Le déclin du dollar se précise
La Gauche, 15e année, numéro 19, 14 mai 1971, pp. 10-11
  • Il y a onze ans, nous avons formulé le diagnostic suivant de la situation économique internationale :

    « Le dilemme devant lequel est placé l’Etat à l’age du capitalisme en déclin, c’est le choix entre la crise et l’inflation. La première ne peut être évitée sans que la seconde soit accentuée... La capacité de résistance monétaire — qui est définition limitée dans le temps — paraît ainsi l’obstacle insurmontable auquel se heurte à la longue l’intervention modératrice de l’Etat dans le cycle économique. La contradiction entre le dollar, instrument anticyclique aux Etats-Unis, et le dollar, monnaie de compte sur le marché mondial, est devenue insurmontable. » [1]

    Ce diagnostic n’a pas été contredit par les événements. Il exprime un dilemme que la plupart des commentateurs bourgeois de l’actuelle crise monétaire ne semblent pas encore comprendre.

    La cinquième phase d’une crise devenue permanente

    En fait, la crise du système monétaire international érigé à Bretton-Woods, à la fin de la deuxième guerre mondiale, est devenue une crise quasi permanente. Elle en est à sa cinquième étape, depuis 1967. Mais alors que les premiers coups pleuvèrent sur la livre sterling, puis sur le franc français, et que le dollar semblait mis à l’aise par l’arrêt des ventes d’or par les Etats-Unis, cette fois-ci, c’est le dollar lui-même qui est entrainé dans la tourmente. « L’étalon-dollar », que d’aucuns s’évertuèrent à condamner comme une ponction permanente sur les richesses de l’Europe capitaliste au profit de l’Amérique capitaliste, n’a même pas duré deux ans.

    De ce côté de l’Atlantique, les experts bourgeois feignent de croire que tout le mal provient du déficit de la balance des paiements aux Etats-Unis. Il suffirait de « mettre de l’ordre » dans la maison du dollar pour que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes bourgeois.

    Les protagonistes faussement naïfs de cette thèse oublient qu’en 1970, avec un budget militaire record et un taux d’inflation monétaire de 6 % par an, 25 % de l’appareil productif des Etats-Unis était reste non utilisé. Ils oublient, en d’autres termes, que les racines du mal ne sont pas l’inflation mais les contradictions internes du régime capitaliste. L’absurde survie de la propriété privée des moyens de production et du caractère marchand des produits fait que ces produits ne peuvent parvenir chez les « derniers consommateurs » que s’ils sont vendus, et encore vendus à un prix qui assure à leur propriétaire le profit moyen.

    Aussi bien l’inflation que la guerre du Vietnam ne sont, en dernière analyse, qu’une conséquence de ce mal permanent qui ronge le capitalisme en déclin : l’écart de plus en plus large entre la capacité de production de la société et le pouvoir d’achat des travailleurs. La formidable pyramide d’inflation a été érigée — bien longtemps avant la guerre du Vietnam, qui n’a fait qu’accélérer sa croissance — pour surplomber cet écart. Devant les six millions de chômeurs aux Etats-Unis, malgré l’inflation les banquiers européens qui donnent à Washington le bon conseil d’arrêter l’inflation, méritent évidemment le mot de Cambronne. Ou serait aujourd’hui l’économie capitaliste européenne avec 12 ou 15 millions de chômeurs aux Etats-Unis ?

    Mais pas moins naïfs sont ceux, de l’autre côté de l’Atlantique, qui feignent de ne pas comprendre tout ce remue-ménage. « Simple question technique de spéculation », proclament-ils pour se consoler. Vraiment ? Dans une société fondée sur la propriété privée, donc sur la concurrence, les riches (peu importe qu’il s’agisse d’affairistes ou de banquiers, d’industriels ou de’ rentiers) sont amenés à se défaire de toute monnaie qui se déprécie systématiquement. Si le dollar est en crise, ce n’est pas seulement qu’il se déprécie, c’est surtout qu’il se déprécie plus vite que d’autres monnaies (à commencer par le deutsche mark et le franc suisse). Ce n’est pas la spéculation, c’est le rythme inégal de l’inflation qui a fini par briser le système des taux d’échange fixes établis à Bretton Woods.

    L’aspect le plus remarquable de cette affaire, c’est que les principaux auteurs de cette dernière spéculation, ce sont les sociétés multinationales, c’est-à-dire avant tout les grosses sociétés américaines qui ont des filiales multiples à l’étranger. Ce sont donc les capitalistes américains eux-mêmes qui spéculent contre le dollar, comme ce furent les capitalistes britanniques qui spéculèrent contre la livre sterling il y a cinq ans. Le Capital n’a décidément qu’une seule patrie : celle du maximum de profit réalisable rapidement.

    Les uns et les autres se trompent, ou plus exactement, trompent leur public, parce qu’ils ne présentent qu’une partie de la réalité, qui est précisément fondée sur le dilemme insurmontable, rappelé plus haut.

    La suprématie ouest-allemande ne restera pas incontestée

    L’Allemagne fédérale détient aujourd’hui un montant absolu de réserves de change supérieur à celui des Etats-Unis. La remontée sensationnelle de l’impérialisme ouest-allemand vers une position d’hégémonie dans l’Europe capitaliste, déjà signalée par le rôle du cabinet de Bonn lors de la dernière crise monétaire, est cette fois-ci ouvertement affichée. Les banquiers allemands ont en fait décidé tout seuls de dévaluer le dollar : voila le sens profond de la crise de la semaine dernière. Qu’ils puissent faire cavalier seul, qu’ils puissent l’emporter : voila la mesure de ce qu’il y a de change dans le monde capitaliste, depuis dix ans.

    Mais leur victoire n’est point rassurante pour les capitalistes d’outre-Rhin. Ils n’ont pas réussi à entraîner leurs associés de la « petite Europe » dans l’entreprise de consolidation monétaire. Même les post-gaullistes se disent — un peu tard — que mieux vaut une « grande Europe » chancelante, avec un contrepoids britannique à l’hégémonie allemande, qu’une « petite Europe » sous la coupe permanente de Francfort et de la Ruhr. Le Marché Commun connaît la crise la plus grave de son histoire. Le projet d’intégration monétaire et industrielle — qui devrait permettre de créer une monnaie européenne prenant la relève de la livre sterling et, qui sait, peut-être même du dollar, comme monnaie de réserve internationale — semble sérieusement compromis.

    C’est que dans la tourmente monétaire, et vu le stade seulement initial atteint par l’interpénétration européenne des capitaux, chaque crise monétaire déclenche les réactions classiques de « l’égoïsme sacré », si caractéristique du régime de la propriété privée. Nous nous permettons encore une fois de citer ce que nous ecrivions, cette fois-ci en 1968 :

    « Si l’inflation — aussi longtemps qu’elle reste modérée — n’est pas incompatible avec un fonctionnement plus ou moins normal du capitalisme des monopoles dans les principaux pays impérialistes, elle risque de perturber de plus en plus les échanges mondiaux dés qu’elle provoque une crise grave du système monétaire international, par le biais de l’inflation des monnaies de réserve internationales. C’est l’étape qui s’ouvre maintenant dans l’histoire du néo-capitalisme. Les puissances impérialistes chercheront et appliqueront des remèdes partiels, reflétant chacun, outre le désir de réformer le système lui-même, des intérêts particuliers à chaque étape précise. L’inflation elle-même ne sera pas jugulée. » [2]

    Les capitalistes français, qui avaient déjà profité de la dévaluation du franc pour améliorer leurs positions sur les marchés — avant tout en Allemagne — espèrent élargir encore une fois leurs débouchés, grâce à la fixité de la parité du franc. Ce calcul est myope. La politique de stabilisation monétaire décidée par le cabinet de Bonn — sous la pression des banques — risque de se traduire par une récession en Allemagne. Et une récession allemande signifie non pas une expansion mais un déclin des exportations françaises.

    ‘L’ouvrier paiera’

    Toute la fragile manoeuvre stabilisatrice actuellement engagée — beaucoup plus fragile encore qu’en automne 1968 et qu’en 1969 — a au fond un seul but : faire payer les frais de la « lutte contre l’inflation » par la classe ouvrière, avant tout par la classe ouvrière américaine et ouest-allemande. Alors que l’inflation est la cause et non la conséquence des revendications salariales, celles-ci sont prises comme cibles privilégies des « stabilisateurs ». Sur ce point du moins, l’administration Nixon et le régime de Pompidou, M. Heath et le professeur Schiller, sont unanimes : « les syndicats doivent modérer leurs revendications ».

    La crise monétaire se combinant avec un ralentissement sérieux de la croissance économique (trois des pays impérialistes majeurs sont actuellement en récession : les U. S. A., la Grande-Bretagne et l’Italie, et un quatrième, le Japon, vient de la frôler de près), les marges de manoeuvres des « conciliateurs sociaux » se rétrécissent singulièrement. C’est l’attaque ouverte déclenchée contre le droit de grève en Grande-Bretagne. Ce sont les menaces à peine voilées d’un attaque similaire aux Etats-Unis. En Allemagne, la « garde » social-démocrate va charger à fond, dans les semaines qui viennent, pour « ramener à raison » les syndicalistes pris entre deux feux : celui de la pression « modératrice », venant de Bonn, et celui de la pression radicalisante venant de la base (grèves sauvages et grèves d’avertissement d’automne 1969 et d’automne 1970).

    Il est bon de le rappeler : tout ce qui se passe dans l’économie capitaliste n’est pas le simple résultat de mécanismes automatiques. La lutte de classe y est pour beaucoup, la lutte révolutionnaire y intervient également. La crise actuelle ne provient pas seulement des réserves qui s’épuisent et des contradictions internes du régime qui s’aggravent. Elle reflète aussi la lutte héroïque des masses populaires vietnamiennes, qui a coûté des dizaines de milliards de dollars à l’impérialisme. Elle reflète aussi la flambée révolutionnaire de mai ’68 en France, l’automne chaud en Italie, les grèves sauvages en Allemagne et dans beaucoup de pays d’Europe, la montée de la combativité ouvrière en Grande-Bretagne tout au long de l’année 1970. Elle est à l’image d’un système économique et social de plus en plus contesté dans ses fondements mêmes.

    La longue période d’expansion et de « prospérité » néo-capitaliste a vécu. Les vaches maigres succèdent aux vaches grasses. Et si les vaches grasses n’ont pas empêché mai ’68, les vaches maigres nous prépareront encore d’autres surprises. « L’ouvrier paiera ? » Mais la classe ouvrière occidentale n’est pas prête à payer. Elle n’est pas démoralisée. Sa combativité n’est pas en déclin. Elle n’a pas subi de grosses défaites. Le déclin du dollar annonce la montée des luttes ouvrières, y compris celle des travailleurs américains. La crise monétaire internationale qui s’aggrave, c’est une sérieuse invitation à opposer la lutte internationale des travailleurs aux spéculations internationales du Capital.

    Notes :

    1. « Traité d’Economie marxiste », Paris, Julliard, tome II, pp. 192-93.
    2. « Quatrième Internationale » , numéro de janvier 1969, p. 34.