Pierre Frank, Livio Maitan et Ernest Mandel ont envoyé le 10 janvier 1982 une courte lettre à Intercontinental Press, en tant que co-rédacteurs en chef adjoints de cette publication, pour se dissocier de trois aspects de l’article de Larry Seigle intitulé « How to Aid the Polish Workers » (« Comment aider les travailleurs polonais ») qui a paru dans le numéro du 28 décembre 1981 d’Intercontinental Press :
- Ils estimaient que « l’analyse d’informations courantes » (news analysis) de Larry Seigle sous-estimait sérieusement l’importance du coup porté le 13 décembre 1981 à la classe ouvrière et au mouvement ouvrier de Pologne. Elle n’a pas caractérisé ce coup comme le début d’une contre-révolution politique, c’est-à-dire la suppression de toutes les conquêtes politiques du prolétariat polonais arrachées à partir de juillet-août 1980.
- Ils estimaient que Larry Seigle ne tirait pas la conclusion nécessaire de la gravité des coups portés aux travailleurs polonais, c’est-à-dire la nécessité pour la classe ouvrière internationale d’agir pour défendre ses frères et sœurs de classe en Pologne. Or, une action efficace en faveur des travailleurs polonais ne peut être menée que sur la base d’un large front unique ouvrier, par l’application, de la part des marxistes révolutionnaires, de la tactique classique du front unique ouvrier.
- Ils estimaient que Larry Seigle déformait la position de la direction du Parti communiste cubain qui, sur la question de la Pologne, consistait en une rupture avec les devoirs de l’internationalisme prolétarien, rendue possible, de nouveau sur cette question, par un manquement à la démocratie ouvrière, du fait de la désinformation systématique de la classe ouvrière cubaine sur les événements de Pologne à travers les mass média et les canaux du PC à Cuba.
Dans son numéro du 1er mars 1982, Intercontinental Press reproduit une réponse longue de sept pages de la part des camarades Steve Clark, George Novack et Larry Seigle à la lettre de Frank, Maitan et Mandel qui n’avait même pas une page de longueur. Mais au lieu de répondre aux trois points spécifiques soulevés par notre lettre, Clarke, Novack et Seigle s’étendent sur toutes sortes d’autres questions, introduisent une masse de problèmes dans le débat que notre lettre ne touchait guère et essayent de détourner la discussion vers des positions que nous rejetons autant que les camarades Clark-Novack-Seigle. Tout cela a pour but de ne pas répondre à des critiques précises sur des questions spécifiques, et de ne même pas dire clairement si nos critiques étaient justes ou fausses.
La gravité du coup de force du 13 décembre 1981
A notre critique selon laquelle le camarade Larry Seigle sous-estimait sérieusement dans son « analyse des informations courantes » (« news analysis ») la gravité du coup de force du 13 décembre 1981 en ne le caractérisant pas comme le début d’une contre-révolution politique, les camarades Clark-Novack-Seigle répondent que le but du camarade Seigle avait été de combattre « le désespoir » qui aurait marqué la réaction de certains commentateurs étrangers, ou d’empêcher de donner l’impression que la classe ouvrière polonaise était « écrasée ». Il s’agit d’une diversion classique. Nous n’avions nulle part affirmé que la classe ouvrière était écrasée. Nous n’avons pas non plus défendu un point de vue défaitiste sur l’avenir du mouvement de masse en Pologne. Il est certain que la résistance continue, que Solidarnosc se réorganise dans la clandestinité, que quelque 150 bulletins clandestins sont publiés, que de nouvelles explosions de masse restent possibles et même probables.
Mais tout cela est à côté de la question. Celle-ci porte sur un problème central : oui ou non les travailleurs polonais ont-ils perdu les conquêtes politiques de 16 mois de montée de la révolution politique ? Oui ou non est-il, dans ces conditions, exact de dire que, pour le moment, cette montée est terminée et qu’un début de contre-révolution lui a succédé, ou faut-il prétendre, comme le font les camarades Clark-Novack-Seigle, que la révolution continue ? L’été 1980, les travailleurs polonais avaient gagné par les accords de Gdansk le droit de grève. Il leur a maintenant été enlevé. Des syndicalistes ont été condamnés jusqu’à dix ans de prison pour le seul « crime » d’avoir organisé une grève. En été 1980, les travailleurs polonais avaient gagné le droit à une presse ouvrière libre et sans censure. Ce droit leur a été maintenant enlevé. L’association des journalistes, qui appuyait Solidarnosc, a été dissoute. Seuls ceux qui approuvent publiquement et explicitement le coup de force du 13 décembre 1981 ont le droit de publier quoi que ce soit légalement en Pologne. Toute la presse de Solidarnosc a été interdite. Si quelqu’un continue à la faire paraître, l’imprime ou la distribue, il peut être condamné à des années de prison.
En été 1980, les travailleurs polonais avaient conquis le droit à constituer leur propre syndicat indépendant de l’Etat, avec des responsables librement élus par les membres sur la base de la démocratie ouvrière et syndicale la plus large. Ils avaient élu ainsi des dizaines de milliers de responsables dans les entreprises, les bureaux, les localités et les régions. Tous ces droits leur ont été enlevés. Tous les responsables de Solidarnosc qui continuent à fonctionner sur la base des statuts du syndicat, pourtant solennellement reconnus par les tribunaux, sont immédiatement arrêtés, internés et progressivement passés devant les tribunaux. Un membre du présidium national de Solidarnosc a été condamné à sept années de prison, sous le seul chef d’accusation d’avoir exercé ses fonctions statutaires après le 13 décembre.
Entre juillet-août 1980 et décembre 1981, Solidarnosc avait organisé 10 millions de travailleurs salariés qui s’occupaient non seulement de questions « purement » syndicales, mais de toutes les questions intéressant le prolétariat polonais, ce qui était parfaitement légitime puisqu’elle était la seule organisation ouvrière en Pologne à laquelle l’immense majorité des travailleurs avait librement et volontairement adhéré. Aujourd’hui cette organisation publique et légale de masse a été détruite. Il subsiste certes une organisation clandestine, mais elle regroupe pour le moment moins de 1% des travailleurs précédemment organisés.
Après l’été 1980, les travailleurs polonais avaient conquis de fait sinon de droit des pouvoirs de contrôle ouvrier. Il devint de plus en plus difficile pour la bureaucratie d’imposer des changements dans les prix, les salaires, l’emploi, voire la désignation des directeurs d’usine, sans l’accord préalable des travailleurs concernés. Aujourd’hui, ces pouvoirs leur ont été brutalement arrachés. La bureaucratie a imposé des hausses de prix qui réduisent d’un seul coup les salaires réels de 25 à 30%. Elle a opéré des licenciements massifs dans les entreprises, visant avant tout les militants syndicalistes les plus actifs et les plus en vue.
Nous concluons : voilà de graves coups portés à notre classe, en Pologne et à l’échelle internationale. Ils doivent être dénoncés comme tels et combattus comme tels. Noyer le poisson dans un débat spéculatif sur l’ampleur de la défaite et les perspectives de la résistance, c’est esquiver ce devoir élémentaire de solidarité de classe pour un socialiste révolutionnaire. C’est comme si on minimisait la défaite infligée par les Ebert-Noske-Scheidemann à la classe ouvrière allemande en 1919, sous prétexte que la classe ouvrière allemande n’était pas « écrasée » (elle ne l’était effectivement pas ; cela n’arrivera que 14 ans plus tard), ou que la révolution pouvait ressurgir (ce qu’elle fit effectivement en 1923). Néanmoins, Trotsky et l’Internationale communiste ont bien caractérisé la dissolution des conseils ouvriers (soviets) en janvier-février 1919 comme un coup grave porté à la classe ouvrière, comme le début d’une contre-révolution mettant temporairement fin à une montée révolutionnaire. Des actions de solidarité sont nécessaires pour répondre à de tels coups .
Lorsque les droits fondamentaux de notre classe sont violemment attaqués, la propagande générale ou des dénonciations routinières de l’anticommunisme impérialiste sont manifestement insuffisantes. Nous essayons de mobiliser les secteurs les plus conscients et les plus militants de la classe ouvrière internationale, immédiatement et partout de par le mon-de, dans des actions et des campagnes spécifiques, pour défendre nos frères et soeurs de classe qui se trouvent dans le collimateur de l’ennemi.
La revendication : « Arrêtez la suppression des droits syndicaux élémentaires en Pologne ! Libérez les syndicalistes arrêtés ! Rétablissez le droit de grève ! Liberté pour la presse syndicale sans aucune censure ! » est une revendication qui doit être soulevée de par le monde dans toutes les organisations de masse ouvrières, reprise par le maximum de syndicalistes et de militants ouvriers, elle doit donner lieu à des manifestations et actions ponctuelles, ainsi qu’à une campagne systématique de longue haleine.
Si ces organisations de masse étaient dirigées par des marxistes révolutionnaires, ceux-ci pourraient organiser ces actions spécifiques et campagnes de longue haleine dans le cadre d’une clarté programmatique pleine et entière, sur toutes les questions de politique internationale parallèlement à ces campagnes. Mais malheureusement, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Les marxistes révolutionnaires ne sont qu’une petite minorité au sein du mouvement de masse, et non sa direction reconnue. Dans ces conditions, il n’y a que deux possibilités. Ou bien ils essayent, malgré tout, de stimuler des actions et des campagnes de masse pour défendre leurs frères et soeurs de classe polonais par l’application de la tactique du front unique ouvrier, malgré le fait que sur un grand nombre de questions de politique internationale, les dirigeants des organisations de masse ne sont pas prêts à les suivre programmatiquement. Ou bien ils préfèrent s’abstenir de promouvoir toute action ou campagne de masse en faveur des travailleurs polonais, du moment qu’elles impliqueraient des traîtres hypocrites et criminels à la classe ouvrière qui, malheureusement, se trouvent encore à la tête de l’immense majorité des organisations de masse ouvrières à travers le monde.
C’est cette deuxième ligne de conduite que semblent prôner les camarades Clark-Novack-Seigle en opposant systématiquement la nécessité de démasquer la social-démocratie, le stalinisme, etc., dans notre propagande générale à la nécessité d’impliquer les organisations de masse que ces bureaucrates dirigent dans des actions communes pour la défense des travailleurs polonais, au lieu de combiner la défense intransigeante de tout notre pro-gramme avec la poursuite systématique d’une politique de front unique. Ce faisant, ces camarades en arrivent à défendre des argumentations toutes proches de l’ultimatisme sectaire dit de « troisième période » (défendu par le Komintern entre 1929 et 1934) qui eut les effets désastreux que l’on sait en Allemagne.
Nous savons que les dirigeants du PS français, du Labour Party britannique, de la social-démocratie allemande, des PC italien et espagnol, du PSOE, du PCF, sans parler des bureaucraties syndicales de l’AFL-CIO, de la CGT argentine, de la CMT mexicaine, sont corrompus jusqu’à la moelle, qu’ils ont trahi les intérêts de leurs propres membres et de la classe ouvrière internationale des dizaines de fois et qu’ils continuent à les trahir, indépendamment des positions spécifiques qu’ils peuvent défendre sur telle ou telle question précise. Nous savons qu’ils sont et restent les pires hypocrites, non seulement lorsqu’ils dénoncent à l’occasion quelques crimes du stalinisme, mais aussi quand ils dénoncent de temps en temps quelques crimes de l’impérialisme ou des dictatures réactionnaires (ce qu’ils font, après tout, aussi).
Mais malheureusement, ce que nous savons n’est pas encore connu, ou du moins pleinement apprécié, par des dizaines de millions de travailleurs organisés de par le monde. Sinon, ce ne seraient pas ces bureaucrates traîtres et hypocrites qui dirigeraient l’immense majorité des organisations de masse mais bien des honnêtes militants ouvriers dotés d’une conscience de classe respectable, qui ne couvriraient aucun crime de l’impérialisme ou du stalinisme. Mais si nous voulons mettre en mouvement ces travailleurs organisés pour la défense de nos frères et sœurs polonais, nous devons partir de leurs préoccupations et de leur état de conscience réels aujourd’hui, tels qu’ils sont, et non tels que nous voudrions qu’ils soient. Nous devrions partir de la manière dont eux voient leurs organisations et ses dirigeants, et non de la manière dont nous les caractérisons. Sinon, nous nous limiterions à formuler une série d’ultimatums aux masses, dont nous connaissons d’avance la réponse... que nous prendrions dès lors comme prétexte pour nous abstenir de toute action, et pour nous retirer vers de la simple propagande autour de notre programme.
Les camarades Clark-Novack-Seigle caractérisent les dirigeants du PS français comme des hypocrites lorsque ceux-ci dénoncent les crimes du stalinisme en Pologne sans dénoncer simultanément les crimes de l’impérialisme français en Afrique et ailleurs. Parfaitement exact. Mais les dirigeants du Labour Party britannique et des TUC ne sont-ils pas des hypocrites du même genre, qui ont non seulement appuyé l’impérialisme britannique durant des décennies, couvert ses crimes, assisté à l’exploitation de centaines de millions d’esclaves coloniaux, mais qui ont même déclenché et dirigé des guerres coloniales et introduit les armes nucléaires en Grande-Bretagne, dans l’armée impérialiste ? Cela suffit-il pour refuser de mener, en front unique avec ces mêmes bureaucrates, une campagne contre le stationnement des missiles Cruise et Pershing en Europe, ou même, avec des fractions d’entre eux , une campagne pour le désarmement nucléaire unilatéral ?
On répondra : mais une telle campagne, y compris au coude-à-coude avec des bureaucrates hypocrites, affaiblit l’impérialisme. D’accord. Mais la libération des dirigeants syndicalistes polonais, le rétablissement du droit de grève en Pologne, la réapparition légale d’un syndicat et d’une auto-organisation de dix millions de travailleurs polonais, renforceraient-ils ou affaibliraient-ils l’impérialisme ? Ou donc est la différence ?
Les staliniens soviétiques et allemands de la troisième période avaient-ils raison quand ils refusaient de s’adresser aux dirigeants du SPD pour une campagne de front unique ouvrier contre la montée du fascisme en Allemagne, en alléguant que ces dirigeants étaient des hypocrites criminels qui refusaient de dénoncer le meurtre de centaines de travailleurs par des chefs de police appartenant à leur parti, l’interdiction de dizaines de manifestations ouvrières, l’illégalisation d’organisations ouvrières à de nombreuses occasions, leur responsabilité dans l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, leur responsabilité dans la consolidation du capitalisme et de l’Etat bourgeois en Allemagne pourtant si ébranlé au moment de la révolution de novembre 1918 ? Toutes ces accusations étaient parfaitement fondées, tout aussi fondées que les accusations que Clark-Novack-Seigle adressent aujourd’hui aux dirigeants du PS français. Néanmoins, Trotsky et le jeune mouvement trotskyste international ont vertement tancé le Komintern et le KPD parce qu’ils n’appliquaient pas la tactique du front unique en Allemagne, pour la défense des droits et libertés fondamentaux de la classe ouvrière allemande, parce qu’ils n’appelaient pas les dirigeants sociaux-démocrates traîtres et hypocrites à se joindre à ce front unique ouvrier. Que signifie le front unique ouvrier ?
De nouveau, les camarades Clark-Novack-Seigle introduisent une diversion typique en soulevant la question de notre ligne stratégique et propagandiste, et en faisant comme si Frank-Maitan-Mandel prônaient un « front unique propagandiste » ou « idéologique » avec la social-démocratie française ou européenne. Ils écrivent : « Les seules activités de solidarité qui ont un sens sont celles qui objectivement font progresser la classe ouvrière dans les pays capitalistes selon sa propre stratégie. Notre point de départ doit être de trouver des moyens d’approfondir la conscience de classe, la compréhension politique et la combativité des travailleurs qui sont motivés par la solidarité avec la lune en Pologne. Cela signifie que nous devons promouvoir la compréhension de ce que non seulement le stalinisme est contre-révolutionnaire, mais que l’anticommunisme social-démocrate et les positions du "troisième camp" sont aussi des ennemis mortels du mouvement ouvrier et de la démocratie ouvrière. » (Intercontinental-Press 1/3/1982, p. 158)
Comme description de ce que les marxistes révolutionnaires doivent expliquer dans leur propagande écrite et orale, cela est parfaitement correct. Mais comme conditions d’un front unique dans l’action, seule la deuxième phrase est correcte « notre point de départ... en Pologne ». La première et la troisième représentent l’ultimatisme typiquement sectaire. Si c’est une pré-condition pour des actions de masse communes avec les travailleurs du PS, du PC et des syndicats qui ne sont pas marxistes révolutionnaires, qu’ils reconnaissent au préalable que « l’anticommunisme social-démocrate et les positions du "troisième camp" »sont nuisibles, ou, pire encore, si nous refusons d’engager des actions communes avec qui que ce soit qui ne reconnaît pas cela, nous ne ferons des actions communes... qu’avec nous-mêmes, c’est-à-dire que nous rejetons la tactique du front unique, et contre la menace fasciste, et contre l’impérialisme, et contre les crimes du stalinisme.
Nous posons la question suivante aux camarades Clark-Novack-Seigle : une action en front unique avec des organisations ouvrières de masse dirigées par les pires des traîtres et des hypocrites rien que pour la libération du président du MKS de Lodz, membre du présidium national de Solidarnosc, condamné à sept années de prison pour exercice de ses fonctions syndicales, ou rien que pour le rétablissement du droit de grève en Pologne, est-t-elle admissible ou non, sans aucun préalable ni aucune condition politique supplémentaire, sinon que l’action se fasse avec les moyens d’action du mouvement ouvrier ? En quoi pareille action de front unique serait-elle différente d’une activité de front unique contre le danger fasciste, ou contre la remilitarisation ou contre des crimes de l’impérialisme, ou contre la répression dont souffrent aujourd’hui les travailleurs en Turquie, au Chili, en Argentine, en Uruguay, de la part de dictatures militaires bourgeoises ?
Répétons-le : il s’agit d’actions de front unique avec des organisations ouvrières - excluant des partis ou des groupements bourgeois - et non d’activités de propagande. Nous ne faisons pas de propagande commune avec des réformistes ou des staliniens ; nous faisons de la propagande sur notre programme, ce qui implique la dénonciation du réformisme et du stalinisme. Mais, en plus d’une telle propagande, nous pouvons et nous devons mener souvent des actions de masse plus ou moins larges en front unique avec des organisations dirigées par des bureaucrates de tout acabit.
Nous devons le faire lorsque les objectifs de telles actions correspondent à des besoins brûlants de la lutte de classe nationale et internationale, c’est-à-dire correspondent aux intérêts immédiats et historiques du prolétariat. Si la réalisation de ces objectifs renforce les positions du prolétariat international face à ses ennemis, c’est-à-dire fait progresser la lutte prolétarienne et la révolution prolétarienne nationalement et internationalement, alors, proposer le front unique sur de tels objectifs à toutes les organisations de masse du mouvement ouvrier, quel que puisse être par ailleurs le caractère traître, hypocrite, criminel de leurs directions bureaucratiques, est parfaitement légitime du point de vue marxiste révolutionnaire. Cela l’est d’autant plus qu’une action effective de front unique sur ces objectifs accroîtra le prestige et le poids politique des révolutionnaires par rapport aux réformistes et staliniens, car les révolutionnaires organisent de tels combats sans les hésitations, les atermoiements, les reculs et les capitulations périodiques des bureaucraties ouvrières. Et le refus d’engager pareil combat en commun, dans l’intérêt commun de la classe, fera perdre davantage encore de poids politique et du prestige aux appareils bureaucratiques.
Qu’on nous entende bien : le but principal des propositions et des actions de front unique ouvrier, c’est de promouvoir et de faire triompher un objectif commun à toute la classe. Nous ne subordonnons pas de tels objectifs aux besoins de construction de nos organisations. « Démasquer » les appareils, ce n’est pas l’objectif, c’est tout au plus le sous-produit de la campagne de front unique. Et il ne l’est qu’à condition que les larges masses s’aperçoivent de l’efficacité et de la sincérite des révolutionnaires à combattre sans arrière-pensée pour l’intérêt commun de toute la classe.
Deux parallèles édifiants
On est gêné de devoir rappeler des vérités élémentaires aux camarades Clark, Novack et Seigle. Malheureusement, en refusant d’appliquer la tactique du front unique à la défense internationale des travailleurs polonais, ils rompent avec une vieille tradition de notre mouvement, ainsi que la lettre de Frank-Maitan-Mandel les en avertissait. Pour s’en apercevoir, il suffit de prendre l’exemple de deux autres problèmes brûlants de la lutte de classe internationale qui imposent de manière urgente l’application de la tactique du front unique.
Dans le cadre de son offensive mondiale d’austérité contre la classe ouvrière, le grand capital est amené à s’attaquer progressivement à des droits ouvriers et libertés syndicales les plus élémentaires. L’exemple des plus typiques a été l’attaque de l’administration Reagan contre le droit de grève des contrôleurs de l’air et la tentative de briser le syndical PATCO. Fallait-il, à ce propos, proclamer : « Les seules activités de solidarité avec PATCO qui ont un sens sont celles qui objectivement font avancer la classe ouvrière dans les pays capitalistes selon sa propre stratégie... Cela signifie que nous devons promouvoir la compréhension que non seulement Reagan est un briseur de grève, mais que la bureaucratie syndicale, à commencer par les dirigeants du PATCO, sont des ennemis mortels du mouvement ouvrier et de la démocratie ouvrière, qu’il faut mener une lutte à mort contre les crimes du stalinisme, de la social-démocratie et la confusion des partisans du "troisième camp". »
Comme description de la propagande générale des marxistes révolutionnaires qui ne devrait pas cesser sous prétexte de front unique pour la défense des travailleurs du PATCO, cela va parfaitement. Mais comme pré-condition pour engager une action de front unique en défense du droit de grève des contrôleurs de l’air de tout le mouvement syndical aux Etats-Unis et dans le monde, cela aurait été le sommet de l’ultimatisme sectaire et ultra-gauche. Il fallait appeler toutes les organisations syndicales à engager des actions de solidarité avec PATCO sans conditions préalables, y compris les organisations dirigées par des bureaucrates réformistes, staliniens, nationalistes bourgeois etc. Il ne fallait pas exiger que ces actions se placent dans un quelconque cadre de dénonciation de quelque secteur idéologique du mouvement ouvrier que ce soit. Mais si cela est évident dans le cas de la défense du droit de grève des travailleurs de PATCO (dont les dirigeants, rappelons-le, avaient appelé à voter pour Reagan !), pourquoi n’est-ce pas évident dans le cas de la défense du droit de grève des travailleurs polonais ?
L’impérialisme américain menace actuellement les masses insurgées du Salvador (comme celles du Nicaragua, de Grenada et de Cuba) d’une intervention contre-révolutionnaire massive et sanglante. Faut-il, face à cette intervention et aux ripostes qu’elle réclame, argumenter : « Les seules activités de solidarité avec le Salvador qui ont un sens sont celles qui objectivement font progresser la classe ouvrière dans les pays capitalistes selon sa propre stratégie... Cela signifie que nous devons promouvoir la compréhension que non seulement Reagan et l’impérialisme perpètrent des crimes immondes contre les masses en Amérique centrale, mais que les crimes du stalinisme et de la social-démocratie internationale, ainsi que la confusion des partisans du "troisième camp", soient impitoyablement dénoncés. »
De nouveau : il n’y a rien à redire à une telle ligne, pour autant qu’il s’agisse de la propagande menée par les marxistes révolutionnaires. Mais comme conditions ou objectifs d’un front unique ouvrier contre l’intervention impérialiste au Salvador, ce serait le comble de l’ultimatisme sectaire et ultra gauche. Nous nous efforçons d’engager les organisations de masse social-démocrates et staliniennes, syndicales et politiques, indépendamment du caractère traître des appareils bureaucratiques qui contrôlent l’immense majorité de ces organisations, et sans réclamer que dans le cadre de ce front unique ne soient soulevées la dénonciation des méfaits du stalinisme, du réformisme, de la bureaucratie syndicale etc., choses qui rendraient manifestement impossible la réalisation du front unique. Y a-t-il quelque chose d’exceptionnel dans la défense des droits syndicaux et politiques des travailleurs polonais ?
Les camarades Clark-Novack-Seigle se revendiquent à juste titre d’une tradition qui confirmera parfaitement la justesse de toute cette argumentation en faveur du front unique ouvrier sur des objectifs d’action précis, tradition qu’ils appellent celle « des mouvements sur un seul problème » (« single issue movements »). A condition de ne pas cesser la propagande générale pour l’ensemble de leur programme, une telle pratique est parfaitement légitime pour les marxistes révolutionnaires. La question se pose donc : pourquoi les camarades Clark-Novack-Seigle rompent-ils avec cette tradition, qui nous est commune, dans le cas de la défense des droits syndicaux et politiques des travailleurs polonais, que le coup de force du 13 décembre 1982 vient de supprimer ?
La réponse que les capitulards devant le stalinisme du type des « spartacistes » donnent à cette question est claire : on ne peut pas appliquer la tactique du front unique à la défense des droits des travailleurs polonais, lorsque l’attaquant est la bureaucratie d’un Etat ouvrier. Mais cette réponse est parfaitement incohérente lorsqu’elle n’ajoute pas ce qu’elle présuppose (il faut d’ailleurs rendre hommage aux « spartacistes » de l’avoir explicité, c’est-à-dire d’avoir clairement révélé le fond de leur attitude contre-révolutionnaire en Pologne) : il ne faut pas appliquer la tactique du front unique ouvrier pour la défense des syndicats, des syndicalistes et du droit de grève des travailleurs polo-nais, car ces travailleurs sont, dans leur immense majorité, réactionnaires (« pro-impérialistes »), leur syndicat est un syndicat « jaune », et leurs grèves sont des « grèves contre-révolutionnaires ». Peu importe que les « spartacistes » y ajoutent : tout cela est le produit de 35 années de « folie stalinienne ». Mais comme la « folie stalinienne » (c’est-à-dire le régime de la dictature bureaucratique avec tous ses sous-produits politiques, économiques et idéologiques) n’est guère une affaire du passé, une telle « analyse » représente forcément un rejet de toute révolution politique et de toute défense des travailleurs en Pologne, dans les autres « démocraties populaires » et en URSS jusqu’à un avenir indéfini (quand les crimes du stalinisme auront-ils cessé de produire des « effets lamentables » ?).
Les camarades Clark-Novack-Seigle ne partagent guère cette position objectivement contre-révolutionnaire. Ils sont partisans de la révolution politique. Ils défendent les revendications spécifiques du Programme de transition pour cette révolution politique, qui incluent explicitement la revendication de syndicats indépendants de l’Etat. Avec quelle logique peuvent-ils dès lors rejeter l’application de la tactique du front unique ouvrier pour la défense de ces revendications, pour la défense des droits que la bureaucratie vient d’arracher brutalement aux travailleurs polonais ?
Jusqu’à quel point ils s’empêtrent à ce propos en contradictions embarrassées et embarrassantes, voilà ce que révèle la citation que voici : « La question est posée : pourquoi 10.000 gaullistes voulaient-ils se joindre à la manifestation (pour la Pologne que le PS lança à Paris) ? Cela pourrait-il être parce qu’ils se trouvaient en accord avec les sociaux-démocrates et autres lieutenants ouvriers de la classe ouvrière qui organisèrent cette action et déterminèrent son caractère politique ?(l.P. 1/3/1982, p. 157) »
II aurait certes pu en être ainsi. Le malheur, pour les camarades Clark-Novak-Seigle, c’est qu’il n’en fut guère ainsi dans les faits. Leur explication n’est pas la seule explication possible, ni l’explication correcte. L’explication correcte, c’est que les gaullistes voulaient se joindre à la manifestation malgré ses slogans (qui étaient dans leur majorité clairement marqués par une position prolétarienne et internationaliste) et malgré leur hostilité au principe même de la solidarité ouvrière internationale, parce qu’ils savaient que la cause de Solidarnosc est fort populaire auprès des travailleurs parisiens et qu’ils se disaient, en bons politiciens bourgeois opportunistes qu’ils sont, que de cette manière ils essayeraient d’influencer ces travailleurs dans un sens anticommuniste.
Pour s’apercevoir que notre interprétation est la bonne, substituons simplement « dirigeants de Solidarnosc » à la formule « sociaux-démocrates et autres lieutenants ouvriers de la classe capitaliste », et formulons donc la question analogue aux camarades Clark-Novack-Seigle, question d’autant plus embarrassante que les staliniens et leurs apologistes de par le monde la posent et la reposent sans cesse : « La question est posée ; pourquoi Ronald Reagan, Mme Thatcher et d’autres dirigeants impérialistes attitrés volent-ils, partout dans le monde, à la défense de Solidarnosc, de Lech Walesa et des autres dirigeants syndicalistes polonais ? Cela pourrait-il être parce qu’ils se trouvaient en accord avec ces dirigeants et l’action qu’ils avaient organisée en Pologne ? »
II aurait pu en être ainsi. Mais cela ne correspond pas à la réalité. Reagan et Mme Thatcher ne sont pas plus en accord avec les objectifs et l’action des dirigeants de Solidarnosc que M. Chirac et d’autres bourgeois en France ne sont en accord avec l’exigence du respect intégral du droit de grève et des libertés syndicales. Les uns et les autres font semblant de partager une cause populaire, parce que les staliniens leur ont donné l’occasion de faire de la démagogie qui ne leur coûte rien. Pour démasquer leur hypocrisie, il suffit de mener une action de masse persistante en faveur des droits syndicaux illimités en Pologne, avec des méthodes de classe, et d’en tirer toutes les conséquences qui s’imposent pour la Turquie, l’Argentine. le Brésil, le Chili, la Cisjordanie, l’Afrique du Sud... sans parler de la France et des Etats-Unis (PATCO !) Mais on ne la démasquera pas en refusant d’engager une défense du droit de grève des travailleurs polonais sur la base du front unique ouvrier le plus large et le plus inconditionnel. Au contraire, un tel refus leur fait la partie belle, leur permet d’exploiter plus encore qu’ils ne l’ont déjà fait les crimes du stalinisme, et rend les marxistes révolutionnaires objectivement complices, aux yeux des masses, de ces crimes. C’est une politique suicidaire qui ne fait qu’aider objectivement l’impérialisme.
Parlant du mouvement contre les armes nucléaires qui se répand comme un incendie de prairie aux Etats-Unis, l’éditorialiste du Militant (16 avril 1982) écrit qu’il y a des forces bourgeoises, au sein du congrès (du Parlement) aux Etats-Unis, qui cherchent à détourner les forces anti-guerre vers des objectifs "gelant" les armes nucléaires au niveau actuel. Il dénonce à juste titre cette tentative, mais il n’en tire nullement la conclusion que le mouvement lui-même serait réactionnaire ou pro-impérialiste. Pourquoi alors déduire du fait qu’il y a des forces bourgeoises qui essayent de détourner le mouvement de solidarité avec Solidarnosc vers des buts anticommunistes que ce mouvement serait pro-impérialiste ?
Nous n’avons pas changé de position
Les camarades Clark-Novack-Seigle insinuent que nous aurions changé de position quant à la nécessité de dénoncer les manœuvres et l’hypocrisie impérialiste à l’égard de la répression bureaucratique en Pologne, comme nous l’avions fait en 1953, en 1956 et en 1968, à l’occasion de l’intervention militaire en RDA, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Cette accusation est sans fondement.
Dans la première déclaration du secrétariat unifié à propos du coup de force de Jaruzelski, déclaration publiée dès le 17 décembre 1981, on peut lire : « Ceux qui sont les avocats honteux des dictatures du Chili, du Brésil, d’Uruguay, d’Argentine, ceux qui font l’apologie de la répression du peuple palestinien et ne bougent pas le moins du monde contre les militaires turcs liés à l’OTAN qui ont supprimé les syndicats, le droit de grève et arrêté des syndicalistes par milliers, n ’ont aucun droit moral -sinon celui que s’arrogent les tartuffe - pour élever la voix contre les atteintes aux droits et libertés des travailleurs de Pologne.
Et dans la déclaration plus longue du secrétariat unifié « Révolution et contre-révolution en Pologne », datée du 8 janvier 1982, il est dit : « Une campagne est lancée par les divers gouvernements impérialistes pour justifier leur effort de remilitarisation, avec les coupes budgétaires au plan social qui l’accompagnent. Le gouvernement Mitterrand-Mauroy lui-même en a profilé pour annoncer la mise en chantier d’un septième sous-marin atomique français. Les généraux polonais, le POUP et le Kremlin ont offert l’occasion rêvée à la réaction pour tenter de battre en brèche les mobilisations antimilitaristes qui s’étaient développées conjointement à l’essor de la lune des masses polonaises.
« Enfin, la bourgeoisie fera flèche de tout bois, sur le plan politique et idéologique, pour essayer, avec l’appui inestimable des bureaucraties syndicales ci des forces réformistes, d’enfermer les travailleurs des pays capitalistes dans le dilemme : soit l’austérité dans la "démocratie", soit le risque d’une "société totalitaire" imposant pareillement l’austérité. La bourgeoisie utilisera ce dernier argument pour renforcer sa propagande anti-socialiste et anticommuniste. »
On nous cherche donc une mauvaise querelle en insinuant que nous n’aurions pas dénoncé les manœuvres et les campagnes politiques de la bourgeoisie internationale et de ses agents, à l’occasion des événements de Pologne. La différence entre notre position - la position traditionnelle de Trotsky et de la IVe Internationale - et celle des camarades Clark-Novack-Seigle ne porte pas sur le devoir de dénoncer l’impérialisme et de ne pas réaliser d’alliance avec lui face aux crimes de la bureaucratie stalinienne. La divergence porte sur le devoir de combiner cette défense intransigeante de l’ensemble de notre programme avec la défense dans l’action des travailleurs polonais par des mobilisations et des interventions de la classe ouvrière internationale, organisées sur la base du front unique ouvrier le plus large. Reste aux camarades Clark-Novack-Seigle à démontrer qu’il s’agit là de quelque chose de neuf ou d’incompatible avec notre programme et notre tradition. Ils auront du mal à le faire.
Que vient faire la défense de l’URSS là-dedans ?
Les camarades Clark-Novack-Seigle aggravent leur cas mêlant au problème de la défense des travailleurs polonais celui de la « défense de l’URSS ». Ils écrivent :
« Les Cubains partent du point de vue correct qui consiste à comprendre que le renversement d’un quelconque Etal ouvrier par l’impérialisme serait un coup historique porté à la révolution mondiale. Ils croient fermement qu’il est du droit et du devoir des travailleurs de tous les Etats ouvriers de défendre collectivement leurs conquêtes anticapitalistes contre des tentatives de les saper ou de les renverser. Cela place les Cubains du bon côté de la barricade, à l’opposé des positions contre-révolutionnaires des sociaux-démocrates et des partisans du "troisième camp", qui ne défendent pas les Etais ouvriers contre l’impérialisme » (I.P. 1/3/1982, p. 162). »
Bien que ce paragraphe exprime une position programmatique correcte, appliquée à une situation où la défense de l’URSS et des Etats ouvriers est posée, il constitue une fois de plus une diversion typique en ce qui concerne le problème posé par la contre-révolution politique en Pologne, et la nécessité du front unique ouvrier le plus large pour la défense des droits et libertés que la bureaucratie vient d’arracher aux travailleurs polonais. Car la question de la défense de l’URSS ne se pose qu’en temps de guerre (ou de guerre civile) contre l’URSS et d’autres Etats ouvriers, visant à y restaurer le capitalisme. La défense de l’URSS, c’est la défense de la propriété nationalisée et du monopole du commerce extérieur, lorsqu’ils sont directement menacés par l’impérialisme et ses agents. La défense de l’URSS, ce n’est pas la défense des manœuvres diplomatiques du Kremlin, et encore moins la défense des crimes de la bureaucratie contre les masses laborieuses du pays ou des pays qu’elle gouverne. Comme le dit clairement la résolution politique votée au XIe Congrès mondial, et pour laquelle les camarades du SWP avaient exprimé leur approbation (tout en étant empêchés par la loi réactionnaire Voorhis de la voter) :
« Les marxistes révolutionnaires réaffirment la nécessité de défendre l’URSS contre des agressions impérialistes. Toute tentative de restaurer le capitalisme dans les pays où il a été aboli représenterait un énorme pas en arrière pour l’humanité. »
Mais le conflit avec l’impérialisme doit être clairement distingué du conflit entre les masses opprimées des Etais ouvriers et les bureaucraties au pouvoir, indépendamment de la confusion qui peut régner parmi les dissidents politiques et qui est le produit de décennies de dictature stalinienne. Contre l’impérialisme, il faut défendre les Etats ouvriers. Contre la bureaucratie, il faut épouser la cause des masses ;
« La nécessaire défense de l’URSS contre l’impérialisme n’implique aucun "front unique idéologique" avec la bureaucratie contre ses adversaires politiques. La bureaucratie n’offre pas une "variante du marxisme" dans son idéologie. Cette idéologie n’est qu’une couverture de sa nature oppressive, en tant que couche sociale parasitaire. Cette bureaucratie doit être renversée » (Inprécor numéro spécial XIe Congrès mondial, p. 30)
Or, avant et après le 13 décembre 1981, le conflit en Pologne n’oppose pas l’impérialisme ou une quelconque « bourgeoisie » restaurationniste à l’Etat ouvrier. Il oppose la classe ouvrière à la bureaucratie. Ni avant ni après le 13 décembre 1981, il n’y a eu une quelconque tentative, soit militaire soit par la subversion, de la part de la bourgeoisie internationale de détacher la Pologne du « camp socialiste » ou d’y restaurer le pouvoir bourgeois. Elle sait parfaitement que pareilles tentatives déclencheraient immédiatement la troisième guerre mondiale (rappelons simplement que la Pologne n’a même pas de frontière commune avec un quelconque Etat bourgeois, et qu’une intervention militaire impérialiste en Pologne devrait être précédée d’une agression contre la RDA, l’URSS ou d’autres Etats ouvriers). Elle n’est guère prête à déclencher la troisième guerre mondiale pour restaurer le capitalisme en Pologne, pas plus qu’elle n’était prête à le faire à l’occasion de la révolution hongroise en 1956 ou à l’occasion de l’intervention militaire des armées du Pacte de Varsovie en 1968 en Tchécoslovaquie. Poser la question de la « défense de l’URSS » comme le point de départ d’une attitude correcte à l’égard des événements de Pologne aujourd’hui, c’est confondre campagne de propagande avec campagne militaire, c’est confondre le roulement du tambour avec le roulement du canon. C’est se faire soi-même le véhicule de l’intoxication à la fois des impérialistes et des bureaucrates staliniens, qui cherchent à faire oublier le véritable enjeu de ces événements : la lutte du prolétariat polonais pour prendre en main la gestion de l’économie nationalisée et de l’Etat, ce qui porterait un coup terrible et à la bureaucratie soviétique et au capitalisme international.
Mais il y a deux dimensions supplémentaires à cette manière malencontreuse dont les camarades Clark-Novack-Seigle mêlent la question de la défense de l’URSS et des Etats ouvriers à la question de savoir comment il faut défendre les travailleurs polonais contre le coup de force contre-révolutionnaire de la bureaucratie. Depuis le 13 décembre comme avant le 13 décembre, c’est la bureaucratie polonaise, avec la bénédiction de la bureaucratie du Kremlin, qui a sapé et qui continue à saper les fondements économiques de l’Etat ouvrier polonais. Sans parler de ses fondements socio-politiques, c’est elle qui a gagé toute l’économie de ce pays aux banques impérialistes. C’est elle qui a demandé son adhésion au Fonds monétaire international, acceptant de passer par les fourches caudines de ce Fonds pour obtenir la prorogation des prêts impérialistes (et parmi les conditions posées par le FMI, il y avait la nécessité de réduire amplement les « subsides aux prix des produits alimentaires » et le « suremploi », c’est-à-dire la nécessité de faire baisser de manière dramatique les salaires réels des travailleurs et de ramener le chômage en Pologne, ce que Jaruzelski a fait). Et pour ce faire, il devait dissoudre Solidarnosc et interdire les grèves. Les banquiers impérialistes avaient d’ailleurs réclamé qu’on en finisse avec « l’abus du droit de grève » en Pologne. C’est elle qui vient de faire voter par la Diète croupion docile - la même Diète qui a « légitimé » après coup le coup de force du 13 décembre 1981 - l’extension de la propriété privée paysanne à 100 ha dans tout le pays.
La classe ouvrière polonaise, en se battant pour son auto-organisation, pour des conseils ouvriers gérant les entreprises, pour une autogestion ouvrière véritable, se battait objectivement pour une consolidation de l’Etat ouvrier polonais. Ceux qui organisent objectivement (et quelque fois même subjectivement) la « subversion » des bases économiques de l’Etat ouvrier, ce sont les couches supérieures de la bureaucratie polonaise, c’est-à-dire les gouvernants de ce pays, avant et après le 13 décembre. Dans le contexte concret des circonstances présentes, la « défense de l’Etat ouvrier » signifie donc, aujourd’hui, la défense de Solidarnosc et des travailleurs polonais contre ceux qui les répriment. Dans ce cas concret, les dirigeants du PC cubain se trouvent du mauvais côté de la barricade, même en ce qui concerne la défense de l’Etat ouvrier.
Lorsque nous disons que l’impérialisme ne déclenchera pas une guerre pour restaurer le capitalisme en Pologne et en URSS aujourd’hui, nous faisons une analyse conjoncturelle que les camarades du SWP avaient jusqu’ici partagée. Mais cela ne signifie nullement que l’impérialisme ne cherche pas historiquement à réaliser une telle restauration. Il n’a pas abandonné ce projet et il ne l’abandonnera jamais. Seulement voilà : il y a un colossal obstacle sur la voie d’une telle tentative criminelle et suicidaire, une guerre nucléaire mondiale menée à cette fin. Cet obstacle, c’est la force de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier de par le monde, c’est la force du mouvement de libération dans les pays semi-coloniaux et dépendants. Aussi longtemps que cette force n’est pas brisée, que la classe ouvrière et le mouvement de libération ne sont pas paralysés par des défaites décisives dans toute une série de pays clés, le déclenchement de la guerre contre-révolutionnaire mondiale est impossible.
Le moyen le plus efficace de combattre le danger de guerre, c’est de défendre de manière intransigeante la force et les libertés du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière de par le monde, d’en assurer l’essor qui débouchera tôt ou tard sur des crises révolutionnaires, pendant lesquelles le renversement du capitalisme dans ces pays clés devient possible (seul moyen d’assurer à la longue non seulement la défense de l’URSS mais encore la survie du genre humain).
Or, en apprenant à « opposer sa propre politique étrangère à la politique étrangère de la bourgeoisie », pour paraphraser une formule célèbre de Karl Marx, la classe ouvrière internationale et le mouvement ouvrier organisé augmentent leur capacité de déjouer les manœuvres politiques de l’impérialisme, renforcent leur capacité de combattre la remilitarisation et les préparatifs de guerre impérialistes, dressent des obstacles toujours plus puissants sur la voie de la troisième guerre mondiale, font avancer la cause et les possibilités de la révolution mondiale et défendent du même coup l’URSS et les Etats ouvriers de manière mille fois plus efficace qu’en s’alignant sur les positions diplomatiques de la bureaucratie du Kremlin, ou en faisant l’apologie de ses crimes qui sèment le désarroi, la démoralisation et le scepticisme parmi les masses laborieuses, et apportent d’autant plus d’eau au moulin de l’impérialisme.
Notre position en la matière - qui n’est que la position traditionnelle de Trotsky et de la IVe Internationale - fait-elle des concessions aux thèses des partisans du « troisième camp » ? Pas le moins du monde. La différence avec la position des dirigeants cubains ne porte pas sur l’existence de deux camps mais sur la définition de ces deux camps. Pour les Cubains, les deux camps sont deux camps d’Etats représentés par leurs gouvernements. Pour nous, les deux camps sont avant tout deux camps de classe. Dans un camp, il y a la classe ouvrière mondiale, dont les intérêts immédiats et historiques sont un et indivisibles. Dans l’autre camp, il y a tous ceux qui exploitent, oppriment ou répriment la classe ouvrière, et limitent sa liberté d’action.
Lorsque des gouvernements d’Etats ouvriers combattent l’impérialisme les armes à la main, fût-ce pour leurs propres buts et avec leurs moyens propres, aussi ignobles qu’ils puissent être (et que nous devons évidemment dénoncer), ils sont dans le camp de la classe ouvrière. Mais lorsque des gouvernements d’Etats ouvriers combattent les masses laborieuses de leur pays, y compris les armes à la main, et avec la répression massive, comme ils le firent en RDA en 1953, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968 ou en Pologne maintenant, ils se trouvent dans l’autre camp, celui opposé à la classe ouvrière. Notre position est donc conforme à une position de deux camps de classe, qui ne s’identifient pas automatiquement à deux camps de gouvernements.
Les dirigeants cubains ont-ils fait preuve d’internationalisme prolétarien et ont-ils respecté la démocratie prolétarienne dans le cas de la Pologne ? La lettre de Frank-Maitan-Mandel avait constaté que l’article du camarade Seigle, paru dans Intercontinental Press du 28 décembre 1981, avait déformé la position de la direction cubaine sur la Pologne, en présentant cette direction comme défendant une position d’internationalisme prolétarien conséquent dans le monde entier. Nous avions dit que sur la Pologne, la direction cubaine avait failli à ses devoirs d’internationalisme prolétarien et que cela correspondait à un manquement à la démocratie prolétarienne à Cuba sur cette question. Au lieu de répondre à ces deux critiques précises, les camarades Clark-Novack-Seigle se lancent, une fois de plus, dans une diversion typique : « La position cubaine sur les événements de Pologne révèle-t-elle réellement un « abandon d’internationalisme prolétarien » à Cuba ? Pareille conclusion lourde de conséquence n’est pas précisément conforme au développement présent de la révolution cubaine. Les camarades Frank, Maitan et Mandel confondent une erreur [défault] sur une question importante par des internationalistes prolétariens avec un « abandon de l’internationalisme prolétarien »
(...) « Devant le bilan (de l’action des Cubains), les camarades Frank, Maitan et Mandel n’apportent pas des preuves convaincantes pour conclure que l’internationalisme prolétarien des Cubains est mon (sic) sur la base des erreurs sur la Pologne. O.P. 1er mars 1982, p. 163) »
Nous n’avons jamais dit que « l’internationalisme prolétarien est mort » à Cuba, ni que les Cubains abandonnent l’internationalisme prolétarien en général. Nous avons dit exactement le contraire, puisque dans notre lettre nous écrivions : « II est vrai, et c’est tout à l’honneur de Cuba, que ce petit Etal ouvrier appuie pleinement les combattants révolutionnaires de nombreux pays de par le monde, à des risques et des coups élevés pour lui-même. Nous sommes avec enthousiasme du côté de Cuba dans toutes ces actions de solidarité. Mais malheureusement, il est faux de dire (comme le fait Larry Seigle) "que les Cubains sont côte à côte avec les combattants révolutionnaires dans le monde entier". A l’égard de la Pologne... la presse cubaine appuie aujourd’hui la contre-révolution, au lieu d’appuyer la révolution. (I.P. 1/3/1982 p.156) »
La divergence entre nous et les camarades Clark-Novack-Seigle, ce n’est pas que nous « nions » l’internationalisme prolétarien des Cubains et que les camarades Clark-Novack-Seigle le reconnaissent. C’est encore moins que nous pensons que les Cubains ont abandonné l’internationalisme prolétarien jadis pratiqué, tandis que Clark-Novack-Seigle affirmeraient le contraire, la divergence, c’est que, pour nous, l’orientation cubaine est encore contradictoire, tandis que les camarades Clark-Novack-Seigle nient cette contradiction.
Pour nous, les dirigeants cubains ont été et restent internationalistes à l’égard de la révolution en Amérique centrale, à l’égard de la révolution angolaise, à l’égard de la révolution palestinienne, à l’égard de pas mal d’autres développements révolutionnaires de par le monde. Mais ils ne le sont pas par rapport à la révolution politique (qui concerne pourtant un tiers du prolétariat mondial). Ils ne le sont pas non plus à l’égard de la lutte du prolétariat mexicain (et insuffisamment à l’égard de la lutte du prolétariat brésilien, pour ne prendre que l’exemple des deux principaux pays d’Amérique latine), comme ils ne le furent pas à l’égard de la lutte du prolétariat français en Mai 1968.
Nier la contradiction, affirmer que les Cubains sont internationalistes à l’égard de l’ensemble du prolétariat mondial, c’est travestir manifestement les faits et faire des pronostics erronés, comme le pronostic du camarade Barnes affirmant que s’il y avait une action militaire contre le prolétariat polonais, les Cubains ne l’approuveraient pas comme ils avaient approuvé l’intervention militaire contre le prolétariat tchécoslovaque. Fidel a malheureusement approuvé l’intervention militaire contre le prolétariat polonais. Le fait que cette action contre-révolutionnaire fût l’œuvre de l’armée polonaise (avec tout l’appui logistique, technique, matériel, de l’armée soviétique) et non de l’armée soviétique ne change absolument rien à la gravité de cet abandon d’internationalisme prolétarien, ni à l’erreur du pronostic du camarade Barnes.
L’abandon d’internationalisme prolétarien sur cette question précise (et pas en général, ni dans tous les cas) n’a été possible que par un grave manquement à la démocratie prolétarienne, que les camarades Clark-Novack-Seigle ne peuvent nier qu’en noyant une fois de plus un cas, une critique précise dans une formule générale : « En même temps, le Parti communiste cubain a introduit un nombre croissant d’ouvriers dans ses rangs et dans ses organes dirigeants, renforçant encore son rôle d’avant-garde du prolétariat cubain. Il comprend que la classe ouvrière cubaine est la seule force sociale qui peut combattre les problèmes du bureaucratisme qui entrave les progrès vers le socialisme à Cuba. (I.P. 1/3/1982 p. 163) »
Mais si tout cela est exact, cela ne résout pas la question. La démocratie prolétarienne ce n’est pas seulement introduire plus d’ouvriers dans le parti et les organes dirigeants ou la compréhension du rôle clé de la classe ouvrière dans la lutte contre le bureaucratisme (il serait plus correct de parler d’une lutte contre le phénomène social de la bureaucratie). La démocratie prolétarienne, c’est aussi la possibilité pour les travailleurs d’exercer directement le pouvoir politique à travers des organes de pouvoir démocratiquement élus, ce qui est impossible sans le droit de constituer différents partis ou tendances politiques au sein de ces organes. Et la démocratie prolétarienne, c’est la possibilité pour la classe ouvrière de s’exprimer, d’exprimer librement son avis politique sur toutes les grandes questions du jour, nationales et internationales, économiques et culturelles, ce qui est impossible sans une information honnête et complète, sans une presse non censurée (sauf sur des questions de sécurité militaire).
Or, la classe ouvrière cubaine n’a pas pu se prononcer en connaissance de cause sur la question polonaise, pour la simple raison qu’on lui a caché la vérité. Elle ne sait pas, jusqu’à aujourd’hui, que Solidarnosc avait organisé l’immense majorité des travailleurs polonais. Elle ne sait pas que Solidarnosc s’était prononcé en faveur du maintien du régime de la propriété collective des moyens de production dans l’industrie et la finance. Elle ne sait pas que les statuts de Solidarnosc avaient été approuvés comme conforme à la Constitution par les autorités judiciaires de la République populaire de Pologne. Elle ne sait pas que le coup de force du général Jaruzelski a dissout ce syndicat, a emprisonné ses dirigeants librement élus, a interdit la grève, a fait condamner à de lourdes peines de prison des camarades pour avoir simplement réuni les membres du syndicat, a fait tirer sur des grévistes et a tué des grévistes.
La classe ouvrière cubaine se distingue par un niveau élevé de conscience de classe internationaliste. Ses dirigeants étaient donc obligés de lui cacher la vérité pour que leur approbation de la répression anti-ouvrière en Pologne ne soit pas contestée par les travailleurs cubains eux-mêmes. Cela, nous l’appelons une limitation (ou une violation) de la démocratie prolétarienne à Cuba. Les camarades Clark-Novack-Seigle ne sont pas d’accord. Nous leur posons la question : cacher aux travailleurs cubains la vérité sur les événements de Pologne, ne pas leur permettre de débattre de cette grave question en connaissance de cause, est-ce peut-être l’application de la démocratie prolétarienne ?
Les camarades Clark-Novack-Seigle nous accusent d’émettre un « certificat de décès » (I.P. 1/3/1982 p. 163) quant à l’internationalisme prolétarien des dirigeants cubains et à leurs rapports avec la démocratie prolétarienne. Nous n’avons évidemment rien fait de pareil. Ces camarades sont obligés de falsifier ainsi nos positions, comme ils sont amenés à travestir celles des dirigeants cubains eux-mêmes, parce qu’ils se sont enfermés dans une position sans issue sur la question de la nature de la direction cubaine, position qui relève de la logique formelle notoirement non applicable aux cas d’évolution, de mouvement : ou bien marxistes révolutionnaires, ou bien contre-révolutionnaires staliniens, réformistes, bureaucrates, ou bien blanc ou bien noir. Mais la réalité, en plein mouvement, ne se laisse pas enfermer dans de telles catégories simples, ajoutons un tantinet simplistes. La direction cubaine, malgré ses positions remarquables sur de nombreuses questions, n’a pas adopté des positions marxistes révolutionnaires, ni en théorie ni en pratique, sur l’ensemble des questions clés de la révolution mondiale d’aujourd’hui. Elle n’est donc pas une direction marxiste révolutionnaire.
Elle peut encore combiner le meilleur et le pire, l’attitude de révolutionnaires en action sur certains problèmes clés comme la révolution centro-américaine, et la justification de la contre-révolution bureaucratique en Pologne. Saisir cette contradiction comme réelle, c’est saisir la nature véritable de la direction cubaine, c’est comprendre la prise de position cubaine sur la Pologne. Nier cette nature contradictoire, c’est rendre impossible la représentation objective de la position cubaine sur la Pologne, qui est de toute évidence une négation des devoirs élémentaires d’internationalisme prolétarien, sans pour cela exclure le respect le plus sincère de ce même internationalisme à l’égard d’autres secteurs du prolétariat mondial.
Par leur analyse simpliste et apologétique des positions cubaines sur la Pologne, les camarades Clark-Novack-Seigle ne méséduquent pas seulement leurs propres camarades et sympathisants, aux Etats-Unis et ailleurs. Ils rendent aussi un fort mauvais service à la révolution cubaine et à ses dirigeants. Imbriquée comme l’est cette direction dans une étroite dépendance économique et militaire à l’égard de l’URSS - non par sa faute, mais en fonction du retard de la révolution socialiste dans les grands pays semi-industrialisés d’Amérique latine, et dans les pays industrialisés, aux Etats-Unis, en Europe capitaliste et au Japon - cette direction ne peut pas ne pas se poser avec inquiétude la question : la crise polonaise qui a donné lieu aux « événements » de 1970, de 1976 et leur généralisation en 1980-1981, est-elle particulière à la Pologne ou se manifeste-t-elle sous une forme ou une autre dans toutes les « démocraties populaires » et même en URSS ?
De cette question en découle une série d’autres : Comment pourrait-on éviter cela ? Ne faudra-t-il pour cela cesser de se satisfaire d’un diagnostic du mal avec des formules vagues et vides de sens du type : « erreurs commises au cours de la construction du socialisme », « distance des rapports entre le parti et la classe ouvrière » etc. Des « erreurs » qui se répètent pendant trente-cinq ans ? Une « distension » qui se maintient pendant des décennies, dans douze pays ? Ne vaudrait-il pas mieux retourner à une analyse de la bureaucratie en tant que phénomène social, que Fidel Castro lui-même avait entamée dans son discours contre Escalante ? Mais cela n’implique-t-il pas d’abandonner la vision simpliste d’un monde enfermé dans le conflit entre le « camp socialiste » et le « camp impérialiste », et de comprendre que le conflit inévitable entre le prolétariat et la bureaucratie dans les Etats ouvriers bureaucratisés est aujourd’hui une des dimensions principales de la lutte politique et sociale à l’échelle mondiale ?
Et si la réalité est ainsi faite, n’est-ce pas urgent, pour la révolution cubaine, pour les travailleurs cubains, pour la révolution coloniale dans son ensemble et les masses populaires surexploitées par l’impérialisme, de trouver dès aujourd’hui une voie d’accès et de dialogue avec les masses opprimées par les bureaucraties privilégiées, pour leur expliquer en quoi le devoir de solidarité à l’égard de la lutte de libération du « tiers monde » est pour eux un devoir sacré ? C’est donc aussi pour des raisons d’auto défense que la révolution cubaine devrait adopter une position correcte sur la question polonaise, sur la question de la révolution politique qui monte dans les Etats ouvriers bureaucratisés.
En s’opposant brutalement à la révolution politique (qui, répétons-le, concerne un tiers de l’humanité et du prolétariat mondial), les dirigeants cubains hypothèquent dangereusement la défense de la révolution cubaine et la sympathie incontestable dont celle-ci a joui pendant long-temps dans l’ensemble du prolétariat mondial. En défendant les travailleurs polonais contre le coup de force de Jaruzelski, nous contribuons aussi à la défense de la révolution cubaine, non seulement d’un point de vue général et théorique, mais d’une manière bien plus pratique et bien plus immédiate qu’il n’apparaît aux observateurs superficiels, toujours pris par surprise par des changements brusques de la situation mondiale. La solidarité avec le prolétariat polonais et les tâches d’ensemble de l’internationalisme prolétarien
Dans leur lettre à I.P., Frank-Maitan-Mandel avaient insisté sur le caractère exemplaire des réactions de certaines couches de travailleurs d’avant-garde en Europe et dans plusieurs pays d’Amérique latine et d’autres continents comme « des points culminants d’internationalisme prolétarien élémentaire » (high points of elementary prolétarien internationalism). Les camarades Clark-Novack-Seigle ironisent lourdement à propos de cette définition. Mais pour ce faire, ils sont obligés de faire dévier le débat vers des questions qui n’ont rien à voir avec les manifestations et grèves qui ont répondu en Europe, et ailleurs, au coup de force de Jaruzelski.
D’abord, contrairement à toute notre tradition, ils identifient les masses avec les appareils bureaucratiques conservateurs qui les dirigent. Mais cette identification est abusive. Du fait que la social-démocratie française, norvégienne ou suédoise soit pro-impérialiste, on ne peut nullement déduire que les travailleurs qui participent à des manifestations dirigées par ces bureaucrates soient automatiquement animés par des mobiles pro-impérialistes. Pour montrer les absurdités auxquelles aboutirait un tel raisonnement, il suffit de se poser la question : toute grève organisée par une direction syndicale réactionnaire et pro-impérialiste devient-elle de ce fait automatiquement une grève pro-impérialiste ?
Il est nécessaire, au contraire, d’analyser, sans préjugé aucun, la nature de tel-les manifestations et grèves, en examinant leurs objectifs, ainsi que l’état d’esprit des masses qui y participent, et ne pas se contenter d’une analyse sommaire de la ligne politique de leurs dirigeants. C’est ce que nous avons fait. C’est ce que ne font pas les camarades Clark-Novack-Seigle. Ensuite, les camarades Clark-Novack-Seigle utilisent la méthode douteuse de l’amalgame, en jetant pêle-mêle dans le même sac les forces pro-impérialistes qui réclament des gouvernements bourgeois qu’ils fassent le blocus de la Pologne et qu’ils boycottent le commerce avec ce pays, la position des dockers d’Aarhus qui organisèrent une action ponctuelle de protestation contre la répression de leurs frères de classe en Pologne et la position de la IVe Internationale, de ses sections en France, en Grande-Bretagne, au Danemark et ailleurs, qui se sont prononcés sans équivoque contre toute forme de blocus et de boycott à l’égard de la Pologne.
Identifier la position des dockers d’Aarhus avec une position de boycott et de blocus est absolument abusif. Ces travailleurs ont réagi spontanément devant le fait d’une grève de leurs frères de classe - les dockers de Gdansk - brisée sous la menace des baïonnettes. Ils ont voulu montrer à la bureaucratie polonaise et soviétique qu’elle ne peut pas commettre un tel crime, sans payer un prix élevé à l’échelle internationale. C’est une action de classe, animée par un esprit élémentaire de solidarité de classe, qui n’a rien à voir avec des mobiles pro-impérialistes ou anticommunistes.
Nous ne sommes pas seulement adversaires du blocus des Etats ouvriers. Nous sommes aussi adversaires du blocus de pays semi-coloniaux par des puissances impérialistes, surtout dans un conflit avec l’impérialisme comme celui des Malouines. Mais si demain une dictature réactionnaire fait régner la terreur dans le port de Santos ou de Buenos Aires, tirant sur des grévistes, emprisonnant des dirigeants syndicaux, obligeant les dockers à charger les navires (c’est-à-dire brisant leur grève) sous la menace des armes, est-ce que nous appellerions « blocus raciste d’un pays semi-colonial », un refus ponctuel et symbolique des dockers de Liverpool, de Cadix, de Rotterdam ou d’Aarhus, de décharger un navire venu de Santos ou de Buenos Aires dans ces conditions, ou appellerions-nous cela une action de solidarité élémentaire avec des grévistes ?
La distinction est d’autant plus nécessaire que nul doute n’est permis quant à l’orientation politique des dockers d’Aarhus. Ils étaient engagés dans l’action contre la guerre de Vietnam. Ils participent à la lutte contre la remilitarisation. Ils sont solidaires du Nicaragua et de la révolution salvadorienne. Accuser un secteur de la classe ouvrière qui a fait preuve d’un instinct de classe fort sûr d’être « pro-impérialiste », « anticommuniste », sur la seule base du fait qu’il entre en action pour défendre ses frères et sœurs de classe polonais réprimés par la bureaucratie stalinienne criminelle, cela mérite comme seule réponse cinglante : croyez-vous donc que ces crimes soient « communistes », si c’est verser dans l’« anticommunisme » que de s’opposer dans l’action ?
Nous sommes ici bien au cœur du débat. Car ce que les camarades Clark-Novack-Seigle, obnubilés par la situation particulière aux Etats-Unis où de tels secteurs de la classe ouvrière n’existent qu’à une échelle infinitésimale, ne peuvent pas expliquer, et ce qu’ils ne semblent même pas comprendre, c’est que les secteurs d’avant-garde de la classe ouvrière et du mouvement syndical qui sont à la base des actions de solidarité avec la Pologne sont, dans 9 cas sur 10, disponibles pour des actions de solidarité, avec la révolution centro-américaine et, demain, avec n’importe quelle fraction du prolétariat mondial frappée durement par l’ennemi. C’est pour cette raison qu’il a été si facile, pour nos camarades, d’associer dans les manifestations sur la Pologne des slogans de défense de la révolution salvadorienne aux slogans de défense de Solidarnosc (ce qui fut une raison de plus pour interdire aux formations bourgeoises de participer à de telles manifestations et actions).
Loin d’être le reflet d’une capitulation quelconque devant l’opinion publique bourgeoise, la réaction spontanée de centaines de milliers de travailleurs en Europe et, pour la première fois, dans des pays d’Amérique latine comme le Mexique, le Pérou, le Brésil, la Colombie - et nous sommes fiers que ce soient nous, les trotskystes, qui y ayions joué souvent un rôle déterminant - contre la répression du prolétariat polonais par la bureaucratie stalinienne, reflète un progrès de leur conscience de classe et un progrès de l’internationalisme, - progrès dont d’importants secteurs de la révolution mondiale en marche recueilleront demain les fruits au fur et à mesure que la lutte de classe se développera.
Il y a d’ailleurs un cas précis qui permet d’indiquer combien la position des camarades Clark-Novack-Seigle est politiquement fausse, c’est celui des syndicats de masse dirigés par des PC, avant tout en France (CGT), Espagne (CCOO), Italie (CGIL) et au Portugal (CGTP). Dans tous ces syndicats, une discussion s’est engagée autour de la question : faut-il ou non participer à des actions de solidarité avec les travailleurs polonais, en front unique avec d’autres organisations ouvrières (il va sans dire que personne n’y proposait le « front unique » avec des gouvernements ou des partis bourgeois). Les fractions staliniennes disaient non. Fallait-il con-damner comme « anticommunistes » les fractions anti-stalinien nés (y compris eurocommunistes et pro-sociaux-démocrates) qui répondaient oui, ou fallait-il au contraire se battre à leurs côtés ? Etait-ce donc « communiste » que de refuser de combattre la répression bureaucratique en Pologne ? Comment des travailleurs communistes peuvent-ils se dégager dei l’influence stalinienne sans faire ce pas décisif ?
Nous avons écrit plus haut que la marche vers la troisième guerre mondiale ne sera arrêtée que si la classe ouvrière internationale apprend progressivement à opposer sur toutes les questions internationales sa propre politique étrangère à celle de ses ennemis. Mais cet apprentissage, dont dépend en définitive la survie même de l’humanité, n’est possible qu’à partir de positions de solidarité de classe élémentaires et intransigeantes, s’étendant de l’échelle nationale à l’échelle internationale. Quatre décennies de méséducation réformiste social-patriote et stalinienne avaient porté des coups terribles à la théorie et surtout à la pratique de l’internationalisme prolétarien. Aujourd’hui, la IVe Internationale qui incarne la communauté d’intérêts des prolétaires de tous les pays, sans exception aucune, qui s’identifie avec la révolution dans les trois secteurs de la révolution mondiale, peut jouer un rôle important en renouvelant cette théorie et cette pratique.
Mais surtout : ses chances de développement et de croissance sont étroitement liées à cette résurgence du véritable internationalisme prolétarien, fondé sur une solidarité de classe mondiale sans failles. Plus le prolétariat, avant tout le prolétariat industriel, occupe de nouveau une place centrale dans le cours réel de la révolution mondiale, plus cette révolution en revient aux formes de lutte et d’organisation classiques du prolétariat, et plus la simple règle de solidarité de classe « un pour tous, tous pour un » sera appliquée dans l’action par des secteurs de plus en plus amples des travailleurs. Pour cela, la montée de la révolution politique en Pologne, et les réactions à sa répression temporaire, sont de bon augure. Comme le dit la déclaration du SU du 17 décembre 1981 :
« II ne faut pas s’y tromper : c’est dans un même et seul élan que les travailleurs du monde s’opposent à l’intervention militaire en Pologne, qu’ils s’opposent aux préparatifs d’intervention impérialiste contre la révolution en Amérique centrale, qu’ils se mobilisent par millions contre l’escalade de la course aux armements nucléaires.
« C’est dans de telles actions que la classe ouvrière internationale fait l’apprentissage de sa politique internationale de classe qu ’elle doit opposer à la politique internationale du capital, si elle veut être capable d’arrêter la marche vers la troisième guerre mondiale nucléaire. Une classe ouvrière capable de défendre ses intérêts politiques internationaux, capable d’élans internationalistes, est une classe ouvrière capable d’empêcher la guerre (...)
« C’est pourquoi, en nous mobilisant aujourd’hui pour la défense des travailleurs polonais, sur l’échelle la plus vaste et le plus unitairement possible, nous ne défendons pas seulement la révolution polonaise et nos frères et sœurs de classe de Pologne. Nous luttons également pour nos propres intérêts, pour ceux des travailleurs de tous les pays - à commencer par ceux de l’Union soviétique nous luttons pour les intérêts et l’avenir de toute l’humanité.
6 avril 1982