Le numéro de juillet de la revue « Quatrième Internationale » a publié un éditorial daté du 5 juillet 1971, consacré à la crise aggravée de l’impérialisme. Nous y lisons notamment :
Les réactions capitalistes (à la récession qui risque de se généraliser iront donc dans un autre sens. Elles se concentreront essentiellement sur deux plans : l’effort pour élargir les débouchés internationaux ; l’effort pour rétablir le taux de profit aux dépens de la classe ouvrière.
L’élargissement des débouchés internationaux signifie : l’amplification des échanges Est-Ouest, avec l’impérialisme américain entrant également dans la danse (assouplissement des embargos à l’égard de l’U.R.S.S. ; reprise des exportations vers la Chine), une pénétration accentuée sur les marchés des pays semi-coloniaux, une nouvelle accentuation de la concurrence inter-impérialiste. Le relèvement du taux de profit aux dépens de la classe ouvrière implique un effort pour limiter ou supprimer la seule liberté substantielle dont disposent les travailleurs en régime capitaliste, la négociation collective des salaires, par l’introduction de formes de « politiques des revenus » que pratiquement toutes les tendances de la bourgeoisie internationale se sont mises à réclamer.
Et encore :
Pour consolider le dollar, l’impérialisme américain combinera un protectionnisme accentué, un ralentissement des sorties effectives de capitaux des Etats-Unis et un nouvel effort de rééquipement de l’industrie américaine…
Six semaines plus tard ces prédictions se sont réalisées par les décisions que Nixon a annoncées au monde le 15 août.
L’analyse marxiste de la nature de classe de l’Etat américain, de la nature fondamentale du système capitaliste, se trouve confirmée une fois de plus. La bourgeoisie américaine défend ses intérêts de classe, et non l’idéal de liberté. Cette défense s’effectue aujourd’hui contre les Etats qui ont échappé au système impérialiste et contre la révolution coloniale qui menace d’entraîner quelques nouveaux pays dans la même voie.
Elle frappe l’ennemi historiquement le plus redoutable de Wall Street : le prolétariat américain. Elle bouscule ses « alliés » les plus chers, à savoir les concurrents les plus efficaces : le Japon, l’Allemagne occidentale. La « liberté », y compris la fameuse liberté de commerce, est accrochée au passage, comme c’est toujours le cas lorsque le système fondé sur la propriété privée, c’est-à-dire la concurrence et l’anarchie, est secoué par une crise sérieuse.
La désintégration du système monétaire international
Depuis trois ans et demi, on assiste à une lente agonie du système monétaire international fondé à Bretton Woods, sous le signe de la suprématie du dollar. Ce système essayait d’échapper au dilemme avec lequel l’économie capitaliste était confronté depuis le début de sa crise historique de déclin, la première guerre mondiale : ou bien fidélité à l’étalon-or, et crises de surproduction de plus en plus catastrophiques. Ou bien abandon de l’étalon-or et repli vers le nationalisme économique, le protectionnisme et les devises inconvertibles, ce qui entraîne des conséquences non moins désastreuses pour le commerce capitaliste international.
La solution consistait à fonder les devises capitalistes à la fois sur l’or et sur le dollar, à conserver des taux de change stables, et à instaurer des règles flexibles tolérant en fait une inflation permanente, surtout lorsque la crise de surproduction menaçait, pour éviter un nouveau 1929.
Aussi longtemps que l’inflation resta modérée, et que le dollar perdait son pouvoir d’achat à un rythme plus lent que les devises des autres puissances impérialistes importantes, le système fonctionna à la satisfaction de tous les impérialistes. Déjà à cette époque, il est vrai, il aboutit à un endettement de plus en plus ruineux pour les pays semi-coloniaux, les grands sacrifiés de Bretton Woods. Mais que les « grands » exploitent les « petits », c’est la chose la plus naturelle qui soit en régime capitaliste.
Aucun impérialiste ne s’est plaint du déficit de la balance des paiements des Etats-Unis au cours des années ’50, et pour cause ! Sans ce déficit, le système inventé à Bretton Woods n’aurait pas pu fonctionner. L’expansion capitaliste aurait été étouffée par pénurie de dollars et d’or, c’est-à-dire de moyens de paiement internationaux.
Les choses ont commencé à se gâter non pas parce qu’il y a inflation de dollars : celle-ci existe sans interruption depuis plus de trente ans. Elles ont commencé à se gâter lorsque la perte de pouvoir d’achat du dollar a dépassé celle de quelques autres devises, lorsque les avoirs en dollars du reste du monde ont crû sans proportion commune avec le stock d’or des Etats-Unis, en rapide déclin.
A partir de ce moment, il était clair que la dévaluation du dollar interviendrait tôt ou tard. La bourgeoisie internationale — y compris une bonne partie de la grande bourgeoisie américaine, directement par ses sociétés multinationales, ou par personnes interposées — a commencé à se couvrir contre cette éventualité. En langage clair cela s’appelle spéculer sur une dévaluation du dollar. Et dans une économie de marché, lorsque beaucoup de capitalistes se couvrent contre un éventualité, ils la précipitent à coup sûr.
L’inconvertibilité du dollar en or — conséquence de la disproportion entre les avoirs en dollars dans les mains d’étrangers et la couverture-or de Fort Knox qui était tombée à la « réserve stratégique minimum » de 10 milliards — ne date pas du 15 août 1971. Elle est un fait depuis la fin du « pool d’or » (fin 1968).
A partir de ce moment, les banques centrales des grandes puissances impérialistes avaient en réalité cessé d’échanger des dollars contre de l’or. Ce qui était un engagement mutuel provisoire, est devenu maintenant une règle définitive, du fait de la décision unilatérale de Nixon.
Le véritable changement décidé le 15 août ne réside donc pas dans cette inconvertibilité du dollar, déjà acquise depuis trois ans. Il réside dans la dévaluation de fait du dollar, non par rapport à l’or mais par rapport aux autres devises du monde impérialiste.
La décision de Nixon de laisser « flotter » le dollar signifie en réalité la décision de déprécier le dollar par rapport à ces devises. Car une fois le libre jeu de l’offre et de la demande instauré sur le marché des changes, ce résultat est inévitable dans l’état actuel de l’inflation américaine, comparée à celle des principaux concurrents des Etats-Unis.
L’ironie de l’histoire, c’est qu’en tonnant contre les « spéculateurs internationaux », Nixon leur cède sur toute la ligne ; c’est exactement à cette dépréciation qu’ils s’étaient préparés. En affirmant qu’il défendra la stabilité du dollar, Nixon fait exactement le contraire : il reconnaît urbi et orbi que le dollar est dévalué. Le double talk reste le propre des politiciens bourgeois américains, comme il est le propre des gangsters de la République étoilée.
Dans beaucoup de milieux capitalistes européens — à commencer par les milieux gaullistes français — on flétrit la dévaluation du dollar comme un mauvais coup contre le commerce de l’Europe et du Japon. Il est certain que le but immédiat de Nixon est de nature protectionniste : favoriser les exportations américaines ; rendre plus difficiles les importations aux Etats-Unis.
Mais ces mêmes milieux oublient qu’en régime capitaliste, la monnaie n’est pas seulement moyen de change mais encore moyen de paiement. Les dollars ne servent pas seulement au commerce mondial ; ils servent aussi à l’exportation des capitaux. Ce que le capitalisme américain gagne sur le compte « marchandises », il le perd sur le compte « capitaux ». Dorénavant, il lui faudra plus de dollars pour acheter une usine en Europe. Et un capitaliste allemand ou japonais pourra acheter une usine aux Etats-Unis avec moins de DM et moins de yen.
Voilà pourquoi l’impérialisme a si longtemps résisté contre la tentation de dévaluer. Les gaullistes qui avaient si longtemps tonné contre les Yankees qui achetaient « nos » usines manquent décidément de suite dans les idées. Les griefs d’hier sont oubliés et échangés contre des griefs nouveaux. Aujourd’hui, il s’agit avant tout de protéger « nos » marchés étrangers, et de vendre « nos » marchandises ». Sinon, le chômage augmentera en France, avec la menace d’un nouveau mai ’68 à la clé.
La différence de réaction des diverses puissances impérialistes est fonction de leurs intérêts particuliers et de leur force respective. Les capitalistes ouest-allemands, les plus forts, ne craignent pas une nouvelle légère réévaluation du deutsche mark (résultat inévitable des cours de change flottants). Les Britanniques, les plus faibles, cherchent à profiter de la confusion pour effectuer en douce une nouvelle dévaluation de la livre. Les Italiens, les plus menacés socialement, veulent surtout éviter un changement du cours de la lire.
Quant aux capitalistes français, qui avaient bénéficié des effets de la dévaluation du franc au moment du boom ouest-allemand, ils voudraient conserver leur pudding tout en le dégustant en fin de repas. Leur « double marché de change » signifie que les exportations françaises profiteraient d’un cours plus bas du franc, tandis que les mouvements de capitaux français profiteraient d’un cours plus bas du dollar.
Ce système, possible dans un petit pays pendant un court laps de temps, deviendra vite impraticable dans une puissance impérialiste plus importante. Il donne lieu à une multitude de spéculations, d’agiotages, de trafics et d’escroqueries purs et simples (mais c’est peut-être la raison pour laquelle la nouvelle Société du Dix Décembre, qui a déjà l’affaire des Halles et la Garantie Foncière à son palmarès, s’y est plongée avec délices ; messieurs les voleurs ont les dents longues, surtout lorsqu’ils participent au pouvoir !). Qui obligera un exportateur de rapatrier ses DM dans un compte « marchandises », quand il peut en obtenir une somme supérieure de francs par un compte « capitaux » ? Qui contrôlera les opérations d’importations fictives, destinées à obtenir des DM à bon compte qu’on revendra plus cher sur le « marché libre » ?
Le fait qu’après vingt années d’expansion du commerce capitaliste international — qui, faut-il le rappeler, a conduit celui-ci seulement en 1965 à l’équivalent des exportations par tête d’habitant de l’année 1913 — celui-ci soit de nouveau en pleine anarchie, insécurité et désordre, en dit long sur la crise historique insolvable qui secoue ce système qui se survit par la faute des directions ouvrières traditionnelles en Occident !
Derrière l’écran monétaire
Marx se plaisait à répéter que les phénomènes monétaires n’étaient que le reflet de la vie économique, et que ceux qui voulaient expliquer les crises essentiellement par ces phénomènes, prenaient l’apparence pour la réalité. Cette constatation reste plus valable que jamais. .
Si le dollar se déprécie, si le système monétaire international échafaudé à Bretton Woods s’effondre, ce n’est pas avant tout parce qu’il y a des spéculateurs méchants, des créditeurs trop imprudents ou des banquiers trop prudents (surtout chez le voisin !). Ce n’est pas parce que la monnaie est « mal gérée » ou parce qu’on n’a pas suivi le professeur Rueff, et qu’on n’est pas revenu à la philosophie exaltante des paysans français, et qu’on n’a pas enfoui la richesse dans des bas de laine ou des machines à laver, sous forme de louis d’or. C’est parce que le système économique est malade dans son ensemble.
La cause fondamentale de l’inflation, c’est l’endettement des Etats, des firmes et des consommateurs. Cet endettement ne cesse de se gonfler depuis 1940 (celui des Etats depuis 1914). Sans cet endettement et cette inflation permanente, l’expansion, le plein emploi, la croissance économique, sont devenus impossibles dans le capitalisme en déclin. L’économie d’armements est la base de l’endettement des Etats. Le crédit hypertrophié est la base de l’endettement des privés. Depuis trente ans, la « prospérité » néo-capitaliste vogue sur un océan de crédit. Les vagues de cette inflation devaient tôt ou tard engloutir le navire. La chute du dollar révèle que les « stabilisateurs » construits avec tant de peine ne résistent plus au choc de ces vagues de plus en plus puissantes.
Pour qu’il y ait prospérité capitaliste, il faut deux conditions : un taux de profit en hausse et un marché en expansion. La logique du capitalisme veut que ces conditions ne coïncident qu’à certains moments ; leur coïncidence temporaire crée elle-même les conditions de leur divorce ultérieur. Cela se produit momentanément au cours de chaque cycle. Cela se produit, périodiquement, à une échelle plus générale et plus durable. A partir de 1966, nous sommes entrés dans une longue période où cette coïncidence est de plus en plus sapée.
Pour sortir de la récession qui frappe depuis deux ans l’économie américaine, Nixon détaxe les bénéfices et les investissements. Les industriels et les banquiers, ainsi que pas mal de politiciens « libéraux », applaudissent : ce qui est bon pour le profit est bon pour les Etats-Unis. Qui donc oserait penser autrement au paradis de la « libre entreprise » ?
Les syndicalistes ultra-modérés comme George Meany protestent sous la pression de la base. Où est le blocage des dividendes et des profits non distribués, pour faire contrepoids au blocage des salaires ? Où sont les garanties contre les hausses des prix ? Où est la compensation des pertes de pouvoir d’achat passées, déjà subies par les salariés ?
Mais ces protestations ne signifient pas seulement que les travailleurs américains vont se battre plus durement pour défendre leur standing menacé par l’inflation, les impôts, les conséquences de la guerre du Vietnam et les répercussions de la façon dont le patronat américain veut riposter à la concurrence internationale. Elles ne signaient pas seulement des grèves plus dures et plus longues. Elles impliquent surtout un nouveau rétrécissement du marché intérieur américain (les réductions de dépenses publiques et le renchérissement des produits importés agissent dans le même sens de réduire le pouvoir d’achat global en pleine récession). Comment éponger dans ces conditions le chômage ? D’ailleurs, le patronat ne désire-t-il pas au fond conserver ce chômage pour peser sur les salaires ? Mais comment dans ces conditions assurer une véritable relance de l’économie (et subsidiairement : assurer la réélection de M. Nixon l’an prochain) ?
Les capitalistes européens ne sont pas logés à meilleure enseigne. Ils accusent le protectionnisme américain. Ils se font les avocats du libre échange. Mais dès la moindre secousse économique, proclament, eux aussi, l’égoïsme sacré. Ils défendent leurs débouchés extérieurs par des dévaluations en chaîne (francs français, livre sterling) ou par des mesures de stabilisation (deutsche mark) qui finissent par provoquer le chômage soit chez eux, soit chez le voisin.
Maintenant que Wall Street a abattu quelques-uns de ses atouts, le chacun pour soi a été la réaction à tel point prédominante qu’au sein du Marché Commun, aucune défense collective de la bourgeoisie européenne contre le protectionnisme américain n’a pu être esquissée. Le Grand Capital finira bien par obliger les politiciens à agir dans le sens d’une « solidarité » européenne plus intime, de peur que l’Oncle Sam n’exporte ses chômeurs vers le vieux continent. Mais comment partager les risques, les pertes et les profits de cette solidarité ? Voilà l’objet des marchandages en cours.
Dans ces conditions, il est exclu que l’inflation s’arrête. Une récession qui menace de se généraliser, le chômage qui s’étend, une capacité excédentaire qui frappe une demi-douzaine d’industries clés ne se combineraient avec un arrêt de l’inflation qu’au prix d’un nouveau 1929, prix qu’aucune puissance impérialiste n’est prête à payer. Mais l’inflation persistante jointe à la concurrence internationale exacerbée, cela signifie une dégradation du système monétaire international qu’on ne pourra plus arrêter. Cela signifie l’impossibilité d’un accord inter-impérialiste pour une nouvelle monnaie de réserve internationale suffisante, et donc un risque certain de ralentissement de la croissance du commerce international, donc renversement accentué de la tendance expansionniste 1945-1965.
Avec l’ébranlement du dollar ce n’est ni seulement un symbole ni seulement un système monétaire qui se trouvent dévalués. C’est l’ensemble du système capitaliste international qui sort d’un long cycle d’expansion, pour entrer dans un long cycle à croissance beaucoup plus lente, à crises beaucoup plus multiples.
En fait, depuis la récession allemande de 1966-‘67, l’économie capitaliste internationale n’a plus vécu une seule année de prospérité universelle. Il n’y a pas eu une seule année sans récession ou crise monétaire quelque part. Le carrousel ne fait que commencer. Les longs cycles durent en moyenne de vingt à vingt-cinq ans...
Si les travailleurs le veulent, s’ils se donnent une nouvelle direction révolutionnaire à la hauteur de cette tâche historique, ce cycle peut déboucher sur la victoire du socialisme en Occident. Si, par manque de direction adéquate, leurs luttes s’achèvent dans des défaites, alors le capitalisme cherchera à résoudre sa crise structurelle sur leurs os et dans le sang, comme il l’a fait au cours des années ’30 et ’40. La crise qui a commencé c’est donc une promesse et un avertissement.