Actualité de la théorie d’organisation léniniste à la lumière de l’expérience historique
Praxis - revue philosophique, 8, 1971, pp. 215-231
  • Marx ne nous a pas laissé une théorie achevée de la formation de la conscience de classe du prolétariat. Du même fait, il ne nous a pas laissé une théorie achevée du parti. Il y a dans ses œuvres des éléments fragmentaires d’une telle théorie mais ces éléments paraissent souvent comme contradictoires, puisqu’ils mettent en lumière tantôt l’un et tantôt l’autre aspect de la formation de cette conscience de classe qui prévalent dans l’analyse marxiste. Tantôt l’élément qui conclut à la maturation subjective du prolétariat à long terme - en fonction de la condition prolétarienne elle-même, c’est-à-dire en fonction de la position que le prolétariat occupe dans le processus de production capitaliste, et dans la société bourgeoise en général. Et tantôt l’élément qui met en avant l’immaturité subjective immédiate du même prolétariat, - en fonction du poids de la misère, de l’aliénation, de l’abrutissement et surtout de l’asservissement à l’idéologie de la classe dominante qui résultent de la même condition prolétarienne.

    A Lénine revient le mérite historique d’avoir combiné ces éléments épars pour formuler une théorie cohérente de la formation de la conscience de classe prolétarienne, théorie qui constitue le sous-bassement de sa théorie d’organisation. Beaucoup de malentendus formulés à l’égard de cette théorie d’organisation, et beaucoup de procès d’intention injustifiés intentés à Lénine tout au long du vingtième siècle, proviennent du refus de comprendre ce point de départ théorique.

    Certes, lorsqu’on parle d’une théorie léniniste de l’organisation, on a tendance à se référer exclusivement à la brochure « Que faire ? » et à ramener plus d’un quart de siècle d’activité inlassable dans le domaine de l’organisation aux seuls principes énoncés dans cet ouvrage. Pour autant qu’on ne voit pas en Lénine un Machiavel hypocrite, qui passe délibérément sous silence une partie de ses intentions lorsque « la conjoncture est défavorable » ; pour autant qu’on lui reconnaît le minimum de bonne foi et de cohésion idéologiques, sans lesquelles la discussion de ses idées perd tout son sens, cette tentative simplificatrice est évidemment infondée. Il y a dans l’œuvre de Lénine une constance de certains thèmes-clé qu’on trouve exposés de la manière la plus nette et la plus convaincante dans « Que faire ? ».

    Mais au fur et à mesure que son expérience s’enrichit - avant tout l’expérience des luttes révolutionnaires du prolétariat russe de 1905-6 et de 1917, et dans une mesure non négligeable l’expérience du mouvement ouvrier international pendant et au lendemain de la première guerre mondiale - Lénine intègre dans sa théorie d’organisation une série d’éléments supplémentaires, qu’on trouvera surtout élaborés dans les écrits sur la faillite de la social-démocratie 1914-1916,, dans l’" Etat et la Révolution « et d’autres écrits fondamentaux de l’année 1917, dans les documents des premiers congrès de l’Internationale Communiste et dans » La Maladie Infantile « . C’est l’ensemble de ces éléments regroupés autour des thèses fondamentales de » Que Faire ? « , et les corrigeant par certains aspects, qui constituent la théorie léniniste dans ce domaine, et non pas un moment de celle-ci, limité dans le temps.

    Une autre remarque liminaire concerne la tentative de tant de critiques de réfuter la théorie léniniste de l’organisation en s’appuyant sur les pratiques bureaucratiques de l’URSS post-léniniste... Il s’agit d’une erreur méthodologique manifeste.

    Certes, l’unité de la théorie et de la pratique que les marxistes réclament - et que Lénine aurait été le premier à assumer pour son propre compte - permet de confronter constamment les théories avec leurs résultats pratiques. Mais elle exige que la preuve soit apportée que ces résultats découlent de la théorie, - et non de facteurs différents, voire de théories opposées. Condamner un manuel de chirurgie parce qu’un chirurgien a raté une opération après avoir fait ses études sur la base de ce manuel n’est pas un procédé scientifique très sérieux. Il faut encore apporter la preuve que c’est l’application des théories exposées dans le manuel qui a causé la mort du malade, - et non un des mille facteurs différents qui peuvent influer sur le déroulement de l’intervention chirurgicale, à l’insu du théoricien, ou par suite d’un refus délibéré de suivre l’enseignement reçu.

    Finalement, il est nécessaire de distinguer ce qui, dans la théorie léniniste de l’organisation, possède une valeur universelle, c’est-à-dire s’applique à l’ensemble de l’époque de la crise générale du capitalisme, et découle ainsi de l’ensemble des caractéristiques fondamentales de la société bourgeoise, de la production capitaliste et de la nature de classe du prolétariat, - et ce qui n’est qu’accidentel, découlant de conditions spécifiques du temps et de l’espace. Pour ne donner qu’un seul exemple : combien de fois n’a-t-on pas cité le passage de » Que Faire ? « contre l’élection des comités du parti, et en faveur de leur désignation par le Centre, comme preuve des attitudes foncièrement » anti-démocratiques « de Lénine ?

    On oublie d’ajouter que Lénine justifie ces propositions exclusivement par les conditions de clandestinité difficiles dans lesquelles se trouve le jeune parti social-démocrate ouvrier de Russie ; que la brochure » Que Faire ? « proclame en même temps la nécessité de l’élection et de la publicité les plus larges de tous les comités et de tous les mandataires du Parti, dès que le minimum de libertés démocratiques est assuré, et que les Thèses du IIe Congrès de l’Internationale Communiste réaffirment le principe de l’éligibilité de tous les comités, ne faisant de nouveau explicitement des exceptions que pour les conditions de clandestinité extrême.

    La théorie léniniste de la formation de la conscience de classe prolétarienne part de la distinction, essentielle pour le marxisme, de la classe en soi et de la classe pour soi, que le jeune Marx avait déjà établie dans » Misère de la Philosophie « . De cette distinction découlent le concept de l’existence objective des classes sociales, indépendamment de leur niveau de conscience, et le concept de lutte de classe objective, indépendamment du niveau d’auto compréhension des intérêts historiques des classes en présence. Ces deux concepts de classe objective, et de lutte de classe objective, sont indispensables pour la cohésion interne du matérialisme historique et pour comprendre la fameuse définition du » Manifeste Communiste «  : » Toute l’histoire de l’humanité est une histoire de luttes de classes « .

    Il est évident que les esclaves de l’Antiquité et que les serfs du Moyen-Age avaient encore beaucoup moins conscience de leurs intérêts de classe historiques que les travailleurs britanniques ou américains d’aujourd’hui. Nier le caractère de luttes de classe à de grands affrontements entre le Capital et le Travail, à de grandes actions de classe du prolétariat comme par exemple la grève générale italienne du 14 juillet 1948 ou les grèves générales belges de 1950 et de 1960-61, sous prétexte que la conscience des prolétaires engagés dans cette bataille n’était pas à la hauteur des exigences de l’histoire, ou que ceux-ci se battaient pour des objectifs politiques qui ne sortaient pas du domaine de la démocratie bourgeoise, c’est enterrer ce concept de classe objective et de lutte de classe objective, et mettre un point d’interrogation sur tout le matérialisme historique. Ce ne serait plus l’existence sociale qui déterminerait la conscience, mais la conscience, - et elle seule - qui permettrait de juger de la réalité d’une lutte sociale impliquant des millions d’individus.
    Mais de même que la théorie léniniste de l’organisation s’inscrit en faux contre les écarts de ce subjectivisme extrême, elle s’oppose résolument à l’objectivisme non moins mécanique qui, sous prétexte que la lutte de classe est pour Marx le résultat inévitable de l’existence de la société capitaliste et des antagonismes qui la déchirent, voit dans la conscience le reflet automatique de l’existence sociale, et efface ainsi la particularité essentielle de la lutte de classe prolétarienne, celle qui la distingue de toute lutte de classe du passé : à savoir l’obligation dans laquelle se trouve la classe ouvrière de substituer à une société et une économie régies par des lois aveugles et objectives la construction délibérée d’une société et d’une économie nouvelles régies par la direction consciente des producteurs associés.

    Dès lors que la construction du socialisme ne peut être le résultat automatique ni de la lutte de classe au sein de la société bourgeoise, ni de la simple libération des éléments de la nouvelle société présents au sein de la société ancienne, mais d’une organisation consciente des producteurs, le niveau de conscience de ces producteurs déterminera dans une mesure appréciable les chances de succès de l’entreprise.

    En d’autres termes : de la distinction établie par Marx entre le concept de classe en soi et de classe pour soi, Lénine a déduit la distinction du concept de lutte de classe élémentaire - résultat spontané inéluctable des contradictions de classe que le mode de production capitaliste lui-même introduit au sein de fa société bourgeoise - et de la lutte de classe révolutionnaire, qui seule permet de transformer la première en un assaut réussi contre l’économie capitaliste et l’Etat bourgeois, et dont la réussite dépend essentiellement du niveau de conscience, d’organisation et de direction du prolétariat.

    Certes, le reproche de » volontarisme « si souvent dirigé contre Lénine est injustifié, car dans sa théorie, la lutte de classe révolutionnaire n’est jamais séparée mécaniquement de la lutte de classe élémentaire. Elle ne peut être que le produit de celle-ci, dans certaines conditions historiques objectives, nettement délimitées. Contrairement aux populistes, Lénine n’a jamais cru que la simple » volonté révolutionnaire « ou » éducation révolutionnaire « pouvaient produire une révolution victorieuse sous le tsarisme. Il a toujours eu soin de préciser que cette » volonté « et cette » éducation « devaient partir de la lutte de classe élémentaire d’une classe sociale spécifique, le prolétariat, auquel le développement du capitalisme en Russie allait attribuer des capacités de lutte et d’organisation dont ne disposait aucune classe sociale de la Russie pré-capitaliste.

    Il n’a pas manqué non plus de préciser que ce n’est que dans des conditions historiques bien déterminées - conditions permettant de produire périodiquement des crises pré-révolutionnaires, du fait des contradictions accumulées au sein de la société russe sous le tsarisme - que l’effort de transformer la lutte de classe élémentaire en lutte de classe révolutionnaire pouvait porter ses fruits.

    En dehors de ces prémisses, qui seules permettent d’expliquer comment la lutte de classe courante peut produire une » classe en soi « , peut produire la conscience de classe prolétarienne, l’œuvre d’une avant-garde révolutionnaire ne pouvait avoir de succès. Il sera intéressant d’examiner les fondements socio-économiques de ces prémisses, dans le cadre du matérialisme historique ; nous y reviendrons plus loin. Mais retenons pour le moment simplement ceci : ce qui distingue la théorie léniniste de l’organisation d’autres théories mécanistes ou volontaristes, ce n’est pas qu’elle nie les liens évidents entre lutte de classe élémentaire du prolétariat et lutte de classe révolutionnaire, ni qu’elle conteste que la première constitue la précondition de la seconde(qu’une ampleur majeure de la première ne peut que faciliter l’éclosion de la seconde).

    Ce qui la distingue, c’est qu’elle conteste les liens automatiques et spontanés entre la première et la seconde, qu’elle estime que la seconde ne découlera de la première que si aux conditions objectives qui doivent présider à son éclosion s’ajoutent une série de conditions subjectives qui n’en sont pas le corollaire fatal. C’est là que nous rencontrons tout l’approfondissement de la théorie marxiste de la formation de la conscience de classe prolétarienne que Lénine a pu apporter par sa théorie de l’organisation.

    Le niveau précis de conscience du prolétariat n’est ni le produit automatique de sa place dans le processus de production, ni le produit automatique de son expérience (donc de l’ampleur de ses luttes passées et présentes). Il résulte d’un ensemble de facteurs beaucoup plus complexes, dont seule l’interaction permet d’expliquer en définitive pourquoi, à une époque déterminée, dans un pays déterminé, ce niveau est ce qu’il est.

    La théorie léniniste de la formation de la conscience de classe prolétarienne explique avant tout que cette formation représente un processus inégal et discontinu. Ce processus inégal et discontinu de formation de la conscience de classe prolétarienne est en premier lieu le reflet du processus historique inégal et discontinu de formation du prolétariat lui-même.

    L’ensemble des ouvriers salariés, tels qu’ils apparaissent à un moment donné dans un pays déterminé, n’ont pas été condamnés au même moment et dans les mêmes circonstances à vendre leur force de travail. Les uns sont des prolétaires industriels, fils de prolétaires industriels depuis plusieurs générations. D’autres sont fraîchement arrachés au village natal et à l’agriculture ancestrale. Les uns sont marqués par la vie et la discipline collective de la grande usine. D’autres subissent l’influence corporatiste de la petite entreprise et du travail semi-artisanal. Les uns sont imprégnés de la civilisation des grands centres urbains, où la vie collective, en dehors de l’usine, prolonge tout naturellement les impulsions solidaires issues du travail industriel lui-même. D’autres subissent le double effet aliénant de la condition prolétarienne et de l’habitat semi-rural isolé et atomisant. Les uns sont éduqués, dès leur enfance, dans des organisations ouvrières. D’autres sont soumis à l’influence idéologique de la classe bourgeoise transmise par des organisations cléricales ou » neutres « .

    La diversité de la conscience du prolétariat, à un moment déterminé, est ainsi fonction d’une stratification qui reflète les origines historiques et les conditions de vie et de travail différentes de diverses couches prolétariennes.

    Aux racines objectives de cette stratification du prolétariat s’ajoutent des racines subjectives non moins importantes. Chaque ouvrier ne subira pas de la même façon et au même degré l’influence idéologique de la classe dominante. Des différences d’expérience, d’intelligence, de tempérament, de caractère feront réagir différemment différents membres d’une même classe sociale, soumise aux mêmes forces d’exploitation et d’oppression. Tôt ou tard la grande majorité de la classe s’engagera dans la lutte - mais le fait que les uns le font plus tôt que d’autres, et comprennent mieux la portée générale de cette lutte, a évidemment une importance décisive sur le comportement quotidien des uns et des autres - surtout en dehors des périodes de grandes luttes. Si la stratification sociale du prolétariat a des causes objectives, la stratification subjective aboutit, en conjonction avec elle, au caractère discontinu du développement de la conscience de classe. Celui-ci résulte à son tour d’une caractéristique fondamentale de la société capitaliste et de la condition prolétarienne, qu’il faut rappeler à ce propos.

    La classe ouvrière subit l’exploitation capitaliste non pas en fonction d’un quelconque choix idéologique préalable, mais en fonction d’une obligation économique inéluctable à laquelle elle ne peut pas échapper, dans des conditions » normales « . Elles ne peuvent pas cesser de travailler en permanence, sans être condamnée à mourir de faim (dans les pays néocapitalistes à législation sociale » généreuse « , les indemnités de chômage sont impitoyablement supprimées après un certain temps, si les autorités bourgeoises arrivent à la conclusion que le mauvais sujet » ne désire pas travailler"). C’est dire qu’elle ne peut lutter en permanence et qu’en dehors des luttes révolutionnaires qui mettent à l’ordre du jour le renversement du régime capitaliste, toute lutte de classe dans ce régime débouche inévitablement sur une « reprivatisation » partielle de la classe, une fois terminé le combat. Seuls les éléments les plus conscients, les plus énergiques, les plus obstinés, résisteront à cette tendance à en revenir à la « lutte pour l’existence », à la « vie privée », qui résulte de la structure même de la société et de l’économie capitalistes.

    Cette même structure objective se reflète également par une structure mentale, idéologique, par une tendance à l’intériorisation et à l’acceptation quotidienne des rapports de production capitalistes. Même les ouvriers les plus « réfractaires » achètent du pain, payent des loyers et des impôts, reproduisent ainsi tous les jours les rapports marchands qui constituent le fondement du mode de production capitaliste, et n’y voient que du feu. Et ils ont mené, pendant des décennies, des luttes de classe farouches, y compris des luttes politiques (comme celle des Chartistes britanniques), y compris des insurrections (comme celle des ouvriers de Lyon), sans pour cela comprendre que le capitalisme serait impossible sans la généralisation des rapports marchands, sans la transformation de la force de travail en marchandises, et des moyens de production en capital.

    Un effort d’information et de formation théorique est indispensable pour percer à jour tous les secrets et tous les mystères de l’exploitation capitaliste. Cet effort par définition, ne peut être qu’individuel (ou dans le meilleur des cas, entrepris par des groupes restreints d’individus). II ne peut être le produit immédiat de l’expérience. Or, la grande masse n’apprend que par l’expérience. Arrivée à son stade suprême, celui de l’élaboration et de l’assimilation de la théorie scientifique, la formation de la conscience de classe du prolétariat devient donc inévitablement un processus individualisé et individualisant (c’est d’ailleurs un des mécanismes essentiels par lesquels l’ouvrier aliéné et déshumanisé peut commencer à conquérir une individualité indépendante. Mais ceci, c’est une autre histoire). Il devient du même fait un processus de différenciation au sein de la classe ouvrière.

    Le concept léniniste de conscience de classe prolétarienne porté à son plus haut niveau s’appuie aussi sur le rôle relativement autonome de la théorie marxiste dans le processus historique. Il implique, en d’autres termes, l’impossibilité d’aboutir à une conscience globale de la condition prolétarienne et des conditions de son dépassement - à une conscience globale du capitalisme et du socialisme - sur une base purement expérimentale, empirique, pragmatique.

    L’expérience des travailleurs et de groupes sectoriels de travailleurs est forcément une expérience fragmentaire et fragmentée de la réalité sociale, limitée par l’horizon précis dans lequel se déroule leur existence : quelques entreprises, quelques quartiers, quelques villes. Les luttes qui partent de cette expérience immédiate sont de ce fait marquées du sceau d’une conscience parcellisée qui reflète - même en s’efforçant de le nier - le travail parcellisé qui est le propre du prolétariat, avec son corollaire inévitable de réification, d’aliénation et de « fausse conscience ».

    Le caractère inévitablement corporatiste de ces luttes implique que la conscience de classe élémentaire qui résulte des luttes de classe élémentaires comporte de nombreux aspects qui sont en contradictions avec une lutte de classe au sens profond et historique du terme. Car cette conscience parcellisée reproduit des divisions au sein du prolétariat, qui résultent des conditions même de la production capitaliste et que la bourgeoisie s’efforce de maintenir à tout prix. Le prolétariat ne devient une classe pour soi - ne se « constitue en classe », pour reprendre la formule de Marx - que dans la mesure où ces facteurs de division sectorielle, corporatiste, localiste, régionaliste, nationaliste, raciste, cèdent le pas à la conscience unificatrice des intérêts communs de tous les prolétaires indépendamment de leurs particularités de métier, d’occupation, de qualification, d’habitat, de race, de religion, ou de nationalité.

    Mais si, à une certaine étape de son développement, le mode de production capitaliste favorise incontestablement l’éclatement de luttes unificatrices et générales de la classe ouvrière, il s’en faut de loin que ces luttes suffisent pour substituer à la conscience fragmentaire et parcellisée une conscience globale, totalisante, de toutes les contradictions capitalistes et de toutes les conditions de victoire du socialisme. Indépendamment des facteurs mentionnés plus haut, qui entravent la formation d’une telle conscience globalisante, il y a le simple fait que ces luttes généralisées ne sont que des moments « ponctuels » de l’existence ouvrière, qui ne se produisent qu’une ou deux fois pendant la vie de chaque génération ouvrière (et dans certaines générations même pas une seule fois : cf. l’Allemagne entre 1933 et 1968 !). Dans ces conditions, l’origine purement empirique d’une telle conscience de masse, fondée exclusivement sur ce qui a été effectivement vécu, rend les facteurs qui déterminent le caractère fragmentaire de la conscience ouvrière infiniment plus puissants que les facteurs qui jouent en sens inverse.

    Une des idées-maîtresses de « Que faire ? » qui conserve toute sa valeur universelle aujourd’hui comme au moment où cet ouvrage à été rédigé, c’est que le prolétariat ne peut accéder à une conscience globale de la réalité capitaliste - de sa propre existence - qu’à travers une pratique sociale globalisante c’est-à-dire qu’à travers une pratique politique. Plus exactement : que seule peut accéder à cette conscience de classe portée à sa plus haute expression cette minorité de la classe ouvrière prête et capable de poursuivre une activité politique permanente même dans les périodes de recul du mouvement de masse, même dans les phases de « reprivatisation » de la majorité des travailleurs, même dans les phases de montée de l’influence de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein de la classe ouvrière. Voilà le fondement matérialiste de la nécessité d’un parti d’avant-garde proclamée par Lénine.

    La manière dont Lénine privilégie délibérément cette praxis politique, qui soulève constamment tous les aspects de la réalité capitaliste, opposée à la praxis trade-unioniste (" économiste ") qui se contente d’agiter les travailleurs sur l’exploitation et l’oppression immédiates, subies dans leur propre entreprise, quartier, ville, (et à la limite : région, pays) est à la base d’innombrables malentendus et interprétations malveillantes. Les fondements théoriques de cette conception sont pourtant manifestes. Ce que Lénine conteste - et ce qu’ont contesté avant lui Marx et Engels, sauf peut-être dans quelques phrases de leurs œuvres de jeunesse, encore en général isolées de leur contexte - c’est que l’accumulation graduelle et discontinue de l’expérience immédiate aboutit « en fin de compte » à reproduire une analyse théorique, que seul un effort particulier avait pu produire initialement (évidemment dans un contexte historique déterminé en dernière analyse par l’existence préalable de la société bourgeoise et de la lutte de classe prolétarienne).

    Cent grèves pour des revendications immédiates, même menées avec le plus grand acharnement du monde, n’aboutiront pas nécessairement à une conscience de classe globalisante, socialiste. Il suffit d’étudier l’expérience des luttes de classe en Grande- Bretagne pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, l’expérience des luttes de classes aux Etats-Unis pendant la période 1940-1970, pour s’en apercevoir immédiatement.

    Seule une activité qui dépasse celle des luttes « économistes » peut en définitive aboutir à une conscience qui dépasse celle du trade-unionisme. On peut difficilement accepter les prémisses de la dialectique matérialiste, de la théorie marxiste de la connaissance, et contester le bien-fondé de cette thèse de Lénine. La nécessité d’un parti ouvrier d’avant-garde découle donc de la nécessité de mener en permanence pareille activité, et de l’impossibilité dans laquelle se trouve la masse ouvrière dans son ensemble de la mener de manière continue, en régime capitaliste, en fonction de sa propre stratification objective et des puissants obstacles subjectifs qui empêchent une accumulation constante, graduelle, continue de conscience de classe en son sein.

    La parti d’avant-garde fonctionne ainsi objectivement comme la mémoire collective de la classe ouvrière, celle qui empêche que les connaissances accumulées pendant les phases de luttes généralisées se perdent dans les phases consécutives inévitables de recul de ces luttes, celle qui assure la continuité de l’accumulation de conscience dans les conditions de discontinuité de l’activité politique des masses.

    Ainsi, le concept de parti d’avant-garde nous ramène à celui de la périodicité des luttes de classe généralisées, du caractère cyclique des grandes explosions ouvrières. Nous découvrons ainsi un fondement matérialiste supplémentaire de la théorie léniniste de l’organisation. Car l’organisation séparée de l’avant-garde ouvrière est fonction des tâches à accomplir. Elle est un instrument de travail pour aboutir à une fin précise : transformer les explosions ouvrières généralisées en assauts réussis contre l’économie capitaliste et l’Etat bourgeois ; renverser avec succès le système capitaliste et mettre à sa place un Etat ouvrier - la dictature du prolétariat - qui entame avec succès la construction d’une société socialiste.

    L’organisation de l’avant-garde, de manière séparée de la masse, n’est pas le seul modèle d’organisation ouvrière possible. Elle est fonction d’une perspective historique précise : celle de l’inévitabilité d’explosions révolutionnaires à moyen ou à long terme, qui ne se transformeront en révolutions victorieuses que grâce à l’activité de l’avant-garde organisée. En dehors de cette actualité de la révolution, l’organisation séparée de l’avant-garde ne se justifie qu’en fonction de mobiles purement idéologiques, qui risquent de dégénérer en sectarisme. Lorsque les seules luttes prévisibles sont des luttes partielles, l’accumulation graduelle d’expériences reste seule possible pour de larges masses et le seul rôle médiateur que l’avant-garde pourrait jouer serait celui de transmission des connaissances par la propagande et l’éducation - un rôle qui ne justifie pas une organisation séparée et qui se laisse réaliser au sein d’organisations de masse, à condition que celles-ci respectent un minimum de démocratie intérieure.

    Il faut souligner à ce propos que Lénine n’avait une vue précise de l’actualité de la révolution, avant 1914, que pour la seule Russie (et quelques autres pays d’Europe orientale). En fonction de cette perspective, il s’abstint de prôner l’organisation séparée de l’avant-garde par rapport aux partis sociaux-démocrates de masse avant le 4 août 1914. Il se contenta de promouvoir une coordination assez relâchée entre divers courants de gauche au sein de la IIème Internationale, surtout à l’occasion des discussions qui éclatèrent quant à l’attitude à adopter envers la guerre impérialiste qui s’annonçait. Ce n’est que lorsque l’éclatement de cette guerre l’eut convaincu que le système capitaliste mondial était passé dans une phase historique de crise générale, qui mettait des révolutions à l’ordre du jour dans un grand nombre de pays, qu’il étendit le principe de l’organisation séparée de l’avant-garde à l’ensemble du globe et qu’il se prononça pour la création de l’Internationale Communiste.

    Le caractère cyclique des explosions de grandes luttes d’ensemble du prolétariat, qui sont potentiellement révolutionnaires, découle de la complexité des circonstances nécessaires pour ébranler profondément la société bourgeoise et pour amener les travailleurs à dépasser le stade des luttes pour les revendications immédiates. Ce n’est qu’exceptionnellement que l’ensemble des facteurs nécessaires se trouveront réunis, tant les facteurs objectifs (crise profonde des rapports de production capitalistes) que les facteurs subjectifs (désunion et paralysie croissantes des classes dominantes ; affaiblissement de l’appareil de répression ; mécontentement croissant des masses laborieuses atteignant le niveau d’une sourde colère ; sentiment grandissant que les motifs du mécontentement ne peuvent obtenir des remèdes par la voie des réformes graduelles et de divers procédés de redressement « légaux », mais exigent une action directe ; confiance grandissante des masses dans leur propre force, c’est-à-dire leur capacité de déclencher pareille action, etc..).

    Il est évident que vu les tendances profondes à l’intériorisation des rapports capitalistes, et à la reprivatisation d’une masse d’ouvriers, au lendemain de luttes partielles, tendances inhérentes au mode de production capitaliste lui-même, le concours de circonstances qui rend la situation mûre pour les explosions révolutionnaires, ou potentiellement révolutionnaires, ne peut être qu’exceptionnel. Pour les mêmes raisons - auxquelles s’ajoute dans ce cas le poids de la défaite et du scepticisme qu’elle engendre - une explosion échouée, qui n’a pas atteint son but, ne peut être suivie à brève échéance, par une autre vague montante de luttes généralisées, mais sera suivie par un déclin de combativité des masses, jusqu’à ce qu’un nouveau faisceau de conditions favorables déclenche une nouvelle montée.

    Nous parlons ici d’" explosions « , non pas dans le sens d’événements isolés, mais de phases de luttes de classes se radicalisant et se généralisant progressivement, en opposition avec des phases de luttes éparses, réduites et autour d’objectifs seulement immédiats (nous ne pouvons pas traiter ici les rapports qui existent entre le cycle économique et le cycle des luttes de classes, mais nous indiquerons seulement en passant que ces rapports ne sont pas ceux d’une relation mécanique et directement causale).

    Le rôle que l’organisation d’avant-garde a à accomplir par rapport à des explosions périodiques de luttes généralisées doit être examiné à la fois pour les phases préparatoires des luttes potentiellement révolutionnaires et pour les phases de luttes généralisées proprement dites. Il s’agit d’un double aspect du rapport dialectique » avant-garde/masses « qui est à élucider. Mais la nature même de la révolution socialiste, de la prise du pouvoir par la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois implique la nécessité d’une action consciemment centralisatrice de luttes éparpillées, fussent-elles d’une ampleur colossale.

    Si la société bourgeoise peut effectivement commencer à se désintégrer à la périphérie, dans des phases de crise révolutionnaire aiguës, cette désintégration ne peut jamais aboutir à la dissolution automatique de l’Etat bourgeois. Celui-ci doit être consciemment détruit. Lorsque cette destruction ne s’est pas effectuée, un processus contre-révolutionnaire peut être entamé avec succès même par des forces numériquement restreintes, s’opposant à des masses très nombreuses. Le rôle joué par des débris de l’armée impériale, pendant les semaines décisives de novembre 1918 - mars 1919 en Allemagne, en est la meilleure illustration, aux conséquences historiques les plus tragiques.

    Le rapport entre l’avant-garde et la masse en période non-révolutionnaire est avant tout un rapport pédagogique de médiation. L’organisation d’avant-garde ne fonctionne pas seulement comme la mémoire collective de la classe, mais elle s’efforce constamment de communiquer les connaissances accumulées grâce aux luttes et aux expériences passées au nombre le plus élevé possible de prolétaires.

    Quand nous parlons de processus pédagogique, nous n’oublions évidemment pas le caractère dialectique de ce processus, dans lequel il n’y a pas une vérité toute faite qui est transmise de manière passive à une foule censée être ignorante, mais bien un métabolisme d’expériences, un flux et un reflux constant d’impressions et d’idées, entre la masse moins politisée et l’avant-garde organisée. Ce n’est que lorsque ce flux est fermement établi dans les deux sens que l’avant-garde a définitivement surmonté le risque de devenir une secte ou une chapelle, qu’elle joue vraiment le rôle de mémoire et d’accumulateur d’expériences collectives de toute la classe.

    La médiation entre le programme, résumant tous les enseignements des luttes passées et leur généralisation théorique, et la masse dont les préoccupations restent circonscrites autour d’objectifs immédiats, ne peut se faire exclusivement à l’aide d’une pédagogie littéraire - bien que Lénine ait souligné à juste titre que ce qui sépare le révolutionnaire du réformiste ou du centriste, c’est que le révolutionnaire poursuit la propagande révolutionnaire et la préparation de la révolution même dans les phases non révolutionnaires. Cette médiation exige également une forme spécifique d’action. Le » grand plan stratégique « de Lénine contenu dans » Que Faire ? « qui consiste à transformer le parti d’avant-garde en confluent et stimulant de tous les mouvements de protestation et de rébellion contre le régime établi qui ne sont pas objectivement réactionnaires, a été plus tard étendu par lui vers le concept de revendications transitoires, repris par Trotsky dans son Programme de Transition en 1938.

    La stratégie des revendications transitoires implique l’élaboration de revendications qui, tout en partant des préoccupations immédiates des masses, ne sont pas réalisables et assimilables dans le cadre du régime capitaliste. Lorsqu’elle deviennent des mobiles d’actions généralisées de la classe ouvrière, elles tendent donc à briser les cadres de l’économie capitaliste et de l’Etat bourgeois. Ce n’est que si les masses se posent immédiatement de tels buts pour leurs actions que celles-ci pourront difficilement être résorbées par le régime, par l’octroi de réformes. Or, elles ne se poseront pas de tels buts au moment d’une grève générale si elles n’y ont pas été systématiquement préparées à l’avance, tant par la propagande que par des » actions exemplaires « et par la formation en leur sein de cadres ouvriers qui incarnent tout ce processus de médiation et qui le transmettent quotidiennement à leurs compagnons de travail.

    Ce serait croire au miracle que de supposer la masse capable de trouver, d’instinct, au moment d’une grande explosion révolutionnaire, les revendications nécessaires pour faire triompher la révolution et capable de trouver la parade aux mille et une manœuvres réformistes qui ont permis l’étranglement de toutes les explosions révolutionnaires en Europe Occidentale, malgré des rapports de force momentanément fort favorables à la révolution.

    La centralisation du parti, sur laquelle Lénine insista avec tant de force dans le débat autour de » Que Faire ? « est avant tout une centralisation politique, la compréhension du fait que la masse ouvrière n’accédera à la conscience de classe à son niveau le plus élevé qu’à condition de dépasser l’horizon étroit des expériences nées de luttes partielles, à condition en d’autres termes de centraliser ses expériences. L’aspect purement organisationnel de cette centralisation est secondaire dans le raisonnement de Lénine, et encore fortement influencé par les conditions spécifiques d’illégalité dans lesquelles se construisit la social-démocratie russe.

    La faiblesse de l’argumentation de Rosa Luxembourg contre Lénine, c’est qu’elle concentre son feu sur l’aspect organisationnel de la centralisation léniniste, en méconnaissant largement son aspect politique. Ce faisant, elle est obligée de suggérer une théorie de la formation de la conscience de classe prolétarienne différente de celle de Lénine, beaucoup plus simpliste et beaucoup plus optimiste à la fois, qui considère que cette conscience de classe ne peut être qu’une fonction de la lutte et que la lutte suffit pour en assurer la formation.

    L’expérience historique et notamment celle de la révolution allemande, s’inscrit en faux contre cette thèse. Même les luttes les plus larges, les plus tumultueuses, les plus longues (qu’on pense à la période d’agitation et de luttes de masse presque ininterrompues de 1918 à 1923) n’ont manifestement pas suffi pour assurer d’elles-mêmes un niveau de conscience suffisamment élevé aux masses ouvrières allemandes pour leur permettre d’accomplir une révolution victorieuse.

    Comme ces luttes sont condamnées au déclin périodique, une théorie qui voit la formation de cette conscience comme simple fonction d’une expérience de lutte discontinue, sans rôle accumulateur, centralisateur d’expériences, et mémoire collective du parti d’avant-garde, condamne cette formation à opérer un tragique travail de Sisyphe.
    Pour rendre justice à Rosa Luxembourg il faut ajouter que dès 1914, et surtout dès l’éclatement de la révolution allemande, elle avait parfaitement compris que la différenciation idéologique du prolétariat ne serait pas automatiquement surmontée par l’ampleur des luttes elles-mêmes. C’est pourquoi elle prôna l’organisation séparée de l’avant-garde ouvrière, concept qu’elle inclut dans ses écrits programmatiques tels que » Que veut la Ligue Spartacus ? « . On peut donc dire qu’à ce propos elle était également devenue léniniste, à la fin de sa vie.

    Lorsque nous examinons les rapports » avant-garde/masses « en période révolutionnaire, le tableau change et les insuffisances des débats 1902-3 apparaissent au grand jour. C’est surtout à propos de ces insuffisances que Lénine a apporté d’importants correctifs à sa théorie de l’organisation, après 1905 après août 1914, et surtout en 1917.

    L’expérience historique a en effet démontré que l’existence d’un parti social-démocrate organisé (pour la terminologie de Lénine des années 1902-1903) n’est point une garantie du rôle objectif qu’il jouera dans la crise révolutionnaire. L’histoire nous a offert l’exemple de nombreux partis ayant pendant des années, affiché leurs convictions marxistes, qui, au moment d’une crise révolutionnaire, non seulement ne se sont pas efforcés de conduire celle-ci jusqu’à la conquête du pouvoir par le prolétariat, mais se sont même efforcés de freiner par tous les moyens l’ardeur révolutionnaire de ce même prolétariat, voire ont pris l’initiative d’organiser de manière délibérée la victoire de la contre-révolution. Le comportement de la social-démocratie allemande pendant la crise révolutionnaire en 1918-1919 en est l’exemple le plus typique - mais nullement le seul. L’arrivée au pouvoir de Hitler n’est que le résultat final de l’étranglement de la révolution allemande, étranglement dans lequel la responsabilité historique des Noske, Ebert, Scheidemann fut écrasante.

    Rosa Luxembourg et Trotsky avaient pressenti une telle éventualité plus tôt que Lénine, dès les années 1903-1906. Ils avaient, en d’autres termes, compris que les mêmes masses ouvrières qui, dans des conditions de fonctionnement » normal « du capitalisme, étaient fortement influencées par l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, pouvaient dans des moments de crise révolutionnaire, faire preuve d’une initiative, d’une combativité, d’un élan révolutionnaire dépassant de loin ceux de militants éduqués pendant des années dans la théorie marxiste.

    Lorsque nous examinons le bilan de l’histoire des luttes de classe depuis 1914, nous retrouvons cette leçon non pas une fois ou deux, mais littéralement des dizaines de fois. Enumérer toute la liste des explosions révolutionnaires où les partis ouvriers ont été débordés par l’activité révolutionnaire des masses, c’est dresser la liste de pratiquement toutes les crises révolutionnaires qui se sont succédées dans les pays impérialistes - et de pas mal de crises dans les pays semi-coloniaux et coloniaux également.

    Est-ce à dire que l’histoire a démontré que l’initiative spontanée des masses (y compris des masses non organisées) est une condition suffisante de victoires révolutionnaires, et qu’il suffit d’éliminer les » freins organisés " pour qu’elle puisse assurer la chute du capitalisme ? Nullement. Car le bilan historique est double à ce propos. D’une part, les masses se sont avérées, à de nombreux moments « plus révolutionnaires » que les partis. Mais ces mêmes masses se sont également avérées incapables d’assurer par elles-mêmes, le renversement du capitalisme.

    En l’absence d’une avant-garde organisée qui conquiert l’hégémonie politique en leur sein et qui concentre leur énergie sur des objectifs précis - destruction de l’appareil d’Etat bourgeois ; prise en mains des moyens de production et leur organisation sur un mode socialisé ; construction d’un nouveau pouvoir - leurs assauts les plus courageux, leurs victoires même les plus audacieuses, resteront sans lendemain. L’exemple le plus tragique et le plus convaincant à ce propos a été fourni par l’expérience espagnole de juillet 1936.

    Une série de conclusions se dégage par conséquent de ce bilan historique qui permet une mise au point de la théorie léniniste d’organisation - mise au point que Lénine lui-même effectua au cours de la période 1914-1921. Avant tout, il est clair que la dialectique « masses/partis » se complique et s’étend, à la lumière du 4 août 1914. Elle devient « masses-partis ne suivant pas une ligne révolutionnaire-partis révolutionnaires ». L’existence de partis n’est plus une garantie contre la résorption de la classe ouvrière par l’idéologie petite-bourgeoise et bourgeoise. Au contraire, elle peut devenir le moteur et le véhicule de cette résorption, ainsi que ce fut le cas pour la social-démocratie d’abord, d’une série de PC de masse (en France, Italie, Grèce,etc..) ensuite.

    Il ne s’agit plus d’opposer simplement et mécaniquement « l’organisation » à la « spontanéité » mais d’examiner à quelles conditions théoriques et pratiques l’organisation élève la conscience de classe du prolétariat, stimule son hostilité à l’égard de la société bourgeoise dans son ensemble, prépare son intervention massive dans des crises révolutionnaires, dans le sens de leur approfondissement et de leur généralisation, et éduque ses propres militants (l’avant-garde) dans le sens d’une intervention dans les crises orientée vers leur transformation en révolutions socialistes victorieuses.

    Ensuite, il est clair que l’ampleur de l’activité des masses, au moment de crises révolutionnaires, ne permet pas d’enfermer le processus historique dans le seul rapport réciproque « partis-masses inorganisées ». Toute crise révolutionnaire dans un pays même moyennement industrialisé a jusqu’ici presque toujours abouti à la création de formes d’auto-organisation des masses (soviets, conseils ouvriers), embryons du futur pouvoir prolétarien et instruments immédiats d’une dualité de pouvoir de fait.

    L’aspect profondément révolutionnaire de ces organes d’auto-organisation et d’auto-gouvernement des masses, c’est qu’ils embrassent précisément l’ensemble du prolétariat et des exploités, y compris cette partie d’entre eux qui reste inorganisée ou inactive pendant les périodes « calmes » ou de luttes de classes seulement partielles. Lénine a saisi l’importance-clé du phénomène des soviets avec un peu de retard sur Trotsky qui y voyait dès 1906 la forme d’organisation générale de la future révolution russe victorieuse, et la forme d’organisation universelle des révolutions prolétariennes.

    Mais il la comprit à fond et non seulement de manière « opportuniste » et aux seuls moments révolutionnaires comme le lui reprochent des critiques contemporains malveillants. Et Lénine comprit mieux que Trotsky la dialectique particulière « soviets-parti révolutionnaire » que ce dernier n’assimila à fond qu’en 1917 : s’il est impossible d’avoir une révolution dans un pays industrialisé sans organisation de type soviétique - ce qui n’implique évidemment pas que la terminologie soit partout la même - de l’ensemble du prolétariat, il est tout aussi impossible d’avoir une révolution victorieuse sans qu’au sein des soviets une avant-garde organisée ne conquière l’hégémonie politique par un travail d’explication, de propagande et d’agitation inlassable, sans son action organisatrice, centralisatrice, sur l’immense énergie des masses libérées au moment de la crise révolutionnaire.

    Ce « rôle dirigeant du parti » n’implique ni le concept d’un parti unique (qui contredit au contraire le concept de l’organisation soviétique. Car celle-ci, dans la mesure où elle doit être l’organisation de l’ensemble des travailleurs, doit inévitablement refléter la diversité des niveaux de conscience, d’affiliation idéologique et organisationnelle du même prolétariat, c’est à dire implique l’inévitable multiplicité des partis ouvriers et des tendances ouvrières), ni celui d’une hégémonie acquise par des mesures administratives ou répressives.

    L’histoire de la révolution russe le confirme : l’emploi de telles mesures a toujours été en proportion inverse de l’hégémonie politique que détenait le parti bolchevique au sein du prolétariat et des masses les plus larges. Aussi longtemps que cette hégémonie - acquise par la supériorité de sa ligne politique et par sa capacité de convaincre les masses de celle-ci - était acquise, il ne devait avoir recours à aucune mesure répressive au sein de la classe ouvrière et de l’organisation soviétique elle-même (sauf des mesures d’auto-défense contre ceux qui avaient, au sens littéral du mot, déclenché la lutte armée contre le pouvoir des soviets). Toute mesure administrative et répressive qu’il fut amené à prendre au sein de la classe ouvrière résulta d’un déclin préalable de son influence politique prépondérante au sein de secteurs déterminés de celle-ci.

    On peut chercher des causes à ce déclin dans telle ou telle erreur politique conjoncturelle commise par les dirigeants bolcheviks, à tel ou tel moment précis ; le débat, à ce propos, dure depuis un demi-siècle, et il ne se terminera pas de si tôt. Mais pour quiconque étudie cette époque historique avec un minimum de sens objectif, il est évident que les raisons essentielles de l’isolement progressif des bolcheviks au sein des masses en 1920-21 ne résident pas dans tel ou tel aspect secondaire de la situation ou de la politique de Lénine, mais dans des conditions objectives qui déterminaient à leur tour une passivité grandissante des masses. (Nous n’en tirons évidemment pas la conclusion menchevique, qu’il aurait mieux valu « ne pas prendre le pouvoir dans un pays arriéré », ni la conclusion apologétique pour le stalinisme selon laquelle « le socialisme ne pouvait se construire en Russie qu’avec des moyens barbares, terroristes ». Tout dépend du degré relatif d’activité des masses ; une politique correcte du parti aurait pu, après 1923, relancer celle-ci puissamment).

    C’est ici qu’on peut reconnaître combien se trompent tous ceux qui, suivant la Posa Luxembourg de 1903 - celle de 1918 était déjà plus prudente ! - croient encore aujourd’hui que le recours à l’activité des masses est le seul remède historique aux risques de bureaucratisation conservatrice du parti. Dans le cas de l’URSS du moins, la passivité croissante des masses a précédé (et dans une large mesure déterminé) la bureaucratisation croissante du parti. Et l’on peut reconnaître à Lénine ce mérite historique que si l’on compare le degré d’activité des masses dans les soviets dirigés politiquement par les bolcheviks et celle d’autres soviets, la durée de fonctionnement réelle des soviets en Russie avec celle du fonctionnement d’organismes de type soviétique dans les pays où des bolcheviks ne furent point hégémoniques au sein de la classe ouvrière, l’existence et « le rôle dominant » d’un parti révolutionnaire d’avant-garde du type léniniste non seulement ne peuvent pas être considérés comme antithétiques avec une organisation autonome des masses dans des organismes de type soviétique, mais lui assurent au contraire une existence plus longue et un fonctionnement meilleur et plus efficace.

    Il est clair qu’au cours du débat 1902-3, Lénine avait sous-estimé les dangers qui pouvaient naître pour le mouvement ouvrier du fait de la constitution d’une bureaucratie en son sein. Il concentrait à cette époque son feu sur l’intelligentsia petite-bourgeoise et sur les « trade-unionistes » à l’horizon étroit. Ayant mieux assimilé l’expérience, déjà à cette époque fort ambiguë, de la social-démocratie allemande, Rosa Luxembourg put, mieux que Lénine, pressentir que le danger le plus grand de conservatisme et d’adaptation au statu quo n’allait surgir ni de l’une ni des autres mais de l’appareil social-démocrate lui-même. Installé dans des organisations de masse et dans les prébendes de la « démocratie bourgeoise », cet appareil avait en réalité déjà « réalisé le socialisme pour son propre compte ». Il allait adopter une orientation fondamentalement conservatrice, rationalisée par la nécessité de « défendre l’acquis ». Le révisionnisme et le réformisme trouvent là leurs racines matérielles et sociales, autant qu’idéologiques. Cette « dialectique des conquêtes partielles » a ensuite été étendue par la bureaucratie stalinienne à l’échelle internationale.

    A la lumière de l’expérience historique, Lénine saisit beaucoup mieux, à partir de 1914, le rôle-clé que la bureaucratie des organisations ouvrières risque de jouer dans la transformation de celles-ci d’un instrument pour propulser des révolutions socialistes, en un instrument de défense du statu quo social. Dans sa lutte contre la social-démocratie internationale, il accorda une importance essentielle à l’analyse de sa bureaucratisation. Dès 1918, il saisit à fond le danger de bureaucratisation du premier Etat ouvrier, et consacra une bonne partie des dernières années de sa vie à un combat contre ce danger.

    Ce faisant, Lénine éleva d’ailleurs ce problème du domaine idéologique et psychologique (" les habitudes bureaucratiques « , » les méthodes bureaucratiques « , » la mentalité bureaucratique « ) au niveau social. Pour lui, la bureaucratie est une couche sociale qui défend des intérêts sociaux déterminés (essentiellement dans le domaine de la rétribution, du mode de vie, des revenus. C’est pourquoi elle n’est pas une classe sociale, elle n’occupe pas une place particulière et historiquement nécessaire dans le processus de production, ainsi que l’ont fait, du moins à une époque déterminée de leur histoire toutes les classes sociales). Et dès 1918, il transporte une bonne partie de ce raisonnement dans le domaine de l’Etat soviétique et dans la lutte contre la déformation bureaucratique de celui-ci.

    On a soulevé contre Lénine le reproche que le modèle d’organisation du parti qu’il avait prôné aurait facilité le processus de bureaucratisation en URSS. Comme ce reproche lui avait été effectivement opposé dès 1902-3, il prend, après coup, une apparence d’analyse prophétique. Nous avons déjà répondu plus haut à l’objection selon laquelle Lénine aurait prôné un modèle d’organisation non-démocratique. Mais toute la question du modèle d’organisation possible des partis ouvriers mérite une analyse plus détaillée.

    Pour autant qu’on écarte le club de discussion ou le rassemblement informel et discontinu d’individus, l’histoire nous a fourni deux modèles essentiels d’organisation de partis ouvriers : celui fondé sur la sélection individuelle des militants, d’après leur niveau de conscience individuel et leur activité ; et celui des sections fondées sur la circonscription électorale, rassemblant tous ceux qui affirment leur adhésion aux principes socialistes. Ces deux modèles, l’un » large « , l’autre » étroit « , recoupent assez bien la division de la social-démocratie russe entre » mencheviks « et » bolcheviks « .

    Lequel de ces deux modèles s’est avéré le plus démocratique ? Nous dirons, à la lumière de l’expérience historique, que le premier s’est bureaucratisé bien plus rapidement que le second, et qu’en se bureaucratisant, ce dernier s’est d’ailleurs foncièrement reconverti vers le premier modèle.

    Il n’est pas difficile de comprendre qu’un rassemblement d’un grand nombre de membres passifs - généralement absents aux réunions - sans niveau de conscience et » engagement « élevés, est bien plus facilement manipulable par un appareil ou par des démagogues individuels, qu’une communauté d’activistes communément engagés par toute leur vie dans la lutte pour une même cause, qui juge l’efficacité de chacun à la lumière de la contribution qu’il apporte pour la défense de cette cause. Plus un parti » large « charrie d’éléments passifs, et plus il facilite la bureaucratisation. Plus un parti d’avant-garde est composé exclusivement de militants actifs, et plus grande est la garantie contre la bureaucratisation. C’est d’ailleurs en noyant les éléments conscients et actifs dans un grand nombre d’adhérents passifs, que Staline a grandement facilité la bureaucratisation du parti bolchevik après la mort de Lénine,- comme Lénine en avait déjà exprimé la crainte dans son fameux » Testament « .

    Le problème de la bureaucratisation du parti ouvrier - phénomène social facilité ou entravé par un modèle d’organisation déterminé, mais nullement causé par celui-ci - est étroitement lié à celui de la démocratie ouvrière, c’est-à-dire à la possibilité du contrôle des membres sur l’appareil, et de l’élaboration de la ligne politique en fonction des intérêts de classe à défendre (et non à des fins d’intérêts sectoriels, ou pis encore, à des fins d’auto-justification, danger qui menace toute organisation dans une société fondée sur la production marchande et la division sociale du travail).

    A ce propos également, le bilan historique est clair. Du vivant de Lénine, le parti bolchevik fut un parti vivant et démocratique, traversant périodiquement des débats de tendance passionnés permettant l’expression d’opinions en désaccord avec celles de la direction (ou de sa majorité), n’excommuniant point des positions oppositionnelles, permettant à l’expérience de trancher les divergences tactiques. On peut affirmer, sans se tromper, que ce parti fut plus démocratique, et permit des débats de tendance plus systématiques, que n’importe quel parti ouvrier important dans l’histoire, - et certainement que les partis sociaux-démocrates.

    Il est vrai qu’au moment où l’isolement des bolcheviks fut le plus grand, au moment de l’introduction de la NEP, Lénine proposa et fit admettre l’interdiction des fractions dans le parti. Il ne le proposa d’ailleurs que pour des raisons conjoncturelles et comme mesure passagère, et point comme question de principe. On peut penser que cette décision fut erronée,- et à la lumière de l’histoire, nous estimons qu’elle l’était effectivement, parce qu’elle permit à Staline d’étouffer progressivement le droit de tendance, et de ce fait toute démocratie intérieure dans le parti.

    Mais ceux qui citent triomphalement ce » péché « de Lénine comme confirmant son » péché originel « prétendument anti-démocratique oublient par trop facilement qu’au même moment où Lénine s’engagea en faveur de la suppression du droit de fraction, il confirma solennellement le droit de l’oppositionnel Chliapnikov de faire imprimer ses vues oppositionnelles et de les faire distribuer aux frais du parti à chaque membre du parti, à des centaines de milliers d’exemplaires : qu’on nous montre donc un seul parti social-démocrate où cela a été pratiqué, nous ne disons pas systématiquement, mais même occasionnellement !

    Et au même Xe Congrès du PCR, où fut prise la décision d’interdire les fractions, Lénine reconfirma non moins solennellement le droit de tendance, en s’opposant à un amendement de Riazanov qui voulut interdire qu’on élise à l’avenir le comité central selon des plate-formes de tendances. Si des divergences fondamentales éclatent, on ne peut pas interdire qu’elles soient tranchées devant l’ensemble du parti, s’exclama-t-il ( » œuvres Complètes « , tome 32, p.267 de l’édition allemande, Dietz Verlag, Berlin 1961). C’est à partir du moment où la bureaucratie a interdit de telles discussions, et ce droit de tendance, que le parti a cessé d’être l’instrument révolutionnaire que Lénine avait forgé.

    Un autre argument a encore été cité pour justifier la » tendance bureaucratique inhérente « aux conceptions d’organisation bolchévistes. C’est que Lénine lui-même a dû s’opposer à son propre » appareil « , chaque fois qu’il esquissa un tournant vers le » mouvement révolutionnaire des masses « , avant tout en avril 1917. Ceux qui défendent cette conception oublient un petit détail : c’est que dans ce drame historique il n’y avait pas que trois personnages principaux : le héros » positif «  : les masses révolutionnaires ; le » traître «  : l’appareil central du parti ; et Lénine, oscillant entre les uns et l’autre. Il y avait encore des milliers de militants ouvriers de base bolcheviks. C’est l’engagement résolu de ces travailleurs d’avant-garde qui a permis aux » Thèses d’avril « de Lénine de triompher si rapidement de la résistance de la majorité du Comité Central, au début de la révolution russe. C’est l’absence de cette couche médiatrice décisive qui a empêché Lénine de réaliser le même succès en 1922-23, au cours de son » dernier combat " contre Staline.

    Nous voilà donc revenus à une catégorie sociologique, au lieu de considérations psychologiques et purement idéologiques. C’est cette catégorie de travailleurs d’avant-garde, incarnant la conscience de classe du prolétariat, presque seuls dans des phases de recul ou de stagnation du mouvement de masse, en communion intime avec la majorité de leur classe lorsque ce même mouvement de masse atteint son niveau le plus élevé, qui constitue le chaînon central de la conception léniniste d’organisation. Nous résumerons cette conception en affirmant qu’elle réussit à construire une union des éléments de continuité et de discontinuité, de pédagogie et d’apprentissage permanent des éducateurs, de centralisation et de démocratie, qui sont inhérents à la lutte prolétarienne. Elle incarne ainsi la tradition humaniste et révolutionnaire la plus valable de l’histoire contemporaine.