Certains ont prétendu que la décision de fonder la IVe Internationale en 1938 avait été déterminée par deux prédictions de Trotsky qui se sont avérées fausses. Premièrement, la Seconde guerre mondiale, qui était imminente, déboucherait sur une gigantesque montée de la révolution, en premier lieu de la classe ouvrière internationale, qui déborderait les organisations ouvrières traditionnelles encore plus que celle qui avait suivi la Première guerre mondiale et donnerait à un courant réellement révolutionnaire une chance historique de réaliser une percée décisive. Deuxièmement, à la fin de cette nouvelle guerre, la bureaucratie stalinienne serait très fortement affaiblie, sinon renversée, et perdrait son contrôle sur les secteurs les plus militants de la classe ouvrière internationale et du mouvement anti-impérialiste.
Il est vrai que de telles perspectives ont inspiré différents cadres du mouvement trotskyste dans différents pays à la fin des années trente et au début des années quarante. Leur non-réalisation a eu des conséquences importantes. Beaucoup d’entre eux ont rompu avec la IVe Internationale et souvent même avec le mouvement ouvrier. D’autres se sont efforcés d’adapter leur engagement révolutionnaire à un panorama mondial qui apparaissait très différent de ce qu’ils avaient espéré quelques années auparavant. Dans ce but, ils estimèrent nécessaire de réviser des aspects fondamentaux du programme de l’Internationale en ce qui concerne aussi bien les perspectives du capitalisme que la nature de l’URSS.
Par ailleurs, dans les années 1949-1953, nous avons connu la crise la plus grave de notre histoire qui a débouché sur une scission désastreuse. Les conséquences de cette scission ne seront surmontées que dix ou quinze ans plus tard grâce, d’abord, à la réunification de 1963 et surtout, ensuite, à la montée de Mai 68 et de la radicalisation qui l’a suivi. Aujourd’hui, la IVe Internationale, tout en étant encore trop faible, est beaucoup plus forte qu’en 1938, en 1949-1953 ou en 1963.
Ce fait serait déjà suffisant pour prouver que tous ceux qui pensaient que la fondation de la IVe Internationale était, pour une raison ou pour une autre, liée aux perspectives à court terme sus-mentionnées, se trompaient complètement. L’histoire a toujours démontré que toute organisation ouvrière ou révolutionnaire, nationale ou internationale, surgissant de circonstances conjoncturelles, pour ne pas dire de quelque idiosyncrasie analytique, est construite sur du sable et condamnée à disparaître. Seules les organisations dont le programme et les activités correspondent à des besoins historiques qui s’exprimeront dans de nombreuses luttes pendant des décennies sinon pendant des générations, sont construites sur du roc et finalement s’affirment, si elles apprennent à exploiter les occasions qui se présentent et à éviter des erreurs désastreuses.
La Ire et la IIeme Internationale correspondaient au besoin d’indépendance de classe des salariés, qui reste l’exigence-clé de la lutte de classe aussi longtemps que le capitalisme continue d’exister. Cela n’est pas moins vrai aujourd’hui qu’il y a cent vingt-cinq ans ou quatre-vingt-dix ans. La IIIe Internationale a combiné cette exigence avec celle du renversement révolutionnaire du capitalisme à l’époque de l’impérialisme. Cela aussi n’est pas moins vrai aujourd’hui qu’en 1914 ou en 1919.
La fondation de la IVe Internationale correspond à des réalités historiques à l’échelle mondiale d’une nature similaire. Nous devons vérifier d’une manière scientifique, sans céder à l’impatience personnelle ou générationnelle, à la déception et au découragement ; si ces exigences sont valables aujourd’hui autant qu’elles l’étaient il y a cinquante ans.
Il faut ajouter que si on peut rencontrer dans des articles conjoncturels et parmi les plus polémiques de Trotsky des perspectives incomplètes, imprécises et même erronées à court terme (on peut en trouver également dans les écrits analogues de Marx, d’Engels, et de Lénine, pour ne pas parler de leurs disciples, même les plus doués), on ne peut pas dire la même chose en ce qui concerne les principaux textes programmatiques de cette période, notamment les trois les plus importants, c’est à dire le « Programme de transition », le « Manifeste de la conférence d’alarme de la IVe Internationale » en 1940 (qui est son véritable testament politique) et « La Révolution trahie ». Cela vaut aussi pour trois oeuvres programmatiques précédentes, c’est à dire la « Critique du programme de l’Internationale communiste », « La Révolution trahie » et « La IVe Internationale et la guerre » , qui est aujourd’hui est trop peu lu et étudié (1).
Cela apparaît en toute clarté dans un paragraphe-clé du « Manifeste » de 1940 à propos du cadre temporel dans lequel les perspectives trotskystes doivent être placées : « Le monde capitaliste n’a pas d’issue, à moins de considérer comme telle une agonie prolongée. Il faut se préparer pour de longues années, sinon des décennies, de guerres, de soulèvements, de brefs intermèdes de trêve, de nouvelles guerres et de nouveaux soulèvements. C’est là-dessus que doit se fonder un jeune parti révolutionnaire... La question des rythmes et des intervalles est d’une énorme importance, mais elle n’altère ni la perspective historique générale, ni la direction de notre politique » (L. Trotsky, « Oeuvres », tome 24, juin 1940-août 1940, p.70-71).
On peut faire la même remarque en ce qui concerne l’emploi du mot « période » dans le chapitre initial du « Programme de transition ». Mais le fait, indiqué par Goerges Breitman, que la décision de fonder la IVe Internationale avait été déjà prise par Trotsky et ses partisans en 1936 (2), est une confirmation encore plus nette des raisons non-conjoncturelles de cette fondation. A ce moment-là, la guerre n’était pas imminente et la révolution européenne n’avait subi de défaite majeure, sauf en Allemagne. Une victoire de la révolution était possible en Espagne et en France et elle aurait pu probablement éviter la Seconde guerre mondiale. Les grandes purges staliniennes de 1936-1938 auraient pu être aussi évitées.
En fait, la décision de fonder la IVe Internationale aurait été prise déjà en 1933, lorsque le Komintern avait cessé d’être une organisation révolutionnaire de même que Lénine avait lancé son appel pour une troisième Internationale en 1914 au moment de la capitulation des partis sociaux-démocrates (3).
Les contradictions fondamentales de notre époque
L’exigence de fonder la IVe Internationale découle des contradictions fondamentales qui ont marqué l’histoire du XXe siècle et qui peuvent être synthétisées comme suit :
1. Le mode de production capitaliste est entré dans la période de son déclin historique depuis 1914. Les forces productives gigantesques créées par ce système se rebellent périodiquement contre les rapports de production capitalistes, le mode d’appropriation privé et l’Etat-nation. Cela a amené une succession de graves dépressions économiques, de guerres, d’explosions sociales (crise de toutes les relations sociales fondamentales issues de la société bourgeoise). Plus le système capitaliste décadent survit, plus ces crises successives menacent de détruire la base matérielle de la civilisation, voire la survivance physique de l’humanité. Les forces productives se transforment périodiquement en des forces de destruction terrifiantes.
Alors que le capitalisme du XXe siècle détruit les résultats du progrès du passé dans certaines régions du monde, il bloque le progrès dans d’autres. La polarisation entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien dans chaque pays capitaliste, en dépit des ressources disponibles, est liée à la polarisation à l’échelle mondiale entre pays relativement riches et pays relativement pauvres.
2. La rébellion des forces productives contre les rapports de production capitalistes s’exprime aussi par des rébellions périodiques des forces de production humaines, de gigantesques explosions de luttes ouvrières qui paralysent le fonctionnement du système capitalistes et mettent objectivement à l’ordre du jour la révolution socialiste. Ces luttes ne sont pas uniquement des tentatives normales des ouvriers de se battre pour leurs intérêts immédiats. Elles sont aussi une tentative instinctive du prolétariat de réorganiser la société sur une base nouvelle, une base socialiste.
Les crises fondamentales provoquées par le capitalisme impérialiste décadent ne pourront être surmontées que par la conquête du pouvoir par le prolétariat, la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois, la construction d’un Etat ouvrier, ce qui implique dans les pays impérialistes la suppression radicale des rapports de propriété capitalistes et dans les pays moins développés aux moins le commencement d’une telle suppression.
Contrairement à toutes les révolutions sociales précédentes, la révolution socialiste ne peut atteindre ses buts que d’une façon consciente. Par conséquent, l’issue des vagues successives de luttes de masse explosives ne dépend pas uniquement du rapport de forces social objectif entre le capital et les travailleurs salariés. Elle dépend aussi du niveau relatif de la conscience de classe du prolétariat et de la qualité révolutionnaire de la direction. Puisque ceux-ci se sont avérés inadéquats dans la plupart des cas, la plupart des révolutions du XXe siècle ont abouti à des défaites, totales ou partielles : « La crise de l’humanité est la crise de la direction révolutionnaire prolétarienne ». Ainsi, le XXe siècle se développe comme un siècle de crises et de guerres, de révolutions et de contre-révolutions.
3. La première révolution socialiste victorieuse à l’échelle nationale, la Révolution russe de 1917, n’a été possible que grâce à la direction du Parti bolchevique, le pouvoir des soviets, la construction d’un Etat ouvrier, l’instauration de la dictature du prolétariat ont permis en même temps de résoudre le problème politique le plus brûlant du moment, la paix, et de réaliser les tâches fondamentales de la révolution nationale démocratique. Mais la classe ouvrière n’aurait pas pu accomplir ces tâches et les préserver pendant une guerre civile coûteuse sans chercher à éliminer sa propre exploitation, c’est à dire sans commencer à construire une économie et une société socialistes.
Si la modernisation et l’industrialisation de l’URSS ont donné des résultats spectaculaires, le progrès dans la construction d’une société sans classes a été, en général, freiné et inversé. La contre-révolution politique, imposée par le stalinisme, a débouché sur le monopole du pouvoir politique par une caste bureaucratique et provoqué une inégalité sociale croissante. Les ouvriers ont perdu tout contrôle sur leurs conditions de travail et l’appropriation de leurs produits. Ces conditions constituent la base matérielle d’une rébellion de masse contre le stalinisme, pour une révolution politique antibureaucratique, partie intégrante de la révolution socialiste mondiale.
4. La politique menée par les partis sociaux-démocrates et staliniens et par les directions syndicales a empêché que les vagues successives de lutte de masses dans les années vingt et trente n’aboutissent à des révolutions socialistes victorieuses. Cette politique, tout en reflétant des erreurs théoriques, exprimait en dernière analyse des intérêts matériels spécifiques, ceux des bureaucraties ouvrières privilégiées. Les réformistes et les staliniens - y compris les partis communistes bureaucratisés post-staliniens - subordonnent les intérêts de la majorité des ouvriers à la défense de leurs propres privilèges. Alors qu’ils prétendent défendre les « bastions » ouvriers et les conquêtes arrachées par les luttes, en fait, il minent ces bastions et ces conquêtes, qu’il faut évidemment défendre. Mais cette défense ne doit pas être opposée à la lutte pour des nouveaux bonds en avant de la révolution socialiste, nationalement ou internationalement. D’où la nécessité de créer de nouveaux partis ouvriers.
Un processus réel de différenciation au sein de la classe ouvrière correspond à cette exigence objective. Toute vague successive de luttes explosives détermine l’émergence de nouveaux dirigeants naturels de la classe dans les usines, dans les bureaux, dans les quartiers, dans les campagnes, dans les syndicats et dans les partis de masse aussi bien qu’en dehors d’eux. Mais cette nouvelle direction ouvrière potentielle risque d’être gaspillée si elle ne se concrétise pas par la création de nouveaux partis politiques. Elle risque également d’être perdue si les nouveaux cadres et dirigeants n’assimilent pas les leçons de plus d’un siècle de luttes ouvrières et répètent des erreurs qui pourraient facilement être évitées. C’est pourquoi il est nécessaire que les marxistes-révolutionnaires s’enracinent fermement dans la classe ouvrière, notamment dans ses couches d’avant-garde, et se battent pour leur programme qui incarne toute l’expérience historique du prolétariat mondial. C’est pourquoi il est nécessaire de construire sur cette base de nouveaux partis révolutionnaires.
5. L’internationalisation croissante des forces productives à l’époque impérialiste, et l’internationalisation non moins prononcée du capital et de la lutte de classes qu’elle implique, rend impossible le parachèvement de la construction du socialisme dans un seul pays ou un petit groupe de pays. Cela ne signifie pas que la révolution socialiste soit impossible dans chaque pays, même relativement arriéré, pris séparément, ou que ces pays ne peuvent pas commencer à construire une société socialiste. Mais au cours de ce processus, ils seront soumis à la pression économique, politique, militaire, idéologique du capitalisme international, qui se reflétera inévitablement, à des degrés divers, par des déchirements internes qui constitueront autant d’obstacles sur la voie du socialisme. La révolution socialiste commence par triompher dans un pays, s’étend à l’échelle internationale, se combine avec la lutte de classes internationale et se parachève finalement dans la construction mondiale du socialisme. Le « socialisme dans un seul pays » est une utopie réactionnaire.
De même que le « national-communisme » découle organisationnellement de la théorie du « socialisme dans un seul pays », la construction d’une nouvelle internationale est la réciproque de la compréhension théorique du caractère mondial de la lutte de classes à l’époque impérialiste. Sans organisation internationale du prolétariat, les organisations ouvrières nationales sombreront plus facilement encore dans le national-réformisme et la national-communisme. Sans organisation internationale du prolétariat, la coordination, voire la compréhension des processus internationaux de lutte de classes et de révolution seront infiniment plus difficiles, les défaites plus lourdes, les victoires plus coûteuses et plus souvent remises en question.
Nous sommes persuadés que ces cinq problèmes fondamentaux du XXe siècle, qui fondent la nécessité de la IVe Internationale, d’une nouvelle Internationale révolutionnaire du prolétariat, restent aujourd’hui les problèmes cruciaux à résoudre comme ils le furent il y a cinquante ans.
Le capitalisme reste sans issue
La principale objection qu’on a apporté à l’analyse théorique qui sous-tend la nécessité de la IVe Internationale - la nécessité objective de la révolution socialiste mondiale pour résoudre la crise de l’humanité -, c’est qu’elle sous-estimerait la capacité d’adaptation (et donc de progrès au moins partiels) du système capitaliste. Comment parler d’ « agonie » d’un système qui a connu une croissance économique exceptionnelle entre 1948 et 1968, voire 1973 ? Comment nier que dans les principaux pays impérialistes, sinon dans pas mal de pays dits du tiers monde, il y a eu, pendant la même période, une élévation incontestable du niveau de vie, de qualification et de culture de larges couches prolétariennes ? (4)
A cette objection, nous répondons que ce sont les critiques du marxisme révolutionnaire et non les marxistes qui font preuve d’une vue tout à fait partielle, non complète, de la réalité mondiale depuis 1938 ou depuis 1948. Ce sont eux qui sont coupables de subjectivisme, d’utopisme, voire d’aveuglement dogmatique.
Admettons que les marxistes aient effectivement sous-estimé les capacités d’adaptation du système capitaliste international (5). Mais immédiatement se pose la question : adaptation à quel prix ? Comment peut-on faire le bilan des cinquante dernières années, en oubliant les cent millions de morts qu’à coûté la Seconde guerre mondiale, en oubliant Auschwitz, Hiroshima, les millions de morts des guerres coloniales depuis 1945, l’hécatombe des seuls enfants morts de faim et de maladies facilement guérissables dans le tiers monde depuis 1945 (sans doute supérieure à tous les morts de la Seconde guerre mondiale) ? Cette énorme masse de souffrance humaine est-elle un phénomène secondaire ? Le concept d’ « agonie » paraît-il tellement déplacé en face de cette réalité prise dans sa totalité ?
Sans aucun doute, le déclin de la civilisation n’est-il ni linéaire ni total. Cela, les marxistes sérieux ne l’ont jamais affirmé en opposition aux gauchistes infantiles. Faut-il rappeler la fameuse parole de Lénine, qu’il n’y a pas de situation sans issue pour le capitalisme ? Celui-ci doit encore être renversé. S’il ne l’est pas, il peut toujours s’en sortir - pendant un certain temps aux frais des exploités (6). Le retard de la révolution mondiale a retardé la mise au service du progrès au sens le plus large du terme, des ressources richissimes des cerveaux humains. Mais il n’a pas mis hors service ces cerveaux. La science et la compréhension du réel continuent à progresser. Leurs fruits ne sont encore que partiellement détournés à des fins destructrices de l’humanité et de la nature. Nous continuons en partie à engranger ces fruits. La prolongation de l’espérance de vie et la baisse de la mortalité infantile à l’échelle planétaire depuis cinquante ans en attestent.
Mais ces progrès de la production achetés par les infinies souffrances qui les avaient précédés ne pouvaient être que temporaires, précisément parce qu’ils étaient le fait d’un régime économique et social déchiré par d’insolubles contradictions. Au « boom » de l’après-guerre devait succéder une nouvelle dépression. Les marxistes n’ont pas été surpris par elle, comme l’ont été les thuriféraires réformistes, néo-réformistes (post-staliniens) et néo-keynésiens du capitalisme. Nous avions annoncé ce renversement de tendance comme inévitable, avant qu’il ne se soit effectivement produit.
Que reste-t-il aujourd’hui du rêve de la « croissance économique, du plein emploi et du progrès social assurés » ? Où étaient, où sont les vrais utopistes, sinon dans le camp de ceux qui supposaient que le capitalisme (pardon ; « l’économie mixte ») était capable d’assurer tout cela ? Ils ont belle mine maintenant, avec quarante millions de chômeurs dans le tiers monde, une chute des revenus réels d’au moins 10% du prolétariat occidental (avec la « nouvelle pauvreté à la clé »), une chute allant de 30% à 50% des salaires réels dans la plupart des pays semi-coloniaux et semi-industrialisés dépendants.
Finalement, si le capitalisme a effectivement pu s’adapter tant bien que mal à un monde marqué par la crise de déclin de sa civilisation, le seuil d’inadaptabilité se rapproche graduellement. Il y a peu d’hommes et de femmes lucides sur tous les continents qui mettraient en doute qu’une nouvelle « adaptation » par la guerre mondiale, par le développement irresponsable de la technologie, par la surexploitation du tiers monde, par l’érosion des libertés démocratiques (la torture est déjà institutionnalisée dans plus de cinquante pays) menacerait non seulement la civilisation mais la survie physique du genre humain. Jadis, l’alternative se présentait sous la forme : socialisme ou barbarie. Aujourd’hui, elle a pris la forme de « socialisme ou la mort ». Car il est impossible d’éviter à la longue ces désastres qui nous menacent sans mettre fin au comportement égoïste et compétitif qui découle du régime de la propriété privée et de la concurrence, et qui inspire la « double morale », l’incapacité d’étendre les règles de solidarité aux genre humain dans son ensemble.
Les critiques plus « nuancés » du marxisme reprochent à ce raisonnement son « catastrophisme excessif ». Ils ne nient pas la tendance vers la multiplication des crises (sociales, économiques, politiques, morales, militaires), d’ailleurs difficiles à nier depuis 1968. Mais ils estiment que ces crises n’aboutissent pas nécessairement aux catastrophes « finales ». Elles ont jusqu’ici pu être « amorties » en déjà du seuil évoqué. Il y a un chômage massif, mais il est proportionnellement moins grave que celui de la « grande crise ». Il y a la « nouvelle pauvreté », mais les chômeurs et d’autres « laissés-pour-compte » ne sont pas amenés à vendre leurs lits pour acheter du pain. Il y a la faim dans le tiers monde, mais la population y croit quand même et ne recule pas, ce qui prouve que la grande majorité ne meurt pas de faim. La dépression économique se prolonge et s’aggrave, mais un « atterrissage en douceur » ne serait tout de même pas exclu. La classe ouvrière est encore capable de résister aux offensives les plus provocatrices du capital, mais elle serait déjà suffisamment affaiblie pour que les plans bourgeois de restructuration passent. La tendance vers l’Etat fort s’accentue, mais ne prendrait pas nécessairement la forme extrême du fascisme. Des guerres « locales » se multiplient, mais elles ne débouchent pas nécessairement sur la guerre mondiale. Etcéteri, etcetera.
Les marxistes sérieux n’ont jamais défendu l’idée que nous frôlons constamment « l’effondrement final ». Mais la preuve du contraire ne peut guère être apportée : à savoir que jamais, au cours de notre siècle, les crises susceptibles d’être amorties ne se soient brusquement transformées en catastrophes. Il suffit de se rappeler les dates fatidiques de 1914, 1929, 1933, 1939, 1945 (Hiroshima), 1968 ou 1973 (retournement de la conjoncture économique mondiale) pour s’apercevoir que, périodiquement, des catastrophes se sont bel et bien produites. Nous ajouterons : elles ont même tendance à s’aggraver, surtout si elles sont retardées. Rien ne permet d’affirmer que cela ne se répétera plus. Ce ne sont pas les marxistes qui « exagèrent » avec leur « catastrophisme ». Ce sont leurs critiques qui manquent singulièrement de réalisme, à la lumière de l’expérience concrète de notre siècle. Or, l’enjeu des catastrophes futures est devenu effrayant : si le capitalisme survit, l’humanité est condamnée. Il n’y a guère de faits qui s’inscrivent en faux contre cette tendance à long terme.
Seule la classe ouvrière peut renverser le capitalisme
En dehors de la classe ouvrière dans la définition classique du terme déjà citée plus haut (7) - c’est à dire l’ensemble des salarié-e-s économiquement contraints de vendre leur force de travail par manque d’accès aux moyens de production ou de consommation sans cette vente - il n’y a aucune force sociale de par le monde capable de renverser le capitalisme international et d’instaurer un ordre social fondé sur la coopération et la solidarité universelle. Loin d’être numériquement en déclin ou marquée par une hétérogéneisation, une segmentation plus grande qu’en 1914, qu’en 1939 ou qu’en 1954, elle est aujourd’hui plus forte et moins hétérogène qu’aux dates indiquées (8).
Certes, le milliard de salarié-e-s qu’il y a de par le monde ne sont pas plus nombreux dans chaque pays, à chaque moment, ni plus proches les un-e-s des autres par leurs conditions de vie et de travail, qu’à aucun moment du passé. Le développement de la classe ouvrière est, lui aussi, soumis à la loi du développement inégal et combiné. La classe ouvrière ne croit pas de manière linéaire, elle recule (et se déqualifie) dans certaines branches, certaines régions, voire certains pays pour progresser et se re-qualifier dans d’autres. Mais il n’y a aucune indication que la tendance mondiale et à long terme soit celle du déclin, bien au contraire.
Déjà le nombre de salarié-e-s est, à l’échelle mondiale des pays capitalistes (c’est à dire si on n’inclut pas la RP de Chine)est plus élevé que celui des paysans, même en tenant compte des pays du « tiers monde » les plus peuplés (Inde, Pakistan, Indonésie). Cette transformation historique ne s’est d’ailleurs produite qu’au cours de la toute dernière période. Rappelons, pour rétablir le cadre de référence, qu’au moment de la révolution socialiste d’Octobre, les salarié-e-s représentaient à peine 20% de la population active de la Russie, et qu’à l’échelle mondiale, à la même époque, les paysans producteurs représentaient au moins 75% de cette même population. Même en Europe et aux Etats-Unis, pour ne pas dire au Japon, le poids des salarié-e-s était beaucoup plus réduit à cette époque qu’il ne l’est aujourd’hui.
Le fait que seul le prolétariat dispose du potentiel de renverser le pouvoir du capital et de le remplacer par un ordre social fondé sur la coopération et la solidarité universelles ne signifie en aucune manière que dans les pays semi-industrialisés dépendants, pour ne pas dire dans les pays semi-coloniaux les plus importants, il n’ait pas besoin d’alliés pour pouvoir conquérir et maintenir le pouvoir. Même si elle est devenu minoritaire dans ces pays, la paysannerie pauvre y représente une force sociale importante, socialement explosive, dont les préoccupations principales ne peuvent êtres satisfaites par le pouvoir en place. L’alliance ouvrière-paysanne reste le moteur principal pour la réalisation de la stratégie de la révolution permanente, dont l’application est la condition sine qua non de la solution des problèmes de sous-développement.
Par ailleurs, la combinaison spécifique de développement et de sous-développement qui caractérise l’émergence des pays semi-industrialisés dépendants au cours des deux dernières décennies a stimulé la croissance d’une couche sociale particulière : la population marginalisée, semi-prolétarienne, des villes, habitant les taudis et vivant d’expédients. Cette couche sociale, numériquement souvent majoritaire dans les métropoles du tiers monde (y compris dans les pays semi-coloniaux proprement dit), arbitre souvent l’issue des luttes politiques à court terme. Elle peut et doit être gagnée comme alliée par le prolétariat, grâce à l’intégration dans la stratégie de la révolution permanente de la lutte pour la réforme (révolution) urbaine, complément indispensable de la révolution agraire.
On invoque quelquefois l’impact des « nouveaux mouvements sociaux » pour mettre en doute le rôle du prolétariat comme principal sujet révolutionnaire dans le monde d’aujourd’hui. Signalons à propos de la définition du « sujet révolutionnaire », la confusion dont ont fait preuve à la fois ceux qui exaltent outre mesure et ceux qui dénigrent systématiquement ces « nouveaux mouvements sociaux » en les qualifiants de « petits-bourgeois ».
Un des acquis du marxisme, sans lesquels le matérialisme historique perd toute capacité opérationnelle pour expliquer l’histoire, c’est justement le caractère objectif du concept de « classe sociale ». Les classes sociales existent et se battent les unes contre les autres indépendamment de la conscience qu’elles ont de leur propre nature de classe et de leurs propres rôles historiques (ce qui ne veut évidemment pas dire que ce niveau de conscience n’influence pas le déroulement et l’aboutissement de ces luttes). Les salariés américains ont beau se considérer en bonne partie comme faisant partie des classes moyennes, cela ne les empêche pas de mener souvent des grèves farouches contre le patronat, quelquefois de manière bien plus dure que les salariés d’autres pays dotés d’une conscience de classe plus élevée. Ils se comportent comme salarié-e-s parce qu’ils sont des salarié-e-s, même s’ils ne se considèrent pas comme tel-le-s.
Considérés sous cet angle, la grande majorité des participant-e-s aux « nouveaux mouvements sociaux » sont des salarié-e-s, du moins dans les pays impérialistes et les pays dépendants semi-industrialisés. Cela découle quasi automatiquement de la structure sociale de ces pays, vu l’ampleur même des « nouveaux mouvements sociaux ». Le seul groupe social en dehors du prolétariat duquel ils pourraient se recruter massivement seraient les ménagères n’ayant pas de profession rémunérées ou les lycéens/étudiants. Mais ni au sein du mouvement anti-guerre ni au sein du mouvement écologiste, ni au sein du mouvement de solidarité anti-impérialiste ou antiraciste, ces groupes ne sont majoritaires, loin s’en faut. Seul le mouvement étudiant/lycéen proprement dit - en tant que mouvement de masse mobilisé - a jusqu’ici échappé à l’emprise prolétarienne.
La confusion provient du fait que les « nouveaux mouvements sociaux » sont organisationnellement, et souvent idéologiquement, désarticulés par rapport au mouvement ouvrier organisé - la plupart des fois d’ailleurs par sa faute, c’est à dire par son retard sinon son refus de prendre en charge la défense des objectifs pour lesquels ces mouvements engagent le combat. Il en résulte des luttes fragmentées et « décentrées » qui, tout en permettant des mobilisations plus larges sur des objectifs limités (single-issue mouvements) facilitent le détournement de ces mouvements vers des voies réformistes.
Mais on ne peut pas sérieusement défendre la thèse que des étudiants/lycéens, des ménagères, ou même des paysans des pays dit du « tiers monde », disposent de la force de frappe économique et sociale suffisante pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie dans les principales métropoles. Ils peuvent l’affaiblir. Ils peuvent constituer des alliés précieux de la révolution socialiste, c’est surtout le cas du mouvement féministe, dont le potentiel émancipateur concerne plus de la moitié du genre humain, et dont la force de frappe autonome est considérable, tout en mobilisant une fraction importante de salariées et une fraction croissante du prolétariat dans son ensemble. Mais ils ne peuvent assurer la victoire. Or, c’est cette victoire qui est nécessaire si l’humanité veut survivre. Seul le prolétariat est socialement capable de l’assurer. Tout autre projet de renversement du capitalisme international est irréaliste.
Tout aussi irréaliste est l’idée, jadis fort répandue mais que pratiquement plus personne ne défend aujourd’hui, que l’impérialisme pourrait être renversé par une conjonction du renforcement du « camp socialiste » et de révolutions victorieuses dans le « tiers monde ». Dans la mesure où cette hypothèse impliquait l’idée d’une guerre nucléaire mondiale « gagnée » par le « camps socialiste », elle était criminellement irresponsable. Elle impliquait que l’on pouvait « construire le socialisme » avec la poussière atomique, au lieu de le construire avec des hommes et des femmes vivants. Dès lors que cette hypothèse est abandonnée, l’idée se réduit à la thèse qu’on peut tuer un géant monstrueux en lui coupant une jambe, un bras et quelques doigts de pied. Vu ses ressources colossales, y compris celles de se doter de prothèses fort efficaces, c’est à proprement parler infantile.
D’aucuns rétorquent que si le prolétariat est le seul sujet révolutionnaire potentiellement capable de renverser le capitalisme international, alors la révolution socialiste mondiale devient un projet utopique, car le prolétariat se serait montré incapable de réaliser pareille révolution dans un quelconque pays industriellement avancé. En fait, dans l’histoire du mouvement ouvrier international, le refus de reconnaître le rôle potentiellement révolutionnaire du prolétariat a presque toujours débouché sur l’abandon de toute perspective et de toute activité révolutionnaires (9).
Mais est-il vraiment exact de postuler sur la base de l’expérience concrète des cinquante dernières années que le prolétariat a cessé d’être le sujet révolutionnaire tel que Marx l’avait prévu ? Citer à ce propos les défaites subies par les crises révolutionnaires successives n’est pas suffisant comme preuves. Non seulement le laps de temps est beaucoup trop réduit pour tirer des conclusions historiques définitives (10) mais l’analyse même de Marx de la situation prolétarienne impliquait que les premières vagues de révolutions prolétariennes seraient presque inévitablement défaites.
La façon correcte de poser la question est fort différente. Il faut partir non de normes métaphysiques qui reflètent des visions idéalisantes du prolétariat et de la révolution prolétarienne, mais du mouvement réel dans l’histoire du prolétariat réel. Il faut se demander : oui ou non, des millions de salarié(e)s continuent-ils à déclencher périodiquement (évidemment pas toutes les années et dans tous les pays), des luttes d’une ampleur telle à mettre à l’ordre du jour la possibilité d’un contre-pouvoir ouvrier et populaire, c’est-à-dire la généralisation d’une situation de dualité de pouvoir, des luttes qui peuvent déboucher sur le renversement de l’Etat bourgeois et sur l’établissement de la dictature du prolétariat dans le sens marxiste classique du terme ? Ces luttes ont-elles tendances à s’amplifier ou à diminuer à long terme ? Ont-elles tendance à paralyser davantage que par le passé le pouvoir bourgeois, ou celui ci accroît-il sa capacité de les défaire techniquement ci matériellement ? Les salarié(e)s s’orientent-ils davantage que par le passe vers la prise en main des usines et des centres de communication ou le font-ils moins qu’auparavant ? Ont-ils moins que par le passé la tendance vers l’auto-administration et l’autogestion ou la manifestent-ils de moins en moins ?
Il suffit de comparer les dix millions de grévistes de Mai 68 avec les trois millions de grévistes de juin 1936, les dix millions de travailleurs polonais en 1979-1980 au demi-million de participants aux grèves générales de 1905-1906 ou aux mouvements révolutionnaires en Pologne en 1918-1920, le nombre de participants à la révolution portugaise de 1974-1975 à ce qui s’était produit dans ce pays auparavant, pour s’apercevoir qu’au moins dans une série de pays (nous ne disons pas dans tous), la tendance ascendante est incontestable.
Certes, l’ampleur de ces luttes de masse explosives ne suffit pas, en elle-même, pour assurer des révolutions prolétariennes victorieuses. Mais elle suffît pour rendre celles-ci possibles. Mais dès lors que les révolutions, seule chance pour assurer la survie du genre humain, sont possibles, le refus de combattre pour réunir les conditions de leur victoire apparaît comme un comportement irresponsable. C’est littéralement jouer à la roulette russe avec l’existence physique de l’humanité. Jamais l’équivalent du « pari de Pascal » par rapport à l’engagement politique révolutionnaire n’était plus valable qu’il ne l’est aujourd’hui. En ne s’engageant pas, tout est perdu d’avance. Comment ne pas s’engager, même si la chance de réussir n’est que d’une sur mille. En vérité, elle est bien plus grande que ça.
Conception révolutionnaire et conception réformiste
Le fait que des luttes de masse si larges et impétueuses qu’elles mettent objectivement à l’ordre du jour la possibilité de renversement du régime capitaliste n’éclatent que périodiquement pose aux marxistes un problème d’activité quotidienne. On ne peut poursuivre à la longue une activité révolutionnaire, sans une pratique au moins à effets objectivement révolutionnaires de la part des masses.
Toute tentative de pratique révolutionnaire isolée des masses, et incompréhensible pour elles, a même des effets largement contre-productifs. Mais par ailleurs, toute pratique exclusivement réformiste, c’est-à-dire limitée non seulement à ce qui est immédiatement réalisable mais encore à ce qui est acceptable par la bourgeoisie (12) (c’est là bien la logique infernale du réformisme), a trois effets désastreux. Elle tend à més-éduquer les masses, à ne pas les préparer aux brusques tournants de la situation, inévitables à notre époque (13), à leur faire aborder des crises pré révolutionnaires et révolutionnaires sans compréhension de ce qui est nécessaire et possible.
Elle tend du même fait à freiner et fragmenter objectivement, sinon à briser consciemment, les luttes de masse qui menacent le consensus avec la bourgeoisie, qui débordent le cadre de l’Etat bourgeois. Elle tend à déformer les organisations qui suivent cette voie elles-mêmes, les rendant de moins en moins capables de comprendre le devenir du capitalisme (14), les rendant de moins en moins capables de passer à l’action révolutionnaire quand celle-ci devient possible.
Diverses solutions ont été proposées pour sortir de cette difficulté réelle. Le repli vers la propagande (révolutionnaire) seule n’en est évidemment pas une. Une organisation qui abandonne toute intervention dans la lutte de classes réelle autre qu’une intervention propagandiste dégénère presque automatiquement en secte du type Témoins de Jéhovah.
Le repli vers l’identification exclusive avec les révolutions réelles en cours ailleurs dans le monde - suivant la pratique du Kominterm lorsqu’il fut contrôlé par la fraction stalinienne ou la pratique maoïste - est elle aussi contre-productive. Pareille identification est utile et nécessaire en tant que composante indispensable de l’internationalisme prolétarien. Mais elle ne peut d’aucune manière se substituer à une intervention courante dans la lutte de classes de chaque pays, qui part des besoins objectifs de celle-ci et des préoccupations réelles des masses, indépendamment de ce qui se passe dans d’autres pays. L’insertion systématique et prioritaire dans les organisations de masse et dans la classe ouvrière ne fournit pas non plus une réponse suffisante à la question. Elle est, certes, indispensable, mais elle renvoie au problème de départ : insertion pour quoi faire, pour suivre quelle politique ?
Si l’on combine tout ce qui est positif dans ces trois approches, justement insuffisantes parce que partielles, on se rapproche davantage d’une solution satisfaisante. Elle est résumée dans ce que Trotsky et la IVe Internationale, ont appelé la stratégie des revendications transitoires. Partant des préoccupations immédiates des masses, qui dans des situations non-révolutionnaires restent forcément centrées sur des réformes économiques, sociales, politiques, démocratiques, culturelles, d’opposition à la guerre et à la tendance vers l’Etat fort répressif, etc... Les révolutionnaires démontrent en pratique qu’ils sont les meilleurs organisateurs de ces luttes, tant dans la formulation de leurs objectifs que dans les propositions d’action, d’organisation réelle de la lutte. Ils s’efforcent d’en assurer la réussite maximale.
Mais ils combinent cette activité avec une propagande anticapitaliste systématique, qui met constamment en garde les masses contre l’illusion d’un progrès continu dans le cadre du système, qui les avertit des risques inévitables que ces conquêtes partielles soient annulées totalement ou partiellement, qui les prépare aux crises et réactions inévitables du capital et de son Etat « démocratique », qui esquisse les réponses nécessaires à ses réactions et à ces crises. Ces réponses culminent dans des formules de pouvoir opposant celui des masses laborieuses à celui de la bourgeoisie.
Il ne s’agit pas d’une tâche purement pédagogique-littéraire, bien que cet aspect de la stratégie d’ensemble ne doive d’aucune manière être sous-évaluée. Elle à prise sur la lutte de classes réelle, dans la mesure où elle prend la forme d’une promotion constante de l’auto-organisation des masses, des comités de grève et des comités de base de quartiers les plus modestes, aux comités centraux de grève et aux coordinations nationales dans des mouvements de masse. Ce sont là des écoles indispensables d’expérience de lutte extra-parlementaire directe des masses, sans laquelle aucune transcroissance globale de ces luttes vers la dualité généralisée du pouvoir, et à plus forte raison vers la prise du pouvoir, n’est possible dans des pays largement industrialisés. Ce sont là des expériences possibles et nécessaires, y compris avant l’éclatement de crises pré-révolutionnaires.
C’est à ce propos que s’affrontent constamment la conception réformiste et la conception révolutionnaire de la politique, du moins dans le cadre de la démocratie bourgeoise-parlementaire, et ce indépendamment de la conjoncture précise. Pour les réformistes (et les néo-réformistes de tout acabit), politique égale élections et activités au sein des institutions de l’Etat bourgeois. Les grèves sont considérées comme fondamentalement « économiques », et donc infra-politiques, voire a-politiques. La même remarque s’applique, en gros, aux autres formes d’action directe des masses (dans la mesure où réformistes ou néo-réformistes ne les récusent pas à priori).
Il faut donc les subordonner aux exigences électorales parlementaires. C’est cela le fond de l’électoralisme réformiste. Pour les révolutionnaires, au contraire, aussi importante que soit l’activité électorale-parlementaire (15), elle reste subordonnée à l’auto-activité et à l’auto-organisation des masses, qui est la véritable pratique préparatoire à l’émancipation des travailleurs. Celle-ci ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, et pas celle de partis ou de syndicats, quel que soit par ailleurs leur rôle indispensable dans ce sens, pour ne pas dire celle de Parlements ou de mairies. Tout le marxisme est là.
Stratégie réformiste et stratégie révolutionnaire ne s’opposent donc pas seulement du fait que la première élimine l’inéluctabilité, voire la possibilité des crises révolutionnaires. Elle s’opposent surtout par des pratiques différentes dans la lutte de classe au jour le jour, même en conjoncture non révolutionnaire. La première subordonne de plus en plus la défense des intérêts des travailleurs à la « sauvegarde des institutions » et de l’" équilibre social « , c’est-à-dire à des pratiques de collaboration de classes. La seconde défend envers et contre tout les intérêts des travailleurs(euses) et, à cette fin, l’indépendance politique du prolétariat non seulement a l’égard des partis bourgeois mais aussi à l’égard des institutions de l’Etat bourgeois.
La défense intransigeante des révolutions socialistes en cours de par le monde fait partie intégrante de la stratégie des revendications transitoires. Elle est d’abord une tâche pratique, car ces révolutions sont généralement soumises à des agressions multiples de la part de l’impérialisme. Leur capacité de résistance et de survie ainsi que leur destin ultérieur, dépend dans une bonne partie de l’ampleur du mouvement international de solidarité qui répond à ces agressions, Ernesto Che Guevara avait encore plus raison qu’on ne l’a compris à l’époque, lorsqu’il s’indignait de la solidarité insuffisante face aux agressions que subit la révolution vietnamienne indochinoise dans les années soixante (et après l’assassinat du Che dans les années soixante-dix).
Car même si la révolution vietnamienne a fini par vaincre, elle l’a fait dans des conditions et à un prix tel que tout son avenir fût profondément hypothèqué. Les réactions psychologiques-idéologiques, par ailleurs compréhensibles, parmi les » gens de gauche « devant la catastrophe cambodgienne et la manière dont ont tourné les choses au Viêt-nam, seraient bien plus tempérées si elles incluaient cette co-responsabilité du mouvement ouvrier et anti-impérialiste mondial dans la tragédie indochinoise.
Elle est aussi une tâche d’élévation de la conscience de classe. L’internationalisme ne s’apprend dans les livres qu’à l’échelle des individus. A l’échelle des masses ; il s assimile par une pratique répétée. L’action de solidarité avec les révolutions en cours n’est pas la seule forme praticable d’internationalisme prolétarien. Mais aussi longtemps que les masses ne sont pas plongées elles-mêmes dans l’activité révolutionnaire dans leur propre pays, elle est la seule manière d’élever la conscience vers l’appréhension de la révolution comme fait historique fondamental pour des couches plus larges. C’est d’une importance capitale pour leur propre avenir.
Vu l’expérience politique énorme de la bourgeoisie des pays impérialistes et les réserves économiques dont elle dispose, il semble exclu que le prolétariat puisse y prendre le pouvoir sans un niveau de conscience et une direction qui aient été préparés des années à l’avance. La composante anticapitaliste de l’activité courante du mouvement ouvrier est donc vitale pour l’avenir. Sans théorie anticapitaliste cohérente, sans éducation anticapitaliste systématique des masses, sans pratique anticapitaliste des organisations révolutionnaires pas de victoire prolétarienne possible dans les pays impérialistes, et donc pas de solution de la crise de l’humanité, pas d’avenir de celle-ci.
La bureaucratie ne peut pas introduire la démocratie socialiste institutionnalisée
L’inévitabilité de révolutions politiques antibureaucratiques prévues par le programme de la IVe Internationale a été confirmée par l’histoire d’après la Seconde Guerre mondiale. Elle a cessé d’être un concept spéculatif. Les explosions de juin 1953 en RDA, de Hongrie et de Pologne de 1956, de la République socialiste tchécoslovaque de 1968-1969, de Pologne de 1980-1981, et en partie de Chine au cours de la période 1966-1978, lui donnent un contour et un contenu de plus en plus concret.
En fait, une perception scientifique adéquate du devenir des sociétés de transition bureaucratisées entre le capitalisme et le socialisme fait partie intégrante du bagage marxiste d’aujourd’hui. Aucune pratique politique prolétarienne internationale correcte n’est possible en dehors d’une telle perception. Aussi, la perspective de la révolution politique antibureaucratique et la stratégie politique qu’elle inspire, s’opposent-elles :
- à l’idéologie du » totalitarisme « et aux analyses et orientations anticommunistes et antisocialistes. Présenter l’URSS, les pays de l’Europe de l’Est, la République populaire de Chine comme des pays où la révolution n’a apporté aucun progrès, ou n’a apporté de toute façon plus de réaction et de misère humaine que de progrès, c’est intenable en face des faits et de leurs conséquences quant au comportement des masses. Présenter celles-ci soit comme totalement terrorisées, soit comme totalement » intégrées « par le régime et donc, dans les deux cas, incapables de réagir et de défendre leurs intérêts dans n’importe quelles circonstances, cela s’est avéré tout aussi faux à la lumière de l’expérience, y compris en URSS (16).
- à la conception d’un parallélisme étroit entre la révolution politique anti- bureaucratique, d’une part, et la révolution socialiste dans les pays capitalistes, d’autre part, parallélisme qui est le corollaire de toute théorie selon laquelle l’URSS est un pays capitaliste. Les événements, énumérés plus haut, ont tous suivi une trajectoire marquée par la facilité et la rapidité avec lesquelles les masses peuvent s’imposer face à la bureaucratie, justement parce que celle-ci n’est pas une classe, ni une classe capitaliste ni une » nouvelle classe dominante « . Il a à chaque fois fallut l’intervention d’une force militaire extérieure pour empêcher un triomphe rapide et presque sans frais de la révolution politique en cours. On ne voit pas très bien quelle serait cette force militaire » externe « au processus révolutionnaire dans l’éventualité d’une révolution politique en URSS ; certainement pas l’armée soviétique.
- à la conception selon laquelle la bureaucratie - ou, ce qui reviendrait au même des forces » saines « au sein des partis communistes au pouvoir - serait à même, » sous la pression des masses « , sous celle de leur propre perception de la réalité » mauvaise « ou d’une combinaison des deux, d’abolir radicalement leur dictature propre et de démocratiser fondamentalement la société et l’Etat, d’instaurer un régime d’autogestion et d’auto-administration des masses laborieuses, c’est-à-dire un régime au sein duquel le pouvoir réel appartient et est exécuté par des conseils ouvriers et populaires souverains et démocratiquement élus, ce qui d’après les marxistes-révolutionnaires, réclame la pluralité des partis politiques, le droit des ouvriers et des pays d’élire qui ils désirent dans les soviets, et le droite de ces élus de se grouper autour de plates-formes différentes, dans des tendances, fractions, groupements, partis de leur choix.
Toute l’expérience, depuis l’arrivée au pouvoir de la fraction stalinienne en URSS, confirme le caractère fallacieux de cette hypothèse, quelle que soit par ailleurs la diversité croissante des modes de pouvoir et des formes de domination de la bureaucratie dans les sociétés bureaucratisées en transition entre le capitalisme et le socialisme (Etats ouvriers bureaucratisés). Cela ne signifie d’aucune manière que la bureaucratie soit incapable de réaliser des réformes, quelquefois même fort audacieuses, lorsque sa survie est à ce prix. La bourgeoisie impérialiste, et même la bourgeoisie de plusieurs pays semi-coloniaux ou semi-industrialises dépendants, a d’ailleurs fait preuve de la même capacité. Pensons à l’autogestion ouvrière instaurée par le Parti communiste yougoslave en 1950, aux concessions de la fraction Nagy aux masses en Hongrie en 1956, aux réformes réalisées par la direction Dubcek en été 1968 en CSSR. La glasnost appliquée actuellement en URSS va dans le même sens.
Mais ces reformes se heurtent à une barrière d’intérêt social insurmontable lorsqu’elles mettent en danger les privilèges matériels de la bureaucratie. Et toute souveraineté réelle de conseils ouvriers et populaires, voire déjà tout rétablissement des libertés démocratiques sans restrictions pour les larges masses, tend à avoir le même effet. C’est pourquoi, au-delà de ce point (généralement marqué aussi par la remise en question du monopole de pouvoir du PC) le mouvement de réformes, même s’il a été initié par une aile de la bureaucratie, ne peut se poursuivre que s’il connaît à son tour une transcroissance vers une authentique » révolution par en bas « , c’est-à-dire des mobilisations de masse impétueuses et l’apparition de formes diverses d’auto-organisation du prolétariat et d’autres couches populaires, laborieuses.
L’interaction entre des divisions au sein de la bureaucratie, provoquées par des contradictions internes du système autant que par les premières manifestations d’opposition populaire et le développement ultérieur d’un mouvement autonome des masses fait partie du processus réel vers la révolution politique antibureaucratique que nous avons vécue depuis 1948. Le rôle que jouent dans ce sens des initiatives de déstalinisation (dé-maoïsation), comme celle, spectaculaire de N.S. Khrouchtchev de 1955-1956, comportant non seulement le fameux rapport » secret « au XXe Congrès du PCUS mais encore la libération de millions de prisonniers, doit également être compris.
La IV Internationale, pratiquement seule parmi les tendances du mouvement international, a eu une vue généralement juste de ce vaste mouvement historique, bien qu’elle se soit évidemment aussi trompée quelquefois sur des appréciations conjoncturelles. Cela lui a donne non seulement une analyse plus correcte de l’évolution des pays en question et de la situation internationale, dans son ensemble (notamment lors de la guerre de Corée, de la guerre du Viêt-Nam et de l’hystérie sur le » danger imminent de guerre et d’extermination « du début des années quatre-vingt). Cela lui permis surtout d’accorder à la solidarité avec les mouvements de masse antibureaucratiques en cours dans les Etats ouvriers bureaucratisés (notamment 1956 en Hongrie, 1968 en Tchécoslovaquie, 1980-1981 et la suite en Pologne) tout le poids qu’elle mérite dans le cadre de l’effort de reconstituer l’unité consciente du prolétariat mondial, la réapplication consciente et sans restriction de la règle : un pour tous et tous pour un.
Il s’agit avant tout d’une tâche pratique et politique d’un devoir devant lequel, à quelques rares exceptions près, toutes les organisations ouvrières et en tous cas tous les courants internationaux en dehors du nôtre, ont failli. Mais il s’agit de plus que cela. Il s’agit de comprendre que la révolution politique antibureaucratique fait partie intégrante de la révolution prolétarienne mondiale, qu’elle y occupe une place extrêmement importante ne fût-ce que par le fait qu’un tiers du prolétariat mondial vit aujourd’hui dans les pays concernés et participera à ces révolutions.
Son importance pour la révolution mondiale est d’autant plus grande que le discrédit profond que le stalinisme et les régimes bureaucratiques post-staliniens ont jeté sur le communisme, le socialisme, le marxisme en général est aujourd’hui l’obstacle subjectif principal pour que les masses des pays capitalistes industrialisés s’engagent sur la voie du socialisme. De ce fait, il y a une dialectique objective entre les progrès vers la révolution politique antibureaucratique d’une part et les progrès vers la révolution socialiste dans les pays impérialistes d’autre part, dialectique qui joue d’ailleurs dans les deux sens. Dans le monde aujourd’hui, aucun progrès décisif de la révolution mondiale n’est concevable sans le déroulement de cette double dialectique-là. Sans cette révolution, il n’y aura pas de solution de la crise en URSS, en Europe de l’Est en Chine.
Étendue et limites des nouvelles conquêtes révolutionnaires
La prévision de Trotsky selon laquelle la Seconde Guerre mondiale se terminerait par une montée révolutionnaire plus large encore que celle qui avait conclu la Première Guerre mondiale, et que celle-là échapperait largement à l’emprise des organisations traditionnelles (avant tout aux partis staliniens) ne s’est pas avérée exacte. Mais elle n’a pas non plus été totalement contredite par le cours réel de l’histoire. Il y a eu une montée révolutionnaire, mais plus limitée que prévue, notamment en Italie et en France.
Il y a eu de nouvelles victoires révolutionnaires, mais pas dans des pays à prédominance industrielle-prolétarienne. Ces révolutions ont été dirigées par des partis d’origine stalinienne à l’exception de Cuba, mais ceux-ci ont été amenés à rompre avec le stalinisme pour pouvoir diriger ces révolutions. Ces victoires révolutionnaires ont approfondi la crise tant du système impérialiste international que du stalinisme, mais elles n’ont conduit au renversement ni de l’un ni de l’autre.
Voila le contexte historique général de la période s’étendant en gros de la fin de la Seconde Guerre mondiale à Mai 68. Ce contexte a confronté la IVe Internationale avec des problèmes théoriques et organisationnels qui, plus encore que des précisions conjoncturelles partiellement erronées, ont été la source de la crise durant la période 1948-1953 C’est notamment la détermination de la nature même des révolutions yougoslave, chinoise et vietnamienne, et des partis qui les dirigeaient, ainsi que de leur devenir qui a provoqué des dissensions profondes au sein du mouvement trotskyste international, dissensions qui continuent en partie à retarder son unification jusqu’à aujourd’hui.
La manière la plus infantile de répondre à la tournure imprévue des événements fut de nier qu’elle eût lieu. D’aucuns sont allés jusqu’à nier qu’il y a eu une révolution sociale d’une ampleur inégalée en Chine. D’autres admettent à la rigueur qu’il y a eu quelque chose comme » une « révolution. Mais comme ce n’était pas » la « révolution prolétarienne pure à laquelle on s’était attendu, ce n’était pas à une » vraie « révolution sociale, en rupture avec le système impérialiste, capitaliste à laquelle on aurait assisté. On aurait assisté à la reprise du pouvoir par le » nationalisme petit-bourgeois" voire par une « nouvelle classe dominante » (inexistante jusqu’au moment ou elle prit le pouvoir !).
On ne doit pas s’attarder outre mesure sur le caractère idéaliste-normatif en rupture avec la méthode marxiste, de ces analyses de circonstance et sur l’autojustification de secte qui les sous-tend. Une révolution sociale se caractérise par une modification fondamentale des rapports de propriété et de production. Peut-on sérieusement nier que pareille modification se soit produite en Yougoslavie en Chine, au Viêt-Nam ? Une révolution sociale se caractérise de même par la destruction du pouvoir d’une classe dominante. Peut-on sérieusement affirmer qu en Yougoslavie, qu’en Chine, qu’au Viêt-Nam le pouvoir est détenu par la même classe sociale qui le détenait en 1940 ? Sur quel fait peut-on baser l’affirmation que la petite-bourgeoisie, c’est-à-dire les paysans, les artisans voire les « intellectuels petit-bourgeois », soient aujourd’hui au pouvoir dans ces pays en tant que classe ?
Mais dès lors qu’on reconnaît ce que sont bel et bien des révolutions sociales anticapitalistes, débouchant sur le développement de nouvelles sociétés de transition entre le capitalisme et le socialisme, fussent-elles bureaucratisées et sur la création de nouveaux Etats ouvriers bureaucratisés (ces deux concepts sont synonymes pour nous) qui se sont produites dans ces pays, se pose une autre difficulté d’ordre théorique. Trotsky avait dit que le stalinisme était passé définitivement du côté de l’ordre bourgeois dans les pays capitalistes. Or, voici au moins trois révolutions populaires authentiques impliquant la mobilisation de millions d’hommes et de femmes (en Chine, des dizaines de millions) qui avaient été bel et bien dirigées par des partis d’origine stalinienne (17). Trotsky s’était-il donc trompé à ce sujet ? Toute l’analyse traditionnelle du stalinisme par la IVe Internationale devait-elle être révisée ?
La réponse dépend dans une large mesure de la détermination même que l’on donne du stalinisme. Celle-ci doit être matérialiste, non idéologique (18) Le stalinisme, c’est la subordination des intérêts du prolétariat et de la révolution de chaque pays déterminé à ceux d’une bureaucratie privilégiée. Il est clair qu’en s’orientant vers le renversement révolutionnaire des anciennes classes possédantes, les partis communistes yougoslave, chinois, vietnamien, n’ont pas subordonné les intérêts de la révolution et du prolétariat de leur pays à ceux de la bureaucratie soviétique. Il est également clair qu’ils ne les ont pas non plus subordonnés à ceux de bureaucraties privilégiées yougoslave, chinoise ou vietnamienne inexistantes à ces moments-là. De ce fait, ces partis ont cessé d’être des partis staliniens du moment où ils avaient décidé de prendre cours vers la conquête révolutionnaire du pouvoir à la tête d’un puissant mouvement de masse.
Mieux : ils n’ont pu prendre le pouvoir que parce qu’ils avaient rompu en théorie et en pratique avec le stalinisme, parce qu’ils avaient refusé de subordonner la lutte révolutionnaire aux intérêts, aux injonctions et aux « théories » du Kremlin et ce, des années avant la conquête du pouvoir à proprement parler. Réduire ces tournants à la seule « pression de masses » réduit à néant le rôle décisif du facteur subjectif dans la victoire de la révolution. Cela débouche d’ailleurs sur une conclusion paradoxale : la pression insuffisante des masses serait donc la cause de la défaite de la révolution en Grèce, en Indonésie, au Chili, opposée à sa victoire en Yougoslavie, en Chine et à Cuba. La responsabilité incomberait ainsi aux masses et non aux directions traîtres.
La réalité est différente. Il n’y avait pas moins de pressions des masses (ni de menaces aiguës de contre-révolution) en Grèce qu’en Yougoslavie, en Indonésie qu’en Indochine ou qu’en Chine, au Chili qu’à Cuba. Il y avait des partis qui se sont comportés différemment. Les uns se sont orientés consciemment vers la prise révolutionnaire du pouvoir. Les autres (y compris le PC cubain stalinien, a l’opposé du Mouvement du 26 juillet) ont refusé délibérément de le faire, sous couvert d’appliquer la théorie de la « révolution par étapes ». Le fait que les partis communistes yougoslave, chinois et vietnamien ont rompu avec les staliniens pour diriger la révolution dans leur pays sans pour autant devenir des partis marxistes-révolutionnaires ne doit cependant pas être escamoté de
l’analyse sous prétexte que la seule chose qui compte, c’est la prise du pouvoir.
La rupture seulement partielle et non totale avec leur passé stalinien a maintenu la direction de ces partis sur des positions organisationnelles bureaucratiques tant en ce qui concerne leur régime intérieur qu’en ce qui concerne leurs rapports avec les masses. De ce fait, les victoires révolutionnaires n’ont pas été accompagnées de l’institutionnalisation d’un pouvoir ouvrier et populaire direct (soviets). L’appareil du parti s’est identifié dès le départ avec l’Etat. Du même fait, le phénomène de bureaucratisation et celui de dépolitisation des masses - tous les deux renforcés par l’apparition rapide de privilèges matériels exorbitants d’une nouvelle bureaucratie - se sont accentués. On peut donc légitimement parler de révolution socialiste bureaucratiquement manipulée et déformée dès le départ.
C’est sans doute une notion peu élégante et peu simple. Mais elle rend mieux compte du processus historique réel dans toute sa complexité. Le caractère non marxiste-révolutionnaire de ces partis est devenu progressivement un obstacle aux nouveaux pas en avant nécessaires de la révolution, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Si la victoire de la révolution chinoise à profondément bouleversé les rapports de forces a l’échelle mondiale, portant un coup mortel au système colonial tel qu’il existait en 1940 et tel que l’impérialisme tenta de le restaurer encore en 1945, les formes politiques-idéologiques concrètes sous lesquelles elle a triomphé ont contribué lourdement à la défaite de la révolution indonésienne et à la paralysie du mouvement révolutionnaire en Inde.
A une échelle plus modeste, la force d’attraction émanant de la République populaire de Chine, combinée à la confusion politique-idéologique provoquée par le maoïsme (y compris sous la forme finale de la Révolution culturelle) a contribué à diviser et à affaiblir les forces révolutionnaires dans les pays impérialistes comme produit de la réaction de la jeunesse des années soixante, surtout après Mai 68. Elles ont du même fait réduit les possibilités ouvertes dès cette époque d’une recomposition plus large du mouvement ouvrier international et détruit politiquement au moins des dizaines de milliers de cadres révolutionnaires ou potentiellement révolutionnaires en Europe, au Japon et en Amérique du Nord.
A Cuba, à Grenade et au Nicaragua, ce sont par la suite partout d’authentiques révolutions socialistes populaires, se distinguant par un trait capital des révolions yougoslave, chinoise et vietnamienne, car à leur tête se trouvaient des partis révolutionnaires non pas d’origine stalinienne mais produits de différenciation et de maturation des courants anti-impérialistes et socialistes de leurs propres pays. Du même fait, les processus de bureaucratisation du pouvoir ont été beaucoup plus réduits dans ces pays que dans les premiers cas et des pas en avant - limités et encore insuffisants - ont pu être entrepris en direction d’une institutionnalisation du pouvoir ouvrier et populaire - plus au niveau local qu’au niveau national. En fonction de ces différences réelles, la révolution cubaine et l’Etat ouvrier cubain ont poursuivi des progrès révolutionnaires longtemps après la prise du pouvoir, progrès qui ont exercé une force d’attraction réelle sur une partie du mouvement anti-impérialiste et ouvrier d’Amérique latine.
Mais là encore, la non-assimilation de parties essentielles du marxisme-révolutionnaire a eu des conséquences pratiques néfastes. L’absence d’une authentique démocratie socialiste a Cuba devint de plus en plus un frein pour d’ultérieurs progrès économiques. La conception paternaliste du parti comporte des risques graves de conflits politiques et sociaux. L’identification du parti et de l’Etat qui en découle limite gravement l’influence internationale de la direction pour promouvoir la révolution en Amérique latine. Les inévitables manœuvres diplomatiques de l’Etat cubain tendant à influencer sinon à dicter les conseils tactiques, voire stratégiques, donnés aux forces révolutionnaires du reste du continent. Le retard des victoires révolutionnaires en Amérique latine affaiblit à son tour la position de l’Etat cubain face à l’impérialisme, accroît sa dépendance matérielle par rapport à la bureaucratie soviétique et aggrave la dynamique de crise à Cuba même.
La question de l’assimilation du programme marxiste-révolutionnaire n’est pas un détail insignifiant ou tout à fait secondaire, même dans le cas de Cuba et du Nicarague. Vu le caractère qualitativement différent des directions révolutionnaires cubaine et nicaraguayenne, on doit poser la question : ces exemples pourraient-ils se répéter et poser du même fait, en des termes tout à fait nouveaux, la question de l’émergence d’une nouvelle direction révolutionnaire du prolétariat à l’échelle mondiale ?
On ne peut sérieusement affirmer que dans aucun pays du monde, la révolution ne pourra plus jamais triompher sauf sous direction marxiste révolutionnaire. Des forces révolutionnaires apparues, comme à Cuba, à Grenade et au Nicaragua, dans un creuset de différenciations essentiellement nationales ou « régionales » peuvent répéter ces exemples par-ci par-là. Pour juger de cette possibilité, il ne faut pas partir de parti-pris dogmatiques, ni « positifs » ni « négatifs » mais étudier concrètement, sur le terrain, les choix, les activités, la dynamique de telle ou telles organisation révolutionnaire (disons au Salvador, au Guatemala, aux Pilippines).
La réponse n’est jamais acquise d’avance. Elle dépend de la pratique concrète des organisations en question, et ce, sur une longue période. Mais nous sommes persuadés qu’il ne peut s’agir là que de quelques cas d’exception. Pour s’apercevoir de leur caractère exceptionnel, il faut rappeler les conditions particulières des victoires à Cuba et au Nicaragua :
- Caractère authentiquement indépendant des directions révolutionnaires avant tout par rapport à la bourgeoisie et à la bureaucratie soviétique.
- Faiblesse, démoralisation et décomposition extrême des classes possédantes.
- Faiblesse de la tradition d’auto-organisation du prolétariat.
- Paralysie relative de l’impérialisme devant la tournure imprévue du processus révolutionnaire et échec de ses manœuvres politiques.
- Qualité politique élevée de la direction révolutionnaire, acquise en fonction d’une longue pratique et d’une autorité croissante au sein de larges masses, qualité qui est une pré-condition pour mettre en échec les manœuvres politiques de l’impérialisme.
Il suffit d’examiner la situation dans tous les pays impérialistes ainsi que les pays dépendant semi-industrialisés, et dans la grande majorité des pays semi-coloniaux, pour s’apercevoir que nulle part on y retrouve tous ces facteurs, ni même la majorité de ceux qui expliquent la victoire cubaine et nicaraguayenne, sous direction non marxiste-révolutionnaire.
Étendue et limites de la recomposition du mouvement ouvrier
Le cas des directions castriste et sandiniste doit être placé dans un contexte plus large : celui du phénomène de recomposition du mouvement ouvrier dans un nombre croissant de pays. Historiquement, ce processus, qui commence avec la victoire de la révolution cubaine, est battu en brèche en Amérique latine par les défaites de la révolution au Venezuela, au Brésil, en Bolivie et au Chili, est relancé par Mai 68, l’" automne chaud " en Italie et la révolution portugaise et se poursuit depuis lors, fût-ce à un rythme inégal et saccadé. Il est donc le reflet d’une montée de luttes de masse échappant en partie au contrôle des directions traditionnelles.
Ses manifestations les plus spectaculaires sont l’apparition du Parti du travail au Brésil, parti socialiste de classe, à base de masse et orienté programmatiquement vers la révolution socialiste ; la syndicalisation de masse des travailleurs noirs d Afrique du Sud ; le rassemblement de la majorité du prolétariat polonais d’abord au sein et ensuite, après son illégalisation par la dictature de Jaruzelsky, autour du syndicat indépendant Solidarnosc. Ces trois formations influencent déjà des millions de travailleurs. Elles se caractérisent déjà par une option en faveur de la démocratie interne et de l’auto-organisation des masses qualitativement supérieure à celle des partis socialistes et des partis communistes.
Sur une échelle plus modeste, un phénomène similaire est en train de se produire dans plusieurs pays d’Amérique centrale, au Mexique, aux Philippines, au Pérou, au Danemark. Le regroupement des forces d’extrême gauche encore petites, mais ayant un poids important dans le mouvement syndical et dans les « nouveaux mouvements sociaux » en France et en Espagne, sans entrer dans la même catégorie indique que quelque chose de comparable devient possible dans plusieurs pays en plus de ceux déjà mentionnés. Tout laisse prévoir que des pays comme la Corée du Sud, plusieurs pays de l’Est, voir l’Argentine, pourraient connaître des développements analogues.
Certes, dans la plupart des pays impérialistes et dans plusieurs pays dépendants, semi-industrialisés, les appareils bureaucratiques traditionnels politiques (réformistes, néo-réformistes, post-staliniens) et syndicaux (Etats-Unis, Argentine Mexique, notamment) continuent à peser comme des obstacles principaux sur la voie de la lutte de masse et de la conquête de l’indépendance politique de classe. L’expérience historique des cinquante dernières années confirme l’enseignement tiré de la montée révolutionnaire 1917-1921 : cet obstacle ne peut être éliminé seulement par la dénonciation tout à fait juste et nécessaire des capitulations successives de ces appareils devant la bourgeoisie et des défaites graves qu’ils causent ainsi à la classe ouvrière. Cette dénonciation doit être combinée avec une tactique de front unique intelligemment appliquée par les révolutionnaires qui les fait apparaître comme une tendance politique résolument unitaire sur toutes les questions et objectifs de luttes centraux pour les masses, en fait comme la tendance la plus unitaire.
Il faut cependant relativiser le phénomène de l’emprise continue des appareils sur le mouvement ouvrier, pour ne pas dire sur la classe ouvrière dans les principaux pays impérialistes. Le phénomène est avant tout électoral. Même sur ce plan, il n’est plus aussi absolu que par le passé - c’est-à-dire qu’en 1945 ou même qu’en 1968 (à l’exception de la Grande-Bretagne, où il s’est maintenu (19)). En outre, ce phénomène électoral est plutôt le reflet d’options de moindre mal que d’illusions dans la volonté des partis traditionnels de réaliser un changement social fondamental. Il est accompagné d’un scepticisme croissant qui se traduit notamment par l’abstention massive de l’électorat ouvrier américain, malgré les consignes de vote des bureaucrates syndicaux pour les candidats présidentiels démocrates successifs.
Il est en partie contrebalancé par un déclin de l’emprise syndicale réelle des appareils traditionnels, dont le cas le plus spectaculaire est celui de la France. Dans ce pays, la social-démocratie arrive au score électoral le plus important de l’histoire, sa présence au sein des entreprises est marginale (quelquefois inférieure en chiffres absolus à celle des révolutionnaires). Son poids au sein des syndicats est largement minoritaire.
En fait, à y regarder de plus près, un processus complexe de recomposition du
mouvement ouvrier (des rapports entre la classe des salarié(e)s et ses organisations anciennes et nouvelles) se déroule dans pratiquement tous les pays, même s’il ne prend pas partout la même forme. Il articule dans des proportions différentes, et qui changent elles-mêmes d’étape en étape, des processus au sein des syndicats, des processus au sein des organisations traditionnelles, l’apparition de formations et de courants nouveaux, et des différenciations progressives au sein de ces formations.
Encore une fois, il faut appréhender et aborder ce mouvement réel sans schéma préétabli prétendument valable pour tous les pays, mais en fonction de ce qui se dégage dans chaque cas concret comme forces et opportunités réelles pour faire des pas en avant vers la construction de nouvelles directions révolutionnaires du prolétariat, tenant compte de la spécificité du mouvement ouvrier et du mouvement de masse (de la lutte de classe) dans chaque pays. Aucune tactique particulière n’est a rejeter à priori, à condition qu’elle ne désarme pas les révolutionnaires pour résoudre leur tâche historique : conquérir la majorité de la classe ouvrière pour le renversement de l’Etat bourgeois et du pouvoir économique du capital (20).
Si la situation du mouvement ouvrier est en train de changer par rapport à celle de Seconde Guerre mondiale, des années cinquante et même de 1968 en ce qui concerne l’emprise réelle des appareils traditionnels sur la classe ouvrière et le mouvement de masse, nous n’assistons pas pour autant à la construction d’authentiques partis révolutionnaires de masse, consciemment orientés vers la révolution socialiste et préparant les masses à cette fin (le cas du PT du Brésil se rapproche sans doute le plus de ce but. Mais même en ce qui le concerne, le test décisif reste encore devant nous). Nous pourrions caractériser cette situation comme une situation intermédiaire marquée par une prépondérance d’une demi-conscience de classe politique. Des avant-gardes larges se sont dégagées, qui sont plus avancées que les réformistes et les néo-réformistes sur toute une série de questions politiques, mais qui n’accèdent pas encore à un projet politique anticapitaliste d’ensemble.
On peut découvrir pas mal de causes à cette situation intermédiaire de la conscience des (nouvelles) avant-gardes ouvrières. La déception profonde causée par les projets classiques staliniens (post-staliniens) et sociaux-démocrates, résultats de décennies de faillites politiques et de compromissions répugnantes, la situation lamentable en URSS et en République populaire de Chine aujourd’hui largement assimilée par ces avant-gardes ; les expériences désastreuses de l’intervention militaire en Tchécoslovaquie et en Pologne, ainsi que l’expérience sinistre de Pol-Pot et de l’intervention militaire en Afghanistan : tout ce fardeau d’expériences négatives n’est pas encore compense par des expériences pilotes comparables à celle de la révolution d’Octobre ou même celle de la révolution espagnole de 1936, qui pourraient réellement susciter un espoir à échelle historique pour le prolétariat mondial.
Mais sous-jacente à cette explication, qui met l’accent sur le poids du facteur
subjectif, doit rester une explication objective, matérialiste. La construction de partis révolutionnaires de masse ne peut en dernière analyse résulter que du mouvement réel de la classe, combiné avec une intervention adéquate des révolutionnaires eux-mêmes. Or si ce mouvement a déjà embrassé, à des moments successifs, les gros bataillons prolétariens de quelques pays-clés au cours des dernières décennies (France, Italie, Grande-Bretagne, Brésil, Espagne, Pologne, Argentine, en partie Mexique, pour ne citer que ceux-ci), quelques-uns des principaux détachements restent absents de la scène politique : Etats-Unis, URSS, et dans une large mesure Allemagne et Japon (20). L’entrée en tant que mouvement politique indépendant, voire la simple explosion de luttes de masse impétueuses, de la part du prolétariat de ces pays - qui, dans les conditions actuelles, ne pourraient guère être canalisées par les appareils traditionnels - modifierait de fond en comble l’ampleur, le rythme et le contenu du processus de recomposition du mouvement ouvrier international.
En attendant, les marxistes révolutionnaires doivent continuer à agir en fonction du constat que la crise de la direction révolutionnaire du prolétariat n’est encore résolue dans aucun des pays impérialistes et semi-industrialisés dépendants. Les partis révolutionnaires de masse restent partout à construire, même si les conditions de cette construction sont devenues plus claires et plus concrètes, et si des progrès réels ont été réalisés dans ce sens dans plusieurs de ces pays. Ils sont partie prenante des processus de recomposition là où ils sont en cours, et dans les formes adéquates à la situation spécifique de chaque pays, avec tout l’enthousiasme et la loyauté que ce renouveau réclame.
Mais ils ne sacrifient nulle part à l’accomplissement de cette tâche la défense intransigeante de leur programme, ce refus ne correspondant pas à une fidélité sentimentale ou à une simple routine, et encore moins à un besoin d’affirmation sectaire. Il reflète leur conviction profonde que la non-assimilation d’éléments essentiels de celui-ci conduit à coup sûr le mouvement ouvrier à des défaites désastreuses (ce qui n’implique nullement que ce programme devrait être considère comme achevé, et qu’il ne réclame pas un enrichissement périodique, en fonction de nouvelles exigences objectives et de nouvelles expériences du mouvement de masse).
De même, ils ne sacrifient pas aux tâches de recomposition du mouvement ouvrier la construction de leur propre courant en tant que tâche spécifique politico-organisationnelle à tous les niveaux : formation et continuité de la direction ; formation de cadres ; intervention dans les luttes ; implantation prioritaire en milieu syndical et ouvrier ; identification avec un projet politique à long terme ; capacité d’initiatives politiques flexibles, etc. Cette orientation est à son tour justifiée par la conviction qu’une direction révolutionnaire ne peut se construire qu’à longue haleine - du moins dans les pays industrialisés, et surtout dans ceux a longue expérience politique de la bourgeoisie et du prolétariat.
Paradoxalement, c’est dans les phases et situations non révolutionnaires que l’apport essentiel à la construction de ces partis et directions révolutionnaires doit être fait. Lorsque la révolution éclate, le délai est trop court pour franchir certaines étapes de construction, si la solution de cette tâche n’a pas déjà été largement entamée dans la phase précédente.
La faiblesse principale des nouvelles organisations apparues ou en voie d’apparition dans le processus actuel de recomposition du mouvement ouvrier, c’est le refus de construire simultanément des organisations nationales et une organisation internationale. Dans le meilleur des cas, cela débouche sur une réédition du « national-communisme ». Dans le pire des cas, cela combine une incompréhension d’aspects clé de la lutte de classe mondiale avec des prises de position politiques qui abandonnent, voire trahissent la défense des intérêts de secteurs entiers du prolétariat international.
Le défi de la mondialisation
Cette lacune est d’autant plus criante qu’elle coïncide avec une « mondialisation » à proprement parler dramatique de crises et de problèmes décisifs pour la survie du genre humain. Dans une mesure qualitativement plus large qu’en 1914, qu’en 1939 ou qu’en 1945, ces problèmes ne peuvent plus être résolus qu’a l’échelle mondiale. Les trois principaux d’entre eux sont celui d’éviter la catastrophe nucléaire ; celui d’éviter le désastre écologique ; celui de résoudre le problème de la faim et du sous-développement du tiers monde.
Au niveau actuel de nos connaissances, il est établi qu’une guerre nucléaire (voire biologique et chimique), utilisant ne fût-ce qu’une partie de l’arsenal d’armes de destruction massive actuellement accumulé, équivaudrait non seulement à la destruction de la civilisation mais à celle du genre humain tout entier. Dans ces conditions, empêcher une guerre (nucléaire, biologique, chimique) mondiale devient l’objectif stratégique central du mouvement ouvrier international. Si cet objectif n’est pas réalisé, tout projet de révolution mondiale ou de construction du socialisme perd son sens. On ne « construit » pas le « socialisme » sur une planète sans vie.
Notre divergence avec les pacifistes radicaux ne porte donc pas sur l’objectif à atteindre. Nous le partageons avec eux sans réserves. Nous reconnaissons la contribution vitale qu’ils ont faite à une prise de conscience scientifique, rationnelle et non affective des conditions nouvelles dans lesquelles se déroulent la lutte de classes et la lutte révolutionnaire, dès que la menace d’extermination collective de l’humanité est suspendue en permanence sur elle.
Notre divergence avec les pacifistes porte sur les conditions nécessaires à l’élimination définitive de cette menace mortelle. Les marxistes révolutionnaires sont convaincus qu’il est illusoire qu’on puisse assurer la paix dans le monde et éviter l’holocauste nucléaire (biologique, chimique) sans renversement du pouvoir du capital et de l’Etat national souverain dans les pays détenteurs ou potentiellement détenteurs de ces armes de destruction massive. Il est notamment illusoire de croire que des accords de désarmement partiels - quelque souhaitables et positifs qu’ils soient par ailleurs - combinés avec une pression croissante sur les gouvernements capitalistes par le mouvement de masse anti-guerre, anti-impérialiste, etc. suffiraient pour éviter l’holocauste nucléaire (biologique, chimique).
Nous leur reprochons en définitive non pas d’exagérer mais de sous-estimer la gravité du danger, du moins à long terme. Il est vrai que la bourgeoisie a, elle aussi, pris conscience de l’ampleur de la menace suicidaire qu’implique l’emploi massif de ces armes d’extermination. Elle ne peut dès lors concevoir une guerre mondiale comme une « solution » fût-elle perverse et inhumaine, à sa crise (à commencer par la crise économique) comme ce fut encore le cas en 1914 ou en 1939. Des bourgeois morts ne résolvent pas la crise capitaliste en « vendant » des « marchandises » détruites à des « clients » atomisés. Il est donc probable qu’aucune direction tant soit peu rationnelle d’un Etat bourgeois ne déclenchera délibérément une guerre nucléaire mondiale.
Mais cette constatation n’épuise malheureusement pas la question. Tout d’abord, aussi longtemps que d’importants stocks d’armes nucléaires restent éparpillés de par le monde, il y a un risque permanent de ces stocks par accident risque qui augmente en fonction de la réduction des délais d’interprétation et de l’automatisation des systèmes. La pré-condition pour qu’un premier seuil de garantie contre la menace de destruction nucléaire du genre humain soit franchi est dès lors non le désarmement nucléaire partiel mais le désarmement nucléaire total, la destruction intégrale de toutes les armes nucléaires (biologiques chimiques), l’interdiction définitive et assurée de leur fabrication. Il semble exclu que cela puisse se réaliser aussi longtemps que le capitalisme se survit. Toute la doctrine militaire prévalente dans les pays impérialistes et toute la logique de l’économie de profit et de marché s’inscrit en faux contre cette hypothèse.
Ensuite, même en cas d’élimination intégrale des armes nucléaires le seul fait de l’existence de centaines de centrales nucléaires dans le monde transformerait une guerre mondiale « classique » voire une guerre « régionale » large dans plusieurs zones-clés du monde, en holocauste nucléaire, chacune des centrales se transformant en fusée nucléaire sous l’effet d’un bombardement « classique » Or depuis 1945, les guerres « locales » et « régionales », presque toutes provoquées par l’impérialisme, ont déjà fait des millions de morts et se sont succédé pratiquement sans interruption. Il est illusoire de croire que les décennies à venir seront différentes à ce propos des décennies dernières. Aussi longtemps que survivra le capitalisme, la menace d’extermination du genre humain subsistera dans ces conditions quelle que soit, par ailleurs, la prise de conscience universelle y compris au sein de la bourgeoisie, de cette menace.
Il faut en outre comprendre qu’au fur et à mesure que la course aux armements se poursuit, surtout sous le fouet de la « longue dépression (21) » des armes « classiques » de plus en plus destructrices sont fabriquées. Déjà aujourd’hui, des obus d’artillerie « ordinaires » pourraient égaler la force destructive des bombes atomiques qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki. Demain, ils pourraient la dépasser. La distinction entre une guerre nucléaire mondiale et une guerre mondiale « classique » se réduira progressivement. Le désarmement intégral (non seulement nucléaire) apparaît dès lors comme une condition de survie du genre humain. Mais espérer ce désarmement intégral sans abolition du capitalisme, c’est plus illusoire que d’espérer le seul désarmement nucléaire sans révolution sociale et victorieuse.
Finalement, s’il est vrai que des bourgeois rationnels ne commettront sans doute pas délibérément un hara-kiri nucléaire, il n’est nullement démontré que l’Etat bourgeois est toujours et partout dirigé par des hommes et des femmes politiques rationnels. L’histoire nous a déjà donné l’exemple d’au moins une grande puissance impérialiste - l’Allemagne nazie - dirigée par un aventurier fanatique, au comportement de plus en plus irrationnel à la fin de sa carrière, qui optait carrément en faveur du suicide non seulement de sa personne mais de sa classe, de son Etat et de sa nation. Il serait pour le moins imprudent d’affirmer qu’un tel cas extrême ne puisse plus se répéter dans ces conditions historiques analogues d’exacerbation extrême de la crise du système économique, social, politique, idéologique, moral de la bourgeoisie (qu’on pense à l’extrême droite américaine, avec sa mentalité de « plutôt mort que rouge »).
C’est donc à l’issue de la lutte de classes aux USA, en France, en Grande- Bretagne et demain sans doute en RFA et au Japon qui, décidant de la forme de gouvernement et du personnel politique dirigeant dans ces pays, comme ce fut le cas de l’Allemagne entre 1929 et 1933, tranchera la question de savoir si l’holocauste nucléaire devient une menace tangible à court terme, en cas d’écrasement du mouvement ouvrier et des « nouveaux mouvements sociaux ».
A la longue, il n’y a aucune possibilité d’éviter la destruction de la civilisation et de l’humanité par la guerre grâce à des pressions extérieures, « l’équilibre des forces », le renforcement du « camp socialiste », la conscience croissante du danger nucléaire, etc. Seule la prise en main de toutes les usines capables de produire des armes de destruction massive par les producteurs eux-mêmes, leur résolution collective de détruire tous les stocks existants d’armes et d’en empêcher définitivement la fabrication est capable d’assurer à la longue la suivie du genre humain. Cela ne peut être garanti ni à l’échelle nationale ni à l’échelle continentale. La création de la Fédération socialiste mondiale est la seule solution concevable pour libérer l’humanité à jamais de la menace d’extermination par la guerre. Elle ne peut résulter que d’une issue favorable au prolétariat des luttes de classes internes dans chaque pays-clé.
Il faut ajouter un « fait nouveau » apporté par l’expérience des dernières décennies. Si la plupart des guerres ininterrompues que nous avons connues depuis 1945 sont à mettre sur le compte de l’impérialisme et de la bourgeoisie internationale, toutes n’entrent pas dans cette catégorie. Nous avons connu plusieurs conflits militaires entre Etats post-capitalistes (Etats ouvriers bureaucratisés), conflit militaire sino-soviétique ; conflit militaire entre le Viêt-Nam et le Cambodge, conflit militaire entre la Chine et le Viêt-Nam (l’entrée des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie n’est pas à éliminer de cette catégorie même si elle n’a pas conduit à un affrontement à proprement parler militaire). Trotsky, lui-même, n’a pas pu entrevoir cette logique ultime et terrifiante de l’idéologie bureaucratique du « socialisme dans un seul pays » et du « national-communisme ».
L’importance pour l’avenir du genre humain d’une éducation et d’une pratique internationaliste résolues, conséquentes, sans restrictions régionales ni « messianisme communiste national » d’aucune sorte n’en prend que plus de relief. Il faut rompre une fois pour toutes avec l’idée qu’il puisse y avoir dans le monde d’aujourd’hui, un quelconque « bastion », dont la défense puisse prendre la préséance sur la tâche d’assurer la survie de toutes et de tous à l’échelle planétaire.
Il faut réorienter l’ensemble de la classe ouvrière vers un internationalisme conséquent. Il n’est pas nécessaire de répéter en détail le raisonnement qui s’applique au problème de la menace de guerre d’extermination par rapport à la menace de catastrophe écologique et celle de la faim dans le tiers monde. Notre divergence avec les écologistes et les tiers-mondistes ne porte de nouveau nullement sur l’ampleur de ces menaces. Nous partageons totalement leurs préoccupations à ce propos. Comme dans le cas des pacifistes, nous reconnaissons leur mérite d’avoir élargi une prise de conscience, mais insuffisamment articulée, concrétisée, prise en charge par le mouvement ouvrier organisé (y compris quelquefois son aile révolutionnaire).
Notre divergence porte sur les conditions d’élimination de ces menaces dramatiques, fout en appuyant toute lutte pour des solutions immédiates partielles, transitoires, nous estimons qu’écologistes et tiers-mondistes purs, c’est-à-dire non résolument socialistes révolutionnaires, anticapitalistes, sous-estiment gravement le lien structurel entre ces menaces croissantes et le maintien d’une économie tournée vers l’enrichissement privé, la concurrence, le profit, l’accumulation du capital, l’économie de marche, ainsi que le comportement social et les mentalités qui en découlent.
Ces problèmes ne seront résolus qui si on rompt rapidement avec cette logique-là. Dans le cadre du système capitaliste et de la société bourgeoise marchande, ils resurgiront chaque fois de nouveau. Face à cette mondialisation de la crise de l’humanité, le « campisme » perd toute crédibilité. Il la perd d’autant plus que sous Gorbatchev - attendons la suite - il est de plus en plus remis en question par les maîtres du Kremlin eux-mêmes.
Ceux-ci ont fait un pas en avant en abandonnant des utopies criminelles et inhumaines comme celle qui permettait de « gagner la guerre nucléaire » Mais ce qu’ils y substituent ne vaut pas beaucoup mieux. En fait, il n’y a que deux réponses cohérentes possibles au défi de la mondialisation. L’un consiste à croire que devant les menaces qui pèsent sur le genre humain tout entier, l’impérialisme et le grand capital (ce que les post-staliniens appellent par un raccourci peu scientifique « les monopoles ») changeront graduellement de nature, abandonneront leurs pratiques les plus agressives et les plus compétitives, cesseront de se comporter en tant qu’impérialistes, et accepteront des rapports de coopération progressive voire progressistes, avec les sociétés post-capitalistes, les peuples du tiers monde et leurs propres classes ouvrières. Il faudrait les « encourager » dans cette évolution en évitant soigneusement tout ce qui pourrait exacerber des contradictions quelconques, avant tout en évitant toute pratique révolutionnaire.
L’autre réponse part de la constatation que dans l’étape actuelle de la crise de la société bourgeoise, l’exacerbation de ces contradictions est périodiquement inévitable, quoi que fassent politiciens, idéologues, économistes ou organisations ouvrières. Dès lors, la seule réponse adéquate au défi de la mondialisation, c’est d’assumer toute la gravité des menaces, c’est de sortir vers la seule solution possible de la crise : la création de la fédération socialiste mondiale par la victoire successive de la révolution prolétarienne dans les principaux pays du monde (révolution socialiste dans les pays capitalistes, révolution politique antibureaucratique dans les principaux Etats ouvriers bureaucratisés, révolution permanente dans la majeure partie des pays dits du tiers monde.
La première réponse est fondée sur une sous-estimation grave de la crise du système et de sa dynamique terrifiante. Elle est foncièrement idéaliste et illusoire. La seconde est incontestablement plus difficile à faire accepter dans l’immédiat par de larges masses. Mais elle est la seule réaliste. Dans la mesure ou elle tend à épouser la marche réelle de l’histoire, elle sera aussi de mieux en mieux comprise.
Sans théorie, pratique et organisation internationales, pas de construction de la fédération socialiste mondiale.
Le retard d’engagement intégralement internationaliste de la part des principales formations qui émergent aujourd’hui de la recomposition du mouvement ouvrier international a de nombreuses causes. Parmi les causes subjectives, on peut mentionner notamment les mauvaises expériences faites avec des « centres » bureaucratiques, administratifs, manipulateurs qui datent déjà de la déformation zinoviéviste du Komintern - et qui ont atteint leur point culminant avec le Komintern stalinisé puis successivement le Kominform, les tentatives de maintenir un contrôle par le Kremlin sur le « mouvement communiste international », les tentatives chinoises d’aligner les groupes maoïstes sur les avatars successifs de la diplomatie chinoise, etc.
Le scepticisme quant à la possibilité de combiner des engagements internationaux valables pour l’ensemble des pays avec la spécificité de la situation de lutte de classes dans chaque pays - scepticisme nourri notamment par la faillite de la IIe Internationale en 1914 pour réaliser un front commun mondial contre la guerre, malgré tous les engagements solennels pris précédemment - y joue également un rôle capital.
Mais à ces causes subjectives, il faut joindre des causes objectives qui sont en définitive plus importantes pour les partis déjà au pouvoir. Les obligations incontournables de la manœuvre diplomatique entraînent l’impossibilité d’une prise en charge totale des intérêts du prolétariat mondial, dès lors qu’à certains moments et pour certains pays, il y a contradiction entre ces intérêts et la portée immédiate de la manœuvre. Ceci n’implique d’aucune manière une condamnation par les marxistes-révolutionnaires de la nécessité de ces manœuvres. Elle implique la nécessité d’une séparation nette entre toute politique d’Etat et la politique de classe du prolétariat mondial ; or, il est impossible de réaliser cette séparation si on ne l’institutionnalise pas organisationnellement.
Lénine l’avait bien compris. C’était une des raisons qui le poussait à la création rapide (d’aucun disaient déjà à l’époque : prématurément) de l’Internationale communiste, non pas pour donner un instrument d’action supplémentaire à la Russie soviétique mais, au contraire, pour contrebalancer l’obligation des communistes russes de manœuvrer comme Etat sur la scène mondiale. Il est élémentaire pour Lénine, pour Trotsky, pour Zinoviev, pour Boukharine pour tous les dirigeants de l’Internationale communiste que lorsque la Russie soviétique concluait la paix de Brest-Litovsk avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, le devoir des socialistes révolutionnaires dans ces trois pays et ailleurs était non pas celui de défendre ce traité, mais de le dénoncer comme un diktat imposé à la Russie par l’impérialisme.
Lorsque la Russie soviétique conclut plus tard un accord de collaboration avec l’Allemagne capitaliste à Rapallo, accord qui inclut même un début de collaboration militaire, les communistes allemands ne cessèrent pas un jour leur lutte pour renverser le gouvernement et le pouvoir de cette même bourgeoisie allemande.
Mais si on commence par refuser de distinguer l’appareil d’Etat et le parti, si ce dernier s’identifie en gros avec le premier, si du même fait on refuse de séparer la politique internationale du parti de celle de l’Etat, alors les implications objectives de la raison d’Etat, les résultats objectifs des manœuvres d’Etat deviennent un obstacle sur la voie de la création d’une organisation révolutionnaire internationale.
Sur les partis et courants surgissant ailleurs qu’à Cuba et qu’au Nicaragua dans le processus de recomposition du mouvement ouvrier pèse en outre le fait objectif que l’identité d’intérêt des trois secteurs de la révolution mondiale, qui est une réalité historique, n’est pas encore vécue dans l’expérience quotidienne par des secteurs importants d’avant-garde, pour ne pas dire par les larges masses. La désynchronisation et le développement largement autonome des luttes de masse dans ces trois secteurs est à ce propos un important obstacle.
A un moment donné, en 1968, on pouvait espérer que le Printemps de Prague joue un rôle unificateur, multipliant l’effet combiné de Mai 68 et de l’offensive du Têt au Viêt-nam. L’étouffement du Printemps de Prague est du même fait le crime politique aux effets à long terme les plus néfastes dans la longue liste des crimes commis par la bureaucratie soviétique depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est un fait que depuis lors - pour ne prendre que ces exemples - l’expérience des masses et des révolutionnaires d’Amérique centrale est largement coupée de celle des travailleurs polonais de Solidarnosc et de celle des ouvriers de la FIAT, des mineurs britanniques, des cheminots français ou des sidérurgistes ouest-allemands.
On peut essayer de surmonter ces coupures par la propagande et des activités de solidarité. Mais cela ne remplace pas valablement une expérience de masse commune ou transmise simultanément. Le caractère lui-même partiel et fragmenté des luttes de masse et des progrès politique d’avant-garde dans nombre de pays joue dans le même sens. Finalement, comme on l’a déjà dit plus haut le fait que quelques-uns des plus gros bataillons nationaux de la classe restent encore absents du dispositif concret de combat pèse à son tour lourdement sur la crédibilité du projet de reconstitution d’une Internationale révolutionnaire de masse.
Dans ces conditions, seule la IVe Internationale et quelques petits groupes de dimensions analogues à celle de ses sections les plus fortes sont partie prenante d’une solidarité de classe réellement universelle, englobant les trois secteurs de la révolution mondiale. Seule la IVe Internationale en a tiré la conclusion organisationnelle qui lui correspond : construire simultanément des partis révolutionnaires nationaux et un parti révolutionnaire mondial.
Ces obstacles seront surmontés à la fois par de nouveaux développements de la lutte de masse explosive dans des pays-clés, par de nouvelles différenciations au sein des organisations révolutionnaires en voie de développement, et par de
nouveaux épisodes, scissions, regroupements et unifications touchant les organisations de masse traditionnelles. Mais l’idée que tout ce processus puisse déboucher spontanément et automatiquement sur la réapparition d’un véritable internationalisme universel du type de celui des premières années de l’Internationale communiste (l’hyper-centralisation et les erreurs tactiques en moins) est à rejeter comme infondée et spontanéiste.
Il n’y aura pas de nouvelle internationale révolutionnaire de masse sans une bataille inlassable pour la construction d’une internationale « hic et nunc » dès maintenant. Il n’y aura pas de nouvelle internationale révolutionnaire de masse sans la poursuite de la construction de la IVe Internationale, même si la première ne sera pas simplement la prolongation de la seconde mais le résultat d’un vaste regroupement.
Allons plus loin : il n’y aura pas de fédération socialiste mondiale, dans un avenir prévisible - et donc pas de salut de l’humanité - sans une expérience préalable de secteurs importants des masses laborieuses avec une internationale révolutionnaire de masse fonctionnant comme telle, c’est-à-dire comme une véritable organisation mondiale, régie par des statuts (règles de comportement) acceptés librement par tous, et impliquant des abandons au moins partiels de souveraineté de la part de ses partis-membres (sections). De tels abandons partiels de souveraineté sont inévitables au niveau des Etats pour résoudre des problèmes comme celui de la destruction des stocks d’armes et la prohibition de leur fabrication ; la lutte contre la pollution ; la redistribution mondiale des ressources pour éliminer la faim et les maladies guérissables dans le tiers monde.
Mais ce serait croire au Père Noël que de supposer qu’après des millénaires de pratiques d’exploitation, d’oppression et de violence de la part des Etats des classes dominantes les plus forts à l’égard d’ethnies, de peuples, d’Etats ou de classes plus faibles ; après un siècle de surexploitation et d’oppression impérialistes à l’égard des peuples coloniaux et semi-coloniaux ; après des siècles de discrimination, de violence, voire d’exterminations racistes ; après un demi-siècle d’oppression et de discrimination de la part de la bureaucratie soviétique à l’égard de diverses nations étrangères et de nationalités au sein même de l’URSS, tous les peuples, tous les groupes minoritaires hier encore opprimés, toutes les classes ouvrières, tous les partis révolutionnaires, accepteront automatiquement, librement, sans arrière-pensées, de tels abandons de souveraineté comme allant de soi.
Il semble indispensable qu’à cette fin ils passent d’abord par une expérience qui leur enseigne qu’une collaboration mondiale est possible sur un strict pied d’égalité, où les « petits » n’ont pas moins de droits et de pouvoirs que les « grands », ou les abandons de souveraineté sont appliqués par les « puissants » avant même de l’être par les « faibles », où toute discrimination de sexe, de race, de nationalité ou d’ethnie est radicalement bannie.
Tout laisse supposer que c’est au sein d’une internationale révolutionnaire de masse que cette expérience pourra d’abord être acquise. Car le fonctionnement d’une telle internationale - comme l’est déjà celui de la IVe Internationale aujourd’hui -, devra être fonde sur un double principe : autonomie totale des partis nationaux en ce qui concerne la sélection de leurs directions et de leurs tactiques nationales ; discipline internationale fondée sur le principe de la règle majoritaire (centralisme démocratique dans le sens originel, léniniste du terme, et non de sa perversion stalinienne en centralisme bureaucratique) en ce qui concerne la politique mondiale.
Si le premier principe est abandonné, on aboutit aux manipulations zinovievistes, voire carrément aux méthodes bureaucratiques staliniennes d’étouffement de la démocratie interne et de processus de « sélection à rebours » de directions nationales, dans lesquelles les plus serviles a l’égard du « centre international » survivent. Mais si on refuse le second principe, on risque de déboucher sur le résultat terrible formulé par Rosa Luxemburg ; « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix, mais égorgez-vous les uns les autres en temps de guerre ! »
Les raisons qui imposaient la fondation de la IVe Internationale restent donc toutes valables. Résumons le résultat de l’analyse. La survie du capitalisme implique plus que jamais le risque d’une succession de catastrophes qui menacent de détruire non seulement la civilisation mais l’existence physique du genre humain. Le salut ne peut venir que d’un renversement révolutionnaire du règne du capital - sa disparition graduelle par voie de reformes étant une utopie inconsistante - et son remplacement par le règne de producteurs librement associes, fédérés a échelle mondiale. Seule la classe ouvrière internationale est capable de renverser le capitalisme. Mais elle nécessite à cette fin un niveau adéquat de conscience de classe et de direction révolutionnaire. Ses poussées périodiques d’action directe impétueuse rendent la révolution possible créent en même temps les conditions pour résoudre « la crise du facteur subjectif », à condition que les révolutionnaires y aient œuvré à temps, efficacement, et sur une échelle suffisamment vaste. Cet effort doit viser simultanément la construction de nouveaux partis révolutionnaires nationaux et d’une nouvelle internationale.
A l’échelle historique, le dilemme est donc identique à ce qu’il fut en 1938. Ou bien le prolétariat international reste en gros fragmenté en secteurs nationaux se battant séparément les uns des autres, et encore essentiellement dans des batailles défensives, limitées, ne débordant qu’en quelques pays les cadres de l’Etat bourgeois et de la société bourgeoise.
Dans ce cas, la constitution d’une internationale révolutionnaire de masse échouera, mais par concomitance aussi la construction de nouveaux partis révolutionnaires de masse. Dans ce cas, l’humanité sera condamnée. Ou bien le prolétariat des principaux pays du monde finira par agir comme l’ont fait le prolétariat français et italien en 1968-1969, le prolétariat portugais en 1973 1974 le prolétariat tchécoslovaque et polonais en 1968 et en 1980-1981, le prolétariat noir africain au cours des dernières années. A condition qu’un nombre suffisant de cadres solidement implantés dans la classe ouvrière, dotés d’un programme et d’une vision stratégique corrects, aptes à l’initiative d’action et l’initiative politique adéquates soient rassembles à ce moment-là, les limites politiques organisationnelles et géographiques du processus en cours de recomposition du mouvement ouvrier seront progressivement surmontées. La construction de nouvelles directions révolutionnaires nationales et d’une nouvelle internationale révolutionnaires de masse deviendra possible.
Parce que nous ne doutons pas un seul instant que c’est ce deuxième terme de l’alternative qui se vérifiera, nous ne doutons pas un seul instant de l’avenir de l’humanité, du développement de l’internationale révolutionnaire de masse, de la victoire de la IVe Internationale.
Notes
- Ce document est surtout important parce qu’il projette une double tactique (tactique combinée) en cas de guerre mondiale : dans les pays impérialistes allies a l’URSS et dans les pays impérialistes attaquant l’URSS, double tactique dont le réalisme et la nécessite ont été largement confirmés par l’expérience de la Seconde Guerre mondiale. Trotsky fut pratiquement le seul à la concevoir de manière telle à ce qu’elle n’implique aucun abandon de la défense des intérêts de classe et de l’indépendance politique du prolétariat dans les pays impérialistes alliés de l’URSS.
- Voir l’article de George Breitman, reproduit dans ce même numéro de Quatrième Internationale.
- Voir l’article de Lénine du 1er novembre 1914 ; « Situation et lâches de l’Internationale socialiste ».
- Présenter l’accroissement considérable de la production (et de la consommation populaire) de vivres, de produits textiles, d’appareils électroménagers, de soins médicaux, de services d’enseignements, etc. comme un « développement des forces destructrices », cela frise évidemment le ridicule.
- Dans son rapport devant le IIIe Congrès de l’Internationale communiste prononce en 1921, Trotsky avait soulevé l’hypothèse de la relance d’une croissance capitaliste soutenue après vingt-cinq années entrecoupées par des défaites historiques de la classe ouvrière et d’immenses hécatombes. 1921 + 25 = 1946...
- Nous avons essayé de systématiser une théorie marxiste des « ondes longues de la conjoncture », inspirée par Trotsky dans le Troisième Age du capitalisme, et surtout un petit livre ad hoc. Thé Long, Waves of Capitalist Development (Cambridge University Press 1980).
- Cette définition est de Lénine, dans le premier programme du Parti social-démocrate ouvrier de Russie qu’il a rédigé avec Plekhanov.
- Voir notre article sur l’avenir du travail, publie dans Quatrième Internationale, n° 20 mai 1986.
- Ce fut notamment le cas du collaborateur le plus doué intellectuellement de Trotsky, Jan Van Heijdenoort, qui rompit avec le trotskysme et le marxisme sur cette base en 1948.
- Faut-il rappeler qu’entre la première révolution bourgeoise (celle des Pays Bas) et sa victoire sous forme « mûre » et définitive, consolidée par la révolution industrielle, deux siècles ont dû s’écouler ?
- « De temps en temps, les ouvriers triomphent, mais ce seulement de manière passagère. Le véritable résultat de leurs luttes, ce n’est pas le succès immédiat, mais l’association [l’unification] de plus en plus large des ouvriers » (Manifeste communiste). Voir aussi le célèbre dernier paragraphe de la préface du Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte de Marx est sur le caractère longtemps provisoire et autocritique des révolutions prolétariennes.
- C’est bien là la logique infernale du réformisme : opérer le saut périlleux entre ce qui est immédiatement réalisable (cf. Bernstein : le mouvement est le tout, le but n’est rien « ) et ce qui est compatible avec les institutions de l’Etat bourgeois-parlementaire, c’est-à-dire avec le maintien d’un consensus de base avec la bourgeoisie.
- » Le caractère révolutionnaire de l’époque ne consiste pas à permettre à chaque instant de réaliser la révolution, c’est-à-dire de prendre le pouvoir. Ce caractère révolutionnaire est assuré par des profondes et brusques oscillations, par des changements fréquents et brutaux « (cf. Trotsky » Critique du Programme de l’IC « dans l’Internationale communiste après Lénine. tome I, PUF, 1969, p. 179.)
- Deux exemples classiques : Kautsky affirmait dans un article écrit pour Die Neue Zeit que l’ultra-impérialisme rendrait les guerres impossibles. L’article parut au lendemain de l’éclatement de la Première Guerre mondiale. L’infortuné Rudolf Hilferding affirmait dans un article écrit pour la revue du SPD, Die Geselischaft, que grâce à la tactique intelligente et sage, ce parti avait empêché l’alliance entre les nazis et l’appareil d’Etat, et du même fait l’arrivée au pouvoir d’Hitler. L’article parut au lendemain de la désignation d’Hitler comme chancelier par le président von Hindenburg.
- Suivant Karl Marx, les révolutionnaires estiment à leur juste valeur toute législation sociale qui permet d’étendre à l’ensemble de la classe, et notamment à ses secteurs les plus faibles, les moins organisés, les plus exploites, ce que par l’action directe seuls les secteurs les mieux organisés (généralement aussi les mieux rémunérés) peuvent arracher
- Il est vrai qu’entre 1934 et 1941, une telle paralysie fut générale en URSS sous l’effet de la terreur et de l’absence totale de perspective politique. Elle fut au moins partiellement surmontée par l’engagement conscient d’une grande partie du prolétariat dans la guerre contre les agresseurs impérialistes.
- En ce qui concerne l’Albanie et la Corée du Nord, les informations font encore défaut pour juger dans quelle mesure la prise du pouvoir des partis communistes y résultant d’une authentique révolution populaire ou plutôt le résultat d’une intervention militaire étrangère comme en Europe de l’Est.
- La définition du stalinisme en tant que partis fondés sur la théorie du socialisme dans un seul pays est essentiellement idéaliste. Elle est aussi source de confusion évidente De nombreux partis sociaux-démocrates étaient partisans du » socialisme dans un seul pays « sans être pour autant staliniens.
- Même en laissant de côte le cas de la RFA avec un parti Vert obtenant 7% des voix et généralement perçu comme étant à la gauche de la social-démocratie rappelons qu’au Danemark, le parti SF, nettement à gauche de la social-démocratie, vient d’obtenir 13% des suffrages au niveau national. Dans la capitale prolétarienne de Copenhague il frise les 25% des voix, ce qui, ensemble avec les voix de deux partis d’extrême gauche plus petits donne plus de voix qu’au PS. Mentionnons quand même aussi qu’en France, selon un sondage du journal le Monde du 3 mai 1988, au premier tour des élections présidentielles les trois candidats d’extrême gauche obtinrent ensemble (et maigre leur division) 7% des voix de l’électorat. Il s agit d’un phénomène nouveau.
- Sous le sous-titre » La nouvelle époque exige une nouvelle internationale « la Lettre ouverte pour la IVe Internationale rédigée par Trotsky en juin 1935, comporte le passage suivant : » II serait fatal de prescrire pour tous les pays un itinéraire unique. En fonction des conditions nationales, du degré de décomposition des vieilles organisations ouvrières et finalement de l’état de leurs propres forces à un moment donné, les marxistes (les socialistes révolutionnaires, les internationalistes, les bolcheviks-léninistes) peuvent apparaître tantôt en tant qu’organisation indépendante, tantôt en tant que fraction à l’intérieur d’un des vieux partis ou syndicats. Bien entendu, partout, ce travail de fraction ne constitue jamais qu’une étape vers la création de nouveaux partis de la IVe Internationale, partis qui peuvent naître soit du regroupement d’éléments révolutionnaires des vieilles organisations soit de l’action de formations indépendantes « (Léon Trotsky, Œuvres, tome 5, p. 355)
- Ceci n’est point en contradiction avec ce qui a été dit plus haut. Si la guerre nucléaire mondiale n’est manifestement pas une » solution « à la crise économique capitaliste, la course aux armements fournit bel et bien un » marché de substitution " pour le grand capital en climat de crise. Elle se poursuivra donc, indépendamment de toutes considérations sur le caractère suicidaire d’une guerre nucléaire.
- Le régime zinoviéviste, qui s’épanouit dans le Komintern après 1923. impliquait notamment le changement des directions nationales par interventions brutales (quelquefois purement administrative) de la direction internationale au sein des sections de l’Internationale communiste.