La conférence de Washington n’a pas résolu la crise monétaire
La Gauche, 20 décembre 1971
  • Ils avaient l’air épanoui sur la photo de familLe, les ministres des Finances des dix pays impérialistes les plus riches du monde. Après quatre mois de désordre monétaire et d’incertitude quant à l’avenir du système monétaire international, voici que l’économie capitaliste mondiale est finalement doté de nouveaux barèmes de taux de change fixes entre toutes les monnaies impérialistes.

    Un puissant vent de panique a dû souffler dans les conseils d’administration et les ministères, pour que les principaux intéressés se montrent satisfaits d’un compromis aussi misérable que celui atteint à Washington. En effet, s’il y a réaménagement des taux de change, aucune des causes fondamentales de la crise monétaire ne s’est trouvée éliminée.

    Un compromis qui reflète les rapports de forces modifiés

    Le 15 août 1971, il y eut un diktat de Nixon. Le 18 décembre, c’est un véritable compromis qui a été conclu, après de laborieuses négociations. « Ni vainqueurs ni vaincus », a proclamé le même Nixon. Ce compromis reflète la modification des rapports de force inter-impérialistes survenue au cours de la décennie passée.

    Le grand capital américain obtient une réévaluation générale de toutes les monnaies impérialistes par rapport au dollar. Si certaines de ces réévaluations sont importantes (15,5 % pour le yen, 12,5 % pour le deutsche mark), elles sont en général inférieures à ce que l’administration Nixon avait escompté. Elles favorisent les exportations de marchandises américaines, mais elles vont réduire les exportations de capitaux américains, et surtout faciliter les exportations de capitaux européens et japonais aux Etats-Unis.

    Par contre, malgré toutes les promesses et forfanteries de Nixon, le dollar est bel et bien dévalué, et par rapport à l’or et par rapport à toutes les devises qui ne suivront pas sa dévaluation. Cette dévaluation réduira la confiance (déjà ébranlée) des banquiers du monde entier dans la stabilité du dollar (quelques gouvernements d’Europe orientale subiront une perte du fait qu’ils ont imprudemment converti leurs réserves en dollars, comme le gouvernement chinois a subi une perte lorsque, tout aussi imprudemment, il avait placé ses réserves en francs français avant la dévaluation du franc). Et selon le nombre des pays semi-coloniaux qui dévalueront également leurs devises, la dévaluation du dollar renchérira plus ou moins les importations de matières premières et de produits de l’industrie légère en provenance de ces pays.

    La crise monétaire persiste

    Le système monétaire international reste en crise. Les deux causes principales de cette crise ne sont point éliminées. Le dollar reste inconvertible par rapport à l’or. Si les banques centrales capitalistes continuent à bouder le dollar comme monnaie de réserve — et comment ne le feraient-elles pas, au lendemain d’une dévaluation en bonne et due forme ! — l’économie capitaliste internationale se trouve ainsi privée d’une monnaie de change internationale.

    D’autre part, l’inflation américaine continue de plus belle, vu que l’administration Nixon veut à tout prix éviter que la récession ne se transforme en crise économique grave. Le déficit de la balance des paiement américaine persistera donc lui aussi, même s’il est quelque peu modéré.

    II faut préciser à ce propos que la surcharge de 10 % sur les importations, imposée par Nixon le 15 aout, s’est averée de peu de poids pour freiner les importations aux Etats-Unis, attirées par l’abondance de liquidités. Il en a résulté un renchérissement général des prix, répercussion d’une augmentation des importations. Certaines de celles-ci, notamment dans le domaine des machines, sont d’ailleurs irremplacables pour le moment, parce que l’industrie américaine de construction des machines ne produit pas (ou plus) une série de pièces d’équipement fabriquées en Allemagne et au Japon notamment.

    Pour sortir de l’impasse, la solution la plus raisonnable, du point de vue capitaliste, serait d’épauler l’or par une monnaie de réserve internationale qui serait complètement détachée de l’économie nationale d’un quelconque pays capitaliste : une monnaie des banques centrales, administrées par une banque centrale des banques centrales, d’après des critères strictement objectifs. Mais il s’agit là d’une utopie totale. La réalisation de ce projet présuppose l’existence d’un gouvernement mondial capitaliste indépendant par rapport aux grandes puissances impérialistes, c’est-à-dire la disparition de la concurrence inter-impérialiste. Or, c’est précisément l’exacerbation de cette concurrence qui s’est manifestée dès le début de la crise du système monetaire.

    A défaut d’une solution globale, tout ce que les puissances impérialistes peuvent espérer, ce sera un lent élargissement du système des Droits de Tirage Speciaux (le papier-or distribué selon la morale que les pays les plus riches recevront la part du lion). En outre, les pays impérialistes du Marché Commun (renforcé par la Grande-Bretagne, qui n’a cessé de s’aligner sur les Six pendant la crise monétaire) chercheront à créer une monnaie commune qui, toute chose restant égale ailleurs, pourrait s’ajouter au dollar comme monnaie de réserve internationale, voire se substituer à lui. Mais ceci n’est ni pour demain, ni pour après-demain.

    Crise monétaire et récession économique

    Les capitalistes d’Europe et du Japon n’ont pas osé scier la branche sur laquelle ils étaient perchés : riposter au diktat de Nixon par des mesures massives de rétorsion c’était courir le risque d’une réaction en chaîne qui, par le rétrécissement du commerce mondial et l’aggravation de la récession américaine, aurait fini par frapper douloureusement leurs propres débouchés.

    Aujourd’hui, devant le compromis de Washington, ils font bonne mine à mauvais jeu, à l’exception des industriels allemands. Pour ceux-ci, c’est la troisième réévaluation en peu de temps. Ils craignent une invasion massive de produits américains bon marché vers l’Allemagne et un déclin relatif des exportations allemandes.

    « France-Soir » titre triomphalement : « Crise et chómage évités ». La démagogie étonne, même de la part d’un quotidien de ce genre. Loin d’être évité, le chómage atteint un niveau record depuis plus de vingt ans en France, et ce avant même que la récession n’ait éclaté. Quant à cette récession (c’est-à-dire la crise), elle menace la France non en fonction de la crise monétaire mais en fonction de la récession ouest-allemande qui monte. Il n’y a pas le moindre signe qu’au lendemain du 18 décembre, la récession ouest-allemande ait été résorbée. Tout indique qu’elle va s’étendre - pendant l’hiver - et le printemps prochain.

    C’est que la détérioration de la situation économique internationale du capitalisme n’est pas la conséquence de la crise monétaire mais a précédé celle-ci et en a en partie accéléré l’éclatement. Les causes de la récession actuelle sont plus profondes : le ralentissement de l’innovation technologique ; la capacité excédentaire qui existe dans des branches clé comme la sidérurgie, l’automobile, la pétrochimie, les textiles synthétiques, la construction navale, sans doute aussi l’électronique ; la chute du taux moyen de profit et le ralentissement des investissements qui en découle ; l’écart croissant entre la capacité de production et le pouvoir d’achat, qui est comblé par un endettement de plus en plus massif des ménages et des entreprises.

    Bref, ce sont toutes les contradictions classiques du capitalisme qui réapparaissent, dont les manipulations monétaires et financières peuvent tout au plus modérer les manifestations immédiates, mais qu’elles ne peuvent ni éliminer ni rendre à la longue plus bénignes.

    Dans ces conditions, les deux prévisions formulées au lendemain du 15 août 1971 restent entièrement valables.

    D’une part, la bourgeoisie internationale s’efforcera de faire payer les dégâts par les travailleurs. L’offensive contre l’emploi et les salaires réels se généralise. La riposte vigoureuse des métallos ouest-allemands démontre que cette offensive n’est nullement assurée d’un succes certain. D’autre part, la concurrence internationale s’accentue et, sape les bases de toute entente, fût-elle monétaire. Le système de Bretton-Woods a vécu vingt-cinq ans, dont cinq années d’agonie. Le système né à Washington ne survivra pas une décennie. Sa décomposition risque de se produire dès la prochaine récession ou la prochaine explosion sociale dans un pays impérialiste important.