Publié le 1966
Signalons tout d’abord que si nous considérons le système néo-capitaliste comme parfaitement capable de convertir de graves crises de surproduction en récessions à la fois moins profondes et moins longues, nous ne le considérons nullement comme capable de supprimer les fluctuations conjoncturelles de l’économie capitaliste en tant que telles. L’économie américaine a connu avec régularité ses récessions en 1949, 1953, 1957-58, 1960-61. Nous avons essayé d’expliquer ailleurs les raisons du raccourcissement temporaire du cycle, ainsi que les raisons qui plaident contre l’hypothèse d’un raccourcissement définitif de celui-ci.
L’économie américaine peut être considérée comme typique du système néo-capitaliste des pays impérialistes. Elle est le modèle que l’Europe occidentale et le Japon imitent avec quelques années de décalage. Il nous semble donc probable que sortant du cycle spécial de la période de reconstruction, l’économie capitaliste de ces pays connaîtra également des récessions, pour autant qu’elle ne les ait pas déjà connues jusqu’ici (ce qui est le cas de pays comme la Grande-Bretagne, la Belgique et, dernièrement, l’Italie et la France).
Dès lors, ces fluctuations économiques offrent elles-mêmes des mécanismes qui peuvent ébranler périodiquement l’équilibre de la société et de l’Etat capitalistes, la différence entre des récessions plus « bénignes » et des crises économiques plus graves résidant notamment dans le fait que les effets socio-politiques sont beaucoup moins automatiques dans le premier cas que dans le second (aucun pays capitaliste n’a échappé à une grave crise sociale et politique par suite de la crise économique 1929-33).
La matière explosive qui reste présente dans la société de l’Europe occidentale ne se limite point à celle des fluctuations conjoncturelles de l’économie. Il faut y ajouter celle des questions structurelles non résolues, qui sont fort nombreuses (question du Mezzo Giorno en Italie, et, en général, question des régions économiquement en déclin ou sous-développées ; question de l’unité allemande ; question de la chute ou de la succession des régimes semi-fascistes de la péninsule ibérique, et répercussions d’un éventuel renversement révolutionnaire de ces régimes ; tentatives éventuelles d’instaurer des « régimes forts » dans d’autres pays d’Europe occidentale, etc.), celle des crises monétaires ou financières toujours possibles, et dont les effets brusques peuvent être frappants, celle de tout conflit social majeur qui tend à prendre un sens politique et à provoquer des interventions dans ce sens de l’Etat (avec ripostes possibles du mouvement ouvrier et des masses laborieuses).
Pour parler d’une manière plus générale : nous ne croyons nullement que du seul fait qu’il réussit à éviter les crises économiques catastrophiques, le système néo-capitaliste des pays impérialistes soit capable de résoudre tous les problèmes économiques et sociaux qui se posent dans ces pays. Nous ne croyons pas que ce système ait résolu, de quelque manière que ce soit, les contradictions fondamentales du mode de production capitaliste. Et nous croyons qu’il ajoute même à ces contradictions classiques une série de contradictions qui lui sont propres.
L’erreur souvent commise par ceux qui analysent le néo-capitalisme, c’est de considérer comme des « situations sans conflits » des « solutions » qui sont en réalité lourdes de contradictions nouvelles. Nous en avons déjà donné un exemple en partant de la réussite la plus spectaculaire du néo-capitalisme : la réalisation du plein emploi pendant une phase assez longue. Pareille « solution » doit inévitablement amener une hausse constante des salaires qui finit par menacer le taux de profit moyen d’une baisse plus que conjoncturelle. De là la nécessite pour la bourgeoisie de limiter ou d’abolir l’autonomie de négociation salariale des syndicats (politique des revenus). De là aussi sa tendance à substituer aux investissements extensifs, en largeur, les investissements intensifs, en profondeur, qui ne font plus qu’économiser de la main-d’œuvre (automation !). Toute évolution dans ce sens débouche sur une profonde crise du mouvement syndical, et non pas sur une intégration progressive, dénuée de tout conflit, de ce mouvement syndical dans l’Etat.
Le problème de la politique des revenus recoupe d’ailleurs un problème plus large que le néo-capitalisme, loin de 1’avoir résolu, ne fait qu aggraver par rapport à l’époque du capitalisme classique : c’est le problème de l’impossibilité dune augmentation constante et harmonieuse du pouvoir d’achat des salariés-appointés en régime capitaliste.
Dans la mesure même où ce régime implique toujours la diversité des centres de décision, à la fois en matière d’investissements et de prix, il implique inévitablement des fluctuations périodiques des salaires réels décalées par rapport aux fluctuations périodiques du coût réel de la vie. Dans un système de plus en plus dominé par la concurrence internationale, il en découle des décalages périodiques entre le niveau des salaires réels dans différents pays impérialistes, ce qui implique la nécessité d’offensives périodiques du patronat contre les « augmentations excessives des salaires ». Aussi longtemps que subsiste un mouvement ouvrier (et avant tout un mouvement syndical) autonome, ces offensives patronales périodiques créent au moins des conditions objectivement favorables à l’éclatement de conflits sociaux fort amples, sinon à de victorieuses contre-offensives ouvrières, qui remettent en question tout le fonctionnement de l’économie capitaliste.
De môme que le néo-capitalisme n’élimine pas les offensives patronales périodiques contre les augmentations de salaires « excessives » il n’élimine pas la remise en question périodique du niveau de l’emploi. On peut même dire que dans le cadre du néo-capitalisme, les récessions provoquées plus ou moins délibérément par la bourgeoisie - notamment au moyen de mesures déflationnistes - s’ajoutent aux récessions provoquées par le mécanisme interne de l’économie capitaliste. Ainsi se présentent encore une fois des conditions objectives favorables à des luttes de grande ampleur, notamment aux moments de retournement de la conjoncture.
Si l’absence de crises économiques catastrophiques, du type de celle de 1929-33, n’implique pas l’absence de contradictions économiques et sociales qui peuvent donner naissance à de larges luttes ouvrières, il faut en conclure que des forces d’avant-garde au sein du mouvement ouvrier peuvent proposer aux masses laborieuses toute une série d’objectifs de lutte auxquelles ces masses resteront sensibles. Les exemples mentionnés - notamment de lutte contre la hausse du coût de la vie ; contre les diverses formes de blocage ou d’augmentation contrôlée » des salaires ; contre les vagues périodiques de licenciement - fournissent eux mêmes un catalogue de tels objectifs.
Il s’agit là d’objectifs essentiellement défensifs. Mais le néo-capitalisme a impliqué (et implique encore) une nouvelle phase de développement des forces productives. A ce développement des forces productives doit correspondre un catalogue d’objectifs ouvriers nouveaux quantitativement et qualitativement différents de ceux du passé.
Le salaire est le prix de la force de travail et le prix de la force de travail oscille autour de la valeur de celle-ci. Or. Marx souligne que cette valeur n’est pas une donnée physiologique stable, mais une donnée qui comporte des éléments historiquement et géographiquement variables. Il insiste sur le fait que des besoins nouveaux peuvent et doivent être incorporés périodiquement dans l’élément du salaire, ce qui représente d’ailleurs l’action civilisatrice profonde du mouvement syndical.
Au fur et à mesure que l’élévation incontestable du niveau de vie et des salaires réels de la classe ouvrière a réduit la part du pouvoir d’achat consacré à la nourriture proprement dite et à l’habillement de tous les jours, la classe ouvrière des pays impérialistes a pris conscience de toute une série de besoins nouveaux qui jouent aujourd’hui un rôle croissant sinon prépondérant dans ses préoccupations quotidiennes : le logement ; les transports ; l’éducation des enfants ; les vacances ; la sécurité d’existence et notamment la protection contre la maladie et le chômage périodiques.
A tous ces besoins - dont la satisfaction est sous-développée et faussée en régime capitaliste - correspondent des formes de consommation sociale et de socialisation des coûts de satisfactions qui aboutissent à un modèle de répartition du revenu national fortement différent du modèle capitaliste courant.
Plus le niveau de vie augmente, plus le travailleur se heurte en outre à des formes nouvelles d’aliénation qui s’ajoutent aux formes anciennes. Il n’est pas seulement aliéné comme producteur ; il est aussi aliéné comme consommateur. La détérioration de la qualité de toute une série de produits de large consommation -les effets traumatiques d’une publicité de plus en plus envahissante ; le danger d’atomisation de la classe lorsqu’elle s’adapte aux formes nouvelles des loisirs (notamment la télévision) sont des exemples de problèmes nouveaux qui résultent précisément de ce que d’aucuns présentent comme les « réussites » du néo-capitalisme. A ces problèmes nouveaux, le mouvement ouvrier peut et doit appliquer des solutions nouvelles, qui mettent en question le mode de production capitaliste en tant que tel.
Mais si l’ouvrier et l’employé contemporains subissent une aliénation accrue en tant que. consommateurs, ils n’en sont pas moins aliénés avant tout en tant que producteurs. A l’époque du néo-capitalisme, cette aliénation reçoit une dimension nouvelle du fait même des mécanismes qui assurent temporairement la « réussite » du néo-capitalisme : la révolution technologique permanente, la troisième révolution industrielle, l’automation progressive.
Le contrôle du rythme du travail et celui des licenciements ; la reprise en main de l’organisation de la production et la détermination de la place que l’homme productif doit occuper dans celle-ci, ces problèmes descendent du niveau « des philosophes » pour s’intégrer - du moins potentiellement - dans l’action syndicale quotidienne. Dans les préoccupations des travailleurs, tout ce qui est lié à ce complexe de problèmes prend de toute manière une importance croissante, ce qui débouche sur la possibilité d’élever toute la lutte revendicative syndicale à un niveau supérieur.
Tous les objectifs que nous venons d’énumérer sont des objectifs potentiellement révolutionnaires dans le sens qu’ils remettent en question la nature capitaliste de l’économie et la nature de la propriété privée des moyens de production elle-même. Or, ils correspondent non pas à des préoccupations idéologiques ou doctrinales, mais aux aspirations immédiates des masses. Il en résulte donc que loin de remettre aux calendes grecques l’actualité de la révolution socialiste, le néo-capitalisme fait, au contraire, mûrir une série de conditions qui permettent de poser dans les faits la nécessité de cette révolution, sans que les travailleurs doivent préalablement comprendre les Thèses sur Feuerbach ou le tome III du « Capital ».
La stratégie des réformes de structure - initiée par la gauche du mouvement ouvrier belge, et que la gauche du mouvement ouvrier de tous es pays capitalistes d’Europe commence à adopter progressivement - a essentiellement pour fonction d’opérer cette intégration entre les aspirations immédiates des masses et des objectifs de lutte qui remettent objectivement en question le fonctionnement du régime capitaliste lui-même.
Elle ne signifie nullement que le mouvement ouvrier abandonne les revendications d’augmentations des salaires, de réduction de la durée du travail, de lutte contre la vie chère par l’échelle mobile, qui sont ses objectifs traditionnels (du moins en ce qui concerne son aile gauche). Mais elle signifie que le mouvement ne se limite ni à ces objectifs immédiats, ni à une combinaison entre le combat pour ces objectifs immédiats et une propagande générale en faveur de la « révolution socialiste », la « socialisation des moyens de production », voire la « dictature du prolétariat », qui, pour autant qu’elle ne s’inscrit pas dans la lutte quotidienne, reste sans influence sur le déroulement pratique de la lutte de classes. Elle signifie que le mouvement ouvrier combine dans la lutte quotidienne le combat pour des objectifs immédiats avec le combat pour des objectifs transitoires qui, partant des préoccupations immédiates des masses, remettent objectivement en question le fonctionnement du régime capitaliste.
Cette stratégie est incontestablement une stratégie audacieuse ; mais elle comporte aussi des risques sérieux. Le risque principal, c’est que nous vivons une période de développement des forces productives, dans laquelle les représentants des secteurs les plus dynamiques, des plus agressifs du capitalisme, ont eux aussi intérêt à modifier certaines structures de l’économie. Si le mouvement ouvrier n’y prend garde, i1 risque donc de servir simplement de force d’appoint des couches néo-capitalistes, engagées dans un combat contre des couches capitalistes plus conservatrices, dont les intérêts sont bien servis par les structures existantes.
En d’autres termes : la formule « réforme de structure » peut être comprise et interprétée dans deux sens totalement opposés l’un à l’autre : ou bien il s’agit d’une réforme du capitalisme dans le but d’assurer un fonctionnement plus adéquat de l’économie capitaliste ; ou bien il s’agit de « réformes » arrachées par la lutte ouvrière qui sont incompatibles avec un fonctionnement normal d’une économie capitaliste, qui ouvrent une période de dualité de pouvoir et qui ne peuvent déboucher que soit sur une défaite ouvrière (dans ce cas ces « réformes » seront abolies), soit sur une défaite bourgeoise (dans ce cas ces « réformes » seront consolidées par la conquête du pouvoir par le prolétariat et la socialisation des moyens de production, démocratiquement gérés par les travailleurs eux-mêmes).
Dans le premier cas il s’agit de réformes de structure néo-capitalistes, qui constituent le principal piège devant la gauche socialiste en Europe occidentale ; dans le second cas il s’agit de réformes de structure anticapitalistes, qui constituent aujourd’hui le principal véhicule d’une stratégie socialiste en Europe.
Le terme « réforme de structure » étant par nature ambigü, il ne suffit évidemment pas d’une simple étiquette, ni d’une définition un peu plus longue, pour distinguer une stratégie socialiste offensive d’une pratique social-démocrate réformiste, aboutissant essentiellement au maintien ou même à la consolidation temporaire du néo-capitalisme. Sans avoir la prétention qu’elles épuisent le sujet, nous avancerions cinq caractéristiques d’une stratégie des réformes de structure anticapitalistes, qui forment un tout, et qui sont indispensables pour éviter le piège de servir de force d’appoint aux visées néo-capitalistes :