De même que la théorie académique, la théorie marxiste du cycle industriel a souffert du penchant d’auteurs influents pour une explication monocausale des crises périodiques de surproduction. Dans la discussion actuelle, deux grandes « écoles » se font face : celle qui explique les crises par la sous-consommation des masses (la surproduction de biens de consommation) ; et celle qui les explique par la « suraccumulation » (l’insuffisance du profit pour poursuivre l’expansion de la production des biens d’équipement). Cette querelle n’est qu’une variante du vieux débat entre les partisans de l’explication des crises par « l’insuffisance de la demande globale » et ceux de l’explication par la « disproportionnalité ».
Les deux écoles apportent des éléments précieux pour une compréhension plus approfondie des crises. Mais elles commettent toutes les deux l’erreur de scinder arbitrairement ce qui est organiquement lié, au cœur même du mode de production capitaliste. C’est là l’origine de leur incapacité à élaborer une théorie marxiste globale et satisfaisante des crises, à partir des bribes que Marx nous a laissées dans ses œuvres principales (1) . Cette scission est d’autant plus étonnante que Marx lui-même a explicitement souligné dans ses derniers écrits – le manuscrit du tome III du Capital - la nécessité de relier les problèmes résultant de la baisse du taux de profit à ceux de la réalisation de la plus-value, pour expliquer le phénomène des crises périodiques :
« Les conditions de l’exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Les premières se sont limitées que par la force productive de la société, les autres par la proportionnalité des différentes branches de la production et par la capacité de consommation de la société ». (Das Kapital, Marx-Engels-Werke, tome XXV, p. 259. – Traduction d’E.M.)
Le mode de production capitaliste est à la fois production marchande généralisée et production pour le profit de firmes opérant indépendamment les unes des autres, l’une ne pouvant exister sans l’autre. Il est à la fois un système tourné vers la production d’une masse sans cesse croissante de plus-value (de surtravail), et un système où l’appropriation réelle de cette plus-value est subordonnée à la possibilité de vendre réellement les marchandises, qui contiennent cette plus-value, au moins à leur prix de production (rapportant le profit moyen), sinon à des prix qui permettent de réaliser des surprofits. Toute autre interprétation du mode de production capitaliste fait disparaître une des caractéristiques structurelles qui lui sont propres, et sans lesquelles il ne serait plus capitaliste.
Est notamment mystificatrice la formule : « le capital s’approprie de plus en plus de plus- value parce qu’il est dans sa nature même de croître en valeur » (formule, soit dit en passant, tristement tautologique, du même type que « l’opium faisant dormir parce qu’il a des qualités dormitives »), parce qu ‘elle escamote les conditions qui limitent la réalisation de la tendance expansive du capital, c’est-à-dire les contradictions qui le déchirent.
Déjà la nature même de la « cellule de base » de la production capitaliste – la marchandise - implique son dédoublement nécessaire en « marchandise » et « argent ». La marchandise est à la fois produit du travail privé et produit du travail social. Mais le travail social réalisé sous forme de travail privé ne peut être reconnu immédiatement ou a priori comme tel. La marchandise ne peut donc se représenter immédiatement comme travail social ; elle implique des conditions dans lesquelles cette représentation lui soit extérieure, sous la forme d’une valeur d’échange, sous forme d’argent. Mais cette reconnaissance a posteriori du travail social qu’elle contient est toujours aléatoire puisqu’elle dépend toujours du fait d’être effectivement vendue, et du prix auquel elle est vendue.
Peu importe au capitaliste qu’une masse croissante de plus-value ait été produite au cours du processus de production, s’il n’obtient qu’une fraction de la contre-valeur de cette plus- value au cours du processus de circulation. Or, la production de la plus-value n’entraîne pas automatiquement sa réalisation. Nous trouvons donc déjà dans ce dédoublement entre la marchandise et l’argent qui doit réaliser sa valeur d’échange – et dans la contradiction entre le valeur d’usage et la valeur d’échange de cette même marchandise, qui est étroitement liée à ce dédoublement – la possibilité première des crises de surproduction.
Contrairement aux crises précapitalistes (ou postcapitalistes) qui sont presque toutes des crises de pénurie physique, des crises de sous-production de valeur d’usage, les crises capitalistes sont des crises de surproduction de valeurs d’échange. Ce n’est pas parce qu’il y a trop peu de produits que la vie économique est déréglée. C’est parce qu’il y a impossibilité de vente de marchandises à des prix garantissant le profit moyen – c’est-à-dire parce qu’il y a donc « trop de marchandises » - que la vie économique se désorganise, que des usines ferment, que les patrons licencient, et que la production, revenus, ventes, investissements, emploi baissent.
Quelles sont les causes des crises économiques capitalistes ?
- La « suraccumulation des capitaux » ? Sans aucun doute. Nous préciserons dans un instant en quoi elle consiste. Mais non dans le sens mécaniste selon lequel il aurait suffi que les salaires soient plus bas et les profits plus élevés pour que l’accumulation, et donc la croissance, continuent sans entraves. Car la « suraccumulation des capitaux » est accompagnée d’une « surproduction des marchandises » qu’un niveau plus bas des salaires n’aurait certes pas supprimée ! Marx lui-même s’est d’ailleurs moqué de ceux qui admettent la « surproduction des capitaux » en niant la « surproduction des marchandises » (2).
- La « sous-consommation des masses » ? Sans aucun doute. Marx a souligné à plusieurs reprises que « la cause dernière de toutes les crises réelles reste toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses, opposées à la tendance de la production capitaliste de développer les forces productives comme si la capacité de consommation absolu [physique, E.M.] de la société en était la limite » (Das Kapital, tome III, Marx-Engels-Werke, tome XXV, p.501. Traduction d’E. M.). Mais pas dans le sens vulgaire selon lequel la crise pourrait être évitée si on augmentait davantage les salaires. Car, répétons-le, les capitalistes ne sont pas intéressés à la simple vente des marchandises. Ils sont intéressés à les vendre avec suffisamment de profit. Or, toute augmentation des salaires au-delà d’un certain seuil doit nécessairement réduire d’abord le taux et ensuite même la masse des profits, et donc entraver l’accumulation du capital et les nouveaux investissements.
- « L’anarchie de la production » et la « disproportionnalité » entre les différentes branches de la production, inhérentes à la propriété privée et à l’économie marchande généralisée ? Sans aucun doute. A condition de ne pas fournir une version « harmoniciste » de cette explication, selon laquelle il suffirait qu’un « cartel général régularise la production » de tous les secteurs, pour que les crises de surproduction disparaissent. Car en mode de production capitaliste, la disproportion entre production et consommation des « derniers consommateurs » est elle-même un élément constitutif autonome du système, à côté de l’anarchie de la production capitaliste.
- La « chute du taux de profit » ? Sans aucun doute. Mais pas non plus dans le sens mécaniste du terme qui suggère une chaîne causale rectiligne du type : « chute du taux de profit – réduction des investissements – réduction de l’emploi – réduction des revenus – crise de surproduction ». Il y a généralement accroissement et non réduction des investissements à la veille du krach, comme il y a d’ailleurs augmentation et non réduction des salaires dans la même phase d’activité fiévreuse qui précède l’éclatement de la crise (il y a évidemment des exceptions à cette règle. En République Fédérale d’Allemagne, les investissements ont effectivement commencé à baisser avant l’éclatement de la récession 1974-1975).
Pour comprendre l’enchaînement réel entre la chute du taux de profit, la crise de surproduction et l’éclatement de la crise (3), nous devons distinguer les phénomènes d’apparition de la crise, les détonateurs de celle-ci, leur cause plus profonde et leur fonction dans le cadre de la logique immanente du mode de production capitaliste.
La crise économique capitaliste est toujours une crise de surproduction de marchandises. Ceci n’est ni une simple apparence ni le produit d’une « vision idéologiquement déformée ». La crise de surproduction est une réalité tangible, que le marxisme cherche à expliquer, et non à noyer dans un verbiage pseudo-théorique.
La surproduction signifie toujours que le capitalisme a produit plus de marchandises qu’il n’y avait de pouvoir d’achat disponible pour les acheter aux prix de production, c’est-à-dire à des prix qui rapportent aux propriétaires de ces marchandises le profit moyen escompté. Quels que soient les méandres profonds de l’analyse, le premier phénomène à saisir est bien celui de cette rupture brutale de l’équilibre instable qui existe en « temps normal » entre l’offre et la demande de marchandises.
Brusquement, l’offre dépasse la demande solvable au point de provoquer massivement un recul des commandes et une réduction importante de la production courante. Ce sont cette mévente, ce déstockage et cette réduction de la production courante qui entraînent le mouvement cumulatif de la crise : réduction de l’emploi, des revenus, des investissements, de la production, des commandes ; nouvelle spirale des réductions de l’emploi, des revenus, des nvestissements, de la production, etc. et ce, dans les deux départements fondamentaux de la production, celui des biens de production et celui des biens de consommation.
Peu importe que la mévente commence dans l’un ou dans l’autre de ces deux secteurs. Empiriquement, on peut vérifier qu’elle commence le plus souvent dans le second. Ce fut encore le cas lors des récessions 1974-1975 et 1980-1982 (automobile !). Mais il ne faut chercher aucune « logique immanente » dans ce fait empirique. Il y a eu et il peut y avoir des crises de surproduction qui commencent conjointement dans les deux secteurs, et d’autres – plus rares – qui commencent dans le premier, celui des biens de production.
L’événement détonateur qui précipite les crises de surproduction est à distinguer de leurs formes d’apparition. Celui-ci peut être un scandale financier, une brusque panique bancaire, la banqueroute d’une grande firme, comme il peut être plus simplement le retournement de la conjoncture (mévente généralisée) dans un secteur clef du marché mondial. Ce détonateur peut même être une brusque pénurie d’une matière première (ou énergétique) essentielle ; tel fut notamment le cas de la crise de 1866, provoquée par une pénurie de coton à la suite de la guerre de Sécession aux Etats-Unis. Mais le détonateur n’est pas la cause de la crise. Il ne la précipite que dans la mesure où il déclenche le mouvement cumulatif décrit plus haut. Pour qu’ils puissent le déclencher, il faut que coïncident toute une série de préconditions qui ne découlent nullement du jeu autonome du détonateur. Ainsi, la faillite retentissante d’une grande maison commerciale ou d’une grande banque n’étranglera généralement pas la conjoncture au début d’une phase de « boom », d’expansion accélérée. Elle n’aura cet effet qu’à la fin de cette phase, parce que tous les éléments de la crise proche étaient déjà réunis et n’attendaient qu’un élément catalyseur pour se manifester.
La fonction objective de la crise de surproduction pour le développement du mode de production capitaliste est un autre concept à différencier, lui aussi, de celui des formes d’apparition de la crise, de son détonateur et de ses causes profondes. La fonction objective de la crise, c’est de constituer le mécanisme à travers lequel la loi de la valeur s’impose, malgré la concurrence (ou l’action des monopoles !) capitaliste.
Au début de chaque cycle industriel, il y a rationalisation, intensité accrue du travail, progrès technique accentué (ceci est particulièrement vrai dans les périodes de grandes révolutions technologiques qui sous-tendent les phases d’expansion capitaliste accélérée, comme la phase 1940-1948 – fin des années 60). Dans une économie marchande, la hausse prononcée de la productivité signifie toujours la baisse de la valeur unitaire des marchandises (peu importe si elle est masquée par la dépréciation de la monnaie de papier. Un calcul en prix-or ou en heures de travail révélera rapidement cette baisse de la valeur). Mais une période de « surchauffe » est justement celle où les capitalistes propriétaires de marchandises – surtout les industriels ayant appliqué les techniques les plus avancées – peuvent avec plus ou moins de succès maintenir en vigueur les anciennes valeurs, ce qui leur assure de plantureux superprofits. La mévente, la surproduction, la rupture brutale de l’équilibre entre l’offre et la demande constituent le mécanisme qui entraîne la baisse des prix, c’est-à-dire qui impose les nouvelles valeurs des marchandises résultant de l’augmentation de la productivité, en provoquant une forte perte de profits et une forte dévalorisation de capitaux pour les capitalistes (4).
De même peut-on constater que la reprise et le début de la haute conjoncture sont les phases précises du cycle où se produit, de manière assez concentrée dans le temps, le renouvellement massif du capital fixe, qui n’est pas étalé de manière plus ou moins proportionnelle sur le nombre d’années de sa durée »morale ». Le mouvement cyclique s’en trouve évidemment stimulé par un « effet d’écho » (5). Il tend à se répéter. Mais comme la périodicité de ce renouvellement n’est pas strictement prédéterminée puisqu’il est lui-même fonction des conditions de rentabilité, des prévisions d’expansion du marché, du rythme de l’innovation technologique à plus long terme, il résulte davantage des fluctuations conjoncturelles qu’il n’en est la source, bien qu’il les amplifie incontestablement et contribue à les reproduire.
Tout ce qui précède ne constitue donc pas une explication de la crise. Nous avons dit et répété que la crise est une manifestation de la chute du taux moyen de profit, en même temps qu’elle est révélatrice de surproduction de marchandises. Encore faut-il pouvoir établir ici un enchaînement causal plus précis, incorporant toute une série de médiations indispensables qui se situent à la fois dans la sphère de la production et dans celle de la circulation des marchandises, et à la fois dans le domaine de la concurrence et dans celui de la lutte des classes (6).
Nous croyons que cet enchaînement est le suivant :
A partir d’un certain moment de la reprise ou de la haute conjoncture, il y a augmentation inévitable de la composition organique du capital, par suite d’un progrès technique qui, en régime capitaliste, n’est jamais « neutre » mais essentiellement « labor-saving » (substituant des machines à la main d’œuvre), et du gonflement des investissements qui nourrissent la bonne conjoncture. Cette augmentation de la composition organique peut, pendant une certaine période, laisser intact le taux de profit (c’est la phase « lune de miel » du boom), lorsqu’elle est accompagnée d’une forte augmentation du taux de la plus-value, d’une baisse relative des prix des matières et (ou) d’un investissement accru de capitaux dans des secteurs ou des pays dont la composition organique du capital est plus faible. Mais la logique même de l’expansion sape les conditions de cette « lune de miel » :
- plus s’accélère l’expansion, plus se réduit l’armée de réserve industrielle et plus il devient difficile d’accroître le taux de plus-value, vu que les rapports de force sur le marché de la main-d’oeuvre se modifient en faveur des vendeurs de la force de travail, si celle-ci est bien organisée ;
- plus longue est la période d’expansion, et plus la baisse relative des prix des matières premières devient difficile à maintenir, vu les conditions de production moins élastiques (plus dépendantes de facteurs naturels) dans ce secteur ;
- plus l’expansion est longue et profonde, et plus rares deviennent les secteurs (et les pays) où les capitaux productifs peuvent rencontrer des conditions de composition organique du capital structurellement plus basses que dans les secteurs essentiels des pays industriellement dirigeants.
L’ensemble de cette logique immanente de l’expansion provoque, à partir d’un certain seuil, une tendance vers la baisse du taux de profit. Mais ni la production ni les prix ne s’adaptent automatiquement, immédiatement et uniformément à ces conditions détériorées de la mise en valeur du capital (adaptation qui pourrait « mitiger » le cycle et éviter un krach retentissant).
La baisse du taux de profit accentue la concurrence entre capitalistes. Or, dans cette concurrence, les firmes les plus fortes technologiquement et les plus puissantes du point de vue des dimensions des capitaux mis en œuvre, disposent d’avantages évidents par rapport aux firmes retardataires ou plus faibles. Comme elles dominent le marché – ce qui est encore plus évident pour les monopoles capitalistes – elles cherchent à retarder au maximum le « moment de vérité », c’est-à-dire à maintenir aussi longtemps que possible l’ancien profit moyen, voire les surprofits dont elles jouissaient au point culminant du « boom ».
La baisse du taux moyen de profit signifie simplement que par rapport à l’ensemble du capital social, la plus-value totale produite ne suffit plus à maintenir l’ancien taux moyen de profit. Elle ne signifie pas nécessairement que les principales firmes industrielles ou les principales banques voient immédiatement tomber leur taux de profit. La baisse se manifeste d’abord plutôt sous la forme suivante : une fraction du capital nouvellement accumulé ne peut plus s’investir productivement aux conditions de rentabilité « normalement escomptée » ; elle est de plus en plus refoulée vers des activités spéculatives, hasardeuses, moins rentables (7). La masse absolue des investissements ne recule pas de ce fait ; elle peut même augmenter. L’emploi et la masse salariale ne reculent pas non plus ; ils sont même à un niveau très élevé, sinon maximum. Mais investissements, emploi et productivité (production de plus-value relative) n’augmentent plus en proportion suffisante pour nourrir par eux-mêmes l’expansion qui se poursuit apparemment sans égards pour ce qui se passe du côté du « dernier consommateur ». L’industrie n’est plus « la meilleure cliente de l’industrie ».
Or, ce point de retournement de la conjoncture, généralement « voilé » par la poursuite du « boom », coïncide avec deux phénomènes qui en sapent encore les fondements :
- d’une part, la chute du taux moyen de profit doit déclencher dans des conditions de poursuite de l’expansion et d’accumulation de la spéculation un recours sans cesse accru au crédit et donc, une aggravation de l’endettement des entreprises. Cela accentue leur résistance à tout ajustement rapide des prix et des profits, étant donné que les charges financières accrues, combinées avec une chute des bénéfices bruts, réduiraient de manière bien plus grave encore le profit d’entreprise. L’emballement du crédit est pratiquement inévitable, vu que les banques s’efforcent d’éviter des banqueroutes en chaîne qui leur causeraient des pertes sévères. Ainsi, on passe imperceptiblement du « boom » à la surchauffe, qui voile encore davantage dans l’immédiat les forces qui préparent inexorablement le krach ;
- d’autre part, au fur et à mesure que se développe l’expansion, pour ne pas dire la surchauffe, des manifestations de capacité de production excédentaires, c’est-à-dire de surproduction potentielle, doivent nécessairement apparaître. Les deux phénomènes fondamentaux de l’expansion en sa phase « lune de miel ».
- l’augmentation de la composition organique du capital et l’accroissement de la plus- value relative (l’augmentation du taux de la plus-value) – ne peuvent pas ne pas aboutir à un accroissement de la masse des marchandises produites (8). En mode de production capitaliste, il est impossible de réduire la valeur unitaire des biens de consommation (ce qui est à la base de l’augmentation de la plus-value relative) sans en augmenter considérablement la masse totale. De même, il est impossible d’accroître la production des machines et des matières premières (département I), qui est à la base de l’augmentation de la composition organique du capital, sans accroître à la longue considérablement la capacité de production du département II (biens de consommation), fût-ce dans une proportion moindre que celle du premier. Les contradictions internes du mode de production capitaliste sont telles qu’au cours de l’expansion :
- la hausse de pl/v ne peut pas neutraliser la hausse de C/v, en fonction de la lutte des classes ;
- malgré les progrès des « formes de plus en plus détournées de la production » (roundabout ways of production), « Δ (c/v) » ne peut être proportionnelle à « Δ capacité de production en moyens de production capacité/de production en moyens de consommation » en fonction même des mécanismes de la concurrence et du progrès technique.
Dans ces conditions, la capacité de production du second secteur doit croître plus rapidement que la masse salariale, et ceci d’autant plus que le capital réussit à retarder le moment où la hausse du taux de la plus-value se ralentit ou s’arrête.
Plus il y a des capitaux en friche, plus l’accroissement de la masse de la plus-value produite est en retard sur l’accumulation du capital ; plus le taux de profit baisse, et plus l’écart se creuse entre le taux de profit escompté et celui réalisé par un nombre croissant de firmes, entre leurs charges financières et leurs revenus réels. Plus elles sont donc à la merci du premier incident capable d’entraîner la faillite. « Surabondance » de capitaux et « pénurie » de profits coexistent, se déterminant l’un l’autre.
Pour que les effets de la chute du taux de profit soient imposés à tous les capitaux, il faut qu’il y ait mévente généralisée et chute des prix (des prix-or), ce qui entraîne une contraction de la production dans tous les secteurs.
La crise de surproduction amplifie à son tour la chute du taux de profit qui avait déjà baissé malgré le fait que la production de la plus-value était à son niveau quasi maximum. Avec la réduction de l’emploi et l’apparition du chômage complet et partiel, la masse totale de la plus-value produite se réduit même par rapport au niveau atteint à la fin du « boom » et pendant la surchauffe et ceci, malgré un taux d’exploitation des travailleurs encore employés en augmentation (il avait cessé d’augmenter à la fin du « boom »).
On peut donc dire, schématiquement, que le « surinvestissement » avait provoqué une « suraccumulation » qui entraîne à son tour un « sous-investissement » et une dévalorisation massive de capitaux. Ce n’est que si cette dévalorisation est suffisamment ample, et que le chômage ainsi que des mesures de rationalisation multiples « relancent » vigoureusement le taux d’exploitation de la classe ouvrière, que la chute du taux de profit se trouvera enrayée et qu’un nouveau cycle d’accumulation accrue des capitaux pourra se déclencher. (...)
On peut saisir de manière assez simple dans quelle mesure les partisans de l’explication monocausale de la crise par la « sous-consommation » de même que les partisans de la « suraccumulation » ont également partiellement raison et partiellement tort, en imaginant le dialogue de sourds suivant entre deux défenseurs fervents de chacune de ces théories (disons un syndicaliste réformiste d’inspiration néo-keynésienne et un représentant patronal d’inspiration néolibérale) :
« — Puisqu’il y a mévente, donc surabondance de marchandises, il faut immédiatement augmenter les salaires pour résorber les stocks invendables et réamorcer la pompe. Sinon, on ne sortira pas de la crise. Malheureux, vous vous égarez ! La crise, c’est avant tout la réduction des investissements (et donc de l’emploi) par suite de la chute des profits. Si vous augmentez les salaires en ce moment précis du cycle, vous allez réduire davantage encore les profits, donc les investissements, donc l’emploi. Il faut au contraire réduire les salaires dans l’immédiat. De ce fait, les chefs d’entreprise verront leurs profits augmenter, procéderont à de nouveaux investissements, embaucheront du nouveau personnel, ce qui relancera la conjoncture.
— A-t-on jamais entendu pire insanité ? Il y a déjà une forte mévente de marchandises. En réduisant les salaires, vous réduisez le pouvoir d’achat courant des masses, c’est- à-dire la demande globale. En réduisant la demande globale, la mévente s’accentuera et le marché sera inondé de marchandises invendables ! A-t-on jamais vu des patrons investir pour produire encore plus de marchandises invendables ? En réduisant les salaires, vous aggravez la crise au lieu de la surmonter ».
L’erreur fondamentale commise par les deux écoles, erreur fort proche d’ailleurs de celles des écoles académiques opérant avec des agrégats macro-économiques – la « demande globale » des keynésiens et la « masse monétaire » des monétaristes -, c’est de supposer une série d’ajustements mécaniques et généralisés se produisant sous certaines conditions bien précises. La hausse des rémunérations des ménages ne « relance » réellement la conjoncture que si elle est accompagnée d’une hausse du taux de profit et d’une perspective d’expansion généralisée du marché. Sinon, les investissements ne suivent pas. A l’inverse, la hausse des profits et des investissements ne permet pas de dépasser la crise que si elle est accompagnée d’une expansion de la demande globale. Sinon, les stocks de marchandises invendables continuent à peser sur le marché et maintiennent l’économie en dépression. Il faut conjointement une forte expansion du marché (du pouvoir d’achat des derniers consommateurs) et une hausse prononcée du taux moyen de profit pour permettre un nouveau cycle d’expansion de la production et de l’accumulation du capital. Mais cette coïncidence dépend d’un concours de circonstances fort nombreuses. De là l’impossibilité de la produire à l’heure H par telle ou telle mesure gouvernementale (ou d’une entente privée). De là le caractère incontrôlable du cycle.
On pourrait se demander pourquoi, après 150 années d’expérience, les capitalistes continuent d’agir généralement dans le même sens, au lieu de « compenser » leurs erreurs de prévision réciproques. Pourquoi toutes les firmes accroissent-elles (outre mesure) les investissements au cours de la haute conjoncture, ce qui précipite la capacité excédentaire et la surproduction ? Pourquoi réduisent-elle toutes (outre mesure) leurs investissements pendant la crise, ce qui accentue la mévente et la baisse des profits ? N’est-ce pas un « instinct moutonnier » irrationnel qui les fait agir de la sorte ?
La réponse est simple : ce qui est rationnel du point de vue du système pris dans son ensemble ne l’est pas du point de vue de chaque firme prise isolément, et vice versa. C’est lorsque le marché est en forte expansion que toutes les firmes doivent essayer d’obtenir une part de ce gâteau agrandi, précipitant ainsi le « surinvestissement » et la capacité excédentaire. Lorsqu’il y a mévente, il est absurde pour chaque firme individuelle d’accroître la capacité de production. Il faut au contraire réduire les pertes et la chute des prix (des prix- or), c’est-à-dire réduire la production. Ce qui a pour résultat un « sous-investissement » cumulatif au niveau macro-économique. La conviction naïve des libéraux, selon laquelle « l’intérêt général » est parfaitement servi si chacun poursuit son « intérêt particulier » se révèle manifestement illusoire aux tournants décisifs du cycle – en dehors du fait qu’elle cherche à masquer l’opposition d’intérêts entre capitalistes et salariés. La propriété privée est l’obstacle insurmontable à une croissance étalée des investissements. De ce fait, elle constitue également l’obstacle à la disparition du cycle.
A ceux qui nous reprochent d’avoir fait la part trop belle aux phénomènes des débouchés, et donc de la demande, dans notre analyse de la crise présente, ainsi que dans la synthèse esquissée de la théorie marxiste des crises, nous rétorquerons que des fluctuations de la conjoncture sont toujours, en dernière analyse, des fluctuations de l’accumulation et donc de la reproduction élargie du capital. Mais le processus de reproduction du capital est précisément l’unité du processus de production et de circulation, comme Marx le précise en grand détail dans le tome II du Capital. Vouloir expliquer le phénomène des crises exclusivement par ce qui se passe dans la sphère de la production (la production d’une quantité insuffisante de plus-value pour assurer à tout le capital un taux de profit acceptable), en faisant abstraction des phénomènes de réalisation de la plus-value, c’est-à-dire de la circulation, donc du marché, c’est en réalité faire abstraction d’un aspect fondamental de la production capitaliste, celui d’une production marchande généralisée :
« La surproduction en particulier a pour condition la loi générale de production du capital, à savoir de produire à la mesure des forces productives (c’est-à-dire de la possibilité d’exploiter la plus grande masse de travail avec la masse donnée du capital) sans égards pour les limites du marché ou des besoins solvables, et cela par l’extension continue de la reproduction et de l’accumulation, donc de la transformation continue de revenus en capital, alors qu’en même temps, la masse des producteurs reste limitée au niveau moyen des besoins et doit rester limitée de la sorte, du fait même de la tendance de la production capitaliste. » (Karl Marx : Théorie de la plus-value, Marx-Engels-Werke, tome VVVI/2, p. 530- 531. Traduction de E.M.).
Et de manière encore plus succincte : « Toute la querelle de savoir si la surproduction est possible et nécessaire du point de vue du capital tourne autour de la question de savoir si le processus de mise en valeur du capital dans la production pose immédiatement sa mise en valeur dans la réalisation, si sa mise en valeur posée dans le processus de production est sa mise en valeur réelle. » (Karl Marx : Grundrisse, Dietz-Verlag, Berlin, 1953, p. 314.Traduction E.M.).
L’explication marxiste des cycles 1971-1975 et 1976-1982
Si nous voulons appliquer cette théorie générale des crises à l’explication des cycles 1971- 1975 et 1976-1982 et plus précisément aux origines et aux lendemains des récessions généralisées de 1974-1975 et 1980-1982, nous devons lui incorporer toute une série d’éléments particuliers, qui découlent de la situation et des contradictions spécifiques de l’économie capitaliste internationale au début des années 70. Ces récessions, ainsi que les reprises hésitantes qui leur ont succédé et qui donnent à la période 1974-1982 un caractère très nettement dépressif, doivent être comprises comme le point de convergence de cinq crises de type différent :
- Une crise classique de surproduction,limitée cependant une fois de plus dans sa durée et dans sa profondeur par un deficit financing et une expansion du crédit sur une grande échelle, mais marquée par une efficacité nettement décroissante de ces techniques anti- crise inflationnistes.
L’expansion totale de la dette publique et privée au cours des années 75 et 76 a dû être de l’ordre de 400 à 500 milliards de dollars, elle fut de l’ordre de 700 à 800 milliards de dollars au cours des années 1980-1982. Des prêts aux gouvernements impérialistes plus faibles, aux monopoles les plus touchés par la crise, aux pays dits du tiers monde et aux pays dits socialistes ont en partie pris le relais des prêts aux consommateurs et aux firmes capitalistes plus solides qui ont surtout cherché à utiliser leurs profits accrus à partir de 1976 en vue de réduire le poids de leur endettement. Le cycle du crédit a donc conservé une certaine autonomie par rapport au cycle industriel, ce qui a permis d’éviter encore une fois une répétition de la crise de 1929-1932 (cette autonomie relative du cycle du crédit est une des caractéristiques fondamentales du « troisième âge du capitalisme » tel qu’il fonctionne depuis plus de trente-cinq ans). - La combinaison de la crise classique de surproduction avec le retournement de « l’onde longue » qui, depuis la fin des années 60, a cessé de jouer un rôle expansif. (...)
- Une nouvelle phase de la crise du système impérialiste dont la hausse du prix du pétrole et les négociations sur un « nouvel ordre économique mondial » ne sont que des reflets indirects. Pendant un quart de siècle, l’impérialisme a été amené à se débarrasser graduellement du système colonialiste, à passer de la domination directe à la domination indirecte sur les pays semi-coloniaux et dépendants, sans modifier, sauf de manière marginale, la répartition de la plus-value mondiale entre bourgeoisie impérialiste et classes possédantes des pays semi-coloniaux. Cette entreprise était vouée à l’échec. Au début des années 70, la détérioration des rapports de force aux dépens de l’impérialisme, à l’échelle mondiale, l’a obligé à concéder aux clases dominantes des pays de l’OPEP une part considérablement majorée de la plus-value mondiale, à travers un brusque et énorme accroissement de la rente pétrolière. La part exacte de la plus-value mondiale ainsi redistribuée est difficile à chiffrer. Pour donner un ordre de grandeur, nous l’estimerions à quelque 7-8%.
- Une crise sociale et politique aggravée dans les pays impérialistes qui résulte d’une part de la conjonction entre la dépression économique et un cycle spécifique ascendant des luttes ouvrières, de la combativité et de la politisation des travailleurs dans toute une série de pays impérialistes, et d’autre part, des réactions provoquées par la tentative de la bourgeoisie impérialiste d’imposer aux travailleurs le fardeau de la crise et de la redistribution mondiale de la plus-value.
- La conjonction de ces quatre crises avec la crise structurelle de la société bourgeoise qui agit en profondeur depuis plus d’une décennie accentue la crise de tous les rapports sociaux bourgeois et plus particulièrement la crise des rapports de production capitalistes. La crédibilité du système capitaliste comme pouvant garantir l’amélioration constante du niveau de vie, le plein emploi et la consolidation des libertés démocratiques est fortement sapée, en fonction même des retombées de la récession.
Des « ondes longues à tendance stagnante » n’impliquent nullement une dépression permanente de la production matérielle, qui s’étendrait sur vingt/vingt-cinq années. Elles sont caractérisées par une succession de crises de surproduction et de périodes de reprise et d’augmentation de la production, exactement comme les« ondes longues à tendance expansive ». Le cycle continue à fonctionner en tant que tel. La différence, c’est qu’au cours des « ondes longues à tendance expansive », les phases de récession sont plus courtes et moins profondes, les phases de reprise et de « boom » plus longues et plus prospères. A l’inverse, au cours des « ondes longues à tendance stagnante », les récessions sont plus longues et plus profondes, les reprises plus courtes et moins expansives, rencontrant des difficultés à se transformer en phases de prospérité proprement dite. Nous venons d’en vivre une confirmation éclatante !
La tendance à la baisse à long terme du taux moyen de profit s’était fait sentir dès la fin des années 60, sinon dès la deuxième moitié de cette décennie-là.
L’apparition de capacités de production excédentaires dont un nombre croissant de branches industrielles importantes, et le caractère de plus en plus spéculatif des phases successives de prospérité, en étaient les signes les plus révélateurs. Le « boom » des années 1972-1973 fut presque entièrement spéculatif. Si la hausse spectaculaire des prix des matières premières pendant cette phase avait aussi des causes profondes (sous- équipement et taux de croissance trop bas de la production des matières premières au cours de la période précédente), et représente également un produit de l’inflation accélérée à l’échelle de l’économie capitaliste internationale dans son ensemble, sa source fondamentalement spéculative n’est pas douteuse. La valeur totale de tous les contrats d’achat à terme de matières premières (future contracts) est passée de 60 milliards de dollars en 1964 à 340 milliards de dollars en 1974. D’énormes capitaux spéculatifs ont afflué à la bourse des matières premières, tant pour se couvrir contre les pertes de pouvoir d’achat du dollar et d’autres monnaies de papier que pour réaliser des gains spéculatifs, en escomptant une pénurie plus ou moins durable de matières premières (9).
Ce « boom » spéculatif était condamné à s’effondrer dans une récession d’autant plus grave que les capacités excédentaires étaient plus étendues qu’à aucun autre moment depuis la Deuxième Guerre mondiale et que l’accélération du processus inflationniste obligea les autorités politiques et monétaires à mettre un cran d’arrêt à la politique d’expansion du crédit.
En d’autres termes : les nouveaux débouchés dans les pays de l’OPEP, les pays dépendants les plus industrialisés, les pays dits socialistes, ainsi que ceux créés par la forte augmentation de la dette publique (des déficits budgétaires) ne compensent pas suffisamment les pertes de débouchés créés par le chômage massif et le ralentissement des investissements productifs. Il y a eu « compensation » et donc reprise à partir de 1976 d’abord, à partir de 1982 ensuite, mais « compensation » seulement partielle, insuffisante.
Pour avoir une idée des difficultés que devrait surmonter une « relance » de l’économie afin de se rapprocher des taux de croissance moyens des années 50 et 60, citons trois séries de chiffres :
- entre le moment où les stocks de marchandises chez les industriels et les commerçants américains étaient à leur maximum avant la récession et le moment où ils tombèrent à leur point le plus bas (en juin 1975), ils n’ont diminué que de 10 milliards de dollars (passant de 273 à 263 milliards de dollars). En septembre 1977, ils se situent déjà à 327 milliards de dollars ce qui, compte tenu de l’inflation, est l’équivalent d’environ 284 milliards de dollars 1974-1975 (il est vrai que par rapport à la production globale, les stocks n’ont pas augmenté). Il y eut donc « assainissement » et « dévalorisation » des capitaux, mais une dévalorisation dérisoire, rapidement neutralisée d ès la reprise. L’expansion du marché reste marginale. Elle n’incite guère les industriels à effectuer des investissements importants. Autres indications de la même tendance : la dette publique et privée aux USA croît avec 7,6% du PNB en 1960, 11,4% du PNB en 1965, 18,2% du PNB en 1973, 20% du PNB en 1977. La dette des consommateurs croît avec 5% de leur revenu disponible en 1960, 6,1% en 1965, 8,7% en 1973, 9,9% en 1977. Il faut de plus en plus d’endettement pour alimenter des reprises.
- le taux d’accroissement annuel de la capacité de production de l’industrie manufacturière en RFA était en moyenne de 6,1% pendant la période 1960-1965. Il avait déjà baissé à la moyenne annuelle de 3,9% pendant la période 1966-1970. Mais il n’atteint plus que 1,8% en 1975, 1,5% en 1076, 1% en 1977 ! Tel est l’effet objectif de l’énorme capacité excédentaire qui pèse sur le marché et que la suppression fort réduite de firmes et de potentiel productif – en général cantonnée dans le secteur des petites et moyennes entreprises jusqu’ici – n’a guère modifié substantiellement. Voilà la raison fondamentale de l’absence d’un « boom » d’après la récession 1974-1975 : malgré la fin de la récession, le volume des « capitaux en friche » s’accroît sans cesse. Pour la même raison, la récession 1980-1982 ne sera pas non plus suivie d’un véritable « boom ». A la mi-juin 1975, le montant total des placements en euro-dollars et euro-devises avait atteint 200 milliards de dollars. A la fin 1977, Il atteint 350 milliards (10), à la mi-juin 1978 400 milliards. Mais cette « suraccumulation » de capitaux-argent n’est pas sans rapport avec la surproduction et la capacité de production excédentaire : « Si les Etats-Unis devaient investir approximativement 20% de leur PNB dans de nouvelles capacités, il n’y aurait pas assez d’entrepôts pour contenir toute la marchandise invendue, ni assez de calculatrices électroniques pour fabriquer tous les chèques d’allocation pour les chômeurs « (Business Week, 16 janvier 1978).
Il serait intéressant de se demander pourquoi, à travers les cycles 1971-1975 et 1976-1982 – on pourrait même dire les cycles successifs de la période 1967-1982, si l’on part de la récession ouest-allemande de 1966-1967 et de la mini récession américaine de 1967 – les questions monétaires internationales ont joué un rôle de plus en plus perturbateur dans une série de retournements de conjoncture.
Avec l’internationalisation croissante du capital, l’émergence des firmes multinationales comme forme typique d’organisation de la grande production capitaliste, c’est le marché mondial qui devient l’arène dans laquelle s’effectue la véritable socialisation du travail. De plus en plus, la valeur des marchandises, non seulement celle des matières premières mais aussi celle des produits de l’industrie manufacturière, commence à être déterminée sur le marché mondial et non plus sur le marché national des pays capitalistes. Cela veut dire qu’en fonction d’un progrès qualitatif de la mobilité internationale des capitaux, on évolue petit à petit vers des prix de production internationaux pour un nombre croissant de marchandises, c’est-à-dire vers une péréquation internationale du taux de profit. Les prix mondiaux sont de moins en moins des dérivés des prix nationaux. Ce sont au contraire les prix sur le marché national qui s’écartent plus ou moins de l’axe constitué par les prix au niveau mondial.
Il s’agit évidemment d’une tendance qui émerge, qui commence seulement à s’imposer graduellement, et non d’une règle déjà étendue, voire universelle. Cette tendance résulte notamment du jeu de compensation au sein des firmes multinationales, d’une production qui s’effectue au sein de ces firmes dans plusieurs pays à la fois, quelque fois avec d’importantes divisions internationales du travail dans le cadre de la même firme, pour un même produit fini qui est ensuite vendu au même prix dans tous les pays, compte tenu des fluctuations du taux de change.
Dans ces conditions, les monopoles commencent à rencontrer de sérieuses difficultés pour maintenir la rigidité des prix et des surprofits monopolistiques sur les marchés nationaux des pays impérialistes, vu la pression croissante de la concurrence internationale. L’hebdomadaire américain Business Week consacre son numéro du 12 décembre 1977 une longue étude à l’effritement des vieilles pratiques monopolistiques des prix aux Etats-Unis, et à l’application croissante de prix « plus flexibles » et « plus différenciés ». Là encore, il ne s’agit que du début d’un renversement de tendance qu’il ne faut pas généraliser. Le protectionnisme, la cartellisation, la centralisation des firmes, sont autant de tentatives, largement mises en pratique pendant le cycle actuel, en vue de protéger les surprofits monopolistiques. Mais à long terme, leur efficacité est douteuse, vu l’internationalisation croissante des capitaux et de la production elle-même.
Dans les mêmes conditions, les tentatives des gouvernements bourgeois nationaux de « régulariser » le cycle au niveau national se heurtent à des difficultés croissantes, qui sont justement médiatisées par les fluctuations de la balance des paiements et des cours de change des monnaies de papier nationales. Le passage aux taux de change flottants a été une tentative pour accroître l’autonomie d’action de ces gouvernements, face aux impératifs de la loi de la valeur qui s’impose de plus en plus en maître sur le marché capitaliste international. Mais les résultats sont médiocres et de plus en plus douteux, même en ce qui concerne le gouvernement impérialiste le plus puissant, celui des Etats- Unis.
Plus les gouvernements nationaux manipulent au niveau national la masse monétaire, le volume du crédit, les cours de change artificiels de leur devise, plus ils appliquent des pratiques protectionnistes, et plus les forces productives internationalisées se rebellent contre ces manipulations, plus les lois du marché – la loi de la valeur – déclenchent des mécanismes compensatoires qui rendent ces mesures gouvernementales inefficaces ou même perverses.
Une série de gouvernements, non seulement de pays dits du tiers monde mais encore de puissances impérialistes (successivement le Portugal, l’Italie, la Grande-Bretagne, le Danemark, demain ce sera sans doute le tour de l’Espagne, de la Belgique et de la France) se sont heurtés au cours des cycles 1971-1975 aux diktats du Fonds monétaire international quand il s’agissait de couvrir par des emprunts internationaux importants des déficits, brusquement accrus au-delà de la moyenne « normale » de leurs balances de paiement. (...)
Voilà l’explication fondamentale de la gravité des récessions 1974-1975 et 1980-1982 et du caractère morose de la reprise 1976-1978. Au-dessus de la future récession plane la triple menace d’un krach bancaire majeur, de l’insolvabilité de quelques pays dépendants ou semi-coloniaux importants et d’une crise d’effondrement du dollar. (...)
Mais le régime n’est point au bout du rouleau. Il consacre d’importantes réserves dans la plupart des pays impérialistes : des réserves énormes dans les pays les plus riches (avant tout, mais pas seulement, les Etats-Unis, la RFA, la Suisse, le Japon, les Pays-Bas, la Suède, la Belgique, le Canada, l’Australie) ; des réserves substantielles dans les pays impérialistes plus durement touchés par la dépression (avant tout en Grande-Bretagne et en France, mais même dans une certaine mesure en Italie et en Espagne, davantage démunis). Il dispose de ressources non négligeables dans les pays les plus riches de l’OPEP, au Brésil, au Mexique, à Hong Kong, à Singapour, en Afrique du Sud. Et surtout, il joint à ces réserves et ressources économiques encore considérables, un arsenal d’armes politiques, idéologiques et militaires mises au service d’une cause qu’il poursuivra pendant de longues années de manière tenace : une relance substantielle du taux moyen de profit, grâce à un relèvement brutal du taux de la plus-value.
Notes :
- Il s’agit surtout du chapitre XVII des Théories sur la plus-value (Marx-Engels-Werke, tome XXVI/2, p. 467 et fol.) ; des chapitres XV et XXX du tome III du Capital ; des chapitres XVI, XX et XXI du tome II du Capital ;et du passage sur les crises de l’Anti-Düring d’Engels, qui a été revue et corrigé, sinon rédigé,par Marx lui-même (Marx-Engels-Werke, tome XX,P256-258).
- Theorien über den Mehrwert, Marx-Engels-Werke, tome XXVI/2p.293-295
- L’incapacité de saisir cet enchaînement constitue la faiblesse fondamentale de l’étude remarquable de Makato Itoh : « The Formation of Marx’s Theory of Crisis », in Bulletin of the Conference of socialist Economists, vol. IV, n°1, février 1975. L’auteur reste prisonnier d’une dichotomie imaginaire : ou bien théorie de la suraccumulation, ou bien théorie de la surproduction. La même remarque s’applique à Jacques Attali qui croit devoir enregistrer « deux conceptualisations assez différentes de la crise » chez Marx (Ruptures d’un système économique, Dunod , Paris, 1974, p. 34). Dans le même ouvrage collectif, P. Dockes et M. Rosier soulignent par contre la complémentarité de la crise de suraccumulation et de la crise de surproduction, comme nous le faisons.
- K. Marx : Das Kapital, tome III, Marx-Engels-Werke, tome XXV, p. 265
- La rotation plus rapide du capital fixe, que nous avions signalée dans Le Troisième Age du capitalisme, a été confirmée avec éclat par une étude du bureau du Plan des Pays-Bas qui signale que l’âge de la plus vieille machine utilisée a baissé de 45 ans en 1959 à 17 ans en 1973. Elle signale de même comment la hausse relative des salaires stimule un mouvement d’investissements en capital fixe deplus en plus « jeune » qui tend à réduire l’emploi (H. den Hartog et H. S. Tjan : « Investeringen, lonen, prijzen en arbeidsplaatsen – Een jaargangmodel met vaste coefficienten voor Nederland » - Central Planning Bureau the Hague, Occasional Papers, n2/1974) – « Mythes et Réalités sur le Chômage » (in : Banque, mars 1978) apporte des données empiriques intéressantes sur la tendance à la substitution du « travail » par le « capital » en France,pour la période 1964-1976.
- « ... la crise réelle ne peut être représentée qu’en partant du mouvement réel de la production, de la concurrence et du crédit capitalistes » (K. Marx : Theorien über den Mehrwert, Marx-Engels-Werke, tome XXVI/2, p. 509).
- K.Marx : Das Kapital, tome III, Marx-Engels-Werke, tome XXV, p.261
- « Dans la même mesure donc dans laquelle croît son ampleur [celle du machinisme], doit s’accroître la masse des produits... » (K. Marx : Grundrisse, p. 627. traduction E.M.). Et encore : « Il y va de même de la force productive. D’une part, [il y a] la tendance du capital de la pousser nécessairement jusqu’à l’extrême, afin d’accroître le temps de surtravail relatif. Mais cela réduit d’autre part le temps de travail nécessaire, et donc la capacité d’échange du travailleur. En outre, comme nous l’avons vu, la plus-value croît dans une proportion bien plus réduite que la force productive , et cette proportion décroît toujours d’autant plus que la force productive se trouve déjà fortement accrue. Mais la masse des produits s’accroît dans une proportion similaire... Dans la même mesure dans laquelle s’accroît la masse des produits, augmente cependant la difficulté de mettre en valeur le temps de travail qu’ils contiennent – parce que l’exigence d’une consommation [accrue] augmente ». (K. Marx : Grundrisse, p. 325. Traduction E.M.).
- Concernant les « achats spéculatifs de matières premières » pendant la période 1972-1974, le 47e Rapport de la Banque des règlements internationaux indique : « A cette époque, les achats de couverture et de spéculation engendrés par les fluctuations de grande envergure des taux de change ont joué un rôle important, et ce mouvement fut accentué, dans certains cas, par les difficultés croissantes d’approvisionnement en matières premières. L’accumulation et la thésaurisation par les industriels de stocks considérables de produits de base illustrent parfaitement cette situation « (p. 38). Un graphique reproduit par la même publication indique que les stocks de matières premières détenus par l’industrie de transformation des pays impérialistes, qui, en moyenne, n’avaient crû que de 0,5 à 0,8% par trimestre entre 1968 et 1971, se mirent à augmenter de 2 à 3% en 1972, 1973 et au début de 1974, c’est-à-dire que leur taux de croissance quadrupla.