Employés et ouvriers manuels : une distinction qui s’estompe
La Gauche n°11, 17 mars 1972
  • Les grèves très combatives des appointés de la sidérurgie liégeoise et des employés de l’industrie pétrolière illustrent une thèse que nous défendons depuis de nombreuses années. L’évolution du capitalisme aboutit à une homogénéité sociale croissante de tous ceux qui sont obligés de vendre leur force de travail.

    Différents courants de la sociologie bourgeoise, et différents courants - à la fois courants réformistes et courants ultra-gauche - qui s’obstinent à nier ces faits sont confrontés à une réalité qui contredit de plus en plus leurs schémas. On l’avait déjà constaté lors de mai 68 en France et lors du « mai rampant » en Italie. Nous venons d’en vivre une nouvelle confirmation, à une échelle plus modeste, dans ce pays.

    Qu’est-ce que le prolétariat ?

    La théorie marxiste des classes sociales ne part pas de critères simplistes et péremptoires. En dernière analyse, chaque classe sociale se définit par la place qu’elle occupe dans la production. Mais ceci n’est vrai qu’en dernière analyse. Et la situation objective fait que plus l’industrie progresse, la division du travail se développe en son sein, de même que l’application de la science et de la technique à la production. Le propre du capital, c’est qu’il s’approprie les fruits de cette division du travail et de cette technologie.

    C’est pourquoi, dit Marx, il faut de plus en plus prendre en considération la capacité de travail collective de l’entreprise, à laquelle participent tous ceux qui sont indispensables à la production. Il y classe explicitement le technologue et l’ingénieur. A notre époque, il faudrait y ajouter une bonne partie de ceux qui travaillent dans les laboratoires de recherche, surtout dans l’industrie chimique ou électronique. Sans leur travail, la production s’arrêterait tout autant que sans le travail des ouvriers manuels.

    Pourquoi la conscience des employés est-elle en retard sur celle des ouvriers ?

    La situation objective d’une classe sociale n’implique pas automatiquement qu’elle ait conscience de sa situation ou de ses intérêts de classe immédiats, pour ne pas dire de ses intérêts historiques. L’idée selon laquelle Marx et Lénine auraient désigné sous le terme de prolétaires les seuls ouvriers manuels est absolument fausse. De nombreuses citations le contestent de la manière la plus nette. Pour Marx et Lénine sont des prolétaires tous ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail parce qu’ils ne possèdent pas de capital et n’ont pas d’accès direct aux instruments de travail ou aux réserves de vivres.

    Marx écrit textuellement : « Chaque travailleur salarié n’est pas un travailleur productif ; chaque producteur n’est pas un travailleur salarié » La notion de prolétariat - c’est-à-dire de la classe des travailleurs salariés - est donc par définition plus ample que celle des travailleurs manuels.

    Par ailleurs, Marx a aussi précisé que la notion de travailleur productif est plus vaste que celle de travail manuel.

    La conscience des employés n’était pas seulement fonction de leur place générale dans le processus de production. Elle était aussi fonction des avantages matériels dont ils jouissaient par rapport aux ouvriers : traitements beaucoup plus élevés (qui permirent souvent d’accumuler un petit capital, insuffisant pour survivre mais suffisant pour arrondir la pension) ; situation beaucoup plus stable (licenciements beaucoup plus rares et préavis plus longs) ; niveau de consommation plus élevé ; possibilités plus grandes d’accéder à la hiérarchie capitaliste proprement dite, etc., etc.

    Il faut ajouter le fait que beaucoup de fonctions d’employés sont axées sur l’exploitation de l’ouvrier (chronométreurs, organisateurs du travail, surveillants) ou la réalisation de la plus-value (services de vente, de crédit, de financement) plutôt que sur la production à proprement parler.

    La troisième révolution technologique a modifié cette situation de fond en comble. Avant tout, la proportion des employés occupés dans des activités indispensables à la production augmente considérablement. Dans les procédés semi-automatiques et automatiques, les différences entre ces employés et les ouvriers manuels tendent à disparaître. Un ouvrier qui guide (ou surveille) un train de laminoir automatique, est-ce d’ailleurs un ouvrier ou un employé ? On peut discuter à l’infini pour répondre à cette question. La même remarque s’applique par exemple aux électroniciens.

    Symboliquement, l’érosion de la frontière entre ouvriers et employés s’exprime par le fait que des couches de plus en plus nombreuses d’ouvriers se battent pour un statut de paiement mensuel des salaires, et pour des préavis de licenciement identiques à ceux des employés. Les succès obtenus sur cette voie, s’ils restent modestes, indiquent clairement la tendance.

    Ce qui est en train de changer

    Jadis, l’ouvrier allait à l’école jusqu’à l’âge de 12 ans, l’employé jusqu’à l’âge de 18 ans. Aujourd’hui, l’ouvrier va à l’école jusqu’à 16-17 ans et l’employé ne va pas toujours à l’université. A ce propos aussi, la distance disparaît.

    La tension des revenus entre ouvriers et employés si elle reste réelle, a également tendance à se réduire. Il y a des ouvriers qualifiés qui reçoivent des rémunérations supérieures à celles de certains employés. L’éventail des revenus suit davantage celui des branches d’industrie que celui de la profession manuelle ou intellectuelle. Un employé dans le vêtement souffre des bas salaires généralisés dans ces secteurs. Un ouvrier de l’industrie sidérurgique ou pétrolière profite des salaires relativement élevés qui caractérisent ces branches.

    D’après les statistiques de l’O.N.S.S., au deuxième trimestre de 1970, 15,8% des ouvriers manuels gagnaient plus de 15.000 F par mois ; 42,3% des employés gagnaient moins de 15.000 F. Chez les femmes - qui subissent une discrimination scandaleuse en matière de rémunération - la différence est encore plus nette : 11,6% des ouvrières gagnent plus de 10.000 F ; 53,7% des employées gagnent moins de 10.000 F par mois.

    De même le niveau de consommation et le mode de vie qui séparèrent jadis l’ouvrier et l’employé les rapprochent aujourd’hui. L’ouvrier en casquette est aujourd’hui aussi rare que l’employé à chapeau-boule. Le dimanche au stade de football, ou le samedi soir, à la sortie du cinéma dans les quartiers ouvriers, bien malin celui qui distinguerait l’ouvrier de l’employé en regardant l’habit, qui ne fait décidément plus le moine.

    Quant aux chances d’avancement individuel - cette grande illusion de l’employé d’il y a un demi-siècle - elles ont pratiquement disparu : les directions des entreprises ne sont plus accessibles qu’aux titulaires de diplômes universitaires. Pour un employé âgé de 40 ou 45 ans, le licenciement peut être aussi tragique que celui d’un ouvrier ; se recaser avec le même traitement est devenu pratiquement impossible.

    Les résultats des changements

    Tous ces changements - de même que l’érosion de l’épargne par suite des dévaluations et inflations successives - ont considérablement réduit l’écart entre la conscience de l’employé et celle de l’ouvrier. Le taux de syndicalisation des employés augmente. Dans certains pays, dont la Belgique, dont aussi la Grande-Bretagne, des catégories d’employés se situent parmi les couches les plus combatives du prolétariat. On les rencontre nettement à la gauche et non plus à la droite du mouvement syndical.

    On a déjà connu ce phénomène dans le passé (par exemple le syndicat des employés à Bruxelles, au lendemain de la première guerre mondiale). Mais à ce moment il s’agissait de minorités relativement réduites, qui reflétaient le niveau d’instruction et de culture plus élevé de l’avant-garde des employés. Aujourd’hui, c’est une masse plus large qui est organisée et qui peut être en-traînée dans la lutte syndicale.

    Il serait prématuré d’affirmer que toute différence entre employés et ouvriers manuels ait déjà disparu (d’ailleurs, les différences entre diverses couches d’ouvriers manuels restent importantes). Il serait encore plus illusoire de supposer que tous les employés aient acquis la conscience syndicale (pour ne pas dire la conscience de classe politique). Mais c’est le sens de l’évolution qui est important. C’est cette évolution que nous avons voulu mettre en lumière.