intimement liée à des phénomènes de ce genre. Là on peut prendre un exemple (on me fera sans doute le reproche d’être révisionniste à ce propos, mais ça me laisse froid : le marxisme étant une science, des questions de ce genre, il faut apprendre à en débattre de façon scientifique, et non de les trancher péremptoirement par des arguments d’autorité) sur lequel Trotsky s’est exprimé de manière non pas fausse, mais incomplète. Prenons toute la complexité de juin 1936. Peut-on dire qu’il y avait adhésion sans réserve des masses par rapport à l’élection du gouvernement de Front Populaire ? C’est évidemment faux. S’il y avait eu seulement ça, il n’y aurait pas eu grève générale, les gens auraient fait confiance au gouvernement Blum pour qu’il réalise son programme. Y avait-il un élément de méfiance dans le fait de faire grève générale ? Manifestement. Même ceux qui voulaient seulement appuyer le gouvernement Blum, lui donner un coup de main, un coup de pouce de l’extérieur, ce coup de pouce a pris une ampleur telle que ça reflétait une défiance quant aux rythmes, si ce n’est quant à la volonté des ministres qu’on venait d’élire d’appliquer le programme.
Y avait-il une tendance objective au débordement des directions PS-PC-CGT ? Manifestement la forme des occupations d’usine, qui exprime spontanément le rejet du système capitaliste, débordait très largement le programme du Front Populaire, d’ailleurs plus modéré que le programme de l’Union de la Gauche actuellement en ce qui concerne la remise en question de la propriété privée, etc.
Mais tout cela, qui se trouve dans l’analyse de Trotsky, reste quand même incomplet. Car il y a eu un autre facteur, qu’on ne peut nier, c’est que Juin 1936 ne s’est pas seulement fait, mais aussi défait, avec une facilité assez déroutante. Quand on voit des millions d’ouvriers occuper leurs usines, des millions d’ouvriers poser dans les faits la suppression de la propriété privée et du droit des patrons de disposer des moyens de production, et ensuite la façon dont, après les accords de Matignon, ils ont accepté, à quelques exceptions près, ce qui était seulement une combinaison entre des réformes économiques immédiates et la réalisation du programme de Front Populaire, il faut un facteur supplémentaire pour expliquer ce repli. Là, le facteur des illusions parlementaires, l’élément des illusions électoralistes et l’absence d’une autre issue politique crédible, jouent un rôle absolument décisif.
On a vu un progrès par bonds de la spontanéité ouvrière. On a vu, un progrès partiel de la conscience ouvrière. Mais on n’a pas enregistré un progrès de la conscience ouvrière tel qu’il puisse amener la classe ouvrière à remettre en question la légitimité des institutions de la démocratie bourgeoise, et à opposer à ces Institutions, des Institutions que la classe ouvrière créerait elle-même. Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, qu’il n’y a pas eu de soviets généralisés en juin 1936.
Ceux qui veulent identifier automatiquement des organes syndicalistes de direction de grève, des comités de grève, etc., avec des soviets, commettent une grave erreur. Ils identifient ce qui aurait pu être l’embryon d’un mouvement de conseils avec l’aboutissement de ce mouvement, une phase préalable et préparatoire à une situation de double pouvoir largement étendu.
Voilà un essai d’analyse. Je ne crois pas qu’il soit entièrement satisfaisant. Il y a encore de l’imprécision dans nos concepts, même si nous commençons à approcher une rigueur plus grande. Encore une fois, il faut étudier tout cela à la lumière des expériences historiques depuis 1917 en Europe occidentale, et faire tout le bilan des situations prérévolutionnaires, révolutionnaires, en classant, classifiant, comparant. Je crois que par la méthode historico-génétique on y arrivera – mieux qu’en voulant, dans l’abstrait, préciser des concepts qui risquent une nouvelle fois d’être remis en question, par les prochaines expériences historiques. Sur ce point, il n’y a que la pratique révolutionnaire, que le bilan de l’histoire, qui nous enseignera et nous apprendra à mieux penser.
H. W. : Tu considères donc que Trotsky en écrivant à propos de Juin 1936, « la révolution française a commencé », s’est, pour parler grossièrement, foutu le doigt dans l’œil ?
E. M. : Trotsky a lui-même révisé son jugement, en disant plus tard que Juin 1936 n’a été qu’une caricature de notre révolution de février. C’était donc un jugement partiel.
Lorsque monte une situation pré-révolutionnaire, les révolutionnaires – c’est le problème que nous avons connu en Mai 1968 –, sont confrontés à un double impératif et à une double tâche. Ils doivent d’une part, d’une manière aussi objective, aussi froide que possible, faire un jugement correct sur ce qui se passe. En second lieu, ils ne sont évidemment pas des observateurs passifs, ils interviennent dans la situation pour la transformer ! Une organisation révolutionnaire qui se respecte, qui n’est pas une simple secte marginalisée, se doit d’essayer de transformer la situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire. Son but est de développer ce qui existe potentiellement dans une telle situation, comme conseils ouvriers, comme formes d’auto-organisation de la classe. Entre cette tâche organisationnelle et politique d’une part, et disons « le métier d’analyste et d’historien » d’autre part, il y a évidemment une certaine contradiction. L’une est dynamique, essaye de débloquer, de changer. L’autre est descriptive, purement analytique et donc plus statique. Quand le Vieux a dit : « La révolution française a commencé ! », il n’a pas seulement dit : « Je voudrais bien que la révolution française ait commencé », mais il a dit aussi : « Il faut que les révolutionnaires agissent dans une grève générale de ce genre pour la transformer en révolution, parce que c’est possible de le faire ». Nous approuvons ce jugement. C’était possible en Juin 1936, comme ça l’était en Mai 1968. Nous accusons donc les réformistes, les staliniens et les centristes, de ne pas l’avoir fait, eux qui en avaient les moyens, infiniment plus que nous, vu les rapports de force politiques et organisationnels. Après coup, le fait qu’ils ne l’ont pas fait modifie légèrement le jugement sur ce qui s’est produit. On ne peut pas déduire du fait que la révolution n’avait pas commencé, la conclusion qu’elle n’était pas possible. Parce que pour nous, dans le développement inégal de la conscience de classe, il n’y a pas seulement l’aspect purement spontané, indépendant de l’intervention du facteur subjectif, il y a aussi toute une possibilité déterminée par les forces politiques du mouvement ouvrier, les rapports de force entre les directions et les minorités révolutionnaires, et la responsabilité de ceux qui peuvent donner un coup de pouce et ne le font pas. Cette responsabilité, nous ne voulons pas la faire disparaître par des analyses par trop objectivistes.
H. W. : Et la Libération ?
E. M. : C’est plus complexe. Tout d’abord, je crois qu’on ne peut pas mettre sur le même plan la Libération, la Yougoslavie, la Grèce, l’Italie, la France, la Belgique – pour ne pas parler du Danemark, de la Hollande et d’autres pays. Il y a des rapports de force fort différents, vu ce qui s’est fait sous la Résistance, sous l’Occupation. En deuxième lieu, je crois que le jugement qu’on peut avoir sur le niveau de conscience des masses, c’est-à-dire cette imbrication extraordinairement complexe qui fait perdre pied aux dogmatiques, doit être formulé par les marxistes révolutionnaires avec beaucoup de prudence.
Il est vrai – c’est une expérience personnelle que j’ai eue pendant l’Occupation, lors de débats avec des sociaux-démocrates ou des centristes – qu’il était difficile de soulever les masses ouvrières occidentales immédiatement contre les impérialistes alliés, vu toute la politique de trahison menée par les dirigeants sociaux-démocrates et staliniens, et les dirigeants des centrales syndicales reconstituées, qui, dans le cadre de l’idéologie d’alliance des « nations démocrates » contre les « pays totalitaires », avait provoqué une certaine identification entre les impérialismes anglo-saxon et français, et la cause démocratique, sinon la cause d’une certaine transition au Socialisme. Mais il est vrai aussi qu’il y avait une certaine logique interne dans les mobilisations de masse très impétueuses, très larges, dans certains pays, en particulier en Yougoslavie, en Grèce et en Italie, un peu moins en France, logique, qui permettait de mettre en question le capitalisme et l’État bourgeois, et qui permettait surtout des initiatives de constitution d’un pouvoir populaire à partir de la base, qui auraient pu conduire à une généralisation de situations révolutionnaires de double pouvoir.
Je ne crois pas que ce soit juste, à l’exception possible de la Yougoslavie et de la Grèce – dont je ne connais pourtant pas assez précisément la situation –, de dire qu’on aurait pu connaitre une lutte immédiate pour le pouvoir, dès l’effondrement du front nazi dans des pays comme la France. Je ne crois pas non plus que la question de la présence des forces américaines qui a été utilisée comme un argument passe-partout par les staliniens, et que les révolutionnaires avaient tendance à récuser un peu trop à la légère, soit un argument qui puisse être considéré comme insignifiant. La formule la plus correcte serait celle-ci : il y avait la possibilité de développer, lors des luttes de la libération, des organes de pouvoir populaire, des occupations et des saisies d’usines, la constitution d’organes de pouvoir locaux et surtout l’armement général des masses, de manière telle à généraliser des situations de dualité de pouvoir, qui auraient pu déboucher sur une possibilité de conquête du pouvoir plus tard.
Il ne faut pas oublier que la présence des troupes américaines a été limitée dans le temps, qu’il y a eu de fortes pressions de la part des soldats américains pour le retrait de ces troupes, et que les fluctuations de la situation politique avaient ouvert, même sans situation préalable de dualité de pouvoir, des crises politiques extrêmement explosives. La plus importante a été celle du 14 juillet 1948, en Italie, quand, en réponse à l’attentat contre Togliatti, les masses sont spontanément allées beaucoup plus loin qu’une grève générale de protestation : occupations d’usines, des gares, des centrales électriques, etc., montrant ainsi qu’elles posaient instinctivement le problème du pouvoir. Si pareille explosion avait pu se produire dans une situation où il y avait déjà des conseils ouvriers, où une partie du prolétariat était armé, alors Juillet 1948 aurait pu ouvrir une crise révolutionnaire extrêmement profonde en Italie. L’équivalent en France aurait été également possible, bien qu’évidemment avec des « si » on peut mettre Bruxelles en bouteille…
C’est dans cet esprit-là qu’il faut réfléchir. Cette ligne d’interprétation des événements de la Libération, ce pressentiment de ce qui était possible correspond à l’analyse avancée par mon organisation, la section belge de la Quatrième Internationale durant la guerre même. Elle a été appliquée objectivement avec un succès formidable dans un pays, la Yougoslavie. La transformation d’un mouvement de résistance de masse anti-impérialiste, contre l’oppression et la surexploitation introduites par l’impérialisme nazi, en une authentique révolution socialiste, par la destruction de l’appareil d’État bourgeois et la création d’un État ouvrier, fût-il bureaucratiquement déformé dès sa naissance, a été réalisé par le Parti Communiste Yougoslave à la tête d’une formidable mobilisation des masses laborieuses. Certes, ce fut fait de manière bureaucratique, manipulatrice, avec énormément de relents staliniens, mais ce fut fait de manière fondamentalement révolutionnaire. Et quand on voit que le PC yougoslave n’était pas tellement puissant en 1940-1941, quand on voit que l’insurrection a été déclenchée par quelques milliers de militants seulement, essentiellement de la Jeunesse Communiste Yougoslave, l’appréciation n’est pas sans appeler une admiration certaine. Ces quelques milliers de communistes de 1941 sont devenus une armée de partisans armés d’un demi-million de révolutionnaires en 1945. Ils ont entraîné l’immense majorité du prolétariat et de la moyenne et pauvre paysannerie derrière eux. Ils ont réussi grâce à cette mobilisation de masse, cette force organisée, à détruire toutes les tentatives de la bourgeoisie et de l’impérialisme de reconstituer un appareil d’État bourgeois. Ils ont, comme l’a dit un commentateur occidental malveillant, « introduit la guerre civile jusque dans le plus petit village ». Il me paraît que résumer cette lutte sociale formidable par la seule formule « nationalisme petit-bourgeois », n’en retenir qu’un aspect idéologique, d’ailleurs partiel ! (car les partisans yougoslaves ont consciemment créé aussi des brigades prolétariennes – à la grande fureur de Staline – ainsi que des brigades internationalistes réunissant des milliers de combattants italiens et allemands) c’est faire preuve d’un sectarisme aveugle et quitter le terrain du marxisme, du matérialisme historique, qui juge des mouvements par leurs effets objectifs sur des structures sociales et des classes sociales dans leur ensemble, et non à la lumière de quelques idées qu’ils charrient.
H. W. : Tu ne crois pas qu’à cette époque, le poids des facteurs internationaux, de l’impérialisme américain, était surdéterminant, et que même si une situation de double pouvoir s’était constituée en Europe occidentale dans un pays d’une autre importance stratégique pour l’impérialisme que la Yougoslavie, elle n’aurait pu se solder que par une défaite sensible de la classe ouvrière ?
E. M. : Je n’en suis pas convaincu. Évidemment à la base de ce type d’interrogation se trouvent tellement d’inconnues qu’il est difficile de donner une réponse entièrement satisfaisante. On entre dans le domaine de l’hypothèse et de la contre-hypothèse. Mais je crois qu’on sous-estime généralement dans les milieux issus des Partis Communistes de ces années-là (et pour lesquels il y a une solide nécessité de surmonter un complexe de culpabilité), des facteurs tels que la crise dans l’armée américaine, les mutineries dans cette armée, le désir des soldats américains de rentrer chez eux au plus vite, la pression de la guerre dans le Pacifique qui n’était pas finie, la nécessité pour l’impérialisme américain d’un contrôle total sur le Pacifique et sur le Japon pour asseoir son hégémonie mondiale, ce qui ne lui permettait pas de maintenir le gros de ses troupes en Europe occidentale. Je crois qu’on sous-estime aussi le prestige énorme de l’Union Soviétique et de l’Armée Rouge, qu’on sous-estime la terrible faiblesse, vraiment terrible, de la bourgeoisie européenne : politique, militaire, morale… Je répète que la question de savoir si on pouvait ou si on ne pouvait pas prendre le pouvoir à tel ou tel moment, ça me paraît une question fausse. Il aurait pu y avoir des rapports de force infiniment plus favorables pour le mouvement ouvrier s’il y avait eu une direction communiste pas prête à liquider les acquis de la résistance de masse, pas prête à reconstruire l’État bourgeois, pas prête à capituler devant la reconstruction économique : voilà ce qui me paraît évident. Et une telle situation aurait débouché sur une situation de double pouvoir, qui aurait pu donner des fruits mûrs à un moment postérieur : 1947, 1948 ou 1949, le moment est plus difficile à préciser, voilà ce qui me paraît probable.
La responsabilité de la direction stalinienne en 1944-1947 est donc écrasante, même abstraction faite de l’état d’esprit des masses – car sur ce point les vrais « gauchistes » font la partie belle au PC, en disant qu’une classe ouvrière qui était tellement patriotarde et nationaliste était de toute manière incapable de lutter pour le pouvoir, etc. (Au fond ça permet aux dirigeants du PC de
se dégager de leurs responsabilités). Les appels au « produire d’abord », les formules telle « la grève, arme des trusts », les appels de Maurice Thorez « Une seule Armée, un seul État, une seule Police », le désarmement des partisans, la participation gouvernementale, toute cette politique criminelle des directions des PC en France, en Italie, en Grèce, en Belgique, a liquidé des possibilités de développement révolutionnaire qui étaient manifestes, surtout en fonction d’une crise très profonde de l’ordre bourgeois. D’un point de vue objectif, c’est un fait que la crise de la bourgeoisie était beaucoup plus profonde en 1944 qu’elle ne l’est maintenant : l’Europe occidentale de l’époque, c’était un ensemble de pays économiquement désorganisés, exsangues, où rien ne fonctionnait. C’est quelque chose qu’il est très difficile de s’imaginer maintenant ; une telle situation rappelait beaucoup plus l’Allemagne de 1918-1919 que la situation actuelle. Je ne dis évidemment pas que ce genre de crises est le « plus utile » pour amener une situation révolutionnaire, pour une conquête de pouvoir « classique » de la classe ouvrière, mais on ne peut pas oublier cette donnée-là. La crise de l’ordre bourgeois était très profonde, ce qui aurait pu compenser un niveau de conscience et de préparation de la classe ouvrière, beaucoup plus bas que maintenant, s’il y avait eu une direction révolutionnaire adéquate et audacieuse.
H. W. : Et le Portugal ?
E. M. : La situation au Portugal est une situation que notre mouvement a bien décrit. Je rappelle le livre des camarades Rossi, Udry, Bensaïd et les écrits des camarades de la LCI qui ont dû utiliser la formule de transcroissance, de transformation progressive d’une situation pré-révolutionnaire en une situation révolutionnaire qui n’était pas encore arrivée à maturité. La difficulté d’une définition précise s’exprime plus nettement dans le fait que nous étions jusqu’au 25 novembre 1975 dans une situation où il y avait déjà un début d’organes de pouvoir populaire, un début de dualité de pouvoir, mais pas encore une situation de dualité de pouvoir généralisée. Nous avons été, au Portugal comme à l’échelle internationale, les premiers à comprendre quels étaient les devoirs des marxistes-révolutionnaires dans une telle situation : le devoir d’extension, de généralisation et de centralisation de ces organes. Mais quand on est dans une situation où il y a déjà un début de soviets, mais pas encore des soviets partout, on est très exactement dans une situation intermédiaire, et la définition précise de la « crise révolutionnaire » est extrêmement difficile.
D’ailleurs même aujourd’hui, la situation est difficile à préciser, dans la mesure où le recul, la défaite tactique, du 25 novembre, n’a pas connu d’équivalents dans les usines, et même au niveau politique, le résultat des élections ne reflète aucun recul. Les partis ouvriers continuent à représenter 54 % du corps électoral dans un pays où la classe ouvrière représente à peine un tiers de la population active. Tenant compte de toutes les déformations d’élections législatives bourgeoises (électeurs atomisés, etc.) on peut dire que les rapports de force dans les pays sont même plus favorables que ces 54 %. Dans ces conditions, il est difficile de dire qu’il n’y a plus de reste(s) de ce qui était une situation pré-révolutionnaire au Portugal. La situation n’est donc pas « redressée » pour la bourgeoisie, il n’y a pas de « stabilisation », nous sommes toujours en situation pré-révolutionnaire, et il y a toujours des possibilités de retournement extrêmement rapide de cette situation. On peut de nouveau être amené très rapidement au bord d’une crise révolutionnaire presque du jour au lendemain. C’est difficile à préciser d’une manière tout à fait exacte. Nous n’avons connu que deux situations du même genre, et il y a une leçon plus générale à en tirer – nous rejoignons là des éléments de la première question : d’abord en Allemagne, entre 1918 et 1923, et ensuite en Espagne, entre 1931 et 1937. Ce sont des périodes d’instabilité tellement grande du régime, qu’on ne peut pas parler de « normalisation ». Évidemment, on ne peut pas non plus parler de crise révolutionnaire : une crise révolutionnaire qui dure six ans, ce serait absurde ! – Il faut comprendre une telle période comme une succession de phases de montée des luttes révolutionnaires, entrecoupée de crises révolutionnaires ponctuelles, auxquelles peuvent succéder des reculs partiels du mouvement et même des succès partiels de la contre-révolution. On utilise ici le terme partiel dans la mesure où il n’y a pas de renversement de la tendance historique. La tendance historique a été renversée en Espagne seulement après mai 1937, en Allemagne après octobre 1923.
H. W. : Dans tous les pays capitalistes avancés, l’attachement des masses à la démocratie représentative bourgeoise, à la « démocratie formelle », s’est révélé très fort. Tout se passe comme si les masses populaires faisaient leur la maxime bourgeoise : « La République démocratique est peut-être un régime exécrable, mais c’est sûrement le moins exécrable de tous… », Cet attachement est particulièrement fort en France, où le régime parlementaire et les conquêtes démocratiques ne constituent pas d’habiles concessions octroyées aux masses, mais sont le résultat des luttes révolutionnaires du peuple. Cette adhésion des masses aux principes de la démocratie bourgeoise représentative, voire aux institutions et procédures qui l’incarnent, constitue un obstacle majeur sur la voie de la destruction de l’État bourgeois et l’instauration d’une démocratie socialiste. Peux-tu expliquer quelle est la racine de ces illusions démocratiques des masses et comment peuvent-elles être dépassées ?
E. M. : Il y a un aspect ambigu de la démocratie parlementaire bourgeoise, sur lequel la bourgeoisie a réussi à jouer à fond, avec la complicité, évidemment essentielle, des directions réformistes, qui ont une responsabilité historique écrasante en la matière. Petit à petit elle a transformé cette ambiguïté en l’une de ses armes idéologiques principales pour maintenir sa domination dans les pays où la classe ouvrière est devenue la grande majorité de la nation. Cette ambiguïté est la suivante :
Les masses ont commencé – c’est un phénomène relativement récent, qui date souvent de la période succédant à la Première Guerre mondiale, et quelquefois même plus tard, des années 1930 ou 1940 – à identifier un acquis absolu, que nous voulons non seulement défendre mais consolider et renforcer dans l’État ouvrier, à savoir leurs libertés démocratiques, avec les institutions d’État bourgeoises démocratiques-parlementaires. Si j’ai dit que la responsabilité des directions réformistes était écrasante, elle n’aurait pu toutefois avoir les conséquences qui ont été les siennes s’il n’y avait pas eu un certain concours de circonstances historiques : je crois que le fascisme y est pour beaucoup, et aussi le stalinisme, non seulement par le tournant réformiste de l’Internationale Communiste après 1934, mais aussi par l’exemple-repoussoir des régimes d’Europe orientale et de l’URSS.
Un certain mûrissement politique y est d’ailleurs aussi pour quelque chose, dans ce sens où il y a eu transformation de la problématique politique avec laquelle le mouvement ouvrier a été confronté. Cette problématique s’est enrichie. Il n’y a plus seulement les revendications sur la réduction de la journée de travail ou sur la protection des travailleurs devant le chômage ou la maladie ou la question générale du suffrage universel et de la liberté d’association. Il y a toute une série de questions de politique commerciale, financière, d’infrastructure, d’emploi, d’éducation, etc., pour lesquelles le mouvement ouvrier organisé et des secteurs importants de la classe ouvrière se sentent concernés. Vu le vide de plus en plus grand qui règne au sein du mouvement ouvrier en matière d’éducation de classe, de démocratie prolétarienne, ce vide, c’est la politique bourgeoise qui l’a rempli, et qui a permis d’articuler des options, des variantes, auxquelles les masses sont confrontées et qui les intéressent. Si elles se désintéressaient de la politique, ça n’aurait pas eu tellement d’effets ; par exemple dans un pays comme les États-Unis, ça a eu beaucoup moins d’effets. Mais dans des pays où les masses sont beaucoup plus intéressées à la politique, vu que ces questions ne se posent nulle part ailleurs et n’aboutissent nulle part ailleurs que dans le champ politique bourgeois du parlement ou des élections bourgeoises, incontestablement, cette politisation a contribué à l’identification mentionnée plus haut.
Il y a là incontestablement un élément négatif – sur lequel j’ai déjà insisté dans d’autres écrits. Ce qui est le propre de la démocratie bourgeoise, c’est la tendance à l’atomisation de la classe ouvrière. Ce sont des électeurs individuels qui sont comptés, et non pas des groupes ou des classes sociales qui sont consultés. La croissance économique des vingt-cinq dernières années a d’ailleurs introduit au sein de la classe ouvrière des habitudes de consommation, surtout symbolisées par l’automobile et la télévision, qui conduisent à une reprivatisation des loisirs qui renforce évidemment cette atomisation. Nous ne vivons plus l’époque où l’on discutait collectivement des questions politiques dans les Maisons du Peuple, ce que j’ai encore connu dans les années 1930. Ce n’est plus l’époque où l’on lisait et discutait collectivement les journaux ouvriers. Évidemment, par un détour historique, cette reprivatisation des loisirs peut ramener à un niveau plus élevé de conscience de classe. Les ouvriers lisent beaucoup plus – surtout les jeunes ouvriers –, ils sont beaucoup plus cultivés. Cela peut renforcer les possibilités futures de rendre réelle la démocratie prolétarienne. Mais durant un long intervalle, cette reprivatisation a contribué à l’identification entre démocratie bourgeoise et défense des libertés démocratiques. Je crois que c’est là l’ambiguïté de base.
Dès lors, la réponse à la première question indique déjà une orientation quant à la seconde ; comment lever cet obstacle ? Notre orientation générale doit être celle de provoquer un clivage qui permet aux masses de faire sauter la confusion entre la défense des libertés démocratiques, la défense de l’auto-activité de la classe ouvrière, entre tout ce qui est activité aussi libre, aussi large, aussi spontanée, aussi autodéterminée des masses que possible, et les Institutions de l’État bourgeois. C’est un peu l’œuf de Christophe Colomb : je crois que le propre d’une situation révolutionnaire, c’est précisément de rendre ce clivage non seulement possible, mais relativement facile et inévitable. C’est ce que nous enseigne de nouveau l’expérience de la Révolution portugaise de l’année passée. C’est ce qui va s’affirmer dans les révolutions espagnole, italienne et française à venir.
Il est donc irresponsable, voire criminel, pour des révolutionnaires, de vouloir opposer le concept de « dictature du prolétariat » ou le concept de « pouvoir populaire » aux libertés démocratiques. Il est au contraire hautement utile, indispensable même, de mettre en œuvre toute tactique, toute initiative, qui permettent de faire faire l’expérience aux masses que l’élargissement de leur propre liberté se heurte aux institutions restrictives de la démocratie bourgeoise. Je prends l’exemple de la liberté de la presse, qui est le plus symbolique et le plus synthétique, et parce que c’est l’un des exemples où la révolution portugaise a mal viré, où il y a eu une grande confusion que la bourgeoisie et la social-démocratie ont réussi à exploiter.
Que faut-il démontrer par des initiatives comme celles prises par les travailleurs de Républica ou les travailleurs de Radio Renaissance ? Non pas que sous le régime de la Démocratie des Conseils on veut supprimer le droit d’un quelconque parti politique à publier ses journaux. Nous ne mettons absolument pas en question cette liberté de la presse. Mais qu’on veut élargir la liberté de la presse aux travailleurs, ceux des imprimeries, ceux de la radio, et à toutes les commissions et collectifs de travailleurs de toutes les entreprises. Qu’on veut leur donner le droit de pouvoir s’exprimer, eux aussi, librement dans la presse – même s’ils ne possèdent pas de journal, même s’ils ne possèdent pas l’argent pour créer un journal, même s’ils n’ont pas les moyens propres de s’exprimer d’une manière aussi régulière que les partis politiques. En d’autres termes, on veut BRISER UN MONOPOLE qui est le monopole de la propriété privée, ou même le monopole de la propriété privée plus celui des partis politiques, le briser non pas dans le sens d’enlever à qui que ce soit le droit de s’exprimer qu’il détient déjà, mais dans le sens d’étendre à d’autres ce droit.
Dans ce sens, malgré toutes les erreurs commises par les dirigeants centristes et ultra-gauches de ces deux expériences, le fait qu’il y a eu un poste-émetteur qui a pu rendre compte de toutes les luttes ouvrières sans passer par une censure quelconque du gouvernement ou d’un état-major politique, un poste-émetteur où n’importe quel collectif ouvrier pouvait faire lire ses revendications et ses résolutions, c’est un fait hautement positif, hautement démocratique, ça va dans le même sens que la création des lzvestia au cours de la révolution russe, et qui n’étaient d’ailleurs au début que cela : un organe où tous les soviets, indépendamment de leur affiliation ou de leur majorité politique, pouvaient s’exprimer librement. C’est un art politique qui nécessite un parti d’avant-garde qui a une autorité politique et un savoir-faire suffisant, que d’utiliser des exemples de ce genre, pour montrer en pratique aux masses que la révolution est en train d’élargir les libertés démocratiques, et que les défenseurs de la propriété privée, de l’autorité absolue du parlement, du monopole des partis politiques, veulent en réalité restreindre les libertés démocratiques, ne veulent pas permettre que les masses aient plus de liberté, de poids et de pouvoir qu’elles ne l’ont dans une République démocratique bourgeoise. Si cette démonstration peut être faite, et pour cela il faut une période de dualité de pouvoir suffisamment longue pour que des expériences pareilles commencent à rentrer dans la conscience des masses, et puissent être pour ainsi dire intériorisées par suffisamment de travailleurs – alors le clivage mentionné comme possible devient un clivage réel. Ce n’est plus du tout un projet utopique, c’est quelque chose qui va créer une légitimité soviétique, plus profonde dans la conviction et dans la conscience des masses que la légitimité de la démocratie bourgeoise.
J’ajouterai que pour que cela puisse se faire, il faut que cette expérience soit une expérience vécue. Les expériences vécues ne sont pas des expériences de résolutions ou d’articles de journaux, ou de discours de propagande. La pratique de la Démocratie prolétarienne débordant les limites de la Démocratie bourgeoise doit devenir une pratique vécue par des milliers et des milliers de travailleurs, par des secteurs suffisants de la classe ouvrière. Cela ramène une fois de plus à la question de la durée de la période de dualité de pouvoir. À la lumière de l’expérience historique, ce qui s’est passé en Russie doit être considéré comme exceptionnel. Une période de six ou sept mois est beaucoup trop courte pour un prolétariat comme celui de l’Europe occidentale pour pouvoir se dégager progressivement de cette légitimité de la Démocratie bourgeoise, pour assimiler la nouvelle légitimité, supérieure, de la Démocratie prolétarienne. Vraisemblablement nous aurions besoin d’une période plus longue de dualité de pouvoir, de l’ordre de plusieurs années – et qui sera peut-être interrompue, qui ne sera pas linéaire, qui sera partielle. Par exemple en Allemagne, les conseils ouvriers en tant qu’organes de pouvoir politique ont disparu très vite, en quelques mois. Par contre, les conseils d’entreprise ont survécu partiellement, avec des compétences dépassant les compétences légales, pendant plusieurs années. Et les communistes étaient presque unanimes en 1923 pour juger que ce restant des conquêtes de la révolution de 1918-1919 était devenu de nouveau l’organe privilégié dans lequel les progrès de la conscience de classe se réalisaient lors de la montée révolutionnaire de 1923, et que c’était autour de ces organes qu’allait s’agencer une tentative de remise à l’ordre du jour du problème de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière allemande. Il y a toutes sortes de variantes et de combinaisons de ce type qui paraissent probables pour les pays industriellement avancés d’Europe occidentale.
Je voudrais terminer en mettant l’accent sur l’importance absolument décisive du contrôle ouvrier à ce sujet. Il ne faut en effet pas oublier que si les problèmes de la démocratie, ou bien bourgeoise ou bien prolétarienne, c’est-à-dire le problème de l’État, apparaissent aux révolutionnaires et aux théoriciens du marxisme comme des problèmes éminemment politiques, dans la vie de tous les jours les médiations qui sont vraiment « pédagogiques » pour la classe ouvrière ne sont pas purement politiques. Même la liberté de la presse n’est jamais pour la classe ouvrière une abstraction purement politique. C’est une liberté pour pouvoir dire certaines choses qui intéressent dans l’immédiat les travailleurs. Cela tourne presque toujours autour de leurs préoccupations immédiates, de leur vie quotidienne, de leurs revendications, de leurs luttes, de leur expérience. Ce n’est pas la « liberté de la presse » pour écrire ce qu’on a dans la tête, dans l’absolu et dans l’abstrait. C’est une liberté concrète pour rendre compte de choses concrètes des luttes, des revendications, des objectifs de combat. Nous sommes ramenés là au rôle-clef que joue le contrôle ouvrier dans une période de dualité de pouvoir, parce que, par son intermédiaire, la classe fait son apprentissage de l’exercice du pouvoir.
Le contrôle ouvrier, c’est le début d’un exercice du pouvoir, certes embryonnaire, fragmenté, insuffisant et donc presque utopique – nous ne sommes ni des économistes ni des spontanéistes – mais, tout de même, l’apprentissage pratique. Il ne faut pas réduire le contrôle ouvrier aux petits problèmes de l’entreprise. Dès qu’on l’étend à certains secteurs vitaux, notamment les services publics, le potentiel révolutionnaire devient énorme ! Le contrôle ouvrier sur les banques, sur les transports en commun, sur les centrales électriques, sur la télévision, pour ne prendre que ces quatre exemples – cela bouleversera pratiquement toute la vie quotidienne d’une nation moderne. À travers ce biais-là, les travailleurs qui font leur apprentissage de ce genre de contrôle ouvrier, qui s’y heurtent à chaque pas à l’autorité de l’État bourgeois, et au caractère restrictif et répressif de l’État bourgeois-démocratique même quand il est « gouverné » par des partis ouvriers, ces travailleurs peuvent faire l’expérience des limites, et donc du déclin de légitimité, de cette démocratie bourgeoise.
L’extrême gauche portugaise a laissé échapper une chance idéologique énorme. Ce n’est tout de même pas par hasard que Soarès, quand il a jeté son masque, après avoir poussé des cris frénétiques en faveur de la liberté de la presse, a dû commencer à attaquer l’anarcho-populisme, « l’anarcho-spontanéisme », les initiatives des masses. En bref, il commença à prôner le renforcement de l’autorité de l’État et de la discipline, c’est-à-dire à prôner la répression, car c’est bien de cela qu’il s’agissait. Dans une situation révolutionnaire, il faut faire comprendre aux travailleurs que le débat réel n’est pas un débat entre la démocratie et la dictature, mais entre le caractère limité et répressif de la démocratie bourgeoise et l’extension des libertés démocratiques par l’initiative et l’autorité des masses. Une fois qu’on a gagné ce débat-là, la rupture des masses avec les institutions bourgeoises n’est plus une question aussi difficile et aussi irréalisable qu’on ne le pense à première vue. Mais à cette fin-là, il faut évidemment une période révolutionnaire intelligente, et non pas les attaques ultra-gauchistes stupides contre le « social-fascisme ».
H. W. : L’une des raisons des illusions démocratiques dont on a parlé réside peut-être aussi dans le fait que, ni dans la propagande ni dans la pratique, la démonstration n’a été faite de façon probante aux yeux de l’avant-garde ouvrière, de la supériorité de la démocratie directe soviétique sur la démocratie représentative bourgeoise. Nous avons tendance, dans notre propagande, à présenter la démocratie soviétique comme « mille fois supérieure aux formes les plus démocratiques de démocratie bourgeoise » (Lénine), mais ça peut souvent apparaitre comme une pétition de principe. Dans quelle mesure la critique qu’on fait de la démocratie représentative bourgeoise, de son formalisme, ne vaut pas, d’un autre point de vue, pour la démocratie soviétique : parce que tant qu’existe une certaine division sociale et technique du travail, cela implique des formes de représentations, de délégations.
Si l’on regarde en clair l’expérience russe des tout premiers mois de 1917-1918, on constate, primo, une désaffection extrêmement rapide des délégués de base par rapport aux assemblées générales des principaux soviets, y compris le soviet de Petrograd (cf. les appels constants de la presse soviétique pour venir aux assemblées, etc.), deuxio, une formidable concentration du pouvoir vers les exécutifs et vers le sommet ; en bref, on constate toute une série d’indices qu’on peut reprendre dans le détail, mais qui montrent qu’une démocratie soviétique fondée sur une forme de délégations de pouvoir spécifique se prête remarquablement aussi à l’expropriation politique des masses, à l’usurpation du pouvoir et à la manipulation. Donc, dans quelle mesure sommes-nous conscients, nous, du fait que cette démocratie soviétique présente des aspects formels, dangereux, et quels sont les types de réponses qu’on apporte à ce niveau-là pour assurer que cette démocratie soit aussi réelle que possible ?
E. M. : Tout d’abord, l’argument « la démonstration pratique n’a jamais été faite » est un argument légèrement anachronique. Évidemment, la génération présente de travailleurs n’a pas vécu d’expériences de ce genre. Quelquefois, la juxtaposition entre ce qui existe – même si c’est imparfait – et ce qui n’est pas matérialisé devant les yeux, peut paraitre une juxtaposition artificielle. Je voudrais quand même rappeler que la classe ouvrière internationale a vécu plusieurs expériences concrètes de démocratie directe très avancée qui ont fait leur preuve, et qui ont montré en pratique leur supériorité. Je ne veux en citer qu’une seule (et ce n’est pas la seule !) : l’expérience des comités espagnols, et surtout catalans, entre juillet 1936 et mai 1937, qui, dans toute une série de domaines, notamment dans celui de l’administration et de l’industrie, du ravitaillement et de la santé publique, ont fait avancer la démocratie directe au-delà de tout ce qu’on a connu en régime bourgeois, et ont été ressenties comme de grandes réussites par les masses espagnoles. Signalons notamment, parce que c’est une chose peu connue, que sous administration ouvrière la production industrielle a fortement augmenté, et que la manière dont fonctionnaient notamment les restaurants, les théâtres, l’enseignement, la santé et la justice, sous l’impulsion entre autres de notre ex-camarade Andrès Nin, à Barcelone au lendemain de juillet 1936, ont été des exemples remarquables de participation des larges masses à l’exécution de tâches établies. C’est un des exemples les plus avancés de Démocratie prolétarienne. La littérature qui existe à ce sujet n’est pas seulement une littérature semi-mythologique d’auteurs anarchistes. Tirer argument de l’absence d’exemples présents pour conclure qu’une orientation est difficile sinon impossible, c’est en réalité argumenter contre toute innovation révolutionnaire : il faut bien qu’il y ait des gens qui soient les premiers pour commencer quelque chose de neuf ! Si on rejette cela, on rejette en réalité la possibilité de toute révolution qui est toujours éminemment rénovatrice ! Quel était donc le précédent devant lequel les masses russes ont pu lever les yeux en 1917 ? Quel était le précédent pour la Commune de Paris ? Il ne faut pas trop s’effrayer de ces choses-là. La vraie continuité, celle qui compte, celle qui rend notre projet réaliste, c’est la continuité entre la lutte de classes quotidienne, dans le capitalisme mûr et dans le capitalisme décadent, d’une part, et la situation révolutionnaire d’autre part. Disons que les masses se préparent à la crise révolutionnaire moins dans l’étude des expériences historiques précédentes ou la comparaison d’avec ce qui se passe dans d’autres pays, et plus dans le développement des formes supérieures de revendications anticapitalistes et d’auto-organisation, dans les grèves, dans les occupations d’usine qui se déroulent déjà maintenant avant la crise révolutionnaire. C’est dans la prolongation de cela que nous aurons la démocratie directe des conseils, plus que par des comparaisons historiques, qui sont plutôt d’ordre théorique.
J’en viens à l’objection qui est plus pertinente, selon laquelle la démocratie soviétique elle-même, bien que démocratie directe, charrie avec elle des éléments de démocratie indirecte, puisqu’elle est à la fois fondée sur la délégation et sur une structure pyramidale. Je crois qu’à ce propos les réponses qui sont présentes déjà en puissance dans L’État et la révolution de Lénine doivent être étendues maintenant, sur la base des expériences historiques du dernier demi-siècle, et sur la base de l’élaboration politique qui a progressé, à ce sujet. Je donnerai trois mécanismes de garanties qui réduisent cette objection.
Je ne dis d’ailleurs pas : qui la suppriment. Il faut peut-être rappeler que, en dernière analyse, ce à quoi se réfère cette objection, c’est une contradiction réelle : l’État ouvrier est la dernière forme historique de l’État. C’est une forme d’État qui commence à dépérir dès qu’elle naît. Mais c’est tout de même une forme d’État. Et qui dit État, dit « groupe d’hommes séparés exerçant des fonctions répressives ». Si nous pensions que le projet anarchiste n’est pas utopique, qu’il est possible de sauter des deux pieds de la société bourgeoise à la société sans État, nous serions anarchistes à 100 % ! C’est évident que n’importe quel État contient un élément bureaucratique, autoritaire, répressif. Nous ne sommes pas anarchistes parce que nous pensons que les anarchistes sont des utopistes, et qu’il n’est pas possible, pour des raisons objectives et subjectives, d’éviter la dictature du prolétariat, d’éviter la phase de l’État ouvrier. Nous croyons en outre, comme l’expérience espagnole nous le confirme, que si l’on veut artificiellement refuser de centraliser le pouvoir ouvrier, la seule chose qu’on fait, ce n’est pas créer une situation sans Pouvoir, mais c’est maintenir ou reconstituer le pouvoir bourgeois, qui est encore dix fois plus bureaucratique, répressif et autoritaire.
Cela dit, nous ne sommes pas dupes des limites de la démocratie prolétarienne. Je crois que Lénine n’était pas dupe. Pour autant que l’État ne dépérit pas tout de suite totalement, pour autant qu’il subsiste, le droit bourgeois subsiste, et des éléments bureaucratiques subsistent. L’expérience de la révolution russe, le cauchemar du stalinisme, la compréhension plus profonde du phénomène de la bureaucratie, doivent nous enseigner à mettre un nombre supplémentaire de garde-fous par rapport à ceux que Marx et Lénine avaient déjà prévus. Je signalerai donc trois groupes de mesures pour renforcer ces « garde-fous classiques », qui sont l’éligibilité de toutes les fonctions d’État et la révocabilité de tous les élus, la réduction de leurs revenus au salaire moyen des ouvriers et la rotation plus ou moins rapide de ces élus.
– Primo, et c’est peut-être le plus important : l’État de la dictature du prolétariat doit être, dès le départ, un État en voie d’éclatement. « L’éclatement » de l’État est la forme concrète de son dépérissement. Cela signifie que la centralisation du pouvoir ne se justifie que pour un certain nombre, étroitement circonscrit, de problèmes. Il est juste que ce soit le congrès des conseils de travailleurs qui prenne les décisions quant à la répartition des ressources de la nation. C’est la classe ouvrière qui fait le sacrifice de ne pas consommer une partie de ce qu’elle produit. C’est à la classe ouvrière de décider quel est le degré de sacrifices qu’elle est prête à assumer. Cela dit, une fois que l’on a décidé de fournir par exemple, 7, 10 ou 12 % de la production nationale à l’enseignement et à la santé, il est absolument inutile de faire gérer ces budgets de l’instruction et de la santé publiques par l’État. Il est inutile de le faire gérer par le Congrès des Conseils des travailleurs. Là il y a une délégation à un niveau plus démocratique, c’est-à-dire que c’est aux conseils d’école, aux conseils d’enseignement, aux conseils du personnel médical, aux conseils des malades, de gérer ces budgets. Ce seront d’autres personnes qui siégeront dans ces conseils que dans le congrès des conseils ouvriers.
Cet éclatement des fonctions de l’État central aboutit à des dizaines de congrès qui se réuniront parallèlement, dans lesquels seront impliquées des dizaines de milliers de personnes à l’échelle nationale ou continentale. Et comme le même phénomène doit se produire non seulement au niveau des grandes entités géographiques mais aussi au niveau d’entités beaucoup plus réduites (régions, communes…), cet « éclatement » permet d’associer à l’exercice direct du pouvoir des centaines de milliers, voire des millions de gens.
– Deuxième garde-fou important : Il faut se pencher sur les problèmes de la rotation de manière beaucoup plus attentive que ne l’ont fait les bolchéviks en Russie, qui étaient confrontés à une classe ouvrière minoritaire et arriérée culturellement. Dans les pays industriels avancés, on pourra appliquer le principe de rotation d’une manière beaucoup plus radicale que ça n’a été le cas en Yougoslavie. Si on applique ce principe de la rotation d’une manière très stricte (par exemple, interdiction de renouveler plus de deux fois un mandat de délégation), au bout d’un certain nombre d’années, et vu la multiplication des congrès et des instances délibérantes, ça fait un très grand nombre de personnes qui sont associées à l’exercice du pouvoir. L’idée de l’association de tous les travailleurs à l’exercice direct du pouvoir devient ainsi concrète.
– Troisièmement : Que signifie la formule : la division sociale du travail reste inévitable ? J’ai toujours eu beaucoup de doutes sur cette formule. Il y a là encore un phénomène d’imprécision conceptuelle que nous ne maîtrisons pas encore tout à fait, très souvent, nous mélangeons le terme « division sociale du travail » et ce que j’appellerai « division professionnelle du travail », ou « professionnalisation », ou « activités professionnelles différentes ». Or, ce n’est pas du tout la même chose.
La division sociale du travail se réfère à des fonctions sociales qualitativement différentes, qu’en dernière analyse on peut réduire aux fonctions de production et d’administration (d’accumulation). La division professionnelle du travail est impossible à surmonter dans la première phase du socialisme. Mais pour surmonter la division sociale du travail, que nous voulons commencer à surmonter immédiatement – c’est tout le sens du terme « autogestion » –, il faut essentiellement assurer les conditions matérielles propices à ce dépassement, plutôt que de spéculer sur la maturité, la préparation ou l’impréparation, etc.
Or, ces conditions matérielles sont très précises. D’abord, une réduction radicale du temps de travail. Donner aux travailleurs le temps d’aller dans les soviets et dans les congrès. S’ils travaillent huit ou neuf heures par jour, s’ils ont deux ou trois heures de déplacements supplémentaires, cela veut dire qu’ils n’ont pas le temps de gérer ou d’administrer. Maintenir une longue journée de travail, c’est maintenir la division de la société entre ceux qui produisent et ceux qui gèrent, c’est rendre inévitable la survie des « professionnels de la politique » dans les soviets. Seule la demi-journée de travail crée les conditions d’une véritable gestion démocratique, d’une participation de centaines de milliers, voire de millions de travailleurs à la gestion de l’économie et de l’État.
Autre condition matérielle, c’est rompre le monopole de l’information, qui n’est qu’un des multiples aspects du monopole de la culture. C’est plus facile aujourd’hui qu’à l’époque de Lénine, grâce à l’informatique, aux machines à calculer électroniques et à la télévision. Il est aujourd’hui très facile de mettre les informations à la disposition de tout le monde, pour la gestion ouvrière. Avec la prolongation de la scolarité, la révolution de l’enseignement, l’élimination de cette division entre la jeunesse passée à l’école et « l’âge mûr », etc., l’effort de faciliter matériellement la participation des travailleurs à la gestion de l’économie, de l’État et de la Société, implique toutes les mesures nécessaires pour faire sauter les barrières culturelles qui entravent cette participation.
Autre condition encore, et là il est nécessaire d’innover. Dans la Constitution socialiste, il faudra réserver la majorité des postes, au moins dans les organes qui exercent le pouvoir politique central, à des personnes – pas seulement les travailleurs, mais aussi les femmes – qui restent dans l’activité productive. C’est une garantie indispensable. En dernière analyse, la bureaucratisation commence avec la professionnalisation de l’exercice des fonctions de gestion. Pour freiner cette professionnalisation, il faut qu’il y ait une majorité de gens exerçant le pouvoir politique central qui continuent à travailler dans la production. Cela implique de nouveau, pour être cohérent, l’éclatement des fonctions de gestion dont je parlais tout à l’heure. Dès lors, si ces mesures sont toutes mises en œuvre, la base de la bureaucratisation est fortement réduite.
Il y a peut-être une remarque additionnelle. Un des gros problèmes qu’on retrouve dans le débat entre bolchéviks et menchéviks, et, depuis cinquante-cinq ans, entre révolutionnaires, centristes et gauchistes, est de savoir si une révolution socialiste peut s’accompagner, non pas d’une baisse mais au contraire d’un essor des forces productives. Beaucoup de théorisations dogmatiques de ce qui s’est passé en Russie en 1917-1918-1919, notamment par Boukharine, mais aussi par Bordiga et d’autres dirigeants révolutionnaires de l’époque, reposent sur ce dogme de l’inévitabilité de la chute des forces productives lors d’une révolution socialiste. Si l’on devait garder cette hypothèse, pas mal de conséquences en découleraient. Je n’ose pas me prononcer au niveau « lois absolues de l’Histoire », mais au niveau de la conjoncture actuelle (c’est une raison supplémentaire pour laquelle il s’agit d’une situation particulièrement favorable pour la révolution socialiste en Europe occidentale), une telle hypothèse n’est pas probable. Il n’y a aucune raison de supposer, sauf éclatement d’une guerre nucléaire ou intervention militaire avec bombardements massifs, etc., qu’une révolution socialiste en Espagne, en Italie ou en France serait accompagnée ou suivie d’une chute de la production matérielle. Au contraire, il y a des arguments nombreux qui laissent supposer que le système industriel construit par la bourgeoisie, surtout depuis l’essor des forces productives des 25 dernières années, recèle d’innombrables réserves d’augmentation de la production.
Dans ce sens, il n’est pas utopique du tout d’espérer à la fois une réduction radicale de la journée de travail et une augmentation de la production matérielle. Je suis persuadé que la gestion ouvrière, que le développement de l’initiative ouvrière, que l’essor de l’esprit d’auto-organisation et de créativité des larges masses dans le domaine de la technologie et de l’organisation du travail, que tout cela va fortement faciliter la réalisation de ces tâches. Il y a dans la théorie bourgeoise de la firme et de l’unité industrielle une dimension optimum – et les capitalistes l’ont appris à leurs dépens – qui n’est jamais la dimension maximum. Dans l’organisation industrielle, dès que cet optimum est dépassé, dès que les unités deviennent trop grandes, les faux frais croissent davantage que les coûts de production ne se réduisent. Les erreurs de décision, l’incapacité d’avoir une vue d’ensemble et donc de prendre des décisions à bon escient, se développent par bonds. Le principe de l’autogestion planifiée permettra d’appliquer ces enseignements mêmes de la gestion bourgeoise de manière beaucoup plus efficace que ne le font les capitalistes.
H. W. : En deux mots, est-ce que tu penses que dans la Chine de 1949 les conditions d’un fonctionnement d’une démocratie de type soviétique étaient réunies ?
E. M. : La Chine étant un pays encore plus arriéré que la Russie, ç’aurait été une gageure ou un miracle qu’on y développe une forme de démocratie soviétique supérieure à celle de la révolution russe. Mais entre dire qu’une certaine forme de bureaucratie était sans doute inévitable en Chine, et justifier le système maoïste, qui n’a pas permis la moindre éclosion de démocratie directe et de pouvoir direct des travailleurs, il y a une grande marge. D’ailleurs on peut enregistrer une contradiction manifeste. Si les dirigeants maoïstes ont systématiquement voulu empêcher toute forme d’auto-administration de la classe ouvrière dans les villes, ils ont été beaucoup plus prudents à la campagne. À la campagne, dans la forme administrative actuelle qui est celle des communes populaires, il y a incontestablement des éléments de démocratie directe, qui épousent les caractérisations de la paysannerie chinoise : éléments décentralisés, éclatés, non fédérés… ce qui est beaucoup moins dangereux pour la bureaucratie, et aussi, il faut le dire, inévitable pour l’administration d’un pays de la superficie de la Chine, qui compte plus de 600 000 villages. Mais il y a un choix social évident dans cette dichotomie : moindre crainte de l’initiative des paysans que de celle des ouvriers. Ça reste une constance, y compris dans les deux phases successives de la Révolution Culturelle. Dès que l’auto-organisation touche aux entreprises et à la classe ouvrière, à chaque fois, les bureaucrates attrapent une peur bleue. Aussi longtemps que ça reste au niveau des étudiants ou des paysans, ils croient que c’est plus contrôlable et manipulable…
H. W. : Les bolchéviks, Lénine en tête, n’ont pas toujours opposé institutions soviétiques et institutions démocratiques représentatives (Assemblée nationale élue au suffrage universel, sur une base territoriale). Après les Thèses d’avril, malgré la généralisation et la centralisation de l’Assemblée Constituante, contre les tergiversations du gouvernement bourgeois, il se prononce (T 24, p. 101 ; T 26, p. 174) pour un système politique articulant les soviets à la base, l’Assemblée Constituante au sommet, et ce, jusqu’à la victoire de la révolution d’Octobre.
C’est aussi la position de Zinoviev-Kamenev, qui soulignent de surcroit qu’un tel système bénéficierait au niveau national d’un organisme jouissant d’une légitimité que le Conseil Exécutif Central des soviets ne possède pas. Ce sera la position de Rosa Luxemburg, après le renversement.
E. M. : La question me parait fort abstraite au niveau des principes généraux. Je ne connais aucune étude marxiste – pas même celle de Rosa Luxemburg à laquelle tu te réfères – qui réponde à la question sous cette forme abstraite.
Le véritable problème me semble ailleurs – et c’est cela la problématique de Rosa Luxemburg : c’est l’articulation des libertés démocratiques avec la forme d’organisation soviétique. Là je suis d’avis, sur la base d’expériences historiques, que non seulement les deux sont compatibles, mais qu’elles doivent être combinées. Il est impossible de concevoir une forme soviétique de l’État qui implique l’exercice du pouvoir par les travailleurs eux-mêmes – et non pas par le parti se substituant aux travailleurs –, il est impossible de concevoir la démocratie prolétarienne y compris au sein d’un seul parti révolutionnaire pour ne pas dire avec un système pluraliste de partis tel que nous le concevons nous, dans la 4e Internationale, depuis le Programme de transition, sans le maintien et la défense des libertés démocratiques, sous la dictature du prolétariat, au-delà de ce qu’elles étaient en régime capitaliste. Sur ce plan-là, nous devons comprendre que dans l’évolution des partis communistes au cours de ces dernières années, il y a un élément négatif. En réalité, l’évolution des PC se fait sous une double pression contradictoire. Sous la pression de la bourgeoisie et de la social-démocratie, les PC font des concessions avec lesquelles nous sommes en complet désaccord. Il en va ainsi de l’abandon du concept de « dictature du prolétariat ». Nous continuons à épouser toute la polémique marxiste-léniniste classique contre les insuffisances, le formalisme, le caractère de classe, le caractère indirect, oppressif et largement tronqué de la démocratie parlementaire bourgeoise. Mais il y a une seconde dimension dans cette évolution des partis communistes, qui est une concession à la classe ouvrière d’Europe occidentale qui est devenue profondément anti-bureaucratique, qui est profondément marquée par l’expérience stalinienne, qui ne veut pas d’une répétition du stalinisme et là nous disons « bravo » !
Quand Marchais dit qu’il rejette le mot « dictature » parce que ça évoque Hitler et Pétain, c’est évidemment de l’hypocrisie. Personne en France ni dans aucun pays d’Europe n’identifie un Parti Communiste avec Hitler ou Pétain. Ce qu’il veut dire en réalité et n’ose pas encore avouer franchement pour ne pas trop indisposer ses ex-amis de la bureaucratie soviétique, c’est que lorsque les masses en Europe occidentale entendent le mot « dictature communiste » elles pensent non pas à Hitler ou à Pétain, mais à Staline, à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie, et de cette dictature-là, la dictature de la bureaucratie, elles n’en veulent pas.
Nous affirmons donc que la dictature du prolétariat telle que nous la concevons dans la tradition de Marx par rapport à la Commune de Paris, dans la tradition de Lénine de L’État et la révolution, c’est une dictature du prolétariat qui maintient, qui consolide et qui élargit toutes les libertés démocratiques. Ça veut dire la liberté de la presse, le droit de manifestation, d’association, le droit de constituer des partis politiques, le droit de grève, l’indépendance syndicale. Évidemment, là il y a un progrès d’élaboration y compris par rapport au modèle de l’Union Soviétique sous Lénine et sous Trotsky. Jamais ces camarades n’ont érigé en dogmes leurs réalisations en URSS qui étaient celles de pionniers, qui ont fait la première tentative de dictature du prolétariat dans des conditions extrêmement défavorables, en modèle et en norme. Lénine a au contraire répété des dizaines de fois qu’il ne fallait pas ériger en dogmes, et que les travailleurs d’Europe centrale et occidentale feraient beaucoup mieux que les bolchéviks. C’est de ce Lénine matérialiste, réaliste et lucide qu’il faut s’inspirer, et non pas des formules qu’on trouve aussi chez lui, qui tendent à faire l’apologie de mesures temporaires que la révolution russe a été obligée de prendre pour se défendre, en vue de les ériger en théorèmes ou même en axiomes.
Je prendrai un exemple concret qui est un exemple provocateur (j’attends mon grand et cher ami Stéphane Just pour me lancer des volées de bois vert ! et des bordées d’injures) tout en falsifiant les textes et qui me semble particulièrement important, et d’actualité : celui des partis politiques. Je rappelle d’abord ce que Lénine en a dit : dans La dictature du prolétariat et le renégat Kautsky, il dit textuellement que ce n’est pas par hasard que la suppression du droit de vote de la bourgeoisie ne se trouve pas dans le programme bolchévik ni dans L’État et la révolution. Ce n’est pas une question de principe de la dictature du prolétariat. Il ajoute une boutade : d’ailleurs les cadets ont eux-mêmes quitté les soviets, ils sont partis d’eux-mêmes. Ce qui implique bien autre chose : les cadets étaient dans les soviets, et on ne les en a pas chassés, aussi longtemps qu’ils y restaient. Quand ils sont partis pour déclencher la guerre civile, c’est évidemment une autre affaire. Quand on vous tire dessus, vous vous défendez, y compris avec les fusils ! Commencez à ne pas tirer, messieurs les cadets, et on ne vous chassera de nulle part ! : telle est la conclusion qu’on pourrait tirer de ce passage de Lénine.
Parlons plus clairement. Si on voulait introduire, dans la Constitution soviétique de demain, la clause suivante : « Seront tolérés ou admis légalement seulement les partis ouvriers, seront interdits les partis bourgeois », quelle est la dynamique qui va s’enclencher ? Regardons autour de nous. Pas seulement les staliniens – c’est déjà pas mal – pas seulement les maos-stals – c’est pas mal aussi ! – mais même quelques pseudos-trotskystes qui distribuent les étiquettes « petit-bourgeois », et « bourgeois » très à la légère autour d’eux, sans parler de nombreux gauchistes, commenceront par dire que les sociaux-démocrates, sont un parti bourgeois et le PSU aussi. Le PC, parti du « social-impérialisme », est par définition un parti bourgeois. Quant aux organisations trotskystes, ils trouveront beaucoup d’accusateurs, y compris quelques-uns affublés de masques… « trotskystes », pour les appeler « petits-bourgeois » voire « traîtres contre-révolutionnaires ». Conclusion : seule l’organisation s’autoproclamant « révolutionnaire », voire seule celle qui est d’accord avec la pensée du président Mao Tsé-toung est « authentiquement » prolétarienne, même si elle est minoritaire…
Alors la dynamique est terrifiante. On ne pourra pas réellement, constitutionnellement, institutionnellement défendre le principe pluripartiste, si on y introduit des critères qui sont absolument subjectifs et subjectivistes. Le seul critère objectif, c’est celui de la légalité soviétique. Sont admis tous les partis qui dans les faits respectent la Constitution socialiste. Ça veut dire qu’ils peuvent avoir un programme contre, ils peuvent faire de la propagande contre. Mais qu’ils ne peuvent ni jeter des bombes ni organiser la guerre civile. S’ils la déclenchent, alors ils sont hors-la-loi. S’ils se contentent de discuter, de convaincre, la classe ouvrière d’Europe occidentale est suffisamment puissante et nous avons suffisamment confiance dans son bon sens pour espérer qu’elle ne rendra pas les usines qu’elle a arrachées aux patrons par suite de la propagande intelligente de partis bourgeois. Nous disons d’ailleurs que la lutte efficace contre l’idéologie bourgeoise, il faut la mener avec des idées. Combattre cette idéologie par ??? des moyens administratifs, c’est en définition la renforcer. Il faut utiliser les armes de la propagande, de l’éducation de la classe ouvrière et pas les armes de l’interdiction pour combattre les idées bourgeoises. La notion des libertés démocratiques à maintenir et à étendre sous la dictature du prolétariat ne s’arrête donc qu’à une seule limite : la limite d’empêcher toute tentative de restaurer par la force, contre la volonté de la majorité des travailleurs, le régime d’exploitation de la propriété privée, du pouvoir bourgeois. La dictature reste dictature dans la mesure, comme le dit le Manifeste communiste, où elle prend des « mesures despotiques » contre la propriété privée, contre l’État bourgeois, brisant la violence et le pouvoir de la bourgeoisie. Mais elle n’intervient pas de manière despotique contre les idées bourgeoises, contre les partis bourgeois qui se limitent à la propagande et à la « contre-éducation ». Sur ce plan-là, la supériorité politique du marxisme, du peuple en armes et en possession du pouvoir économique, me paraît largement suffisante pour éviter un retour au capitalisme.
Je n’ai pas répondu à la question des organes parlementaires. Je n’y ai pas répondu car je crois qu’il s’agit là essentiellement d’une question tactique. Dans le cadre de tout ce que j’ai dit, s’il faut ou s’il ne faut pas un organe de type parlementaire, ça me paraît être une question tactique, qui, peut-être, ne trouvera pas la réponse dans chaque pays. Nous n’avons pas à en faire une question de principe absolu. S’il y a une tentative de réprimer, de refouler l’auto-organisation des masses en s’appuyant sur un organe parlementaire, alors il s’agit d’une initiative clairement contre-révolutionnaire (c’était le cas au Portugal l’année passée, comme ça l’était en Allemagne en 1918 ou en Russie au lendemain d’Octobre 1917). Là nous devons prendre position. Il ne faut pas oublier que Rosa Luxemburg elle-même s’est prononcée très très clairement contre la passation des pouvoirs à l’Assemblée Constituante en Allemagne. Elle s’est même opposée, et les spartakistes se sont battus, lors du premier congrès des conseils d’ouvriers et de soldats allemands, contre la convocation de la Constituante, pour le maintien de la souveraineté du Congrès des conseils, comme seul organe de pouvoir représentatif de la classe ouvrière allemande. Mais une fois que cette souveraineté est acquise, qu’il y ait un organe parlementaire pour s’occuper de questions secondaires dont on ne voit pas très clairement l’utilité, il ne faut pas en faire une question de principe. Si c’est une question de tradition politique nationale dans certains pays, si c’est le lieu pour la confrontation des grands courants culturels ou idéologiques, je ne crois pas que ce soit une question essentielle, dès lors que le pouvoir politique et économique est fermement et réellement dans les mains de la classe ouvrière armée, organisée en soviets.
Il y a dans la pensée de Trotsky elle-même une évolution incontestable à ce sujet, que nous devons prolonger. Chez Trotsky, il y a eu comme chez Lénine, dans les années 1920-1921, un mélange de deux choses. Des décisions et de résolutions prises avec une énergie de fer, qu’on ne peut qu’approuver, pour maintenir le pouvoir des soviets dans des conditions extrêmement difficiles et dangereuses, qui les amenaient à prendre des mesures qui étaient en pratique en rupture avec la démocratie soviétique – et ils l’ont assumé pleinement. Lénine allant plus loin que Trotsky affirme dès 1920 que l’État n’était plus un État ouvrier –, mais un État ouvrier bureaucratiquement déformé. Il était très lucide et ne trompait personne. On peut discuter du bien-fondé conjoncturel de telle ou telle mesure, mais là n’est pas l’essentiel. Mais il y avait un second élément, infiniment plus dangereux : la tentative de théoriser et de généraliser certaines de ces mesures par des considérations théoriques qui sont proprement inadmissibles. Quand Trotsky écrit en 1921 que la Démocratie soviétique n’est pas un fétiche et que le parti peut exercer le pouvoir non seulement au nom de la classe ouvrière, mais même contre la majorité de la classe ouvrière dans certaines circonstances, alors nous devons être infiniment plus prudents avant de reprendre des formules de ce genre, parce que l’expérience nous enseigne que, dans une telle situation, c’est bien plutôt une bureaucratie qu’une minorité révolutionnaire qui exerce le pouvoir contre la majorité de la classe, choses que Lénine et Trotsky eux-mêmes ont comprises un an plus tard. L’année 1921 est, je crois, l’année la plus mauvaise du point de vue de l’élaboration théorique dans l’histoire des bolchéviks et Lénine et Trotsky eux-mêmes ont commis un certain nombre d’erreurs.
Il suffit de lire les écrits postérieurs pour comprendre qu’après coup, Trotsky a eu conscience de ces erreurs. Quand Trotsky dit à la fin de sa vie qu’il ne veut pas discuter pour savoir si l’interdiction des fractions était oui ou non inévitable, mais qu’il ne peut que constater qu’elle a aidé l’établissement du régime stalinien et de la dictature de la bureaucratie en URSS, il s’agit là d’une autocritique de fait. Et quand, dans le Programme de transition, Trotsky dit qu’il est pour un système de liberté de multiples partis soviétiques, c’est incontestablement qu’il a tiré la conclusion que lorsqu’il n’y a pas, dans la Constitution, le droit de constituer plusieurs partis, on va utiliser l’argument « tu représentes un parti en puissance » contre n’importe quelle fraction, et « tu es une fraction en puissance » contre n’importe quel courant ou tendance… De cette manière, on étouffe non seulement la démocratie socialiste mais encore la démocratie dans le parti. Il y a une logique interne dans cette affaire, que le Trotsky de 1936-1938 assume pleinement. Nous devons prolonger cette réflexion, sans nous laisser limiter par des considérations de défense à tout prix de chacune des décisions prises sous la direction de Lénine et Trotsky. Je crois d’ailleurs que dans la formule de « liberté des partis soviétiques », il y a une autocritique beaucoup plus sérieuse de la part de Trotsky.
Je crois que les bolchéviks ont commis une erreur en 1921. Il ne fallait pas interdire le parti menchévik, il ne fallait pas interdire les organisations anarchistes, il ne fallait pas supprimer les listes différentes dans les élections soviétiques, lorsque la guerre civile était terminée. Il y a paradoxe saisissant : durant la guerre civile, les bolchéviks se sont permis le luxe d’avoir une presse d’opposition, une opposition dans les soviets, et, la guerre civile terminée, il y a une erreur de jugement qui intervient. À ce moment, Lénine et Trotsky pensent qu’avec la NEP le danger n° 1 est la reprise politique de la petite et de la moyenne bourgeoisie, donc un risque de restauration capitaliste à court terme. C’est une erreur conjoncturelle, mais c’est une erreur. La paysannerie était beaucoup trop dispersée et démoralisée pour pouvoir, dans l’immédiat, menacer le pouvoir des soviets (évidemment, à plus long terme, une telle analyse était juste, l’opposition de gauche l’a montré, et en 1927, six ans plus tard, le danger devient même aigu). Mais en 1921, le danger n° 1 n’est pas la contre-révolution bourgeoise, mais la dépolitisation de la classe ouvrière et les dangers de bureaucratisation accélérée. Les mesures prises à ce moment-là ont encouragé et développé le processus de bureaucratisation. C’était une erreur, et il faut avoir le courage de le dire. Le mot d’ordre « élargissement et non réduction de la démocratie soviétique », que l’Opposition a lancé en 1923, était valable dès 1921.
H. W. : Est-ce que tu penses que la dualité de pouvoir dans les pays capitalistes avancés aujourd’hui doit prendre la forme soviétique, compte tenu premièrement que cette classe ouvrière, contrairement à la classe ouvrière russe, a des organisations de masse, syndicales et autres, a une tradition organisationnelle, a des institutions dans lesquelles elle se reconnaît, deuxièmement que les réformistes de tout poil, sociaux-démocrates et staliniens, vont refuser et combattre la forme des soviets, est-ce que tu penses que raisonnablement cette forme va s’imposer malgré tout ou que la dualité de pouvoir peut prendre d’autres formes à travers les cartels ou même les syndicats comme le pensait Monatte pour la France ?
E. M. : À ce propos, nous pouvons maintenant nous appuyer sur une longue expérience historique. La tendance historique fondamentale est tout à fait claire, nette et non contradictoire. Chaque fois que nous avons assisté à une crise révolutionnaire dans un pays industriellement avancé, avec une classe ouvrière en pleine possession de sa maturité sociale, politique et économique, nous avons vu surgir des organes de type soviétique. Le débat sur leur nom ou sur leurs origines est un débat à part. Mais quant à la nature des organes eux-mêmes, il n’y a pas l’ombre d’un doute. Dans la révolution espagnole de 1936-1937, il est vrai qu’au niveau des villes et des organes de pouvoir politique, le cartel d’organisations s’est imposé, mais au niveau des entreprises, absolument pas : là il y a eu auto-organisation des masses. Vu le caractère éclaté des organisations de masse, vu le fait de leur multiplicité, de leurs contradictions, et vu le fait qu’à quelques exceptions près la majorité (ou une très forte minorité) des masses ne se trouve pas dans ces organisations, un mouvement aussi puissant et impétueux qu’un mouvement révolutionnaire du prolétariat d’un pays occidental dans son ensemble doit trouver une forme d’auto-représentation dans laquelle la totalité de la classe est présente. L’histoire n’a rien trouvé de mieux que la forme des soviets, qui est une forme née de l’expérience historique réelle, et non pas « inventée » par les bolchéviks ou par les trotskystes.
Tout autre est la question du point de naissance, de l’articulation avec les organisations de masse existantes, et de la représentation en leur sein des organisations politiques syndicales. Là l’histoire a déjà révélé une variété, et ces variations sont multiples. Même entre les deux expériences en Russie, il y a des différences considérables. Les premiers soviets, ceux de 1905, naissent de comités de grèves. En 1917, c’est l’inverse qui se produit : c’est le comité exécutif des soviets de Petrograd qui se constitue avant que ne se constituent, sur tout le territoire, des soviets. La variante espagnole de 1936, c’est encore autre chose. Là nous avons d’abord des comités de base, qui sont coiffés par un cartel d’organisations. Ce qui me paraît le plus important pour les révolutionnaires, et ça recoupe des débats passionnés et passionnants au sein de la 4e Internationale{}, et au sein de la gauche révolutionnaire dans son ensemble en Europe aujourd’hui, c’est de rejeter tout schématisme et tout parti pris à-prioriste. Il ne faut pas croire qu’il n’y a qu’un seul mot d’ordre, ou qu’il n’y a qu’une seule forme d’apparition de ces conseils ouvriers qui soit possible dans la situation présente. Dans certaines circonstances, par exemple des circonstances défensives pour la classe ouvrière (par exemple, montée du fascisme), il est fort possible sinon probable que les organes de pouvoir ouvrier ne naîtront que d’organes de front unique-cartel de partis et de syndicats. Tel était le schéma de Trotsky pour l’Allemagne de 1933, et je crois qu’il était vraisemblable. Mais il y a d’autres circonstances où ça n’est plus vrai du tout. Par exemple, pour la France de 1934-1936, Trotsky rejette cette idée. Il accuse les centristes, et certains pseudo-trotskystes, de défendre l’idée qu’il faut d’abord que Blum et Thorez se mettent d’accord pour qu’il puisse y avoir des comités d’action. Il rejette l’hypothèse selon laquelle il faut subordonner l’apparition d’organes de double pouvoir à la réalisation d’un accord au sommet entre appareils. Il est fort possible et même probable, dit-il, que c’est l’inverse qui va se produire, d’abord la base constituera ces comités, ensuite les bureaucrates se mettront d’accord au sommet pour les accepter. L’expérience du Portugal nous a suffisamment inoculés contre tout schématisme à ce propos. La tâche n° 1 sur laquelle Lénine et Trotsky insistent d’ailleurs dans tous leurs écrits concernant les situations révolutionnaires, c’est de garder les yeux et les oreilles ouverts pour comprendre ce qui se passe au sein de la classe ouvrière, quelle est la tendance réelle d’organisation de la classe, et ne pas plaquer un schéma théorique quelconque sur cette tendance réelle des travailleurs à trouver leurs formes d’auto-organisation. Les réformistes vont-ils combattre inévitablement et partout cette naissance spontanée des conseils de travailleurs ? Si j’étais sectaire, je répondrais : « malheureusement “non” ! ». Comme je ne suis pas sectaire, je dis simplement « non ». Le noyau rationnel de ce sectarisme, c’est que la tâche des révolutionnaires serait évidemment beaucoup plus facile s’il en était ainsi, si les bureaucrates agissaient « courageusement », à contre-courant. Vous voyez ça d’ici : des millions de travailleurs qui s’identifient avec des conseils ; de petits appareils bureaucratiques qui les combattent, ce serait si facile d’isoler les appareils ! Malheureusement, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les bureaucrates sont beaucoup plus malins. Ce qu’on voit généralement, dans la phase d’essor et d’expansion des conseils de travailleurs, c’est que les bureaucrates y entrent, s’identifient avec eux, collent au mouvement réel. Il n’est que de relire ce qu’ont écrit les Ebert, Noske, Scheidemann en Allemagne en novembre 1918 pour s’en convaincre. Je crois que le véritable problème sera la confrontation politique avec les réformistes au sein de ces conseils.
En ce qui concerne les relations entre conseils et organisations de masse, là encore, il faudra ne pas être schématique, et garder les yeux ouverts sur toutes les variantes multiples qui peuvent se produire. Là, évidemment, joue à fond la tradition historique et la spécificité de la classe ouvrière occidentale, notamment le poids du mouvement syndical qui est infiniment plus lourd dans les pays d’Europe occidentale qu’il ne le fut en Russie.
Il y a deux écueils qu’il faudra éviter. Le premier, c’est de se laisser entrainer dans la confusion et le magma centriste, qui essaye de faire une soupe de tout ça, avec laquelle plus personne ne pourra se nourrir. Une soupe indigeste, qui voudra concilier l’irréconciliable, le maintien de l’institution parlementaire avec l’affirmation de la souveraineté des conseils, l’affirmation de la souveraineté et de l’indépendance des syndicats, avec la pluralité des partis et l’acceptation seulement limitée du droit de tendance, etc., etc. La ligne de clivage entre révolutionnaires et réformistes est claire et nette. Nous sommes pour la destruction de l’appareil d’État bourgeois. Nous disons qu’il est absolument impossible de faire une révolution socialiste en respectant, tolérant ou réconciliant l’appareil d’État bourgeois. Nous sommes pour le transfert de l’exercice du pouvoir aux organes d’auto-représentation des masses laborieuses. Nous sommes pour un Congrès des conseils ouvriers souverain qui exerce le pouvoir. Les centristes voudront biaiser, mais l’histoire confirme chaque fois de nouveau, lorsque la crise révolutionnaire s’exacerbe, que l’espace pour cette hésitation se rétrécit à néant. Évidemment, ayant répondu à cette question-clé, il reste une fonction réelle des syndicats là-dedans. Quelles seront leurs compétences réelles ? Quelle sera l’articulation entre les syndicats et les soviets ? Il faut laisser la vie trancher à ce propos, suivant les conditions particulières. Si nous disons que les cartels d’organisations sont moins démocratiques que les organes élus directement, nous n’allons pas commettre la bêtise sectaire de rejeter les cartels d’organisations lorsqu’ils existent, au nom de quelque chose qui n’existe pas encore. Je rappelle que malgré toutes les critiques, justifiées, qu’adressait Trotsky au caractère de cartel qu’avait le comité central des milices à Barcelone en 1936, il a considéré que la dissolution de ce comité central a été le crime principal des réformistes et des centristes, y compris d’Andrès Nin, et le point de retournement de la montée révolutionnaire en Espagne vers une descente… Je rappelle aussi que dans ce comité de milices, il y avait aussi les représentants d’un parti bourgeois, l’Esquerra Catalan, et que Trotsky n’a jamais posé la question : « Expulsons d’abord les partis bourgeois avant de reconnaitre ce Comité Central des milices comme l’organe de pouvoir des travailleurs »…
H. W : On s’achemine en Europe du Sud vers une situation caractérisée par la venue au pouvoir des partis ouvriers, vers des situations de type pré-révolutionnaire où l’hégémonie réformiste va s’exercer assez durablement, mais où existe déjà une avant-garde ouvrière importante… C’est une situation qui est à la fois extrêmement stimulante, mais aussi extrêmement dangereuse, dans la mesure où de la part des réformistes il n’y a pas volonté de transcroître cette situation en révolution victorieuse, et où de la part de la bourgeoisie, il y a par contre volonté de la faire régresser en contre-révolution victorieuse. Dans la mesure où les révolutionnaires ne peuvent pas raisonnablement espérer conquérir la majorité dans les masses, quand bien même elles se donneraient une organisation soviétique, quels sont exactement les objectifs réels que nous poursuivons ?
E. M. : Il y a une idée-clef dans ta question, que tu as sans doute formulée en avocat du diable et que je récuse. Moi je nie que l’avant-garde révolutionnaire soit incapable de conquérir la majorité des travailleurs dans la période révolutionnaire qui va s’ouvrir en Europe méridionale. L’essentiel de la transformation qui s’est produite de 1968 à maintenant – ce fut la fonction historique de cette période, si l’on peut dire – est qu’elle a permis un renforcement de l’extrême gauche tel qu’elle entrera dans cette période révolutionnaire avec des forces suffisantes pour pouvoir se poser de manière réaliste et audacieuse la question de la conquête de la majorité de la classe ouvrière. Mais il faut évidemment préciser pas mal de choses. D’abord, il faut partir du développement inégal de la conscience de classe. C’est une idée que les réformistes et les centristes ont du mal à comprendre. Pourtant, elle est confirmée par chaque expérience révolutionnaire. On a déjà cité le cas de Juin 1936, celui de la Libération… Il n’est absolument pas contradictoire de dire que l’immense majorité des masses peut voter pour les partis réformistes, et se comporter simultanément en pratique en rupture partielle avec les réformistes. Il n’y a là aucune contradiction. La conscience de classe avance par bonds en situation révolutionnaire, mais pas sur tous les terrains à la fois. Les masses peuvent penser que sur le plan parlementaire, électoral, voter utile c’est voter PC-PS. Et en même temps, ces mêmes masses peuvent penser que dans les entreprises, contre la réaction, dans les facultés, agir utile c’est agir de plus en plus indépendamment du PC et du PS. Si l’on analyse minutieusement l’attitude du prolétariat portugais, qui est pourtant un des moins mûrs politiquement d’Europe, tout au long de l’année 1975, on aura une nouvelle confirmation de cette inégalité dans le processus de croissance de la conscience de classe. Nous sommes en train de vivre d’une manière spectaculaire le même phénomène en Espagne. Je crois que nous le vivrons également en France et en Italie.
J’irai même plus loin : il n’est pas exclu que la majorité absolue de la classe ouvrière vote pour la prise du pouvoir par les conseils des travailleurs dans les conseils, et en même temps s’apprête encore à voter pour les partis réformistes dans des élections de type parlementaire. Même le résultat d’élections de consultations, de formulations de la volonté politique, est différent selon qu’il se passe dans l’isoloir ou dans l’assemblée, de manière atomisée ou collective. Les bureaucrates syndicaux et les patrons le savent fort bien, qui connaissent les différences de résultats de votes sur le déclenchement ou l’arrêt de grèves selon qu’ils se passent en assemblées générales ou en référendum, ou par correspondance. De cette première idée s’en dégage une seconde : l’idée du débordement des directions réformistes. Il est parfaitement possible et même probable que nous assisterons, beaucoup plus encore qu’en Juin 1936, et au moins autant qu’au Chili pendant le gouvernement Allende, à un double processus. D’une part il y aura une confiance relative, réservée, méfiante – c’est une formule contradictoire qui exprime bien la réalité – par rapport à la majorité parlementaire ou au gouvernement de gauche. En même temps, il y aura la tendance à déborder les cadres préalablement fixés à l’action par le programme réformiste de collaboration de classe, et la volonté de ne pas rompre avec le régime bourgeois. Ce qui détermine la dynamique de ce débordement, ce n’est pas tant une lucidité théorique des masses, qu’une logique inévitable d’exacerbation de la lutte des classes.
La grande faiblesse analytique des réformistes et des centristes, qui a pourtant été tellement mise en lumière par les expériences révolutionnaires que nous avons vécues dans les pays industrialisés, y compris celle, marginale, du Chili, réside dans l’incompréhension de cette logique. Il est inconcevable dans le monde d’aujourd’hui, avec le poids du prolétariat du point de vue social, économique et politique, avec la crise des rapports de production capitalistes, avec la crise de tous les rapports sociaux bourgeois, il est inconcevable qu’une nouvelle accentuation qualitative de l’activité, de la combativité et des revendications de masse, n’aboutisse pas à une surexcitation, à une véritable exacerbation des conflits de classes qui mettent pratiquement en paralysie le fonctionnement de l’économie capitaliste et le fonctionnement de l’État bourgeois. N’importe quel socialiste ou communiste qui croit qu’il est possible aujourd’hui, avec un prolétariat qui représente 60 à 70 % de la nation au moins, de lui dire « Vous êtes au pouvoir. C’est à vous l’usine, on peut augmenter le niveau de vie, réduire le temps de travail, élargir les nationalisations et la législation sociale progressiste », et qui croit en même temps pouvoir obtenir une augmentation des investissements capitalistes, une augmentation de la masse ou même du taux de profit pour rendre possible cette croissance capitaliste, est un utopiste complet et ridicule. Personne ne croit ça dans le camp bourgeois, personne ne le croit dans le camp ouvrier. Il n’y a que des conciliateurs malhonnêtes ou totalement naïfs qui peuvent répandre de telles légendes. Sauf absence totale et totalement improbable de débordement, sauf passivité totale des masses, ce qui est, je le répète, inconcevable dans le climat actuel de l’Europe méridionale, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche va donc être accompagnée inévitablement d’une exacerbation de la lutte de classe, d’une évasion des capitaux, d’une grève du Capital (c’est-à-dire des investissements), d’un sabotage de la production, de complots permanents de la réaction et de l’extrême droite contre ces gouvernements avec l’appui de l’appareil d’État, d’un terrorisme d’extrême droite, etc., comme on l’a vu au Portugal l’année passée, en Espagne en 1936, au Chili après 1970, comme on le verra demain en Italie, en Espagne et en France.
Or, les travailleurs vont réagir. Ils ne feront pas confiance à la police bourgeoise pour combattre les comploteurs, ni au ministre des Finances pour combattre la fuite des capitaux. Le débordement ne résulte pas d’états d’âme, de confiance ou de méfiance, etc., ni de l’excitation par les « agitateurs gauchistes ». Il résulte de l’inévitable collision entre les classes sociales fondamentales. J’ajoute d’ailleurs que si le programme d’Union de la Gauche est parfaitement compatible avec le maintien du système capitaliste, c’est tout de même un programme beaucoup plus radical que le programme du Front Populaire. Ce n’est pas un hasard. Il reflète une modification des rapports de force, un approfondissement de la crise de structure du capitalisme. Pour pouvoir offrir aujourd’hui des réformes un tant soit peu « amples » aux masses populaires d’Europe occidentale, c’est vraiment des transformations plus radicales qu’il faut réaliser dans le fonctionnement de l’économie et de la société que ce qu’on aurait pu imaginer dans les années 1920 ou les années 1930. Et la logique de cette exacerbation des conflits de classe est une logique double : d’une part, de débordement de plus en plus fort des masses par rapport aux appareils, d’autre part, de paralysie de plus en plus grande des mécanismes « classiques » de gouvernement social-démocrate ou réformiste. Une fois de plus, l’exemple de la première phase du Chili est là pour nous enseigner ce que cela veut dire. Quand vous faites l’addition de ce qu’il y a déjà maintenant, avant même le gouvernement de gauche en Italie, comme évasion de capitaux, si vous faites le bilan de ce qu’il y a maintenant comme évasion des capitaux en Espagne avant même la chute totale de la dictature, vous pouvez vous faire une idée de ce qui arrivera le jour où un gouvernement de gauche sera vraiment en place. Vouloir gouverner par des méthodes traditionnelles et routinières, vouloir se maintenir dans le cadre du parlementarisme bourgeois, pour ne pas dire du Marché Commun qui permet la libre circulation du capital dans des circonstances pareilles, c’est une utopie totale.
Je crois que nous, révolutionnaires, nous sommes infiniment plus réalistes en la matière que les centristes et les réformistes qui sont les vrais utopistes. Nous sommes convaincus que dans des conditions pareilles, le débordement, et le débordement rapide, des appareils réformistes est inévitable. Quand je dis débordement, je le dis dans le cadre, encore une fois, de ce que j’appelle l’inégalité du processus de développement de la conscience de classe. Ça ne veut pas forcément dire une rupture spectaculaire, électorale, avec ces partis. Ça peut prendre des formes intermédiaires, comme ça peut d’ailleurs prendre la forme d’une radicalisation de certaines ailes de ces partis, de luttes de tendances au sein de ces partis – et même de ruptures dans ces partis : c’est presque inévitable dans ce type de circonstances, vu le poids qualitativement accru de l’extrême gauche qui peut peser sur ces processus, qui n’est plus marginale ou insignifiante, mais qui déjà est une force politique reconnue.
J’en arrive à la troisième précision qui concerne la durée du processus. Évidemment, si on croit que tout cela va être terminé en trois mois, dans ce cas-là la conclusion est évidemment pessimiste. En trois mois, ni la LCR en France, ni l’extrême gauche en Italie, ou disons la LCR-LC-OIC en Espagne, aucune de ces extrêmes gauches là n’est capable de conquérir la majorité de la classe ouvrière. Mais pareille vue me parait encore résulter d’une sous-estimation tout à fait irréaliste de la profondeur de la crise de régime, de la profondeur de la crise de direction politique de la bourgeoisie, et de la profondeur de la montée de la combativité ouvrière. Le seul point de référence que nous avons pour ces dernières années, c’est le Chili et le Portugal. Le Chili, ça a duré trois ans, avec une classe ouvrière infiniment plus faible qu’en Europe occidentale, et avec la possibilité d’une intervention directe de l’impérialisme américain, qui est tout de même plus réduite en Europe occidentale qu’au Chili. Ça risque donc de durer plus en Europe. L’exemple du Portugal est loin d’être terminé, et ça fait déjà plus de trois ans que ça dure… Si on a une idée d’un processus qui s’étend sur un certain nombre d’années (sans préciser ce nombre), sur toute une période de ce genre (points de référence : 1918-1923 en Allemagne, 1931-1937 en Espagne), qui peut évidemment être entrecoupée par des défaites partielles tactiques, je crois qu’on peut conclure que, pour des organisations révolutionnaires qui ont déjà des milliers de militants, et des dizaines de milliers de sympathisants et qui gagneront des dizaines de milliers de membres et des centaines de milliers de sympathisants, il est possible d’envisager une conquête de la majorité de la classe ouvrière dans les conseils ouvriers, dans les organes de représentation des masses, si elles appliquent une politique correcte, en particulier une politique correcte de front unique, sur laquelle je reviendrai plus loin.
La quatrième précision, c’est la réponse à l’objection peut-être la plus crédible qu’on puisse faire. Finalement, tout ce que tu as dit, on l’a déjà vu au Chili. On y a vu un gouvernement de gauche paralysé. On y a vu des masses gauchistes prenant d’assaut quelques forteresses marginales de la bourgeoisie. On y a vu la « bisbouille » dans le mouvement ouvrier, par suite des oppositions entre la majorité réformiste et la minorité révolutionnaire. Et on a vu comment de tout cela est sortie vainqueur la réaction, avec un coup d’État sanglant, une défaite écrasante pour le mouvement ouvrier… Quoi répondre à cette objection ?
Je dirai d’abord, de manière réaliste, que je ne garantis pas la victoire. Jamais la stratégie révolutionnaire correcte n’a été basée sur la certitude de la victoire de la classe ouvrière. La seule chose qu’on peut dire, c’est que la ligne stratégique et tactique que nous proposons, c’est la seule qui permette la victoire ; elle ne la garantit pas. Pour la victoire, il faut donc des facteurs supplémentaires, et notamment des rapports de forces qui sont incalculables.
Ce qui a joué au Chili, et du point de vue du rapport de forces entre les classes et du point de vue du rapport de forces entre les appareils réformistes et l’extrême gauche, c’est évidemment une situation objective et subjective beaucoup plus défavorable que la situation européenne. Sur ces deux plans, nous sommes beaucoup plus favorisés. Le degré d’autarcie de l’Europe occidentale est infiniment plus élevé que le degré d’autarcie d’un pays comme le Chili. La capacité de riposte et de résonance internationale du prolétariat est aussi infiniment supérieure. Par ailleurs, nous avons une « arme secrète » que nous ne cachons point et qui est redoutable : l’identité croissante entre ce que fera, au niveau du programme et des objectifs, une révolution prolétarienne en Europe occidentale, et ce qui est déjà le programme d’une partie du mouvement ouvrier dans les pays plus « stables » de l’Europe occidentale : Angleterre, Pays-Bas, Autriche, RFA. Organiser un blocus économique contre le Portugal, l’Italie, l’Espagne ou la France pour « punir » la classe ouvrière d’avoir instauré le contrôle ouvrier ou l’autogestion, alors que les syndicats de l’Europe du Nord sont en train de passer sur les mêmes positions, cela permet à la diplomatie socialiste de jouer son « Brest-Litovsk » sur ce plan-là. Ça aura une résonance certaine chez des millions de travailleurs modérés de l’Europe du Nord. Évidemment, si on a le masque hideux de la dictature stalinienne sur la gueule, ça ne sera pas si facile. Mais si on a le visage souriant du communisme des conseils ouvriers souverains qui sera encore dix fois plus attrayant que le Printemps de Prague – et nous le serons ! – j’ai l’impression que ce genre de blocus ne sera pas facile à appliquer à des pays socialistes en Europe !
L’armée chilienne était une armée d’un type particulier. Même cette armée particulière n’était d’ailleurs pas inoculée d’avance contre le virus socialiste et révolutionnaire. Dans une certaine mesure, ce qui a précipité le coup d’État, c’est la peur qu’avaient les officiers des forces armées contre-révolutionnaires de la pénétration du virus révolutionnaire, notamment dans la marine. La même chose a d’ailleurs joué en Espagne en 1936. Ceci dit, l’ineptie traître des dirigeants de l’Unité Populaire devant ces premières manifestations d’insubordination des soldats et des marins contre les officiers contre-révolutionnaires comploteurs, et la faiblesse politique insigne de l’extrême gauche centriste, qui a pris une orientation complètement fausse concernant le travail dans l’armée, ont aidé les comploteurs. Sur ce terrain aussi, je crois que nous serons en mesure d’éviter ces erreurs, et d’obtenir de meilleurs résultats. Déjà l’expérience du mouvement des soldats ces dernières années, surtout au Portugal, mais aussi en France et en Italie, montre que nous partons d’une meilleure plate-forme que les Chiliens, et que dans des pays hautement industrialisés (où même dans l’armée on peut dire que la majorité absolue des recrues reflète la structure sociale du pays), avoir une colossale montée révolutionnaire qui ne se traduise pas par des oppositions à l’intérieur de l’armée, ça me parait peu probable. Nous avons là des atouts majeurs par rapport à la situation au Chili.
Sur le fond, je dirais que nous n’avons de toute manière pas le choix, et ce dans un sens précis. Lorsque des révolutionnaires sont confrontés à la montée parallèle d’un mouvement impétueux anti-capitaliste et anti-bureaucratique des masses d’une part, et un raidissement contre-révolutionnaire de l’immense majorité du dispositif bourgeois d’autre part, tout ce qui démobilise la classe ouvrière, tout ce qui freine l’assaut des travailleurs, tous ceux qui essaient de jeter de l’eau froide sur leur enthousiasme, ne peuvent que servir la contre-révolution. On n’a jamais vu la lutte des classes évoluer favorablement pour le prolétariat à travers des manœuvres de démobilisation et de division du camp ouvrier. Lorsque l’on se trouve devant une polarisation extrême des forces sociales, la seule carte à jouer pour la cause ouvrière, c’est la carte de l’élargissement et de la généralisation de sa mobilisation, et de sa tendance à l’auto-expansion unitaire. Le grand danger sur lequel il faut mettre en garde, dès maintenant, les centristes et les couches hésitantes, c’est le danger de tout ce qui est répression, morcellement, division et démobilisation du mouvement de masse, sous prétexte de ne pas « effrayer la réaction ». Tout ce qui est répressif est diviseur, et tout ce qui est diviseur est démobilisateur. Tout ce qui est démobilisateur modifie aussitôt les rapports de forces favorablement à la bourgeoisie.
À l’opposé, tout ce qui est mobilisateur et unificateur de la classe ouvrière et des masses laborieuses, modifie les rapports de force au profit de la classe ouvrière et aux dépens de la bourgeoisie. Ça, c’est la ligne de fond sur laquelle nous nous basons. C’est ce qui donne à notre projet de conquérir la majorité de la classe ouvrière pour les révolutionnaires une réelle cohérence. C’est l’un des atouts politiques que nous jouons. Dans une situation révolutionnaire, les marxistes révolutionnaires doivent être la force la plus unitaire et la plus organisatrice, celle qui constamment met en avant l’unité du dispositif de classe de la classe ouvrière. Ils peuvent le faire d’autant plus facilement que les organes d’unité ouvrière, ce sont précisément les organes d’autoreprésentation de la classe : les conseils ouvriers. Nous défendons l’unité ouvrière dans la mesure où nous défendons les organes de pouvoir ouvrier dans la situation de dualité de pouvoir.
Cinquième précision. L’arme pour la conquête de la majorité des masses, c’est l’arme du front unique, essentiellement. La politique de front unique dans une situation aussi complexe et aussi délicate que celle d’un gouvernement de gauche qui est identifié par les masses à un gouvernement des organisations ouvrières (je ne parle pas ici d’un gouvernement de type « compromis historique » : c’est là le cas « classique » d’un gouvernement de coalition entre grands partis bourgeois et réformistes) implique que l’attitude des marxistes révolutionnaires à l’égard d’un tel gouvernement doit être extrêmement bien calculée et nuancée. Elle ne doit pas être une attitude schématique, un appel constant au renversement qui ressemblerait bizarrement, aux oreilles des masses, aux appels de la droite et de l’extrême droite pour le renversement de ce gouvernement. Je ne dis pas que ça doive être une attitude d’appui. Nous ne sommes pas pour ce gouvernement. Nous n’appuyons pas ce gouvernement. Nous sommes évidemment pour la substitution par un gouvernement « ouvrier-ouvrier » d’un tel gouvernement « ouvrier-bourgeois » ! Mais un tel gouvernement sera un gouvernement ouvrier-bourgeois, et il sera vu comme ça par les masses. Et ce serait sectaire et tout à fait improductif d’avoir à l’égard de ce gouvernement une attitude identique à celle qu’on a à l’égard d’un gouvernement, non seulement bourgeois, mais même de Front populaire.
La seule situation qui nous amènerait à modifier fondamentalement notre attitude serait le début d’une répression de la part de ce gouvernement contre le mouvement de masse. Ça, c’est pour nous la ligne de conduite essentielle, comme ce fut celle de Lénine en avril 1917. On n’a qu’à lire tous les textes de Lénine, de mars à juin 1917, dans lesquels il disait très clairement : « Nous ne sommes pas encore pour le renversement de ce gouvernement, dans la mesure où il a l’appui de la majorité des travailleurs ». Il a changé son attitude à partir de la répression des journées de Juillet. Quand un gouvernement de ce genre commence à réprimer les masses, l’attitude des révolutionnaires change. Mais, tant qu’il ne le fait pas, il faut avoir une attitude que j’appellerai une « attitude de tolérance » critique, d’opposition propagandiste et pédagogique, pour que les masses fassent leur expérience. Pour que ça ne reste pas une formule abstraite, ça veut dire qu’on pose à ce gouvernement une série de revendications, de mesures à prendre qui correspondent à deux critères fondamentaux. D’une part, à la nécessité d’accentuer la rupture avec la bourgeoisie, et dans ce cadre se situe l’exigence du départ des un ou deux malheureux ministres bourgeois qui siégeront (ça ne changera pas grand-chose. Le gouvernement restera un gouvernement ouvrier-bourgeois, même sans ces ministres). À cela s’ajoutent des demandes d’épuration radicale, d’élimination radicale de tout l’appareil de répression de la bourgeoisie, de dissolution des corps répressifs, des juges permanents, tout ce qui s’est inscrit dans la tête des masses depuis les expériences de l’Espagne de 1936 et du Chili. À cela s’ajoutent toutes les revendications économiques des masses, exprimant la logique de la dualité de pouvoir, qui tournent autour de la nationalisation sous contrôle ouvrier. Tout cela constitue le premier volet des revendications adressées à ce gouvernement. Le second volet, c’est la riposte à toutes les mesures bourgeoises de sabotage et de désarticulation économique qui seront inévitablement prises. C’est la politique de la riposte du tac au tac, des occupations d’usines, des saisies des usines et de leur coordination, de l’élaboration d’un plan ouvrier de reconversion et de redémarrage de l’économie, de l’extension et de la généralisation du contrôle ouvrier vers l’autogestion, de la prise en main de toute une série de domaines de la vie sociale par les intéressés eux-mêmes (transport en commun, marchés populaires, crèches, universités, domaines agricoles, etc.). Et c’est dans le débat autour de questions de ce genre, dans le cadre de la démocratie prolétarienne, à travers les expériences que les masses feront, dans la défense la plus intransigeante de la liberté d’action et de mobilisation des masses, même quand elle « gêne » les projets du gouvernement, ou va à contresens des plans réformistes ; dans l’illustration, la consolidation, la centralisation des expériences variées d’auto-organisation, sans excès sectaires, sans insultes du type « social-fasciste », tout en tenant compte de la sensibilité particulière des secteurs qui ont encore une confiance, il est vrai décroissante, dans les réformistes, que se fera le passage de couches de plus en plus nombreuses du réformisme vers le centrisme de gauche et le marxisme-révolutionnaire. Dans ce sens, il y a une unité et une articulation cohérentes entre la politique de conquête des masses par le front unique, et la politique d’affirmation, d’extension et de généralisation de la dualité de pouvoir, jusque et y compris la consolidation du pouvoir ouvrier par l’insurrection.
Les effets objectifs de la politique réformiste ; l’impuissance croissante du gouvernement de gauche ; son incapacité à tenir les promesses ; les déceptions croissantes qu’il provoquera au sein des masses, tout cela ne crée-t-il pas un terrain fertile pour la démobilisation, la démoralisation et un retour en force de la réaction contre-révolutionnaire, soit violent soit même légal et électoral ? À long terme sans aucun doute. Cela confirme que nous n’avons pas le choix : ou bien nous élargissons le débordement vers la victoire, ou bien le reflux et la défaite sont inévitables. Mais lorsque les rapports de force sociaux et politiques sont un tant soit peu favorables ; lorsque le mouvement de masse n’est pas « cassé » mais continue à s’amplifier ; lorsque l’auto-organisation, loin de se désagréger rapidement, se consolide et se généralise ; lorsque les révolutionnaires, au lieu de rester faibles et isolés – ou de s’isoler eux-mêmes par sectarisme – se renforcent par bonds, tissent mille liens nouveaux avec les masses, étendent et généralisent les expériences réelles, dans la vie, de front unique (non les mises au pied du mur à des fins purement propagandistes), alors, dans la course de vitesse entre les deux mouvements de fond potentiels – le débordement des appareils réformistes, et le recul qui peut résulter des effets objectifs de la faillite réformiste –, c’est le premier qui l’emportera. Ce n’est pas la victoire garantie ; mais c’est la seule chance de victoire.
Mai 1976