La spectaculaire annonce de la visite de Nixon à Pékin, combinée aux multiples aspects de la politique étrangère chinoise (Ceylan, Bengale, Soudan...), a relancé une vaste discussion dans toute l’avant-garde. Nous avons expliqué et nous reviendrons sur le caractère contre-révolutionnaire de la politique étrangère chinoise actuelle. Nous ne sommes pas seuls parmi les mouvements d’extrême-gauche à défendre cette conception : plusieurs courants influencés par le maoïsme ont pris récemment des positions proches des nôtres (1). Au moment de l’arrivée de Nixon à l’aéroport de Pékin, pour saisir les implications et les significations de la politique extérieure chinoise, et pour éviter toute affirmation simpliste, il faut se référer à la réalité qui la sous-tend et qui en explique les particularités : le maoïsme dans ses rapports avec la révolution chinoise.
I. les causes sociales de la révolution
a) La société chinoise au début du XXe siècle.
La société chinoise au début du XXe siècle est en pleine décomposition ; le système impérial des examens s’effondre. Ce système était la source de la constitution d’une bureaucratie de mandarins qui a formé pendant des siècles une des clés de voûte de la société chinoise et une couche sociale privilégiée. Le pouvoir central se désagrège : en quelques dizaines d’années un système qui était resté immuable pendant plus de deux millénaires s’écroule sous les coups de la pénétration impérialiste au cours du XIXe siècle et au début du XXe.
Si toutes ces interventions n’ont pas transformé la Chine en une colonie classique, administrée directement par les pays impérialistes, elles ont eu, néanmoins de multiples effets néfastes : les puissances coloniales se sont fait octroyer des concessions territoriales où elles régnaient en maîtresses. De plus, elles « obtenaient » des concessions pour la construction de chemins de fer et des franchises douanières considérables qui permettaient d’importer en Chine à très bon prix les marchandises des manu-factures d’Europe. Un pillage systématique fut ainsi organisé. Une conséquence importante en fut la ruine de l’artisanat rural chinois, écrasé par la concurrence. Une importante partie des ressources de la paysannerie chinoise disparaissait.
b) Les classes de la société chinoise.
Au début du XXe siècle, la majeure partie de la population chinoise est encore constituée des « classes traditionnelles » : les petits propriétaires paysans et les notables ruraux (la « gentry »), riches propriétaires qui avaient formé avec les mandarins (« les détenteurs de diplômes ») la classe dominante de la Chine impériale. Les propriétaires ne cultivaient pas leurs terres : ils percevaient une rente foncière fournie par les fermiers. En dehors de ces notables, on distingue différentes formes de paysans propriétaires : pauvres, moyens, riches. Richesse toute relative ! Le père de Mao qui possédait 1,5 hectare était considéré comme paysan riche (2) !
Soixante-huit pour cent de paysans pauvres ne possédaient que 22% des terres, alors que 10% de paysans riches et de propriétaires fonciers en possédaient 53%. Sur cette paysannerie s’abat le poids de la rente foncière et de l’impôt. La rente foncière à payer au propriétaire foncier pouvait atteindre 50% de la récolte. Les impôts étaient de plus en plus importants avec, en plus, des levées anticipatives : on cite l’exemple de ce village où on a levé en 1933 les impôts de 1971 !
Si on y ajoute la ruine de l’artisanat, la plaie de l’usure (l’usurier et le propriétaire foncier étant souvent une seule et même personne) et, à partir de 1937, les méfaits de l’impérialisme japonais, on peut saisir à quel point la situation de cette paysannerie, traditionnellement pauvre et opprimée, s’était aggravée dans des proportions intolérables. Telle est l’explication fondamentale du rôle révolutionnaire de la paysannerie pauvre au XXe siècle.
Deux classes, caractéristiques de la société capitaliste, surgissent sous l’impact de l’impérialisme : la bourgeoisie et la classe ouvrière. La bourgeoisie se compose de plusieurs couches. Les compradores forment une bourgeoisie dont les intérêts sont directement liés à ceux de l’impérialisme (ils servaient d’intermédiaires). L’autre couche était constituée par la bourgeoisie nationale : gros commerçants des villes, capitalistes nationaux, intellectuels urbains. Cette bourgeoisie manifeste des sentiments anti-impérialistes, mais, faible, timorée, liée aux compradores et aux notables ruraux elle se révélera incapable de prendre la tête d’une révolution bourgeoise, anti-impérialiste, antiféodale. Confrontée aux tâches de la révolution bourgeoise (la réforme agraire, la lutte contre les privilèges féodaux, l’unification du pays, l’industrialisation, le combat anti-impérialiste, etc.), elle capitulera devant les forces les plus réactionnaires (notables ruraux, impérialisme) et laissera à d’autres forces sociales le soin de les réaliser : ce sera le rôle du prolétariat.
La classe ouvrière est de formation récente. Peu nombreuse (2 millions), concentrée dans quelques villes (Shanghai, Hankéou, Tientsin...), très durement exploités, les ouvriers acquièrent rapide-ment la conscience de classe et des sentiments anti-impérialistes. Dans les années ’20, la classe ouvrière démontre sa force par des grèves importantes et de puissants syndicats sont créés.
En bref, la Chine du XXe siècle, sous l’impact de l’impérialisme, est en train de se transformer en une société à mode de production capitaliste dominant. Cette dominance du mode de production capitaliste s’exprime par le développement croissant d’un marché capitaliste chinois (relié au marché mondial), et par le fait que les classes dominantes, bourgeoisies et notables ruraux sont incorporés directement à ce marché capitaliste (3). Mais cette formation sociale est un bâtard qui supporte le poids d’une société en décomposition, dans laquelle la très grande majorité de la paysannerie voit s’aggraver les charges qui s’abattent sur elle. De plus, l’Etat se décompose, se morcelle en une série de pouvoirs régionaux : « les seigneurs de la guerre ». Ces pouvoirs régionaux ressemblent plus à une forme de gangstérisme qu’à une forme quelconque de pouvoir d’une société moderne.
La révolution de 1911 (« la première révolution chinoise ») qui instaura la république n’aboutit qu’à approfondir la désagrégation du monde chinois. La nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, révéla rapidement sa faillite. Le prolétariat devait prendre la relève. Pour Trotsky (4), comme dans la Russie de 1917, la classe ouvrière réaliserait le processus de la révolution bourgeoise dans le même mouvement où s’instaurerait la dictature du prolétariat. Le prolétariat entraînerait derrière lui la paysannerie pauvre dans une alliance qui préserverait l’hégémonie de la classe ouvrière.
Dix ans après la première révolution avortée, apparaît l’organisation qui allait, à travers de multiples vicissitudes et détours, réaliser lès tâches historiques de la bourgeoisie en même temps qu’instaurer la dictature du prolétariat et faire qu’à son tour « la Chine ébranle le monde » avec la deuxième grande révolution prolétarienne du XXe siècle. Mais, en attendant, à sa création, en 1921, le Parti communiste de Chine n’a que 57 membres...
II. le P.C.C. et la révolution de 1925-27
Parti sur une base numérique modeste, le P.C.C. ne connaîtra de développement important qu’à partir de la révolution de 1925. Ainsi, à son quatrième congrès, en janvier 1925, le parti ne compte que 995 membres !
Rapidement, il va subir les aléas de la politique du P.C. d’Union Soviétique en voie de stalinisation. Ainsi, dès 1924, sous la pression de l’Internationale Communiste, les membres du P.C.C. vont entrer, à titre individuel, dans le Kuomintang.
Le Kuomintang, créé en 1905 par Sun Yat-sen, représente le parti de la bourgeoisie nationale, à l’origine progressiste et anti-impérialiste. Mais si la bourgeoisie nationale a pu apparaître à certains moments comme une force anti-impérialiste, au moment où les communistes entrent en son sein, sa faiblesse, sa peur des masses la poussent à se jeter dans les bras de l’impérialisme et à s’allier aux notables ruraux : pour la révolution elle n’est plus qu’un corps mort. Bien plus, elle va bientôt se transformer en bras séculier de la contre-révolution.
A partir de 1924 le P.C.C., sous l’impulsion de l’Internationale Communiste, exprime de grandes illusions à l’égard du potentiel anti-impérialiste du Kuomintang, et lui donne l’hégémonie dans le futur processus révolutionnaire. C’est l’époque où Staline, en train de devenir maître de l’appareil du P. C. d’Union Soviétique et de l’Internationale Communiste, élabore avec Boukharine la théorie de la révolution par étapes qui distinguait nettement une première étape démocratique-bourgeoise dans laquelle, pour la Chine, le Kuomintang (le parti de la bourgeoisie) devait être totale.
Après la réalisation de cette étape, on pourrait passer à la lutte pour la révolution socialiste (5), mais après seulement ! Pendant la première étape le P.C.C. ne devait être que l’aile gauche, disciplinée, du Kuomintang. Mais le Kuomintang (dirigé après la mort de Sun Yat-sen en 1925 par Tchang Kaï-chek) était-il prêt à réaliser le processus de révolution bourgeoise ? La révolution de 1925-27 allait donner une cruelle réponse à cette question.
En 1925, la Chine entre dans la tourmente révolutionnaire ; en quelques mois le P.C.C. acquiert une influence de masse ouvrière, décuple le nombre de ses membres et se place à la tête de puissants syndicats ouvriers : c’est la deuxième révolution chinoise.
La puissance du P.C.C. se manifeste, notamment, lors de la grève générale de Shanghaï des 21 et 22 mars 1927 qui libère la ville avant l’arrivée de l’armée du Kuomintang. Un mois après, c’est le retournement sanglant du 12 avril 1927 ; Tchang Kaï-chek écrase le mouvement communiste à Shanghaï : la contre-révolution débute. Le P.C.C. est décimé, en même temps que le mouvement ouvrier est écrasé.
La bourgeoisie montre ses limites et se range dans le camp de la contre-révolution. Le P.C.C. paie très cher ses erreurs d’appréciation : il est chassé des villes et son influence sur la classe ouvrière est brisée La responsabilité de l’Internationale Communiste et de Staline est totale. C’est Moscou qui a décidé de l’alliance avec le Kuomintang et surtout de la subordination du P.C.C. au Kuomintang
Il serait trop long d’entrer dans les détails des positions de l’Internationale Communiste face à la contre-révolution : schématiquement, à l’opportunisme, à la subordination à la bourgeoisie, succède une politique aventuriste qui se manifeste, notamment, dans l’établissement du soviet de Canton qui est rapidement écrasé. On impose une insurrection paysanne (« la révolte de la moisson d’automne » - 1927), dirigée par Mao, qui tourne à la déroute.
Le P.C.C. écrasé est éliminé des villes. Il n’y rentrera qu’avec la révolution triomphante en 1948-49, et ne retrouvera plus son hégémonie sur la classe ouvrière. La classe ouvrière ne jouera plus directement qu’un rôle marginal dans le cours de la révolution chinoise (la troisième révolution) qui aboutira à la République Populaire de Chine, en 1949.
III. L’apparition et les aspects du courant maoïste
Fin 1927 début 1928, il ne reste du puissant mouvement révolutionnaire que des débris d’armées paysannes qui refluent en désordre. L’un des groupes d’armée est dirigé par Chu-Teh, futur commandant en chef de l’armée rouge, un autre par un cadre communiste de 34 ans qui vient d’être exclu des organes dirigeants du parti : Mao Tsé-toung.
Mao Tsé-toung, fils d’un paysan riche, membre du Parti depuis sa fondation, était « le spécialiste » au sein du P.C.C. des questions paysannes à une époque où ces questions paraissaient secondaires. Il avait insisté sur le potentiel révolutionnaire important que représentait la paysannerie pauvre dans deux rapports célèbres mais qui au moment de leur parution n’eurent aucun écho dans le Parti : « Les Classes de la Société chinoise » (mai 1926) et « Etude sur le Mouvement paysan dans la province de Hunan » (mars 1927).
Organisateur des masses paysannes dans la région du Hunan, dirigeant de l’insurrection paysanne de la « moisson d’automne » (sur ordre de la direction du P.C.C. et de l’I. C. - il semble que lui-même ait été en désaccord avec cette ligne aventuriste), il se retrouve fin 1927 à la tête d’une petite troupe paysanne. C’est avec ces forces limitées que va se constituer un P.C. axé exclusivement sur le milieu paysan. A la limite du Kiangsi et du Hunan, Mao organise le « Soviet de Kiangsi » qui administre une région paysanne Sous l’hégémonie du P.C. C’est à partir de la formation de ce « soviet » que les traits originaux du maoïsme apparaissent.
On peut les résumer schémàtiquement comme suit :
- Pour Mao, après l’écrasement de la révolution en 1927, le rôle révolutionnaire prépondérant revient à la classe la plus opprimée de la société chinoise : la paysannerie pauvre.
- Le P. C. C. va incarner en milieu paysan les intérêts du prolétariat. D’où l’importance de l’éducation politique marxiste de base, la lutte très dure que le P.C.C. a mené contre les tendances dissolvantes du milieu paysan petit-bourgeois, et aussi le rappel constant de l’hégémonie du prolétariat dans un parti où, dès 1929, il n’y avait plus que 3% d’ouvriers et, dans les années qui vont suivre encore moins.
- Le P.C.C. avec ses cadres marxistes, sa formation idéologique prolétarienne, va se substituer au prolétariat absent, réussira à ne jamais se dissoudre dans la paysannerie et à se transformer en un groupe dirigeant d’une vaste jacquerie paysanne comme l’histoire de la Chine en a connues tellement (6).
- Le P, C. C. va nouer avec les masses paysannes des rapports complexes : l’hégémonie du Parti dans le soviet est totale ; mais d’autre part le P.C.C. parvient, à conquérir une influence et un soutien profonds dans la paysannerie : il réalise une réforme agraire radicale, abolit les dettes...
- L’instrument clé de la politique du P.C.C. est l’Armée Rouge. L’Armée Rouge est constituée par la paysannerie en armes éduquée dans le cadre d’une idéologie prolétarienne. Par son comportement en milieu paysan, cette armée rompt avec les pratiques des armées traditionnelles (brigandage).
- Mao et les dirigeants du P.C.C. assimilèrent les leçons des erreurs de la révolution de 1925-27 et ils défendirent, toujours, l’autonomie du P.C.C. et de l’armée, refusant de fusionner les troupes communistes, avec celles du Kuomintang et même à l’époque de l’invasion japonaise. Pour cette raison ; le P.C.C. et son armée ont toujours réprésenté une menace contre la bourgeoisie et son organisation, le Kuomintang. D’où les tentatives d’écrasement militaire du Soviet de Kiangsi.
- La politique de classe du P.C.C. fut marquée du sceau de l’ambiguïté. Jamais il n’a essayé de reconquérir systématiquement une influence sur la classe ouvrière dans les villes (7). Par rapport à la paysannerie, le P.C.C a oscillé entre le soutien à la paysannerie pauvre et à la paysannerie moyenne. Son programme agraire a reflété les fluctuations de sa position de classes : radical au début de la période du Soviet de Kiangsi (distribution de terres), puis plus modéré lorsque le P.C. C. essaie d’obtenir le soutien de la paysannerie moyenne voire riche, notamment pendant la lutte anti-japonaise. Alors on ne distribue que les terres des propriétaires collaborateurs, et on limite le taux de la rente.
- La position de Mao face à la IIIe Internationale et au stalinisme fut aussi fort ambiguë : le P.C.C. n’a jamais exprimé, publiquement, le moindre désaccord. Bien plus, les textes maoïstes ont donné l’apparence d’une orthodoxie stalinienne, stricte. Mais derrière cette façade d’unité, le P.C.C à en fait déterminé, d’une façon autonome, une ligne politique sensiblement différente de l’Internationale Communiste, tout au moins en ce qui concerne la Chine. L’autonomie du P.C.C. et de l’Armée Rouge, l’importance primordiale de la paysannerie sont deux des éléments clés qui différencient la ligne du P.C.C. par rapport à l’orthodoxie stalinienne. Sur d’autres problèmes, la ligne du P.C.C. semble suivre les directives de l’Internationale Communiste : par exemple sur la révolution par étapes. Mais sur ce point également, on trouve d’énormes différences entre la théorie et la pratique du P.C.C, (8).
De 1927 à 1934, le P.C.C. ne représente qu’une force limitée à l’échelle dû pays et de plus constamment harcelée dans ses territoires par les armées de plus en plus nombreuses de Tchang Kaï-chék. Les quatre premières campagnes du Kuomintang échouent, mais la cinquième qui mobilise 1 million de soldats et qui organise le blocus du Soviet oblige l’Armée Rouge à quitter ses bases et à commencer la célèbre « longue marche » » (1934-35). Une armée rouge de cent mille soldats quittent le Kiangsi et après un an de marche et combats héroïques atteint le Shenshi, au nord de la Chine, où Mao avec les survivants (ils sont 10.000) réorganise un soviet qui exercera son autorité sur 2 millions de paysans. Un peu plus d’un an après, l’invasion japonaise changeait une nouvelle fois et radicalement la situation.
IV. La guerre antijaponaise (1937-45)
L’invasion des armées japonaises en 1937 représente une ultime tentative de l’impérialisme de transformer la Chine en une colonie. La brutalité de la conquête, les nombreuses exactions, la désindustrialisation de la côte dressent tout le peuple chinois contre l’occupant. En se montrant la force la plus conséquente contre l’impérialisme japonais, le P.C.C. prit un nouvel essor.
Le Kuomintang n’opposera aux forces d’agression qu’une résistance limitée et, malgré la formation d’un « front uni anti-japonais » avec le P.C.C., il passera plus de temps à pourchasser les communistes qu’à faire la guerre contre l’occupant. Seule la guérilla organisée par le P.C.C. dans le nord de la Chine sera efficace sans, toutefois, parvenir à déloger les armées japonaises des villes. Mais la campagne, dans ces régions, est dominée par le P.C.C.
L’essor prodigieux du P.C.C. est attesté par les chiffres : en 1945, à la fin de la guerre, le P.C. aura 1,2 million de membres ; une armée de 900.000 hommes et administrera des territoires habités par 90 millions d’habitants. Ce prodigieux développement donnera au P.C. les forces qui, en s’appuyant sur l’insurrection paysanne, permettront la conquête révolutionnaire de la Chine.
Car l’invasion de la Chine n’a pas seulement permis l’essor du mouvement communiste, elle a aussi mis à jour les faiblesses de la société chinoise et accéléré le processus de désagrégation commencé au XIXe siècle (notamment par l’effet de la désindustrialisation des villes côtières, la perte par de nombreux paysans de leurs terres. Pendant la guerre anti-japonaise, et dans le but d’unifier sous son autorité un maximum de couches sociales, le P.C.C., on l’a vu, met une sourdine à son programme agraire radical, se contente de limiter le taux de l’impôt et la rente et de distribuer les terres des propriétaires collaborateurs. Il se fait même le défenseur de la propriété capitaliste. Bref, il freine les aspirations de la paysannerie pauvre, qui est assoiffée de terre et qui pousse dans le sens d’une réforme agraire radicale.
La ligne du P.C.C. est exprimée dans le texte célèbre de Mao « La Nouvelle Démocratie » (1940) où se manifeste, de nouveau, la nature complexe du maoïsme. Pour Mao, le régime de « la nouvelle démocratie » qui doit être pour longtemps le régime de la Chine, n’est ni prolétarien, ni bourgeois, mais l’union des quatre classes « anti-impérialistes » et « antiféodales » : le prolétariat, la paysannerie, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale. On en revient avec cette théorie aux errements staliniens sur la révolution par étapes dont la première phase aboutissait à un Etat as-sexué (ni prolétarien, ni bourgeois), inexistant, non seulement dans la théorie marxiste, mais aussi dans la réalité des sociétés des XIVe et XXe siècles ! Mais cette théorie exprime deux différences marquantes avec l’orthodoxie stalinienne : 1) c’est le prolétariat qui doit assurer l’hégémonie dans cette alliance de classes ; 2) cette révolution, pour Mao, se rattache à la révolution socialiste mondiale.
De plus, dans les faits, l’Armée Rouge, instrument de la révolution, reste sous l’hégémonie complète du P.C. Le P.C.C. exprime ainsi sa détermination de ne pas se laisser écraser une nouvelle fois par le Kuomintang.
V. La troisième révolution chinoise (1945-49)
En dehors des territoires dominés par le P.C. (dans le Nord), la société qui sort de la guerre est complètement désagrégée. De nombreux paysans se trouvent obligés de vendre leur terre - ainsi la guerre et l’immédiat après-guerre créèrent d’une part une nouvelle couche de propriétaires parasitaires et spéculateurs et, d’autre part, une énorme masse de paysans expropriés. Cette polarisation de la société signifia une ultime exaltation des contradictions sociales et fut l’accoucheuse de la troisième révolution chinoise (9).
De plus, la corruption se généralise. La Chine est soumise à une gigantesque inflation : 1 dollar américain qui valait 36.000 dollars chinois en juin 1247, en valait 13 millions en août 1948. Le régime dictatorial se faisant de plus en plus oppressif, la situation économique de toutes les classes de dégradant, la base sociale du régime de Tchang Kaï-chek se réduit rapidement comme peau de chagin. La situation en est arrivée à un tel point, à la veille de l’instauration de la République populaire, que la bourgeoisie elle-même est expropriée par les « quatre familles » liées à Tchang Kaï-chek, qui finissent par contrôler toute l’économie chinoise (ou plutôt ce qui en restait dans les territoires non libérés !).
Dans cette situation de désagrégation accélérée se développe une gigantesque insurrection paysanne (1946) qui va trancher le nœud gordien de la révolution et qui ne laisse au P.C. qu’une seule possibilité : prendre la tête de cette insurrection, réaliser la réforme agraire, écraser le régime du Kuomintang et prendre le pouvoir dans toute la Chine. Les liens entre les masses et le P.C.C. étaient trop profonds pour que les dirigeants communistes choisissent une autre issue. Aussi, après avoir hésité quelque temps, le P.C.C. franchit le Rubicon à l’été 1946 et décide la réforme agraire : c’est le début de la guerre civile qui en trois ans va amener le P.C. au pouvoir.
Par une série de campagnes militaires très habilement menées, l’Armée Rouge, malgré la disproportion initiale des forces (1 million de soldats dans l’Armée Rouge, 3 millions dans les troupes du Kuomintang) et malgré l’aide militaire importante que l’impérialisme américain fournit à Tchang Kaï-chek, écrase les troupes du dictateur. Tchang Kaï-chek s’enfuit au début 1949 à Formose. La République populaire de Chine est proclamée le 1er octobre. La troisième révolution chinoise a vaincu. Le P.C.C. maoïste, après vingt-deux années de luttes acharnées à la tête des masses paysannes, instaure la dictature du prolétariat (qui ne sera ouvertement reconnue que quelques années plus tard !). Le bouleversement des rapports sociaux commence qui va transformer de fond en comble l’ancienne société chinoise. Le P.C.C., en même temps qu’il réalise les tâches de la bourgeoisie, instaure le pouvoir prolétaire. La dynamique de la révolution permanente, malgré les hésitations, les ambiguïtés et les limites du maoïsme, a abouti à l’instauration de la dictature du prolétariat.
Une nouvelle page de l’histoire des révolutions sociales s’ouvre. La Chine révolutionnaire fait son entrée dans l’arène internationale...
Notes :
- Voir notamment l’article de Sofri, membre du groupe italien « Lotta Continua », dans les « Temps modernes » (janvier 1972). Voir également les positions de « Révolution » en France.
- II faut tenir compte des différences régionales : agriculture plus riche au Sud, prédominance de la petite propriété foncière au Nord ; au Sud, fermiers et métayers forment la majeure partie de la paysannerie (cf. Ernest Germain, « La Troisième Révolution chinoise » dans « Quatrième Internationale », mal-juillet 1950, pp. 22-24),
- Sa situation est complexe. Au niveau villageois, on trouve des combinaisons de modes de production variés : féodal, semi-féodal, asiatique-ce qui ne signifie pas que la paysannerie est branchée sur le marché capitaliste.
- Léon Trotsky, « L’Internationale communiste après Lénine », tome II, notamment pages 306 à 311 et 337 à 344.
- Voir Trotsky, op cit., et I. Deutscher : « Le Maoïsme : Genèse et Perspectives », « Temps Modernes », octobre 1964.
- Deutscher, op cit., pages 677 à 682.
- Sur cette question complexe, voir Deutscher, op cit., pages 673-674.
- Toute ambiguïté du maoïsme sur ce point se trouve dans la formule actuellement utilisée : « révolution ininterrompue et par étapes ».
- E. Germain,, op cit., page 15.