En fondant la IVème Internationale en 1938, Trotsky pensait que la guerre mondiale qui se profilait allait déboucher sur des explosions révolutionnaires et que la majorité des travailleurs échapperait alors au contrôle que les socialistes et les staliniens exerçaient sur eux de longue date ; la faiblesse de l’organisation trotskyste, laminée par les nazis et même par les staliniens pendant la guerre ne permit pas cette évolution que les circonstances même de l’écrasement du nazisme ne rendaient guère probable.
Au lendemain de la guerre, les sections de la IVème Internationale connurent un certain développement tout en restant en marge de la grande masse des travailleurs dont socialistes et staliniens avaient gardé ou repris le contrôle.
Notre 3ème congrès mondial en 1951 adopta donc à une large majorité sauf en France la tactique dite de l’entrisme celle-ci fut justifiée par Pablo –le militant grec Michel Raptis, notre principal leader à cette époque- dans une brochure intitulée « La guerre qui vient ». La troisième guerre mondiale, préparée activement par l’impérialisme américain, allait estimait-il se transformer en une agression généralisée contre le mouvement ouvrier et pas seulement contre l’URSS et la Chine communistes. Il était essentiel pour nous, marxistes-révolutionnaires d’être étroitement intégrés aux grandes organisations ouvrières pour chercher à orienter les travailleurs vers la révolution socialiste à travers les explosions sociales inévitables.
Pablo et la majorité de l’Internationale, y compris Ernest Mandel, se trompaient : la troisième guerre n’éclata ni au cours des années 50 ni ensuite. L’entrisme perdait donc son prétexte immédiat mais pas du tout son utilité. En Belgique comme en Angleterre, il nous a permis de construire une aile radicale au sein du parti socialiste ; En Italie et surtout en France, grâce au succès de la JCR, une influence sensible de notre programme révolutionnaire se répandit dans une partie de la classe ouvrière.
Pourquoi alors et comment le résultat final de 15 à 20 années d’entrisme fut-il aussi limité ? Je vais analyser avant tout notre expérience belge dont Ernest Mandel a été le principal acteur.
La cause essentielle de notre insuccès, tout au long des années 50 et jusqu’au années 70 c’est le nombre très restreint on pourrait dire dérisoire, de nos militants.
En 1953 lorsque j’adhère à la section belge, celle-ci se compose d’un groupe peu actif d’une vingtaine de camarades à Bruxelles et de moins encore à Charleroi et dans le Centre. A la fin de 1953, lorsque je vais vivre à Liège pour travailler comme ouvrier à la F.N. et militer à la JGS, il ne reste plus aucun trotskyste dans cette ville ouvrière essentielle. Les résultats de notre militantisme à la JGS seront rapides et spectaculaires. A Bruxelles, deux camarades, Emile Van Ceulen et Marcel Huybrechts réussissent à construire une régionale JGS et à influencer tout le mouvement en créant le mensuel « La Jeune Garde ». A Liège je reconstitue une cellule trotskyste composée de militants JGS en opposition avec la ligne politique du PSB. Nous développons avec un succès croissant une agitation anti-militariste et anti OTAN et aussi un soutien aux révolutions coloniales. Nous lançons des marches « anti-atomique » qui rassembleront à sept reprises jusqu’à 20.000 jeunes. En octobre 1966 à Liège la JGS et la LCR organisent une manifestation internationale de masse en solidarité avec la révolution vietnamienne.
Mais s’il était relativement aisé de gagner la jeunesse à des idées révolutionnaires la diffusion de ces mêmes idées parmi les travailleurs adultes confiants dans le PSB était bien plus difficile. Ernest Mandel devenu membre de la rédaction du journal socialiste « Le Peuple » et Pierre Le Grève syndicaliste très combatif de l’enseignement n’influençaient qu’une petite quantité de travailleurs. Mais en s’associant avec André Renard et Jacques Yerna, Mandel réussit un coup de maître. Il devint rédacteur du quotidien syndical « La Wallonie » dirigé par Renard et put avec une efficacité remarquable préparer la naissance de l’hebdomadaire « La Gauche » en décembre 1956. Il réussit à s’entourer de syndicalistes comme Yerna, de députés comme Glinne et de toute une équipe de rédacteurs compétents. Et surtout l’appui d’André Renard fut décisif pendant plus de 2 ans. Grâce à « La Gauche » et aux exposés d’Ernest dans des week-end de formation syndicale organisés par la FGTB, nous devenions alors ceux qui formaient et guidaient idéologiquement des milliers d’ouvriers, surtout dans la métallurgie liégeoise. Mandel fut l’un des rédacteurs du programme de réformes de structure économique adopté par la FGTB nationale dans les congrès de 1954 et 1956.
La rupture avec Renard lors de la grève des mineurs du Borinage au début de 1959 préparait cependant une évolution bien moins radicale du courant syndical renardiste qui renonçait à se battre pour le programme de réformes de structure économique et s’orientait vers la seule revendication de la fédéralisation de l’Etat belge.
Au cours de la grève générale de 60-61 contre la « loi unique » du gouvernement et baptisée grève du siècle, notre comité central voulait avec « La gauche » transformer la lutte en une situation semi-insurectionnelle en proposant l’organisation d’une marche sur Bruxelles. Renard refusa cette voie et créa non pas un nouveau parti socialiste situé à la gauche du PSB mais le MPW, le Mouvement Populaire Wallon, simple groupe de pression sur le parti.
Cependant l’existence du MPW empêcha heureusement pendant 2 ou 3 ans qu’un sentiment de défaite se répande parmi les travailleurs après la fin de la grève générale. Mais l’inaction du MPW et son affaiblissement rapide à partir de 1963 allaient permettre au PSB, à la fin de 1964, d’en découdre avec toute l’aile radicale qui s’était construite en son sein.
Après le matraquage des JGS par la police bruxelloise appelée à l’aide par le bureau du PSB au cours de la manifestation du centenaire de l’Internationale le 6 septembre 19 66 à Bruxelles, les maladresses électorales de Yerna allaient donner le prétexte de la rupture aux dirigeants du parti.
Le congrès dit des incompatibilités, en décembre 1964, interdisait aux affiliés du parti d’être rédacteur de « La Gauche » ou de « Links », son équivalent flamand et aussi d’être dirigeant du MPW.
En quittant le PSB nous espérions rassembler en janvier 1965 un large ensemble de militants socialistes de gauche et aussi de syndicalistes affiliées au MPW ; Mais Genot, Lambion et Yerna, les successeurs de Renard, ne s’engagèrent pas dans le nouveau « Parti Wallon des Travailleurs » et celui-ci fut d’autre part torpillé par le politicien François Perin qui dénonça les trotskystes et créa contre nous un « Front Wallon » avant de rejoindre avec Gol le parti libéral.
Il faut aussi mesurer concrètement la signification du départ du parti socialiste pour beaucoup de militants que retenait un lien matériel (emploi obtenu etc…) direct ou indirect avec ce parti. Et pour tous ceux qui ne risquaient pas de perdre un avantage, il avait un attachement au « pilier socialiste » datant souvent de l’enfance dans une famille ouvrière. Quitter le PSB leur paraissait rompre avec leur propre passé et avec les luttes de leurs parents ou grands-parents. Ce n’était pas une décision facile à prendre.
Aurions-nous dû céder aux exigences du PSB ? Nous avions hésité en 1963 à quitter ce parti qui soutenait alors un ensemble de lois anti-grèves. Mais les syndicalistes du MPW nous dirent qu’ils ne nous suivraient pas. En capitulant en décembre 1964, nous aurions perdu toute influence dans la masse ouvrière qui faisait encore confiance au MPW et 6 mois ou 1 an plus tard nous aurions été exclus du PSB sous un autre prétexte.
La création de l’UGS à Bruxelles et du PWT en Wallonie, sous la direction évidente des trotskystes nous donnait une petite chance de réussite. A Bruxelles nous avions gagné un poids réel dans le syndicat des enseignants de la CGSP grâce à Pierre Le Grève. Nous avions aussi une base solide parmi les travailleurs des aciéries de Cockerill à Seraing. Mais la distance prise à notre égard par les dirigeants renardistes, le déclin industriel rapide de la Wallonie et une fois de plus le nombre dérisoire de nos membres –nous n’étions que 62 en septembre 1965- rendaient fragile notre entreprise. Mandel réussit pendant tout ce temps à galvaniser et orienter clairement nos militants mais sans pouvoir empêcher l’évolution en cours.
Au lendemain de Mai 68, un éveil relatif des étudiants en Belgique, qui réjouissait fort Mandel, put nous faire croire qu’une affiliation ouverte à la IVème Internationale de nos 3 partis fédérés dans la Confédération Socialiste des Travailleurs allait attirer une masse de jeunes vers la LRT naissante. En réalité nous avons vu s’éloigner de nous la majorité des syndicalistes ouvriers qui nous faisaient confiance. Quant à la plupart des étudiants radicaux gagnés à ce moment là ils ne furent actifs qu’en feu de paille. Il n’en restait guère déjà une dizaine d’années plus tard. La LRT une fois devenue POS nous nous sommes maintenus mais au début des années 90 nous n’avons pu consolider le regroupement de « Gauches Unies ».
Jusqu’à sa mort, Mandel n’a cessé cependant de chercher à nous guider efficacement gardant toujours l’espoir de voir un jour des couches importantes de travailleurs rejoindre le noyau militant que nous avons toujours pu maintenir en activité.
Aujourd’hui l’éveil des masses du tiers-monde en faveur de l’alter-mondialisation, une certaine radicalisation de la jeunesse et le succès non négligeable de « La Gauche » et de « Rood » peuvent nous permettre de croire en l’avenir même si en Belgique, contrairement à la France, notre influence reste modeste dans la classe ouvrière.
Ernest Mandel ne nous a jamais donné de recette toute faite pour préparer la révolution socialiste mais son intelligence politique et son militantisme infatigable nous donnent le droit, à nous qu’il a formés, de continuer à croire qu’un monde socialiste sera possible au XXIème siècle et aussi de tout faire pour préparer son avènement.