Le journal La Gauche, auquel j’ai collaboré de 1961 à 1972, m’a demandé de mettre sur papier quelques souvenirs personnels à propos d’Ernest Mandel. Je le fais bien volontiers. Ernest Mandel est un des penseurs marxistes qui ont exercé la plus grande influence sur ma formation politique (l’autre étant le sociologue Lucien Goldmann), mais Ernest était de loin le plus important des deux.
Première rencontre
J’ai rencontré Ernest Mandel pour la première fois à la fin de 1959. J’étais engagé à cette époque dans le processus qui allait me conduire à quitter les étudiants communistes et le Parti Communiste de Belgique. Un des points de divergence concernait l’appréciation à avoir face à la Communauté Economique Européenne (le Marché Commun à "six") à propos de laquelle le Parti Communiste adoptait un point de vue totalement négatif qui coïncidait d’ailleurs avec les intérêts conservateurs de la petite industrie et des entreprises agricoles familiales.
Mandel, qui appartenait à la Commission économique de la FGTB, venait de publier un petit livre pour le Syndicat des Employés (SETCa), à propos du Marché Commun, précisément. Je venais d’autre part de recevoir des revues de la IVe Internationale avec des articles sur le même sujet. Un camarade trotskyste liégeois, membre du Parti Socialiste Belge, a alors recommandé à Ernest de me recevoir. C’est ainsi que je me suis présenté à son domicile, qui se trouvait à l’époque à Saint-Josse, rue Charles-Quint.
Ce qui m’a impressionné (en-dehors de ce premier entretien, bien entendu,) c’est l’énorme quantité de livres qui étaient empilés sur le bureau et sur plusieurs chaises. Pas seulement des livres politiques, mais aussi beaucoup de livres d’art et d’oeuvres romanesques, rédigés dans les langues les plus diverses.
Ernest, piéton
A partir de ce moment, les rencontres se sont succédées à une cadence rapide. Mais Mandel, dont les activités étaient multiples, avait beaucoup moins de temps que moi, l’étudiant. Aussi me proposa-t-il une formule originale, que nous avons pratiquée plusieurs fois. Je venais chez lui et je l’accompagnais à pied (ni l’un ni l’autre nous ne conduisions et Ernest n’aimait pas tellement prendre le tram, pour des raisons de discrétion notamment) pendant qu’il se rendait à des endroits incongrus pour moi, tels l’Office Central des Chèques Postaux ou encore l’une ou l’autre compagnie d’assurances. Ce furent là des promenades en ville du plus haut intérêt, agrémentées quand il le fallait d’explications historiques sur tel ou tel endroit, tel ou tel monument...
Il en fut parfois de même à Anvers. Après y avoir créé la première "cellule" trotskyste où nous nous rendions souvent en train, une petite fourche nous permettait parfois une rapide station dans les pâtisseries juives du quartier de la Rue du Pélican. C’est ainsi que j’ai pu découvrir la "Kàsekucke" et la "Zitronentorte".
Un être organisé
Mandel était un homme très organisé, dans tous les sens du terme. Ainsi avait-il des noms de plume qui répondaient à une logique très précise, en fonction du public auquel il s’adressait et du sujet abordé, il n’y avait là aucun "machiavélisme" mais plutôt une volonté de cohérence en fonction du degré de conscience politique qui était adjugé au lecteur. Ainsi signait-il Germain les articles de politique internationale dans la presse de la Quatrième Internationale, Henri Valin quand il évoquait les problèmes du PC de Belgique ou la question scolaire dans cette même presse, tandis qu’il devenait Pierre Gousset dans La Wallonie ou France Observateur (le prédécesseur du Nouvel Observateur) et, bien sûr, Mandel dans Links, La Gauche, De Socialistische Stem, puis Rood.
Ce sens de l’organisation appliqué à soi-même, qui se manifestait dans les "promenades" comme dans les articles, se manifestait également dans ses fiches de lecture. Il n’y avait pas d’ordinateur sur le marché à l’époque et la photocopieuse commençait à peine à faire son apparition. D’où l’usage des "fiches Ficard" (15cm sur 10) dont il faisait une très abondante consommation.
Après que la confiance se fût établie, Mandel accepta même que je prenne chez moi des paquets entiers de ces précieuses fiches sur l’histoire du mouvement ouvrier belge et du mouvement ouvrier international, afin que je puisse les recopier. Elles furent notamment d’une grande utilité lorsque Marcel Liebman travaillait à sa thèse sur les origines du communisme belge, car c’est chez moi qu’Ernest l’envoya pour y lire les copies manuscrites de ses précieuses fiches de lecture.
La célébrité vint à Mandel avec la publication du « Traité d’Economie marxiste » lancé par souscription en 1961, peu de temps après la grève générale de 60-61. A ce moment, les étudiants et les Jeunes Gardes Socialistes se mobilisèrent spontanément (car Ernest n’aurait jamais eu l’idée de faire "décréter" une mobilisation pour son livre publié chez Julliard). Ce furent là d’autres promenades, pour faire souscrire les gens puis pour leur apporter l’ouvrage à domicile. Mais cela fut spontané.
Étudiant, étudies !
Je voudrais ici souligner une énorme différence entre Mandel et les faux prophètes que l’extrême-gauche n’a que trop bien connus. Après la grève de 60-61 (dont j’ai passé la moitié du temps en détention préventive à la prison de Forest-Saint-Gilles), Ernest m’a dit quelque chose de très important. "Tu es étudiant, tu as la chance d’étudier... tu ne dois pas la gâcher". La mode n’était pas encore à "l’établissement" à l’usine, bien que certains y pensaient déjà. Pour Mandel, il fallait que l’étudiant, même "bourgeois", ne fasse pas un complexe qui le conduirait à abandonner les études et à gâcher les possibilités d’aider le mouvement ouvrier de ses connaissances. La leçon fut bien assimilée et, un peu plus d’un an plus tard, elle surprit... Mandel lui-même.
Un "Comité Exécutif International" de la IVe Internationale devait avoir lieu en Belgique, vers le mois de juin 1962. Pour les "initiés", disons que ce fut la première réunion où la rupture avec la "tendance Pablo" commença à s’esquisser. Je n’étais pas (encore) membre de cet organisme mais je mis une propriété familiale à sa disposition. J’étais donc l’hôte. Quelle ne fut pas la surprise d’Ernest lorsque je lui remis les clés de la maison ainsi qu’un plan pour y accéder. "Tu ne viens pas ?", dit-il. "Non, répondis-je, j’applique le mot d’ordre que tu m’as donné toi-même, il y a un an !"
Le fédéralisme et le contrôle ouvrier
Après la rupture entre La Gauche et le dirigeant liégeois André Renard, qui avait lancé le Mouvement Populaire Wallon et le journal Combat en faveur du fédéralisme, il y eut quelques difficultés à faire adopter le mot d’ordre du fédéralisme par les militants socialistes de gauche (et également par les trotskystes de l’organisation "entriste"). Mandel y employa toute sa diplomatie, mais ce ne fut qu’en juin 1961 que l’assemblée générale des coopérateurs de La Gauche se prononça en faveur du fédéralisme, lié aux réformes de structures. Le journal flamand Links resta longtemps beaucoup plus réticent.
C’est essentiellement Mandel qui a impulsé les réorientations nécessaires des socialistes de gauche de l’époque. Avant d’écrire cet article, j’ai relu les notes politiques commençant souvent pas les mots "Cher Ami" sur bon nombre de sujets : mon attention a notamment porté sur une remarquable note pleine de pédagogie sur la réforme de l’Assurance Maladie-Invalidité de 1963 et la lutte pour les soins de santé gratuits, ainsi que sur une autre note (de 1967 celle-là) en faveur de la révolte des étudiants de Louvain et de la revendication du transfert de la section française de l’UCL en Wallonie. Il s’agissait de persuader les membres du PWT (Parti Wallon des Travailleurs) de la nécessité de ce transfert en fonction de la revendication sur l’autodétermination des peuples, sous-jacente à celle du fédéralisme. Ce ne fut pas là chose facile.
Mandel fut également un des pionniers de l’adoption de l’orientation du "contrôle ouvrier" par la FGTB. Ici aussi, il fallut du temps, puisqu’en mars 1958 il écrivait encore dans La Gauche sous sa propre signature qu’il fallait nationaliser les charbonnages et l’énergie "sous cogestion ouvrière" (Ernest était membre d’une commission de la FGTB, faut-il le rappeler ?). Ce n’est qu’en septembre 1958 que la brochure de Renard « Vers le Socialisme par l’Action » (écrite en bonne partie par E.M) se prononça pour le contrôle ouvrier...
Sectaire, pas sectaire ?
Mandel a souvent été mis en minorité dans son organisation. Il s’est (presque) toujours soumis (in)volontiers à la discipline de la majorité. Sectaire ? Non ! Mais quand il avait le sentiment que ses adversaires politiques risquaient de mettre en péril les chances, l’avenir ou l’existence de l’organisation, il devenait intraitable et parfois même injuste, en déformant les positions de l’autre de manière caricaturale. Sectaire ? Peut-être. Mais jamais dans le but prémédité de détruire l’autre. C’était plutôt inconscient.
Lorsque j’ai quitté la Quatrième Internationale, nos relations personnelles n’en ont pas été affectées. Auteur d’une remarquable étude sur l’idéologie d’Henri De Man, il avait été invité en 1973 à un colloque sur ce dirigeant socialiste belge. Mais le département de Justice et de Police ne voulait pas de lui sur le territoire suisse. Comme j’avais travaillé le sujet (notamment au départ de ses petites fiches), c’est tout naturellement qu’il me demanda de le remplacer à Genève. Ce que je fis.
En 1983 il m’associa au colloque international sur Karl Marx, qui eut lieu à la VUB, puis à un (éphémère) Institut d’Etudes Marxistes à la même université. Nous eûmes ensuite une très longue correspondance sur les problèmes du marxisme et de l’éthique. En 1991, nous nous revîmes pour la dernière fois. Cette fois, c’était moi qui l’avais fait inviter au colloque international sur l’écrivain belge-russe Victor Serge, il manifestait déjà les signes extérieurs de la maladie. Depuis lors, nous avons encore eu de brefs entretiens téléphoniques. Je ne l’ai plus revu.
Épilogue - épigraphe.
Quelqu’un m’a posé une question sur "l’ancrage" d’Ernest Mandel dans le mouvement ouvrier belge, il est indéniable. Tant par ses connaissances du mouvement que par son engagement et son influence sur plusieurs générations de militants.
J’ai toujours regretté que ce lien se soit progressivement dénoué à partir de 1971. Ce risque de désengagement s’est manifesté lors du dernier "plénum" du Comité Exécutif de la Quatrième Internationale, en décembre 1971, et je me suis opposé à l’époque au vote des décisions sur la manière de réorganiser l’Internationale. Ce fut une des causes de mon départ, un an plus tard.
Comment conclure, si ce n’est avec les mots de la dédicace d’Ernest à son père Henri, dans le Traité d’Economie Marxiste ? "Esprit généreux, coeur intrépide". salut à toi !