Rosa Luxemburg et la social-démocratie allemande
Quatrième Internationale, 1971, nr. 48, année 29, pp.10-20
  • La place de Rosa Luxemburg dans l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire reste à préciser. Depuis le déclin du monolithisme stalinien on est pratiquement unanime à souligner ses mérites, mais on se hâte souvent d’ajouter qu’elle « appartient au monde d’avant 1914 » . En fait, les classificateurs sont d’autant plus gênés qu’ils abordent l’histoire du mouvement ouvrier à l’aide de critères essentiellement subjectifs.

    Les mérites de Rosa se répartissent dès lors, selon l’inclination de l’auteur, sur la mise à nu des racines de l’impérialisme, la défense sans compromis du marxisme contre le révisionnisme bernsteinien, l’attachement aux principes d’action et de spontanéité des masses, voire la défense des principes de démocratie ouvrière contre les « excès » bolchéviques.

    La difficulté disparaît dès qu’on aborde l’histoire du mouvement ouvrier avec des critères objectifs, où l’on applique au marxisme lui-même la règle d’or du matérialisme historique : en dernière analyse, c’est l’existence matérielle qui explique la conscience et non l’inverse. C’est à partir de la transformation de la réalité sociale qu’il faut interpréter les changements intervenus dans la pensée du mouvement ouvrier international, y compris les interprétations successives, d’enrichissement ou d’appauvrissement du marxisme. Dans ce cadre, le rôle de Rosa dans l’évolution du mouvement ouvrier d’avant 1914, sinon d’avant 1919, au lieu d’apparaître dispersé et fragmentaire, regagne son unité. C’est seulement à l’aide d’une telle méthode que l’importance-clé de l’activité et de l’oeuvre de Rosa surgit pleinement, se dégageant de la chronique et des activités spécialisées.

    « La vieille tactique éprouvée » entre en crise

    Pendant trente ans, la tactique de la social-démocratie allemande, « die alte bewahrte Taktik » (la vieille tactique éprouvée), a complètement dominé le mouvement ouvrier international. En vérité, abstraction faite de l’expérience, somme toute isolée, de la Commune de Paris, et des quelques secteurs du mouvement ouvrier international à prédominance anarchiste, c’est un demi-siècle d’histoire des luttes de classes qui est marqué du sceau de la social-démocratie. Cette influence était à tel point prépondérante que même ceux qui, comme Lénine et la fraction bolchévique, avaient rompu en pratique avec cette tradition sur le plan national, continuaient à se référer religieusement au modèle allemand comme à un modèle de tactique universellement valable.

    La « vieille tactique éprouvée » avait des titres de noblesse évidents à citer à sa défense. Pendant les quinze dernières années de sa vie Frédéric Engels, malgré quelques hésitations significatives (2), s’en était fait le défenseur acharné, au point d’en dresser une véritable charte dans son « testament politique », l’introduction qu’il rédigea en 1895 à la nouvelle édition allemande de l’ouvrage de Karl Marx, "Les luttes de classes en France" (1848-1850). Les passages les plus célèbres de cette introduction ont été cités d’innombrables fois, dans toutes les langues d’Europe, entre 1895 et 1914.

    Les sociaux-démocrates poursuivirent cette routine entre 1918 et 1929, jusqu’à ce que la crise économique mondiale et la crise de la social-démocratie elle-même firent cesser ces exercices stériles : « Partout on a imité l’exemple allemand de l’utilisation du droit de vote, de la conquête de tous les postes qui nous sont accessibles, partout le déclenchement sans préparation de l’attaque est mis à l’arrière-plan... »

    Les deux millions d’électeurs qu’elle (la social-démocratie allemande) envoie au scrutin, y compris les jeunes gens et les femmes qui sont derrière eux en qualité de non-électeurs, constituent la masse la plus nombreuse, la plus compacte, le « groupe de choc » décisif de l’armée prolétarienne internationale.

    Cette masse fournit déjà maintenant plus d’un quart des voix exprimées... Sa croissance se produit aussi spontanément, aussi constamment, aussi irrésistiblement, et, en même temps, aussi tranquillement qu’un processus naturel. Toutes les interventions gouvernementales pour l’empêcher se sont avérées impuissantes. Dès aujourd’hui, nous pouvons compter sur deux millions et quart d’électeurs. Si nous allons ainsi de l’avant, nous conquerrons d’ici la fin du siècle la plus grande partie des couches moyennes de la société, petits bourgeois ainsi que petits paysans, et nous grandirons jusqu’à devenir la puissance décisive dans le pays, devant laquelle il faudra que s’inclinent toutes les autres puissances, qu’elles le veuillent ou non. Maintenir sans cesse cet accroissement, jusqu’à ce que de lui-même il devienne plus fort que le système gouvernemental au pouvoir, ne pas user dans des combats d’avant-garde ce « groupe de choc » qui se renforce journellement, mais le garder intact jusqu’au jour décisif, telle est notre tâche principale." (Marx- Engels, (Oeuvres choisies, tome I, pages 131, 133, Moscou, Éditions du Progrès, 1955) (Souligné par nous).

    Bien sûr nous savons aujourd’hui que les dirigeants sociaux-démocrates allemands avaient scandaleusement tronqué le texte d’Engels et en avaient dénaturé le sens, éliminant tout ce qui restait foncièrement révolutionnaire chez le vieux lutteur, compagnon de Marx (3). Mais là n’est pas l’essentiel. Le passage que nous venons de citer est authentique. Il justifie pleinement « la vieille tactique éprouvée » : organiser le maximum de membres, éduquer le maximum de travailleurs, obtenir le maximum de voix aux élections, mener de bonnes grèves pour augmenter les salaires et conquérir des lois sociales (avant tout la réduction de la semaine de travail) -le reste viendra de lui-même, automatiquement : « il faudra (sic) que toutes les autres puissances s’inclinent devant nous notre montée est « irrésistible il faut « garder intactes nos forces jusqu’au jour décisif.

    Plus convaincante que la bénédiction du doyen vénérable du socialisme international était le verdict des faits. Ces faits donnaient raison aux Bebel, Vandervelde, Victor Adler, et autres pragmatiques qui se contentaient de suivre cette routine dorénavant consacrée. Les votes s’accroissaient d’une élection à l’autre. S’il y avait quelquefois un revers inattendu (les « élections Hottentots » en Allemagne, en 1907), il était suivi d’une revanche particulièrement triomphante : aux élections du Reichstag de 1912, la social-démocratie emporta un tiers des voix.

    Les organisations ouvrières se renforçaient continuellement, s’étendant dans tous les domaines de la vie sociale, s’articulaient en une véritable « contre-société » permettant un développement continu de la conscience de classe. Les salaires augmentaient, les lois de protection ouvrière s’accumulaient ; la misère était refoulée sans disparaître pour autant. La montée semblait à tel point irrésistible qu’elle n’enivrait pas seulement les convaincus mais même les adversaires.

    Comme toujours la conscience retardait déjà sur la réalité. Toute cette « montée irrésistible » avait été le reflet d’un essor du capitalisme international, d’une réduction séculaire de « l’armée de réserve industrielle » en Europe notamment par l’émigration, d’une surexploitation croissante des pays coloniaux et semi-coloniaux par le capitalisme impérialiste. Au début du XXe siècle, les ressources alimentant cette atténuation temporaire des contradictions socio-économiques en Occident commencèrent à s’épuiser. Dorénavant, c’était l’aggravation et non l’atténuation des contradictions sociales qui était à l’ordre du jour. Ce qui frappait à la porte, ce n’était pas une ère de progrès pacifique, mais l’ère des guerres impérialistes, des guerres de libération nationale et des guerres civiles. A une longue phase d’amélioration allaient succéder deux décennies de stagnation voire de recul des salaires réels. L’époque de l’évolution était révolue ; l’époque des révolutions allait commencer.

    La « vieille tactique éprouvée » perdait tout son sens dans cette ère nouvelle ; d’un principe d’organisation elle allait se transformer en un piège désastreux pour le prolétariat européen. L’immense majorité des contemporains ne l’a pas compris avant le 4 août 1914. Même Lénine ne le comprit pas pour les pays à l’ouest de l’Empire tsariste ; Trotsky hésitait. Le mérite de Rosa, c’est d’avoir été la première à saisir clairement et systématiquement la nécessité d’une modification fondamentale de la stratégie et de la tactique du mouvement ouvrier occidental, face au changement des conditions objectives, face à l’ère impérialiste qui s’ouvrait.(4)

    Les racines de la lutte de Rosa contre la « vieille tactique éprouvée »

    Certes, la nouvelle réalité objective a été saisie partiellement par les marxistes les plus perspicaces dès la fin du XIXe siècle. Les phénomènes de l’extension des empires coloniaux, des débuts de l’impérialisme en tant que politique d’expansion du grand capital, sont analysées. Hilferding dresse ce monument remarquable qu’est le Capital financier. On enregistre l’apparition des cartels, des trusts, des monopoles (les révisionnistes s’en servent d’ailleurs pour proclamer que le capitalisme sera de plus en plus organisé, et de ce fait, ses contradictions de plus en plus atténuées : il n’y a décidément rien de nouveau sous le soleil).

    A partir du congrès de l’Internationale tenu à Stuttgart, la méfiance de Lénine, de la gauche hollandaise et polonaise, de la gauche belge et italienne, à l’égard des concessions de Kautsky aux révisionnistes, s’accroît, surtout dans le domaine de la lutte contre la guerre impérialiste. L’opportunisme électoraliste, les pactes « tactiques » avec la bourgeoisie libérale de tel ou tel groupe régional ou national (les « Badois » en Allemagne ; la majorité du P.O.B. Belge ; les jauressistes en France, etc.) sont soumis à dure critique : Mais tout cela reste partiel et fragmentaire, et surtout n’aboutit pas à substituer à la « vieille tactique éprouvée » - plus que jamais tabou - une stratégie et une tactique de rechange.

    La seule tentative entreprise dans ce sens pendant la période 1900-1914, à l’ouest de la Russie, est celle de Rosa. Ce mérite exceptionnel n’est pas seulement dû à son génie indéniable, à sa lucidité, et à son attachement absolu à la cause du socialisme et du prolétariat international. Il s’explique surtout par les conditions historiques et géographiques, c’est-à-dire sociales, dans lesquelles sont nées et se sont développées son action et sa pensée.

    Sa position exceptionnelle de membre dirigeant de deux partis sociaux-démocrates, le parti polonais et le parti allemand, la plaça à un poste d’observation qui facilita l’enregistrement de deux tendances contradictoires dans la social-démocratie internationale : d’une part l’enlisement dangereux dans une routine bureaucratique de plus en plus conservatrice en Allemagne ; d’autre part la montée de nouvelles formes et méthodes de lutte dans l’empire tsariste. Elle put ainsi opérer, sur le plan de la tactique du mouvement ouvrier, le même renversement audacieux que Trotsky avait opéré sur celui des perspectives révolutionnaires. Ce n’était plus nécessairement le pays « avancé » qui montrait au pays « retardataire l’image de son propre avenir. C’était au contraire le mouvement ouvrier du pays « retardataire » (la Russie, la Pologne), qui montrait aux pays avancés d’Occident l’adaptation tactique urgente qu’il fallait appliquer.

    Certes, à ce propos encore, il y eut des précurseurs. Parvus publia dès 1896 une longue étude dans la Neue Zeit, dans laquelle il envisageait l’emploi de l’arme de la « grève politique de masse » contre une menace de coup d’État supprimant le suffrage universel (5). Cette étude était elle-même inspirée d’une motion que Kautsky avait soumise, dès 1893, à la 100 commission du congrès socialiste de Zürich sur la riposte à des menaces contre le suffrage universel ; Engels avait soulevé une menace implicite analogue. Mais tous ces ballons d’essai restèrent isolés. Ils ne donnèrent lieu à aucune élaboration stratégique ou tactique systématique.

    Ayant une grande familiarité avec les mouvements ouvriers polonais et russe, Rosa fut en outre aidée par une étude approfondie de deux crises politiques qui secouèrent l’Europe occidentale vers la fin du siècle ; la crise provoquée par l’affaire Dreyfuss en France, la grève générale de 1902 pour le suffrage universel en Belgique. De cette double expérience elle puisa une profonde répugnance à l’égard du crétinisme parlementaire et une conviction croissante que la « vieille tactique éprouvée » allait échouer « le jour décisif », si les masses n’étaient pas éduquées, longtemps à l’avance, à manier l’action politique extra-parlementaire autant que la routine électorale et la pratique des grèves économiques.

    Mais l’expérience de la révolution russe de 1905 fut l’événement qui permit à Rosa de rassembler les éléments épars d’une critique systématique de la « vieille tactique éprouvée » de la social-démocratie occidentale. Rétrospectivement, c’est sans doute l’année 1905 qui marque la fin du rôle essentiellement progressif de la social-démocratie internationale et fait débuter la phase d’ambiguïté, combinant des traits progressifs qui se prolongent et des influences réactionnaires qui apparaissent et se renforcent, pour aboutir au désastre de 1914.

    Pour comprendre l’importance de la révolution russe de 1905, il faut rappeler tout d’abord que ce fut la première explosion révolutionnaire sur grande échelle que l’Europe connaissait depuis la Commune de Paris, c’est-à-dire depuis 34 ans ! Il était naturel qu’une révolutionnaire passionnée comme Rosa Luxemburg en étudiât avec soin toutes les manifestations et tous les traits particuliers, afin d’en dégager des conclusions quant au destin des révolutions futures en Europe, Marx et Engels avaient fait de même par rapport aux révolutions de 1848 et à la Commune.

    Du point de vue de l’élaboration d’une stratégie et d’une tactique de rechange de la social-démocratie internationale par rapport à celle du SPD un trait particulier de la révolution russe de 1905 joue un rôle décisif, Pendant des décennies, le débat entre anarchistes et syndicalistes d’une part, sociaux-démocrates d’autre part, avait opposé les tenants de l’action directe minoritaire aux tenants de l’action de masse organisée, essentiellement « pacifique » (électorale et syndicale).

    Mais la révolution russe de 1905 fit apparaître une combinaison imprévue de part et d’autre : l’action directe des masses, mais de masses qui, loin de se complaire dans l’état d’inorganisation et de spontanéité, s’organisent précisément par suite de l’action et en vue d’actions futures encore plus audacieuses, Lénine et Rosa tous eux, souligèrent le fait, peu compris en Occident, que la révolution de 1905 sonnait le glas du syndicalisme révolutionnaire en Russie, alors que pendant longtemps, les syndicalistes révolutionnaires avaient opposé le mythe de la grève générale à l’électoralisme social-démocrate, et ce au moment même où la grève générale triomphait pour la première fois quelque part en Europe ! Ils auraient dû y ajouter Lénine qui ne le comprit qu’après 1914 que cet effacement des syndicalistes révolutionnaires en Russie s’explique par le fait que la social-démocratie russe et polonaise (ou du moins son aile radicale), loin de s’opposer à la grève de masse ou de la freiner de quelque manière que ce soit, en devint l’organisatrice et la propagatrice enthousiaste, c’est-à-dire surmonta définitivement le vieux dualisme : « action graduelle -action révolutionnaire (6) ».

    Rosa fut éblouie par l’expérience de la révolution de 1905, expérience qui eut des répercussions profondes au sein du prolétariat de plusieurs pays à l’ouest de l’Empire des tsars, à commencer par l’Autriche où elle provoqua une grève générale qui conquit le suffrage universel. Les 14 années qui lui restèrent à vivre ne furent qu’un effort ininterrompu pour transférer cet enseignement fondamental au prolétariat allemand : il faut abandonner le gradualisme, il faut de nouveau se préparer à des luttes de masse révolutionnaires. L’éclatement de la Première Guerre mondiale, de la révolution russe de 1917, de la révolution allemande de 1918, confirmèrent qu’elle avait vu juste dès 1905.

    Le 1er février 1905, elle écrit : « Mais pour la social-démocratie internationale aussi, le soulèvement du prolétariat russe constitue un phénomène nouveau, qu’il faut d’abord assimiler spirituellement. Nous tous, quelque dialectique que soit notre pensée, restons d’incorrigibles métaphysiciens collant à l’immuabilité des choses, dans nos états de conscience immédiats... C’est seulement dans l’explosion volcanique de la révolution qu’on s’aperçoit quel travail rapide et approfondi la jeune taupe avait exécuté. Et combien gaiement est-elle en train de saper le sol sous les pieds de la société bourgeoise d’Europe occidentale. Vouloir mesurer la maturité politique et l’énergie révolutionnaire latente de la classe ouvrière à l’aide de statistiques électorales et de chiffres de membres des sections locales, c’est vouloir mesurer le Mont Blanc à l’aide d’une aune de tailleur."

    Le 1er mai 1905, elle poursuit : "L’essentiel est ceci : il faut comprendre et assimiler que la révolution actuelle dans l’empire des tsars provoquera une colossale accélération de la lutte de classes internationale, qui nous confrontera aussi dans les pays de la "vieille" Europe, dans un délai pas si long, avec des situations révolutionnaires et de nouvelles tâches tactiques. Et le 22 septembre 1905, au congrès d’Iéna, confrontée avec les syndicalistes réformistes du type de Robert Schmidt, elle s’exclama indignée : « Lorsqu’on a entendu les discours prononcés ici jusqu’à maintenant sur la grève politique de masse, on a vraiment envie de prendre sa tête dans les mains et de se demander : Vivons-nous vraiment l’année de la glorieuse révolution russe, ou bien sommes-nous encore dix années avant qu’elle ne surgisse ? Vous lisez tous les jours les comptes rendus dans les journaux de la révolution, vous lisez les dépêches, mais il semble que vous n’avez pas d’yeux pour voir ni d’oreilles pour entendre... Robert Schmidt ne voit-il pas que le moment est venu que nos grands maître. Marx et Engels avaient prévu, le moment où l’évolution se transforme en révolution ? Nous voyons la révolution russe et nous serions des ânes si nous n’apprenions rien d’elle."

    Rétrospectivement nous sommes convaincus qu’elle avait eu raison. De même que la victoire de la révolution russe de 1917 aurait été infiniment plus difficile sans l’expérience de la révolution de 1905 et sans l’énorme apprentissage révolutionnaire qu’elle a représenté pour des dizaines de milliers de cadres ouvriers russes, de même une victoire de la révolution allemande en 1918-1919 aurait été énormément facilitée par des expériences de luttes de masses politiques, extra-parlementaires, pré-révolutionnaires ou révolutionnaires, avant 1914.

    On ne peut apprendre à nager sans se mettre à l’eau ; on ne peut acquérir une conscience révolutionnaire sans expérience d’actions révolutionnaires. Si dans l’Allemagne entre 1905 et 1914 il était impossible d’imiter 1905, il était parfaitement possible de transformer de fond en comble la pratique quotidienne de la social-démocratie, de la réorienter vers une pratique et une éducation de plus en plus révolutionnaires, préparant les masses à l’affrontement avec la classe bourgeoise et l’appareil d’État. En refusant d’opérer ce tournant, en se cramponnant à des formules qui perdaient de plus en plus tout sens réel, concernant la victoire « inévitable » du socialisme, le recul « inévitable » de la bourgeoisie et de l’État bourgeois devant la « force tranquille et pacifique » des travailleurs, les dirigeants du S.P.D. ont, au cours de ces années décisives, semé la graine qui a produit les récoltes amères de 1914, de 1919 et de 1933.

    Le débat sur la grève des masses

    C’est dans ce contexte qu’il faut examiner le débat sur la « grève des masses » déclenché au sein de la social-démocratie allemande à la suite de la révolution de 1905. Les étapes principales de ce débat sont marquées par le congrès d’Iéna de 1905 (dans un certain sens le congrès le plus « gauchiste » d’avant 1914, sous la pression évidente de la révolution russe), le congrès de Mannheim de 1906, la parution la même année d’une brochure de Kautsky et d’une brochure de Rosa Luxemburg, consacrées toutes deux au problème de la grève de masse, le débat entre Rosa Luxemburg et Kautsky en 1910, le débat entre Kautsky et Pannekoek (8).

    Schématiquement on pourrait ainsi résumer le débat. Après avoir combattu pendant des décennies l’idée de grève générale comme « bêtise générale » (« Generalstreik ist Gene ralunsinn »), sous prétexte qu’il fallait d’abord organiser la grande majorité des ouvriers avant qu’une grève générale puisse réussir, les dirigeants sociaux-démocrates furent secoués par la grève générale belge de 1902-1903, mais n’entamèrent la révision de leurs conceptions "pacifistes" que de façon fort hésitante (9). En 1905, au congrès d’Iéna, un conflit éclate entre les dirigeants des syndicats et ceux du parti, conflit au cours duquel les chefs syndicaux vont jusqu’à suggérer que tous les partisans de la grève générale aillent mettre leurs idées en pratique en Russie et en Pologne (10).

    Avec réticence, mais non sans verdeur, Bebel descend dans l’arène pour critiquer les dirigeants syndicaux, admettant la possibilité d’une grève politique de masse « par principe ». Mais un compromis s’élaborera entre le congrès d’Iéna et celui de Mannheim. A Mannheim, en 1906, la paix est rétablie au sein de l’appareil. Dorénavant seuls les chefs des syndicats seront reconnus comme « compétents » pour « proclamer » la grève y compris la grève de masse politique, après avoir fait l’inventaire de « l’organisation », de la caisse, des « rapports de forces », etc. Après le malencontreux intervalle de la révolution russe, nous voilà heureusement ramenés à la « vieille tactique éprouvée ». Rosa fulmine, ronge son frein. Elle attend l’occasion de frapper un grand coup pour la nouvelle stratégie et la nouvelle tactique. Le moment propice se présente lorsque l’agitation pour obtenir le suffrage universel aux élections de la Diète de Prusse est déclenchée en 1910. Les masses réclament l’action.

    Rosa tient une douzaine de meetings de masse auxquels assistent des milliers et des milliers de travailleurs et de militants. Après des escarmouches avec des « interdictions » de la police, une manifestation centrale, au parc de Treptow à Berlin, rassemble 200.000 participants. Mais la direction social-démocrate n’aime pas ce remue-ménage ; ce qui lui importe c’est préparer de « bonnes élections » pour 1912. Aussi l’agitation est-elle étouffée aussi vite qu’elle fut déclenchée.

    Et cette fois-ci, c’est le « gardien de l’orthodoxie », Karl Kautsky lui-même, qui prend la tête de la lutte théorique et politique de l’appareil contre la gauche, avec des articles et des brochures pédants qui font preuve d’une incompréhension totale de la dynamique du mouvement de masse (11).

    A première vue, un renversement d’alliance semble s’être produit. Au début du siècle, Rosa et Kautsky (la gauche et le centre) sont alliés à l’appareil du parti autour de Bebel et de Singer, contre la minorité révisionniste autour de Bernstein. En 1905 au congrès de Mannheim, l’appareil syndical est passé ouvertement dans le camp des révisionnistes et l’alliance Bebel-Kautsky-Rosa semble renforcée et cimentée. Comment expliquer ce brusque renversement en l’espace de quatre ans (1906-1910) ? En réalité les données sociales et idéologiques du problème différaient sensiblement des apparences. Bebel et l’appareil du parti étaient attachés à la « vieille tactique éprouvée en 1900 comme en 1910.

    Ils étaient foncièrement conservateurs, c’est-à-dire partisans du statu quo au sein du mouvement ouvrier (sans pour cela avoir abandonné les convictions et même la passion socialistes, mais orientées vers un avenir indéfini). Bernstein et les révisionnistes risquaient de renverser l’équilibre délicat entre la « vieille tactique éprouvée » (c’est-à-dire la pratique quotidienne réformiste), la propagande socialiste, l’espoir et la foi des masses dans le socialisme, l’unité du parti, l’unité entre les masses et le parti.

    Voilà pourquoi Bebel et l’appareil du parti s’opposèrent à lui à des fins essentiellement conservatrices, pour que rien ne soit chambardé. Mais lorsque la révolution russe de 1905 - et les répercussions de l’ère impérialiste sur les rapports de classes en Allemagne même - provoquèrent une aggravation des tensions au sein du mouvement ouvrier, et que l’appareil social démocrate manqua de se casser en deux, au lendemain du congrès d’Iéna, Bebel, Ebert, Scheidemann,préférèrent l’unité de l’appareil à l’unité avec les ouvriers radicalisés ; c’est ainsi qu’eux interprétèrent la « primauté de l’organisation ». Dès lors l’appareil dans son ensemble rompit avec la gauche, puisque cette fois-ci c’était la gauche qui réclamait qu’on bouscule la « vieille tactique éprouvée », non seulement la théorie, mais encore - péché suprême - la pratique routinière. Les dés étaient jetés.

    La seule question restant ouverte pendant un certain temps fut celle de l’alignement de Kautsky : allait-il se ranger du côté de l’appareil contre la gauche ou du côté de la gauche contre l’appareil ?

    Après la révolution de 1905, il pencha un instant vers la gauche. Mais un incident significatif allait décider de son sort. En 1908, Kautsky rédigea une brochure intitulée "Le Chemin du pouvoir", où il examinait précisément la question, pendante depuis la fameuse préface d’Engels de 1895, du passage de la conquête de la majorité des masses laborieuses pour le socialisme (le but à atteindre par la « vieille tactique éprouvée ») à la conquête du pouvoir politique lui-même. Ses formules étaient en somme modérées et n’impliquaient aucune agitation révolutionnaire systématique ; il n’y était même pas question de la suppression de la monarchie (on parle pudiquement de la « démocratisation de l’empire et des États qui le composent »). Mais il y avait trop de paroles « dangereuses » dans cette brochure pour un Parteivorstand bureaucratisé mesquin et conservateur. On y parlait de la possibilité d’une « révolution ». On y disait même : « Personne ne sera assez naïf pour prétendre que nous passerons pacifiquement et imperceptiblement de l’État militariste à la démocratie. « Ces formules-là étaient « dangereuses ». Elles pouvaient même « provoquer un procès ». Le Parteivorstand décida donc de mettre la brochure au pilon (12).

    Il s’ensuivit une tragi-comédie qui décida du sort de Kautsky en tant que révolutionnaire et théoricien. Il en appela à la commission de contrôle du parti qui lui donna raison. Mais Bebel dit toujours « non ». Kautsky accepta alors de passer sous les fourches caudines de la censure du parti et de mutiler son propre texte : tout ce qui pouvait provoquer le scandale fut éliminé par lui. du texte qui devint alors anodin, Kautsky sortit de cette affaire comme un homme sans caractère ni épine dorsale. La rupture avec Rosa, le centrisme, le rôle de serviteur de l’appareil dans le débat de 1910-1912, la capitulation ignoble de 1914, etc., sont contenus en germe dans cet épisode.

    Ce n’est pas par hasard que l’épreuve décisive, pour Kautsky et tous les centristes, fut la question de la lutte pour le pouvoir, de la réinsertion du problème de la révolution dans une stratégie tout entière fondée sur la routine réformiste quotidienne. C’était effectivement la question décisive pour la social-démocratie internationale depuis 1905.

    L’analyse de la première version du "Chemin du pouvoir" montre que les éléments du centrisme sont déjà présents avant même que s’abatte la censure bureaucratique. Car si, dans cette première version, la description des éléments qui aggravent les antagonismes de classes (impérialisme, militarisme, expansion économique freinée, etc.) est perspicace, la philosophie fondamentale reste celle de la « vieille tactique éprouvée » : l’industrialisation travaille pour nous ; la concentration du capital travaille pour nous ; notre montée est irrésistible, pour peu qu’un accident n’intervienne. L’hypothèse d’un abandon de fatalisme attentiste n’est soulevée que pour le cas où « nos adversaires commettent une bêtise » : un coup d’État ou la guerre mondiale. En somme on en est toujours au point où Parvus avait formulé le problème en 1896...

    De « grèves révolutionnaires », d’explosions de masse, il n’est pas question dans "Le Chemin du pouvoir". La révolution russe n’est invoquée que pour démontrer qu’elle ouvre une nouvelle ère de révolutions en Orient (ce qui est exact), qu’à travers les conflits inter-impérialistes, cette ère de révolutions orientales aura de profondes répercussions sur les conditions en Occident (ce qui est encore exact) et exacerbera incontestablement les tensions et l’instabilité. Mais rien ne transperce des répercussions de la révolution russe et de cette instabilité sur le comportement des masses laborieuses en Occident. L’élément actif, le facteur subjectif, l’initiative politique, font complètement défaut. Guetter la bêtise que pourrait commettre l’adversaire, se préparer pour l’heure H par des moyens purement organisationnels, en laissant soigneusement l’initiative à l’ennemi, voilà en quoi se résume toute la sagesse centriste kautskyenne, plus tard prolongée par celle des austro-marxistes, dont la faillite éclatera en 1934.

    La supériorité de Rosa éclate dès lors dans tous les domaines, au cours de ce débat crucial. Aux fades références, aux statistiques avec lesquelles Kautsky justifiait sa thèse selon laquelle « la révolution ne peut jamais éclater de façon prématurée », Rosa opposa une compréhension profonde de l’immaturité des conditions que connaîtra chaque révolution prolétarienne à ses débuts : « ... ces attaques "prématurées" du prolétariat constituent en elles-mêmes un facteur très important, qui crée les conditions politiques de la victoire finale, parce que le prolétariat ne peut atteindre le degré de maturité politique, qui le rendra capable d’effectuer le grand bouleversement ultime, que dans le feu de luttes longues et opiniâtres (13). »

    C’est dès 1900 que Rosa avait écrit ces lignes, qu’elle avait formulé en réalité les premiers éléments d’une théorie des conditions subjectives nécessaires à une victoire révolutionnaire, alors que Kautsky reste accroché à l’examen des seules conditions objectives, allant jusqu’à nier que le problème soulevé par Rosa existe ! Avec son instinct si fin pour la vie, les aspirations, la température et l’action des masses, Rosa, soulève dès le débat de 1910 le problème-clé de la stratégie ouvrière du XXe siècle, à savoir qu’il serait vain d’attendre une montée ininterrompue de la combativité des masses, et que si celles-ci sont déçues par le manque de résultats et de directives des directions, elles peuvent retomber dans la passivité (14).

    Lorsque Kautsky affirme que le succès d’une grève générale « capable d’arrêter toutes les usines » dépend de l’organisation préalable de tous les ouvriers, il pousse la « primauté de l’organisation » jusqu’à l’absurde. L’histoire lui a donné tort et a donné raison à Rosa. Nous avons connu de nombreuses grèves générales qui ont pleinement réussi à paralyser toute la vie économique et sociale de nations modernes, alors que seule une minorité de travailleurs était organisée. La grève générale française de Mai 68 n’est que la dernière confirmation d’une vieille expérience.

    Lorsque Kautsky oppose à Rosa que « les mouvements spontanés de masses inorganisées sont toujours incalculables » et pour cette raison dangereux pour un « parti révolutionnaire », il révèle une mentalité petite-bourgeoise de fonctionnaire qui s’imagine une « révolution » se déroulant selon un horaire de chemin de fer soigneusement mis au point. Rosa a mille fois raison de souligner, contre lui, qu’un parti révolutionnaire comme la social-démocratie russe et polonaise de 1905 se distingue précisément par sa capacité à comprendre et à saisir tout ce qu’il y a de progressif dans cette inévitable et salutaire spontanéité des masses, pour en concentrer l’énergie sur le dessein révolutionnaire qu’il a formulé et incarné dans son organisation (15). Il a fallu tout le conservatisme borné de la bureaucratie stalinienne pour reprendre contre Rosa l’accusation infondée que son analyse des processus révolutionnaires de 1905 accorde « trop de place » à la spontanéité des masses, « trop peu de place au rôle du parti (16) ».

    Si Rosa est coupable d’une « théorie de la spontanéité » (chose qui est loin d’être démontrée), ce n’est certes pas dans son jugement sur le caractère inévitable d’initiatives spontanées des masses au cours d’explosions révolutionnaires - sur ce plan elle a raison à 100 p. cent -, ni dans une quelconque illusion qu’il suffirait de s’en remettre à cette initiative spontanée pour que la révolution triomphe ou, ce qui revient au même, pour que de cette initiative surgisse l’organisation qui conduira la révolution à la victoire, que pareille théorie se manifeste. Elle n’a jamais été coupable de ces enfantillages chers aux spontanéistes d’aujourd’hui.

    Ce qui donne à la « grève politique de masse » une place exceptionnelle dans le dessein de Rosa, c’est qu’elle y voit le moyen essentiel d’éduquer et de préparer les masses pour les collisions révolutionnaires à venir (mieux : de les éduquer et de créer les conditions propices pour qu’elles puissent parfaire cette éducation par leur action propre). Sans avoir élaboré une stratégie de revendications transitoires, elle avait tiré la conclusion de toute l’expérience passée qu’il fallait en finir avec la pratique quotidienne qui se résume dans les luttes électorales, les grèves économiques et la propagande abstraite « pour le socialisme » . La « grève politique de masse » était, pour elle, le moyen essentiel de dépasser cette routine.

    Confrontation avec l’appareil d’État, élévation de la conscience, politique de masse, apprentissage révolutionnaire cela etait visé en fonction d’une perspective révolutionnaire claire qui entrevoyait des crises révolutionnaires à échéance relativement courte. Si Lénine avait fondé le bolchevisme sur la conviction de l’actualité de la révolution en Russie, s’il n’a étendu cette notion au reste de 1’Europe qu’après le 4 août 1914, c’est à Rosa que revient le mérite d’avoir la première conçu une stratégie socialiste fondée sur cette même imminence de la révolution, en Occident même, dès le lendemain de la révolution russe de 1905.

    Qu’elle ait eu une vision réaliste - et hélas prophétique du rôle que l’appareil bureaucratique du mouvement ouvrier pouvait jouer dans une telle crise révolutionnaire, ressort de son discours au congrès d’Iéna, dès septembre 1905 :

    "Les révolutions antérieures, et notamment celles de 1848, ont démontré qu’au cours de situations révolutionnaires , ce ne sont pas les masses qu’il faut freiner, mais les avocats parlementaires, pour les empêcher de trahir les masses (17). Après l’expérience amère qu’elle enregistra entre 1906 et 1910, ses paroles furent bien plus désabusées encore quand elle revint sur le même sujet en 1910 : Si la situation révolutionnaire vient à se déployer pleinement, si les vagues de la lutte se sont déjà élevées bien haut, alors il n’y aura aucun frein des dirigeants du parti qui pourra atteindre grand-chose, alors la masse écartera simplement ses dirigeants qui voudraient s’opposer à la tempête du mouvement. Cela pourrait se produire un jour en Allemagne. Mais je ne crois pas que du point de vue de l’intérêt de la social-démocratie, il soit nécessaire et souhaitable d’aller dans cette direction (18).

    L’unité de l’oeuvre de Rosa Luxemburg

    Dans le contexte du « grand dessein » de Rosa - amener la social-démocratie à abandonner la « vieille tactique éprouvée » et à se préparer aux luttes révolutionnaires qu’elle jugeait imminentes -, l’ensemble de son activité acquiert une unité manifeste.

    L’analyse de l’impérialisme ne correspond pas seulement à des préoccupations théoriques autonomes, bien que ces préoccupations aient été réelles (19). Elle a pour but de mettre à nu un des ressorts principaux de l’aggravation des contradictions au sein du monde capitaliste dans son ensemble, et au sein de la société allemande (européenne) en particulier. De même l’internationalisme n’est pas simplement conçu comme un thème propagandiste plus ou moins platonique, mais en fonction de deux exigences, celle concernant l’internationalisation progressive des grèves, et celle concernant la préparation du prolétariat à la lutte contre la guerre impérialiste qui vient. La campagne internationaliste systématique que Rosa a menée pendant vingt ans dans la social-démocratie internationale était fonction d’une perspective révolutionnaire et d’un choix stratégique, tout comme sa campagne pour la « grève politique de masse » et son analyse approfondie de l’impérialisme.

    Il en va de même pour sa campagne anti-militariste et anti-monarchiste. Contrairement à une idée largement répandue, et que même des commentateurs favorablement disposés à l’égard de Rosa répètent quelquefois 20, la campagne anti-militariste de Rosa n’était pas seulement en rapport avec sa « haine » (ou sa « crainte » de la guerre), mais avec une compréhension précise du rôle de l’État bourgeois qu’il fallait abattre pour faire triompher une révolution socialiste. Dès 1899, elle écrit dans la Leipziger Volkszeitung : « La puissance et la domination, tant de l’État capitaliste que de la classe bourgeoise, se concentrent dans le militarisme. »

    De même que la social-démocratie représente le seul parti politique qui combat le militarisme pour des raisons de principe, de même cette lutte principielle contre le militarisme appartient à la nature même de la social-démocratie. "Abandonner le combat contre le système militaire aboutirait en pratique à nier la lutte contre l’ordre social tout court (21). »

    Et dans "Réforme ou révolution", elle répétera l’an suivant de manière succincte, dans ses commentaires sur le service militaire obligatoire, que si celui-ci prépare les fondements matériels de l’armement général du peuple, il le fait « sous la forme du militarisme moderne, qui exprime de la manière la plus frappante la domination du peuple par l’État militariste, le caractère de classe de l’État ». Qu’on compare ces formules d’une clarté lumineuse, et on, verra la distance qui les sépare, non seulement des élucubrations d’un Bernstein, mais encore de la phraséologie chèvre et chou de Kautsky sur la "démocratisation (sic) de l’Empire ».

    On comprend dès lors quelle immense colère a dû saisir Rosa quand elle vit les mêmes réformistes, qui lui avaient reproché de « risquer de verser le sang des ouvriers » par sa « tactique aventuriste (22), faire verser le sang des ouvriers après août 1914 sur une échelle mille fois plus vaste, non pour leur propre cause, mais pour celle de leurs exploiteurs. C’est cette indignation qui lui inspira ses formules sévères : « la social-démocratie n’est plus qu’un cadavre puant », « les sociaux-démocrates allemands sont les scélérats les plus grands et les plus infâmes qui ont vécu dans ce monde (23) ».

    Même ses erreurs sont fonction du grand dessein qui domina sa vie. Si elle s’est trompée effectivement dans l’appréciation réciproque des bolcheviks et des mencheviks en Russie, si elle a combattu l’« ultra-centralisme » de Lénine, tout en approuvant le régime de fer ultra-centraliste que Jogisches avait instauré dans son propre parti polonais clandestin (24), si elle était encline à faire trop confiance à l’éducation socialiste de 1’avant-garde ouvrière, et à sous-estimer la nécessité de forger des cadres ouvriers capables de guider les masses plus larges, entrées spontanément en action au début de la révolution, si pour cette même raison elle a négligé la formation d’une tendance et d’une fraction de gauche organisée au sein du S.P.D. dès 1906 (la formation d’un nouveau parti était impossible avant que la trahison des dirigeants ne se soit concrétisée par des actes compréhensibles aux masses ouvrières), ce qui a coûté cher au jeune Spartakusbund et au jeune K.P.D., qui dut sélectionner une direction en pleine crise révolutionnaire au lieu d’avoir mis à profit la décennie précédente pour arriver à cette fin, c’est qu’elle était dominée par une méfiance croissante envers les appareils de fonctionnaires et de secrétaires professionnels, dont elle put juger les méfaits sur place, beaucoup mieux et beaucoup plus tôt que Lénine.

    Lénine arriva aux mêmes conclusions que Rosa sur la social-démocratie allemande en 1914. Il en déduisit que ce qui est essentiel pour le prolétariat, ce n’est pas « l’organisation » tout court, mais l’organisation dont le programme et la fidélité pratique, quotidienne, à ce programme, garantissent qu’elle sera un moteur et non un frein au soulèvement révolutionnaire des masses. Rosa arriva à la même conclusion que Lénine quant à la nécessité d’une organisation séparée de l’avant-garde révolutionnaire en 1918, quand elle avait compris à fond qu’il était insuffisant de faire confiance à l’élan des masses ou à leur spontanéité pour briser le frein des fonctionnaires sociaux-démocrates dorénavant contre-révolutionnaires.

    Mais le mérite qui revient à Rosa dans l’élaboration du marxisme révolutionnaire contemporain est immense. Elle fut la première à avoir soulevé, et commencé à résoudre, le problème de la stratégie et de la tactique marxiste révolutionnaire en vue de faire triompher les soulèvements de masse dans des pays capitalistes hautement industrialisés.

    Notes :

    1. C’est notamment le jugement de J.P. Nettl, qui a rédigé la biographie la plus ample de Rosa à ce jour (J.P. Nettl : Rosa Luxemburg, vol. I, pp. 23-24, éd. Maspero, Paris, 1972. Nettl combine une énorme compilation de détails et un jugement souvent impressionnant dans des questions partielles, avec un manque de compréhension presque total pour les problèmes d’ensemble de la stratégie ouvrière, du mouvement de masse, et des perspectives révolutionnaires, précisément les problèmes qui dominèrent la vie et les préoccupations de Rosa.
    2. Ainsi, quand le danger de guerre se précisa une première fois au début des années 90, Engels affirma qu’en cas de guerre, la social-démocratie serait obligée de prendre le pouvoir, et exprima la crainte que cela se terminerait mal. II exprima dans la même lettre à Bebel sa conviction que « nous serions au pouvoir avant la fin du siècle » (lettre du 24 octobre 1891). Dans une lettre précédente, du 1er mai 1891, il se rebella contre la censure que Bebel voulait apporter à la publication des critiques du programme de Gotha, et fustigea la suppression de la liberté de critique et de discussion au sein du parti. (August Bebel : Briefwechsel mit Friedrich Engels, Mouton et Co, 1965, pages 465, 417.)
    3. Engels écrivait à Kautsky le 1er avril 1895 : « Je vois aujourd’hui dans le Vorlvärts un extrait de mon introduction, reproduit à mon insu et arrangé de telle façon que j’y apparais comme Un paisible adorateur de la légalité à tout prix. Aussi désirais-je d’autant plus que « l’introduction » paraisse sans Coupure dans la Neue Zeit, afin que cette impression honteuse soit effacée. » Sous prétexte de menaces de poursuites légales, Bebel et Kautsky refusèrent de s’exécuter. Engels se laissa amaouer et n’insista plus sur une reproduction intégrale de « L’Introduction". Celle-ci n’eut lieu qu’après 1918, par les soins de l’Internatlonale communiste. Trotsky avait exprimé un avis analogue à celui de Rosa Luxemburg dans « Bilan et perspectives », rédigé en 1906, mettant l’accent sur le caractère de plus en plus conservateur de social-démocratie. Mais en fonction des luttes de fraction dans la social-démocratie russe et des positions conciliatrices qu’il y adopta, il se rapprocha de nouveau de Kautsky en 1908, et l’appuya contre Rosa dans le débat « grève politique de masse ». Lénine adopta une attitude très prudente à l’égard du conflit Kautsky-Rosa en 1910, voulant empêcher un « bloc » entre Kautsky et les mencheviks. Dans son article « Deux mondes », consacré à la social-démocratie allemande, il affirma que les divergences entre les marxistes (parmi lesquels il rangeait non seulement Rosa et Kautsky mais encore Bebel) ne sont que de nature tactique et somme toute mineures. Il vantait la « prudence » de Bebel et justifiait la thèse selon laquelle il est préférable d’abandonner à l’ennemi l’initiative d’ouvrir les hostilités (oeuvres, vol. XVI, pp. 322 à 330, Paris-Moscou).
    4. L’article intitulé « Staatsstreich und politischer Massenstreike » fut publié d’abord dans la Neue Zeit. Il est reproduit dans l’anthologie « Die Massenstreikdebatte », publiée par la Europäische Verlagsanstalt (Francfort 1970), pages 46-95.
    5. Dans Réforme ou Révolution ? Rosa écrivait déjà : « Il était réservé à Bernstein de considérer la basse-cour du parlementarisme bourgeois comme l’organisme appelé à réaliser la transformation sociale la plus formidable de l’histoire, à savoir le passage de la société capitaliste à la société socialiste. » Toute cette critique du parlementarisme, toute cette analyse du déclin du parlement bourgeois, rédigée en 1900, conserve une fraîcheur et une actualité sans comparaison aucune avec une analyse quelconque d’un auteur marxiste consacrée à l’Europe occidentale avant 1914. Rosa explique dans la même veine le renforcement du syndicalisme révolutionnaire en France par la profonde déception du prolétariat français avec le parlementarisme jauressiste (article paru dans la Siichsische Arbeiterzeitung du 5-6 décembre 1904. R. Luxemburg : L’État bourgeois et la révolution, éd. de la Brèche, 1978).
    6. Ces citations sont extraites d’un article paru dans la Neue Zeit « Nach dem ersten Akt », dans la Sachsische Arbeiterzeitung, « lm Feuerscheine der Revolution », et du discours prononcé au congrès so al-démocrate d’Iéna (voir Rosa Luxemburg : Ausgewiihlte Reden und Schriften, tome Il, Dietz Verlag, Berlin 1955, pages 220-221, 234- 235 et 244).
    7. Un bon résumé de ce débat est fourni par l’introduction d’ Antonia Grunenberg à Die Massenstreikdebatte, op. cit., pages 5-44.
    8. Par exemple dans son article « Die Lehren des Bergerbeiter- steik » (Les leçons de la grève des mineurs) paru dans la Neue Zeit en1903.
    9. Rosa Luxemburg : discours du 21 septembre 1905 à Iéna (Ausgewiihlte Reden und Schriften, Il, pages 240-241). Il. Voir notamment son article « Et maintenant ? » (Neue Zeit, 1910), avec ses distinguos entre « grève d’avertissement » et « grève comminatoire » (une distinction qui vient du livre qu’Henriette Roland- Horst avait consacré à la grève de masse), « grèves économiques » et « grèves politiques », « stratégie d’épuisement » et « stratégie d’assaut », etc. (Die Massenstreikdebatte, pages 96-121).
    10. Voir l’édition du Chemin du pouvoir, aux Éditions Anthropos (paris, 1969), avec une présentation et des lettres en annexe qui éclairent cette triste affaire.
    11. Rosa Luxemburg : Ausgewiihlte Reden und Schriften, Il, page 136.
    12. lbid., pages 325-326, 330. Il s’agit d’extraits d’un article paru dans la Dortmunder Arbeiterzeitung et intitulé : « Was Weiter ? ».
    13. C’est une simple calomnie répandue par les staliniens (et « innocemment » répétée par les spontanéistes d’aujourd’hui) que Rosa aurait attribué « tout le mérite » de la révolution de 1905 aux masses inorganisées, sans mentionner le rôle du parti social-démocrate. Voici, parmi bien d’autres, une citation qui prouve le contraire. Et même si, au premier moment, la direction du soulèvement a pu tomber dans les mains de dirigeants fortuits, même si le soulèvement peut être apparemment troublé par toutes sortes d’illusions et de traditions, il n’est qu’un résultat de l’énorme somme d’éducation politique qui a été répandue pendant les deux dernières décennies par l’agitation social-démocrate souterraine des femmes et des hommes dans les couches de la classe ouvrière russe. En Russie comme dans le monde entier, la cause de la liberté et du progrès social est entre les mains du prolétariat conscient. » (8 février 1905, dans Die Gleichheit. Ausgewiihlte Reden und Schriften, 1, page 216).
    14. Cf. la biographie de Rosa par Fred Oelssner, Dietz-Verlag, Berlin, 1951, notamment pages 50-53.
    15. Ausgewiihlte Reden und Schriften, 1, page 245.
    16. « Theorie und Praxis » (Neue Zeit, 1910, reproduit dans Die Massenstreikdebatte, op. cit., page 231).
    17. Rosa écrit elle-même qu’en rédigeant son « Introduction à l’économie politique » elle s’était heurtée à une difficulté théorique lorsqu’elle voulut démontrer les entraves à la réalisation de la plus-value. De là son projet de rédiger « L’Accumulation du capital. »
    18. Notamment Antonia Grunenberg, dans la Préface (« Einleitung ») à Die Massenstreikdebatte (op. cit., page 43), où elle affirme qu’à l’opposé de Kautsky et de Rosa, Pannekoek aurait formulé des conceptions stratégiques sur la conquête du pouvoir, posant la question de la lutte contre le pouvoir d’État.
    19. Ausgewiihlte Reden und Schriften, I, page 47. 22Ib,d., page 245.
    20. Discours sur le programme prononcé par Rosa au congrès de fondation du K.P.D. (in (Euvres Il, écrits politiques 1917-1918, éd. Maspero, p. 101). Son courroux était particulièrement fort lorsque après l’armistice de 1918 les chefs. du S.P.D. essayèrent d’utiliser les soldats allemands contre la révolution russe dans les pays baltes.
    21. Tout récemment, Edda Werfel a fait paraître en Pologne la correspondance Rosa Luxemburg - Leo Jogisches, qui fournira d’importants matériaux supplémentaires pour étude de l’attitude pratique et théorique de Rosa sur la « question d’organisation », au sein de son propre parti polonais. On annonce une traduction partielle de cette correspondance en français aux Éditions Anthropos et en allemand à la Europäische Verlagsanstalt.