La Commune n’est pas morte
Mandel, Ernest : De la Commune a mai 68 : histoire du mouvement ouvrier international. - Paris : Ed. La Breche, 1978. - 273 pp. La Commune n’est pas morte : pp.13-18
  • Chers camarades,

    La Commune de Paris a ouvert l’ère historique des révolutions prolétariennes et socialistes. Elle nous offre le premier exemple historique d’une véritable dictature du prolétariat. Elle a permis à Marx et à Lénine de parfaire la théorie marxiste de l’État. Ceux qui ont fait avorter deux révolutions socialistes en France, celle de juin 36 et celle de mai 68, ne peuvent pas parler la tête haute devant le Mur des Fédérés. Il revient aux révolutionnaires qui oeuvrent inlassablement pour la victoire de nouvelles révolutions socialistes, en France et de par le monde, de célébrer le centenaire de la Commune en poursuivant son oeuvre.

    La Commune de Paris a démontré de façon éclatante qu’il est possible de combiner la dictature du prolétariat et la démocratie ouvrière la plus large, avec liberté d’action assurée à tous les courants du mouvement ouvrier. Ceux qui viennent d’étouffer tout résidu de démocratie ouvrière en République socialiste tchécoslovaque, ceux qui dénient toute liberté d’action syndicale et politique aux masses ouvrières d’Europe de l’Est, ceux qui gardent en prison nos camarades Kuron et Modzelewsky malgré le fait que la magnifique levée en masse des ouvriers des ports de la Baltique ait confirmé leur diagnostic et largement repris leur programme d’action, ceux qui justifient le monopole d’exercice du pouvoir dans les mains d’une bureaucratie matériellement privilégiée, ne peuvent pas parler la tête haute devant le Mur des Fédérés. Il revient aux révolutionnaires qui luttent pour un État géré par des conseils ouvriers démocratiquement élus comme le fut la Commune, qui combattent pour un État bon marché où aucun fonctionnaire ne touchera un salaire plus élevé que celui d’un ouvrier qualifié de célébrer le centenaire de la Commune en poursuivant son oeuvre.

    La Commune de Paris, malgré le peu de temps qu’elle eut à sa disposition, et malgré la timidité dont ses dirigeants proudhoniens ont fait preuve devant la Banque de France, a inauguré l’ère de l’expropriation des expropriateurs, en décrétant la socialisation des usines abandonnées par leurs patrons et en y instaurant un régime d’autogestion ouvrière. Ce régime avait d’ailleurs été prévu dans un article prophétique qu’Eugène Varlin, le dirigeant de la Ière Internationale en France avait rédigé en 1870 au sujet de la révolution dont il prévoyait l’éclatement : « Pour être définitive, la révolution prochaine ne doit pas s’arrêter à un simple changement d’étiquette gouvernementale et à quelques réformes de détail... La société ne peut plus laisser à l’arbitraire des privilégiés de la naissance ou de la réussite, la disposition de la richesse publique, produit du travail collectif, elle ne peut être employée qu’au profit de la collectivité" (Les Sociétés ouvrières, La Marseillaise, 11 mars 1870).

    La Commune de Paris a ouvert un nouveau chapitre dans la tradition de l’internationalisme prolétarien, malgré son origine jacobine-nationale. Elle a ainsi fourni un premier exemple de processus de révolution permanente. On sait qu’elle a choisi comme drapeau le drapeau rouge, celui de la République universelle du travail. On sait aussi le rôle prestigieux qu’ont joué en son sein des révolutionnaires étrangers comme Fraenkel et Dombrowski. On sait moins que 65 ans avant la révolution espagnole de 1936, elle avait inauguré la tradition des brigades prolétariennes internationales, créant une brigade belge, une brigade franco-américaine. Plusieurs milliers de révolutionnaires et de travailleurs étrangers ont combattu dans ses rangs, puisque les Versaillais ont arrêté plus de 1.700 dits « étrangers », au cours des combats.

    L’audace des travailleurs de Paris avait ceci de remarquable que les problèmes fondamentaux qu’ils ont posés en mars 1871 n’ont pas encore été résolus jusqu’à ce jour. Nous en connaissons la raison principale. Elle ne réside ni dans l’immaturité des conditions objectives ni dans le manque d’ardeur au combat des masses. Elle réside dans l’absence d’une organisation révolutionnaire adéquate. Pareille organisation est indispensable pour concentrer les énormes énergies spontanées des masses laborieuses, avec toute leur diversité inévitable et salutaire, sur un but central décisif : renverser le pouvoir d’État bourgeois ; supprimer la propriété des moyens de production ; créer le pouvoir démocratique des travailleurs gérant leur propre économie et leur propre État.

    Dans la foulée des Communards, la grande révolution socialiste d’octobre 1917 en Russie, l’Internationale communiste à l’époque de Lénine et de Trotsky, se sont efforcées d’accomplir ces tâches. La IVe Internationale a repris la même oeuvre, incarne et poursuit la même tradition. Certes, elle est encore faible, elle n’est encore qu’un premier noyau de la future Internationale révolutionnaire de masse, du futur état-major de la révolution mondiale. Mais elle existe, elle vit, elle lutte sur cinq continents, dans plus de quarante pays.

    Qu’elle soit déjà forte de milliers et de milliers de cadres bien organisés, trempés au combat, personne ne pourra en douter après la manifestation d’aujourd’hui. Il importe surtout de comprendre que depuis plusieurs années, elle a connu une véritable mutation. D’un noyau que la faiblesse numérique a, pour l’essentiel, contraint à une activité de propagande, de transmission du programme aux nouvelles générations, elle s’est transformée en une avant-garde révolutionnaire déjà capable de prendre des initiatives, d’entraîner des masses, de peser sur le déroulement des événements.

    Dans la vague de grèves qui déferle sur l’Europe depuis mai 68, les sections et les militants de la IVe Internationale poursuivent foncièrement un triple but :

     populariser, étendre régionalement, nationalement et internationalement, les expériences de lutte ouvrière « de pointe », tant par les revendications avancées que par les formes d’organisation et de combats adoptées ;

     propager, enraciner au sein des masses ouvrières la contestation de l’autorité patronale, la lutte pour le contrôle ouvrier. C’est à travers cette contestation que les travailleurs acquerront la conscience et l’habitude nécessaires pour passer, lors des futures grèves générales et explosions révolutionnaire, à la prise en mains des usines et a la socialisation de la production ;

     stimuler la mise en place d’organes de direction des grèves contrôlés par la masse des travailleurs, c’est-à-dire de comités de grève démocratiquement élus, qui rendent régulièrement compte aux assemblées générales de grévistes. Si les travailleurs apprennent à gérer leurs propres grèves, ils apprendront d’autant plus vite à gérer demain leur propre État et leur propre économie.

    Toute cette activité de la IVe Internationale a cessé d’être une activité limitée à l’édition des journaux et des tracts. Je reconnais ici dans la foule nos camarades qui ont impulsé l’élection de comités de grève chez Paillard en Suisse romande, lors de la première grève importante de ce pays depuis plus de trente ans. Je reconnais les camarades belges qui ont stimulé l’élection du comité de grève à l’usine de la Vieille-Montagne, à Balen-Wezel, dans la Campine anversoise. Je reconnais les camarades français qui ont poussé à de telles expériences dans les luttes ouvrières. Je reconnais les camarades qui ont été parmi les initiateurs de l’élection de délégués d’atelier à la Fiat de Turin, point de départ du mouvement des conseils ouvriers si important dans la grande industrie italienne.

    Je reconnais dans la foule les camarades allemands qui jouent un rôle moteur dans l’organisation d’un vaste mouvement des apprentis, permettant à la jeunesse ouvrière de leur pays de déterminer ses propres revendications et d’acquérir sa propre force au sein des syndicats. Je reconnais les camarades luxembourgeois qui ont joué un rôle moteur dans la mobilisation récente des lycéens de leur pays contre la répression.

    Je reconnais les camarades britanniques qui jouent un rôle exemplaire dans l’organisation de la solidarité avec toutes les victimes de leur propre bourgeoisie impérialiste : Irlandais, Ceylanais, Pakistanais, Arabes. Je reconnais les camarades français qui en plus de leurs multiples activités militantes ont ressuscité la véritable tradition communiste par leur campagne anti-militariste, par leurs actions audacieuses contre les velléités de reconstitution d’un mouvement fasciste.

    Et puis il y a tous ceux que les difficultés matérielles ou la répression empêchent d’être parmi nous aujourd’hui, mais qui n’en témoignent pas moins de la montée internationale du mouvement trotskyste. Il y a nos camarades aux États-Unis qui ont impulsé la formidable mobilisation anti-guerre du 24 avril qui a rassemblé dans la rue 800.000 manifestants criant : « Retirez tout de suite et sans conditions les troupes U.S. d’Indochine ! Il y a nos camarades de Ceylan qui s’efforcent de ressouder en un seul bloc les forces révolutionnaires éparses de l’île, la jeunesse rurale insurgée, le prolétariat des villes et le prolétariat des plantations. Il y a nos camarades de l’Inde qui ont entrepris la mobilisation émancipatrice des plus exploités de tous les exploités de la terre : les paysans pauvres parias du Bengale, qui commencent maintenant à occuper les terres des riches et qui s’organisent. Il y a nos camarades de Bolivie, déjà influents au sein des syndicats, qui commencent à pénétrer largement au sein du nouveau mouvement paysan et du mouvement étudiant afin de préparer les masses de leur pays à la lutte armée pour la prise du pouvoir. Il y a nos camarades d’Argentine qui ont écrit une page magnifique d’audace révolutionnaire au sein des masses ouvrières insurgées de Cordoba. Il y a nos camarades grecs qui, dans les camps et les prisons, sont les « durs » que la dictature militaire ne relâche point et qui doivent en même temps se défendre contre la terreur conjointe que les sbires staliniens exercent contre eux. Il y a nos camarades espagnols de la Ligue communiste révolutionnaire qui stimulent la lutte pour le boycottage des élections au syndicat fasciste, en unité d’action, je l’espère, avec d’autres groupes d’extrême-gauche.

    Voilà la réalité de la IVe Internationale d’aujourd’hui, d’une organisation encore modeste par rapport au but audacieux qu’elle s’est fixé : assurer la victoire de la révolution socialiste mondiale. Mais une organisation qui est déjà une organisation de combat capable d’actions d’éclats coordonnées nationalement et internationalement.

    Camarades, la crise générale du capitalisme persiste et s’aggrave. Ce régime qui se survit n’est capable de résoudre aucune de ses contradictions fondamentales. La crise de déclin qui a frappé le dollar est la dernière manifestation éclatante des contradictions économiques qui déchirent le système capitaliste.

    Les héroïques masses vietnamiennes qui, avec l’aide du mouvement anti-guerre aux États-Unis, acculent l’impérialisme américain inexorablement à la défaite en Indochine, ont apporté la preuve éclatante de sa crise sociale et militaire. Cette défaite annonce de nouvelles tempêtes révolutionnaires dans tout le Sud asiatique.

    Ecoutez, écoutez le tocsin qui sonne en Indochine, messieurs les Versaillais de Djàkarta, aux mains rouges du sang de cinq cent mille communistes et révolutionnaires ! Il sonne le glas de votre dictature abjecte, il annonce de nouvelles Communes indonésiennes, victorieuses celles-là ! Ecoutez, écoutez le tocsin qui sonne en Indochine, bourreaux de Karachi, massacreurs des dockers de Chittagong ; assassins des ouvriers, des femmes et des enfants de Dacca. La Commune bengalaise punira chacun de vos crimes, sans merci ! En Europe, la jeune garde révolutionnaire a entendu elle aussi, le message de la révolution vietnamienne. Elle s’est endurcie au combat. Elle forge l’instrument de la victoire : le parti et l’Internationale révolutionnaires. Elle s’apprête à venger ceux du Mur des Fédérés et du Châtelet, et avec eux Karl Liebknecht, Rosa et toutes les victimes de la contre-r évolution, ceux qu’Hitler et Franco ont tués, les bolchéviks que Staline a fusillés. Notre vieille amie la taupe aidant, elle tracera demain dans la terre de notre planète le sillon qui conduira de la Commune de Paris définitivement triomphante à la République socialiste française, aux États-Unis socialistes d’Europe, à la République universelle des conseils ouvriers.