Introduction
L’anthologie que voici s’efforce de présenter une vue d’ensemble du mouvement d’idées et d’actions qui, depuis près d’un siècle, incite les travailleurs à enlever au Capital le pouvoir Sur les entreprises et à leur substituer l’organisation de la classe ouvrière, sur les lieux de travail, en tant que maîtresse du processus de production.
Cette anthologie est donc éclectique, puisqu’elle rassemble à la fois des analyses théoriques et des récits d’actions révolutionnaires des travailleurs. Elle n’a pas la prétention d’être complète. Les origines historiques de l’idée de l’organisation de l’économie fondée sur des conseils ouvriers (« les producteurs associés », comme le disait Marx) n’ont pas été retracées. Si nous débutons avec des citations de Marx et d’Engels, cela ne signifie point qu’il n’y ait pas eu d’ancêtres bien plus anciens de l’idée de l’autodétermination et de l’autogestion de tous les producteurs (1).
Quant aux syndicalistes révolutionnaires, s’ils sont absents de cette anthologie, ce n’est pas que leur contribution à l’idée des conseils ouvriers ait été nulle. C’est que ces contributions antérieures à la révolution russe sont rarement généralisées sur le plan théorique, au-delà de l’idée de l’organisation de la production socialiste par les syndicats d’industrie, exprimée sous la forme la plus succincte par Daniel De Leon. Après 1917, elles se confondent avec l’idée d’un système de conseils « construit à partir d’en bas », qu’on retrouve largement- et mieux - exprimée par les Radenkommunisten de l’école de Pannekoek et de Gorter, présents dans ce livre (2).
Dans le choix des morceaux de cette anthologie, nous nous sommes (laissé guider par deux considérations. D’abord démontrer le caractère universel de la tendance des travailleurs à s’emparer des entreprises et à réorganiser l’économie et la société sur la base des principes qui correspondent à leurs besoins d’autodétermination. Ensuite tracer l’évolution de la théorie des conseils ouvriers - selon une logique interne, mue par des contradictions internes de la théorie et déterminée en dernière analyse par l’évolution du système capitaliste lui-même, ainsi que par une autocritique des expériences pratiques pour surmonter ce système.
Pour souligner le caractère universel du mouvement, nous avons délibérément introduit dans l’anthologie des récits - quelquefois peu connus du mouvement ouvrier en Europe - d’expériences de conseils ouvriers et de contrôle ouvrier dans divers pays extra-européens. En fait, ces expériences se sont déjà produites sur les cinq continents ; et au moment où nous rédigeons cette préface, des informations nous parviennent quant au lancement du mouvement du contrôle ouvrier en Australie et au Canada. A Ceylan, les ouvriers et employés de la Société Nationale des Pêches, après une grève victorieuse, expulsent les directeurs, et gèrent l’entreprise eux-même pendant de longues semaines. Faut-il rappeler aussi qu’au cours de la grève générale la plus vaste jusqu’ici qu’ai connue l’Argentine, celle de 1964, quelque trois millions d’ouvriers avaient occupé 4.000 entreprises, et avaient commencé à organiser la production eux-mêmes ? Un film émouvant, L’Heure des Brasiers, a été consacré à ce sommet de la lutte de classe en Amérique du sud (3).
Nous avons donc préféré citer de tels exemples, plutôt que d’énumérer toutes les expériences européennes qui, quelquefois, ne sont que l’imitation de ce qui s’est produit dans les pays voisins. Ainsi l’anthologie comporte des récits d’expériences de conseils ouvriers et de contrôle ouvrier au Canada, aux États-Unis, en Chine, en Bolivie et en Indonésie, mais ne reprend pas des expériences autrichiennes, polonaises ou finlandaises, qui étaient étroitement conformes aux modèles allemands et russes dans la période 1918-1919.
Quant à l’évolution de la doctrine sur le contrôle ouvrier, la gestion ouvrière et le pouvoir ouvrier, elle éclate dans toute sa plénitude et dans toutes ses contradictions dans les pages mêmes des principaux théoriciens que nous citons amplement. C’est à une revue critique de cette évolution que nous consacrons cette introduction.
I. Toute lutte d’ensemble de travailleurs, qui déborde des objectifs immédiats et étroitement corporatistes, soulève le problème de formes d’organisation de la lutte qui contiennent en germe une contestation du pouvoir capitaliste.
Le ministre prussien von Puttkammer n’avait pas tort quand il prononça la fameuse phrase : « Chaque grève recèle l’hydre de la révolution. » Une grève purement professionnelle vise seulement une répartition plus favorable, du point de vue des vendeurs de la force de travail, de la valeur nouvelle qu’ils ont créée entre eux-mêmes et le patronat qui s’en approprie une partie. Mais même pareille grève, si elle est menée avec énergie et combativité, conteste des parcelles du pouvoir capitaliste. Elle veut empêcher le patron d’acheter « librement » la force de travail, c’est-à-dire d’imposer aux travailleurs une concurrence mutuelle, alors qu’ils ne peuvent se défendre contre la toute-puissance financière du Capital qu’en transcendant la concurrence au sein de leur classe. Elle veut empêcher le patron d’introduire dans « son » entreprise qui bon lui semble ; c’est la condition de réussite de toute grève. Elle conteste du même fait le droit de la bourgeoisie collective - de l’État bourgeois - de contrôler les routes et la circulation ; c’est la fonction des piquets de grève, qui font « la police de circulation des grévistes » autour de l’entreprise en grève, au lieu et à la place de la police bourgeoise.
Elle conteste de même l’idéologie bourgeoise régnante (y compris le droit bourgeois) en révélant que même l’État bourgeois le plus « libéral », en défendant des principes abstraits comme « la liberté du travail » ou « le droit de circuler librement » sur les routes (d’accès des usines), loin de proclamer sa « neutralité » ou son rôle conciliateur dans la lutte des classes, intervient activement dans celle-ci, du côté du Capital et contre le Travail, car la grève, c’est l’affirmation par les travailleurs de leur droit de lutte contre « la liberté d’exploitation » et de combattre pour le contrôle sur la main-d’oeuvre par la collectivité des travailleurs eux-mêmes,
L’idéologie dominante n’est d’ailleurs pas seulement bourgeoise ; elle est aussi contradictoire. En proclamant la « liberté du travail », elle interdit à la majorité des travailleurs en grève l’exercice du droit de ne pas travailler dans des conditions qui ne leur conviennent pas, sans leur garantir en même temps la possibilité de travailler en permanence (le plein emploi). La « liberté du travail » n’est donc que la liberté du Capital d’acheter la force de travail quand bon lui semble et aux conditions qui lui conviennent, ainsi que l’ensemble des conditions sociales, juridiques et idéologiques qui obligent le travailleur à vendre sa force de travail à ces conditions-là. Tous leurs droits véritables sont foulés aux pieds, et le seul « droit » qui subsiste, est celui de ne pas mourir de faim... en se pliant aux conditions du Capital !
Mais ce qui n’est que potentiel, présent en germe, dans une simple grève professionnelle, a tendance à s’exprimer plus nettement dès que la grève s’amplifie. Qu’on passe d’une grève dans une seule entreprise à une grève dans toute une branche industrielle d’importance vitale ; qu’on passe de celle-ci à une grève générale locale, régionale et surtout nationale ; qu’on transforme une grève au cours de laquelle les travailleurs quittent l’entreprise en une grève avec occupation des usines, des ateliers et des bureaux ; et que la grève avec occupation passive évolue finalement vers la grève avec occupation active (dans laquelle les travailleurs commencent à reprendre le travail sous leur propre direction) : et tout le potentiel contestataire du simple « conflit de travail » se développe jusqu’à ses ultimes conséquences : une épreuve de force pour déterminer qui doit être le maître à l’usine, dans l’économie et dans l’État : la classe ouvrière ou la classe bourgeoise.
C’est dans l’organisation que se donnent les travailleurs pour mener le combat avec le maximum de chances de succès qu’éclate le plus nettement ce « contre-pouvoir » embryonnaire produit par la grève. Un comité de grève efficace, pour peu que la grève soit suffisamment large et longue et conduite avec suffisamment de combativité, sera forcé de créer en son sein et parmi les grévistes des commissions responsables pour la collecte et la distribution des fonds de soutien ; pour la distribution de vivres et de vêtements aux grévistes et à leurs familles ; pour l’interdiction des accès de l’entreprise ; pour l’organisation des loisirs des grévistes ; pour la défense de la cause des grévistes dans l’opinion publique ouvrière ; (pour la recherche d’information sur les intentions de l’adversaire, etc.
Nous voyons là les germes d’un pouvoir ouvrier qui organise des départements des Finances, du Ravitaillement, des Milices armées, de l’Information, des Loisirs et même de services confidentiels. Pour peu que la grève devienne active, un département de la Production industrielle, de la Planification, voire du Commerce extérieur, s’articule logiquement avec les départements susmentionnés.
Et même lorsqu’il n’existe qu’embryonnairement, le futur pouvoir ouvrier manifeste déjà la tendance qui lui est particulière, à savoir chercher à associer le maximum de participants à l’exercice du pouvoir, surmonter dans la mesure du possible la division sociale du travail entre administrés et administrateurs, qui est le propre de l’État bourgeois et de tous les États défendant les intérêts des classes exploiteuses dans l’histoire.
A partir du moment où nous nous trouvons devant une grève générale locale, régionale et nationale, ces germes de pouvoir ouvrier se mettent à éclore et à se développer dans toutes les directions. Même sous la conduite de dirigeants relativement modérés, et de toute manière non-révolutionnaires, des comités centraux de grève d’une grande ville prolétarienne sont obligés de commencer à prendre en main l’organisation du ravitaillement et des services publics. A Liège, en Belgique, au cours des grèves générales de 1950 et de 1960-1961, la direction de la grève réglementait la circulation automobile dans la ville et en interdisait l’accès à tout camion qui n’était pas muni d’un laissez-passer du comité de grève. La population, y compris la bourgeoisie, reconnaissant le pouvoir de fait, s’inclina et se rendit au siège des syndicats pour obtenir ces autorisations, de même qu’en temps normal, on se rend à la Municipalité. On n’en est plus au stade du germe ; l’embryon s’est développé au point où la naissance devient possible.
Une grève peut être dirigée par un syndicat bureaucratiquement, c’est-à-dire par des fonctionnaires fort éloignés des lieux de travail, qui ne s’y rendent que de temps en temps, afin de prendre le pouls de leurs troupes. Elle peut être dirigée par un syndicat démocratiquement, c’est-à-dire sur la base d’assemblées de syndiqués grévistes, qui gardent en main la décision sur le développement de leur lutte. Mais la forme la plus démocratique qu’on puisse donner à la direction de la lutte est évidement elle d’un comité de grève élu par l’ensemble des grévistes, qu’ils soient syndiqués ou non, et qui se soumet démocratiquement aux décisions des assemblées générales de grévistes convoquées régulièrement.
C’est dans ce dernier cas que la grève commence à déborder ses fonctions immédiates. Car une organisation aussi démocratique du combat fait plus qu’assurer la victoire de la grève et la réalisation des objectifs librement choisis. Elle commence à libérer l’ouvrier individuel d’une longue habitude de passivité, de soumission et d’obéissance dans la vie économique. Elle commence à lever le poids des différentes « autorités » qui l’écrasent dans la vie quotidienne. Elle commence donc un processus de désaliénation, d’émancipation au sens réel du terme, d’un être déterminé par le régime économique et social, par le Capital, les « lois du marché », les machines, les contremaîtres et cent autres "fatalités". Il commence à devenir un être qui se détermine lui-même. C’est pourquoi tous les observateurs attentifs ont toujours constaté les explosions de liberté et de véritable « joie de vivre » qui accompagnent les grandes grèves dans l’histoire contemporaine.
Lorsqu’on se trouve en présence d’une grève générale au moins locale ; lorsque des comités de grève démocratiquement élus et appuyés par des assemblées générales de grévistes se constituent non seulement dans une entreprise mais dans toutes entreprises de la ville (et a fortiori de la région, du pays) ; lorsque ces comités se fédèrent et se centralisent et créent un organe qui rassemble régulièrement leurs délégués, alors naissent des conseils ouvriers territoriaux, cellule de base du futur État ouvrier. Le premier « soviet » de Petrograd (5) n’était que cela : un conseil de délégués de comités de grève des principales entreprises de la ville.
II. Si toute grève large, longue et combative contient en germe la création de pareil pouvoir de contestation au pouvoir du Capital, il s’en faut évidemment de beaucoup pour que ce germe se développe chaque fois.
Soyons plus précis : normalement il ne se développera pas du tout ! C’est qu’entre une contestation potentielle du régime capitaliste et sa mise en question effective, il n’y a pas seulement une différence de degré, d’ampleur du mouvement, de nombre de grévistes, d’impact de la grève sur l’économie capitaliste nationale, etc. Ce qui sépare l’une de l’autre, c’est un niveau de conscience déterminé des travailleurs. Sans une série de décisions conscientes, aucune grève ne peut remettre en question le régime, aucun comité de grève ne peut se transformer en soviet.
On touche là du doigt une des caractéristiques fondamentales des révolutions socialistes et prolétariennes. Toutes les révolutions sociales du passé ont porté au pouvoir des classes sociales qui avaient déjà réuni entre leurs mains les principales richesses du pays. Elles ne faisaient donc qu’enregistrer une situation de fait. La classe ouvrière, par contre, est la première classe dans l’histoire qui ne peut prendre en main les moyens de production et les richesses nationales qu’au moment où elle s’émancipe politiquement et conquiert le pouvoir. Sans renverser le pouvoir d’État de la bourgeoisie, elle ne peut pas plus durablement se rendre maîtresse des entreprises, qu’elle ne peut éliminer durablement le pouvoir d’État du Capital sans lui arracher la domination sur les moyens de production matérielle.
Or, le renversement du pouvoir d’État de la bourgeoisie exige une action politique délibérée et centralisée ; l’organisation d’une économie socialisée et planifiée réclame à son tour des mesures conscientes, articulées, cohérentes. Bref, la révolution socialiste, loin de pouvoir se limiter à un mouvement torrentiel, élémentaire et spontané - mouvement qui est évidemment présent dans chaque révolution populaire et sans lequel une véritable révolution socialiste serait inconcevable - constitue un ensemble de bouleversements conscients, s’agençant les uns les autres, où l’absence ne fut-ce que d’un seul chaînon condamne toute l’entreprise à la défaite.
Plus généralement, la révolution socialiste qui a fonction de transformer l’immense majorité des travailleurs, des exploités et des opprimés, d’objets en suiets de l’histoire, d’êtres aliénés en êtres qui forgent leur propre destin, ne peut se concevoir sans une participation consciente de la masse à l’entreprise ainsi engagée. Pareille révolution ne peut pas plus se réaliser derrière le dos des intéressés qu’un plan économique ne peut être appliqué « derrière le dos » de ceux qui gèrent l’économie.
Or, pour que le germe de la dualité du pouvoir, qui est présent dans chaque grève importante, longue et combative, se transforme en réalité pleinement développée, il faut tout un complexe de conditions favorables qui permettent à la conscience de classe du prolétariat de connaître une brusque mutation, de faire un « grand saut en avant ».
Ces conditions sont bien connues. Ce sont celles qui créent des situations pré-révolutionnaires : crise objective du mode de production (renforcée ou non par des crises conjoncturelles de surproduction, aujourd’hui appelées « récessions » ; crise du pouvoir d’État, et crise dans tous les principaux domaines de la superstructure ; désunion et flottements au sein de la classe gouvernante et du gouvernement ; mécontentement massif parmi les couches intermédiaires ; longue accumulation de mécontentement et d’aspirations non satisfaites chez la classe révolutionnaire ; confiance croissante des travailleurs dans leurs propres forces, et, de ce fait, combativité croissante de leur part, ce qui modifie les rapports de force sociaux en leur faveur, et aux dépens des classes dominantes ; escarmouches préalables se terminant sans défaites dans une série de cas ; raffermissement d’une avant-garde (qui, pour cette étape d’une situation pré-révolutionnaire, ne doit pas nécessairement prendre la forme d’un parti révolutionnaire jouissant déjà d’une influence au sein des masses) (7).
Lorsque la plupart ou toutes ces conditions sont réunies, une étincelle quelconque peut brusquement provoquer l’explosion. Des grèves, au lieu de se limiter a des formes traditionnelles de lutte et à des objectifs immédiats et purement professionnels, sont conduites jusqu’au bord d’une dualité de pouvoir. Que ce bord soit traversé ou non dépend essentiellement de la conscience des ouvriers d’avant-garde (elle-même fonction de plusieurs facteurs, mais parmi lesquels la manipulation de la conscience (et même de l’inconscient) des travailleurs par les capitalistes et l’État qui contrôlent les mass media est décidément un thème à la mode. Mais les marxistes n’ont pas attendu les révélations d’Herbert Marcuse pour s’apercevoir que l’idéologie dominante de chaque époque, c’est l’idéologie de la classe dominante. Il en fut ainsi hier, comme il en est ainsi aujourd’hui.
Le régime capitaliste ne survivrait pas une semaine si l’ensemble des travailleurs était globalement libéré de l’influence de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise. Ce serait précisément embellir le capitalisme de manière absurde que de proclamer la capacité des travailleurs de s’émanciper intégralement de l’influence de cette idéologie sous le règne du Capital, qui ne signifie pas seulement le règne de l’école, de la presse, de la radio-télévision et du cinéma bourgeois, mais encore et surtout le règne de l’économie de marché, de la réification universelle, de l’asservissement par le travail salarié, qui est un travail forcé et aliéné, et par le travail parcellaire qui ne peut pas ne pas produire une « fausse conscience » de la réalité sociale dans la grande masse.
Ce qui est le propre de la domination du Capital, c’est qu’elle ne s’exerce normalement pas par le truchement des rapports de domination extérieurs à la vie de tous les jours, rapports de domination politiques et violents. Ce n’est qu’en périodes de crise aiguë du régime que la bourgeoisie doit avoir recours à ces moyens de répression massive pour maintenir son règne. Normalement, cette domination s’exerce par le truchement des rapports marchands quotidiens, acceptés par tous (y compris les prolétaires) comme évidents et inévitables. Chacun « achète » du pain et des souliers, « paye » son loyer et ses impôts, et est de ce fait amené à « vendre » sa force de travail (sauf s’il est propriétaire d’un capital).
Même les travailleurs qui ont compris, par l’étude, la réflexion, l’éducation politique reçue, leur capacité à tirer des conclusions générales d’expériences de luttes partielles, que ces rapports marchands capitalistes ne sont nullement « évidents » et « naturels », qu’ils sont la source de tous les malheurs dans la société bourgeoise, qu’on peut et qu’on doit les remplacer par d’autres rapports de production ; même ces travailleurs-là sont obligés, dans la pratique de tous les jours, de tolérer, de subir et reproduire des rapports capitalistes s’ils ne veulent pas se condamner à vivre en marge de la société.
Ce n’est donc qu’à des moments relativement rares qu’une lente accumulation de ressentiments, de préoccupations, de soucis, d’indignation, d’expériences partielles et d’idées nouvelles peuvent provoquer de brusques conflagrations dans la conscience des masses laborieuses (ou du moins d’une avant-garde en leur sein, suffisamment large et influente pour entraîner leurs couches déterminantes).
Brusquement, les masses sentent d’instinct qu’il n’est ni « normal » ni « inévitable » que le patron commande, que les machines et les usines appartiennent à d’autres qu’à ceux qui les mettent quotidiennement en mouvement ; que la force de travail, source de toutes les richesses, soit ravalée au niveau d’une simple marchandise qui s’achète comme on achète un quelconque Objet inanimé ; que des travailleurs perdent périodiquement revenus et emplois, non pas parce que la société produit trop peu mais parce qu’elle produit trop.
Alors elles cherchent, instinctivement à modifier le fond des choses, c’est-à-dire la structure de la société, le mode de production. Et quand elles s’aperçoivent de la puissance immense qui est la leur, non seulement du fait de leur nombre, de leur cohésion, de la force collective qui se dégage de leur rassemblement, mais surtout de la puissance qu’elles ressentent lorsqu’elles sont seules à l’usine, lorsque le pouvoir économique tout entier est à leur portée, alors ce qui est potentiellement présent dans chaque grève large et combative s’affirme soudainement de manière consciente.
Les travailleurs constituent en fait un contre-pouvoir. Leurs conseils s’arrogent en fait des prérogatives de pouvoir. Ils s’intègrent en fait dans tous les problèmes politiques, économiques, militaires, culturels, internationaux du pays. Ils opposent en fait leurs solutions de classe à toutes les solutions de la bourgeoisie. Alors une véritable dualité de pouvoir paraît à la surface, comme en Russie entre la révolution de Février et la révolution d’Octobre 1917. Alors les conseils ouvriers agissent comme les organes d’un pouvoir d’État nouveau en train de naître. Et alors un affrontement final -insurrection au sens politique du terme, dont le degré de violence dépend de la résistance de l’ennemi - décidera de la question de savoir qui l’emportera : le vieil État bourgeois condamné par l’histoire à mourir (mais qui peut encore survivre si l’énergie et la lucidité des travailleurs défaillent au moment décisif, s’ils ne possèdent pas une direction révolutionnaire adéquate), ou le jeune État ouvrier déjà en train de naître.
III. Toute grève importante contient en germe la lutte de classe poussée jusqu’à sa plus extrême conséquence, à savoir la remise en question du pouvoir du capitaliste dans l’entreprise, et de la classe capitaliste dans la société et dans l’État.
Pour que cette lutte puisse déployer toute sa logique, il faut des rapports de force favorables. Mais les marxistes ne sont pas de simples commentateurs de la vie socio-politique. Ils ne se contentent pas d’enregistrer les rapports de forces comme quelque chose de donné et d’immuable, ou de supputer simplement les chances de modifications futures. Ils agissent dans un sens précis : ils cherchent à modifier les rapports de force entre le Capital et le Travail en augmentant la confiance des travailleurs dans leurs propres forces, en élevant leur conscience de classe, en élargissant leur horizon politique, en renforçant leur degré d’organisation et de cohésion, en forgeant une avant-garde révolutionnaire capable de les conduire à des combats victorieux.
Cela ne signifie évidemment pas que les marxistes méconnaissent les limites imposées par les conditions objectives défavorables à la transformation d’organismes d’auto-organisation et d’autodéfense des travailleurs en organismes de dualité de pouvoir, dans des circonstances déterminées. Il était émouvant de constater que les travailleurs espagnols, après plus de vingt-cinq ans de fascisme et de dictature militaire sénile, ont pu retrouver d’instinct des formes d’organisation sur les lieux de travail qui renouent avec les meilleures traditions de la révolution espagnole : les comisiones obreras (commissions ouvrières) (9).
Les directions modérées et opportunistes du mouvement ouvrier espagnol clandestin (y compris celle du P.C. espagnol) ont cherché à transformer et à légaliser ces commissions en simples syndicats - ce qui correspondait d’ailleurs aux visées et aux préoccupations du patronat espagnol. Les travailleurs espagnols ont compris d’instinct que dans des conditions de dictature directe du Capital, la limitation des activités de ces commissions à des revendications et des actions purement économiques était inopérante. Les comisiones obreras cherchaient, par la logique de la situation, à devenir des organismes représentatifs d’autodéfense des travailleurs dans tous les domaines. Elles se battaient pour des revendications démocratiques autant que pour des revendications matérielles, pour la défense des victimes de la répression et de la justice de classe autant que pour la reconnaissance de leur droit à négocier au nom de tous leurs camarades de travail. Mais elles ne pouvaient pas devenir des organes de dualité de pouvoir, aussi longtemps que la dictature n’était pas sur le point d’être renversée par une puissante poussée révolutionnaire des masses.
L’avant-garde marxiste-révolutionnaire ne peut pas « provoquer » des situations pré-révolutionnaires et encore moins des révolutions. Celles-ci résultent d’une concordance d’un grand nombre de changements « moléculaires », « souterrains », dont certains seulement peuvent être directement influencés par l’action consciente, dont d’autres peuvent tout au plus être prévus, tandis que d’autres encore échappent à toute prédiction précise, du moins dans l’état actuel de nos connaissances par contre ce que l’avant-garde révolutionnaire peut et doit réussir : c’est préparer les conditions propices pour que les travailleurs puissent opérer une percée vers le socialisme.
Cette préparation porte sur quatre facteurs principaux. D’abord la diffusion au sein de la classe ouvrière de thèmes programmatiques qui la rendront apte à réagir dans un sens déterminé, objectivement révolutionnaire, lorsqu’une lutte généralisée éclatera. Puis l’éducation de militants d’avant-garde dans les entreprises, qui incarnent ce programme, qui conquièrent suffisamment d’audience et d’autorité auprès de leurs camarades de travail pour pouvoir engager la lute pour la direction des masses lorsqu’un combat généralisé éclate.
Ensuite le rassemblement de ces militants dans une organisation nationale et internationale dans laquelle ils se fondent avec des travailleurs manuels et intellectuels, des étudiants, des paysans pauvres révolutionnaires, d’autres usines, régions et pays, surmontant, ainsi l’étroitesse d’horizon inévitable pour tout ouvrier qui ne connaît qu une expérience de lutte limitée, neutralisant les effets de la parcellisation du travail et de la conscience incomplète et donc fausse qui lui correspond, accédant, grâce à une praxis révolutionnaire universelle, à une théorie qui saisit les problèmes de l’impérialisme et de la révolution socialiste dans leur ensemble et qui peut, de ce fait, perfectionner la pratique et l’amener à un niveau de coordination et d’efficacité beaucoup plus élevé.
Enfin, la capacité de cette organisation d’avant-garde (ou du moins de certains de ses secteurs) de dépasser le stade de la propagande et de la critique littéraire, pour devenir capable de déclencher des actions exemplaires, qui montrent en pratique aux travailleurs quel est le sens de la stratégie socialiste révolutionnaire que les marxistes opposent au réformisme et au néoréformisme des organisations traditionnelles bureaucratisées du mouvement ouvrier.
Cette stratégie des revendications transitoires - connues en Belgique sous le nom de « réformes de structure anticapitalistes » vise à sortir les actions des travailleurs d’une contradiction inhérente au mouvement ouvrier, du moins dans les pays impérialistes, depuis l’existence des organisations de masse. Par la force des choses, les actions des travailleurs visent toujours des buts immédiats (revendications matérielles ; législation sociale ; conquête des droits politiques ; lutte contre de répressions ou des coups d’État réactionnaires, etc.). L’activité des organisations se réclamant du mouvement ouvrier a donc toujours été centrée autour de ces buts immédiats. auxquels s’est jointe ou non une propagande abstraite pour « le socialisme » (ou la « révolution socialiste », ou « la dictature du prolétariat », etc.).
Ainsi, le but historique à atteindre par le mouvement ouvrier a toujours été détaché des luttes pratiques quotidiennes, et ceci aussi bien pour tous les réformistes d’ancienne ou de nouvelle mouture (pour lesquels, pour paraphraser un mot célèbre de Bernstein, les objectifs immédiats étaient tout et le but final n’était rien), que pour les « extrémistes de gauche » les plus radicaux, qui rejetaient avec mépris toute lutte pour des objectifs immédiats, et n’acceptaient comme valable que la lutte ayant pour but « la conquête du pouvoir » (ou "la conquête des entreprises", ou "la destruction de l’État", etc.). En pratique d’ailleurs, ces deux attitudes se rejoignent, puisqu’elles ont pour conséquence de séparer radicalement la lutte quotidienne réelle des travailleurs et l’objectif de renversement du capitalisme.
La stratégie des revendications transitoires cherche à dépasser ce dualisme. Et à cette fin, elle part d’une constatation. Ce qui a facilité jusqu’ici la survie du régime capitaliste, c’est le fait que les revendications immédiates, même les plus radicales, étaient parfaitement intégrables dans ce régime, étaient réalisables sans « contestation globale » de ce mode de production dans la mesure où elles n’en remettaient pas en cause la base même : la domination du Capital sur les machines et le travail.
Certes, savoir jusqu’à quel point le capitaliste résistera plutôt que d’accorder telle ou telle augmentation des salaires, de permettre de nouveau le libre exercice du droit de grève ou la libre négociation des salaires dépend essentiellement de la conjoncture économique, de la gravité de la crise structurelle qui secoue le capitalisme en déclin. Mais quelle que soit la gravité de ses contradictions internes, aucune de ces revendications n’est à la longue inassimilable et mortelle pour le régime, qui préférera les accorder s’il est confronté avec un mouvement d’une ampleur telle que son pouvoir même risque de lui être arraché. Il dispose en effet de mille moyens pour désamorcer le contenu (explosif pour son économie) de ces conquêtes, précisément s’il conserve le pouvoir.
Mais si, en partant de préoccupations immédiates des travailleurs, on formule des revendications qui ne sont pas intégrables dans le régime, si les travailleurs sont pleinement persuadés de la nécessité de lutter pour ces revendications, alors une fusion se produit entre la lutte pour des objectif immédiats et la lutte pour le renversement du Capital. Car dans ces conditions, la lutte pour les revendications transitoires devient par sa propre logique une lutte qui remet en question les fondements mêmes du Capital, à laquelle le Capital ne peut pas ne pas opposer une résistance farouche. Et la lutte pour le contrôle ouvrier est l’exemple le plus typique de lutte pour une revendication transitoire.
IV. Jadis, la lutte de classe quotidienne était centrée sur les problèmes de répartition, entre le Capital et le Travail, de la valeur nouvelle créée par le Travail.
Les revendications politiques qui s’y ajoutaient (telle la lutte pour le suffrage universel) avaient pour fonction de fournir des instruments de lutte supplémentaires en vue d’améliorer cette répartition pour les travailleurs (en arrachant une « législation sociale », etc.). Ce n’est qu’en période de crises aiguës que le problème de la « socialisation » de branches d’industrie était posé (par exemple au lendemain de la Première guerre mondiale), moins d’ailleurs pour des raisons qui résultaient de l’expérience des travailleurs en ce qui concerne le fonctionnement ou le non-fonctionnement de ces branches d’industrie, qu’en fonction de considérations politiques générales.
Au cours des dernières décennies, l’axe de la lutte de classe s’est progressivement déplacé dans une autre direction, non pas du fait d’une agitation ou d’une conspiration maligne des marxistes, mais par révolution du mode de production capitaliste lui-même. D’une part, la troisième révolution industrielle implique un raccourcissement du cycle de reproduction du capital fixe, une accélération du rythme d’innovation technologique. Cela entraîne la nécessité, pour les trusts monopolistes, de planifier de manière précise ramortissement du capital fixe et l’accumulation des nouveaux capitaux, c’est-à-dire d’effectuer une planification des coûts (y compris des coûts salariaux), et de tendre vers une « programmation économique » nationale et même internationale.
D’autre part, le régime capitaliste, encore plus affaibli à l’échelle mondiale au lendemain de la Deuxième guerre mondiale qu’il ne l’était au lendemain de la première, ne peut plus se permettre le luxe d’assister passif à des crises catastrophiques de surproduction du genre de celle de 1929-1932. Il est donc obligé de faire jouer tout un registre de techniques anti-crise, se fondant pour l’essentiel sur l’inflation de la monnaie de papier et du crédit.
Ces deux tendances modifient profondément les conditions dans lesquelles se déroulent les escarmouches traditionnelles entre le Capital et le Travail dans le cadre de la démocratie bourgeoise parlementaire. Les trusts monopolistes cherchent à éviter presque à tout prix les grèves et à intégrer à cette fin les appareils syndicaux dans des organismes étatiques qui ont pour fonction de « planifier » les salaires comme ils « planifient » la « croissance économique » (politique des revenus, programmation sociale, politique « dirigiste » en matière de salaires, etc.). Lorsque l’autorité des appareils syndicaux est ébranlée du fait d’une application à long terme de ces pratiques, la pénalisation des « grèves sauvages » est indispensable pour maintenir l’efficacité momentanée du système. (11)
Par ailleurs, lorsqu’il y a un climat économique général d’inflation coïncidant avec des transformations technologiques rapides, l’attention des travailleurs se déplace inévitablement vers des questions d’organisation du travail, de formes de rémunération, de cadences de la chaîne, de sécurité d’emploi, d’orientation des investissements, d’autant plus que l’impression se crée (pas toujours de façon justifiée d’ailleurs) que, dans des conditions de plein emploi ou de quasi-plein emploi, les revendications salariales seront de toute façon satisfaites.
Ce déplacement est d’autant plus frappant que la troisième révolution industrielle fait éclater une autre contradiction supplémentaire du capitalisme, dans le domaine social. Elle tend à réduire de plus en plus la place des manoeuvres, du travail non qualifié et purement répétitif, dans le processus de production. Elle réclame donc une force de travail plus qualifiée, plus éduquée, ayant suivi un enseignement à un niveau plus élevé que jadis (fût-ce un enseignement fort parcellisé et inférieur aux possibilités et aux besoins objectifs de la science contemporaine). Mais les travailleurs produits par cette formation supérieure se trouvent brusquement précipités dans une entreprise où toutes les techniques raffinées de « relations humaines », de « délégations de pouvoir », et de « formation de liens de communication informels » ne peuvent point camoufler le fait que les rapports Capital-Travail sont des rapports hiérarchisés à l’extrême, des rapports entre ceux qui commandent et ceux qui n’ont qu’à obéir.
Ainsi, le centre de gravité de la lutte de classe se déplace des problèmes de répartition du revenu national vers les problèmes d’organisation du travail et de la production, c’est-à-dire vers le problème des rapports de production capitalistes eux-mêmes. Qu’il s’agisse en effet de disputer au patron le droit de fixer le rythme de la chaîne ou de lui disputer le droit de choisir l’emplacement où il créera une nouvelle usine ; qu’il s’agisse de contester le type des produits fabriqués dans une entreprise ou de vouloir opposer aux contremaîtres ou aux « chefs » désignés des compagnons élus par leurs camarades de travail ; qu’il s’agisse pour les travailleurs d’empêcher tout licenciement ou toute réduction du volume de remploi dans une région, ou de calculer eux-mêmes les fluctuations du coût de la vie ; tous ces efforts reviennent en dernière analyse à une seule et unique conclusion (12) : le Travail n’accepte plus que le Capital soit le maître des usines et de l’économie. Il n’accepte plus la logique de l’économie capitaliste qui est celle du profit. Il cherche à réorganiser l’économie sur la base d’autres principes - les principes socialistes qui correspondent à ses propres intérêts.
Les couches les plus intelligentes du capitalisme sont parfaitement conscientes du danger que recèle, pour le régime dans son ensemble, cette révolte instinctive des travailleurs contre les rapports de production capitalistes (13). Elles comprennent aussi que cette révolte risque de fusionner avec la propagande, l’agitation et l’action de l’avant-garde révolutionnaire en faveur du contrôle ouvrier et que cette fusion risque de faire sauter le régime. Aussi s’efforcent-elles de canaliser et de détourner cette révolte (avec l’aide des appareils syndicaux) dans une direction de collaboration et non de contestation de classe. C’est le sens de toute la propagande pour les idées de « participation », de la « Mitbestimmung », de la « co-gestion », qui sont aujourd’hui mises en avant par d’importantes fractions de la bourgeoisie européenne (et demain japonaise et nord-américaine).
En général, les formules utilisées sont déjà suffisamment claires pour permettre la distinction avec les revendications transitoires. La confusion ne naît que lorsque l’aile gauche des appareils syndicaux s’empare à son tour du mot d’ordre de contrôle ouvrier, pour lui donner un contenu tout à fait différent de celui que lui donnent les marxistes-révolutionnaires.
La différence fondamentale entre les idées de « participation » et de « co-gestion » d’une part, et le concept du contrôle ouvrier d’autre part, se laisse résumer ainsi. Le contrôle ouvrier refuse toute responsabilité des syndicats ou (et) des représentants des travailleurs dans la gestion des entreprises ; il réclame un droit de veto pour les travailleurs dans toute une série de domaines qui concernent leur existence quotidienne dans l’entreprise ou la durée de leur emploi. Le contrôle ouvrier refuse tout secret, toute « ouverture des livres de compte » devant seulement une poignée de bureaucrates syndicaux triés sur le volet ; il réclame au contraire la publicité la plus large, la plus intégrale, sur tous les secrets que les travailleurs peuvent découvrir, non seulement en examinant la comptabilité patronale et les opérations bancaires des entreprises, mais aussi et surtout en les confrontant, sur le tas, avec la réalité économique qu’elles recouvrent. Le contrôle ouvrier refuse toute institutionnalisation (14) et toute idée de devenir, fût-ce pendant une période transitoire, une partie intégrante de la manière dont fonctionne le système car ses protagonistes comprennent que son intégration implique nécessairement sa dégénérescence en un instrument de conciliation entre les classes.
Il ne s’agit pas là d’une prise de position dogmatique, relevant de partis pris passionnels et irrationnels. Il s’agit au contraire d’une conclusion logique qui se dégage de l’analyse des tendances profondes du capitalisme contemporain, examinées d’un point de vue de lutte de classe.
Le capitalisme contemporain cherche avant tout à contrôler tous les éléments indispensables à une reproduction élargie ininterrompue du capital. C’est là le sens profond de la formule programmation économique, « le plan ou l’anti-hasard », ou d’autres slogans exprimant à leur façon les servitudes nouvelles qui découlent, pour le Capital, du raccourcissement du cycle de reproduction du capital axe. Peu lui importe, par conséquent, que certains groupes d’ouvriers voient leurs « droits » augmenter à telle ou telle phase particulière du processus de production, pourvu que le contrôle du Capital sur « le processus » de reproduction dans son ensemble se maintienne, se consolide, et se renforce.
Mieux : pour autant que des secteurs déterminés de la classe ouvrière acceptent d’être associés à la gestion de « leur » usine particulière, y compris à parité de voix, y compris par le biais de la « participation aux bénéfices », ils ne pourront qu’assumer les intérêts de l’entreprise » en face de ses concurrents, c’est-à-dire accepter que la concurrence capitaliste soit réintroduite au sein de la classe ouvrière, et donc aussi accepter de se désarmer devant les effets objectifs de cette concurrence" lorsqu’elle frappe cette entreprise particulière.
Tout cela ne peut que servir les intérêts de la lutte de classe capitaliste, à l’étape présente du capitalisme, même si cela implique un abandon de « principes » que la bourgeoisie n’était point prête à abandonner jadis quand la solidité générale de son système, et des rapports de force globaux plus favorables, ne rendaient pas nécessaires et utiles de tels « sacrifices ». La classe ouvrière, au contraire, ne peut accepter, au risque d’une démission croissante menant vite à la paralysie totale, que le principe de concurrence soit transporté du marché capitaliste et de la société bourgeoise au sein de sa propre organisation et conscience de classe. Elle cherche à infléchir l’évolution économique dans le sens inverse : transposer au sein de l’organisation économique les principes d’association, de coopération et de solidarité, qu’elle a d’abord expérimentés dans ses propres organisations. Bien loin d’accepter la « cogestion » qui la condamne à cette fragmentation de ses forces, les ouvriers de chaque entreprise devant être solidaires de « l’entreprise », c’est-à-dire du patron, elle lui oppose le principe du « contrôle ouvrier » où l’argument de la rentabilité individuelle des entreprises est nié au nom du principe de la solidarité collective.
Indépendamment de la « rentabilité » de telle ou telle usine, nous refusons les licenciements et le chômage. Indépendamment des « intérêts de la rationalisation », nous refusons l’accélération des cadences. Indépendamment de la « nécessité d’accroître la productivité », nous refusons l’atomisation des travailleurs au sein de l’entreprise qui découlerait de l’introduction de « nouveaux systèmes de rémunération » : tel est l’esprit du contrôle ouvrier qu’il faut répandre au sein des masses ouvrières. C’est dans ce sens bien précis qu’il faut opposer la propagande pour le contrôle ouvrier aux pièges et aux chants de sirène de la « cogestion ».
Est-ce une attitude « irrationnelle » du point de vue économique ? Point du tout : la base matérialiste de cette attitude, c’est la conviction - confirmée par la théorie économique - que la rentabilité globale de l’économie nationale (ou internationale) est supérieure à la somme des « rentabilités individuelles », pour peu qu’un système de planification démocratiquement centralisé fonctionne avec un minimum d’efficacité.
Est-ce une attitude utopique que d’espérer voir adopter pareille orientation par des masses ouvrières de plus en plus larges, « en-dehors de crises révolutionnaires » ? Cette objection recouvre une conception non dialectique du développement inégal de la conscience de classe ouvrière. Elle présuppose une correspondance mécanique entre les convictions et les actions des masses laborieuses.
En réalité, pour que de larges masses ouvrières soient capables de se battre immédiatement pour le contrôle ouvrier, lors d’une grande explosion de lutte, il faut qu’elles aient été familiarisées au préalable avec ce mot d’ordre, et toute la logique qu’il recèle, pendant toute la phase antérieure à cette explosion. Et pareille préparation ne sera jamais adéquate si elle se limite à la propagande littéraire, et si elle ne s’efforce pas, du moins occasionnellement, à passer de la propagande à l’agitation, et à la tentative de transmettre ce mot d’ordre dans le corps des objectifs poursuivis par des combats partiels, déclenchés par des secteurs d’avant-garde. L’expérience pratique qui se dégage de ces combats, leur effet pédagogique sur des masses plus larges, l’ entraînement dans le maniement de cette orientation entièrement nouvelle qu’ils impliquent, tout cela constitue une étape indispensable du mûrissement de la conscience de classe révolutionnaire.
Cela ne signifie évidemment pas qu’en période « calme », l’agitation et l’action puissent être déclenchées à la légère autour de ce mot d’ordre explosif. Cela signifie simplement qu’une avant-garde révolutionnaire digne de ce nom doit suivre avec la plus grande attention l’impact de sa propagande pour le contrôle ouvrier sur des secteurs avancés de la classe ouvrière et, dès qu’elle constate que le pli est pris et que des travailleurs en plus grand nombre commencent à réagir d’eux-mêmes dans ce sens, il est de son devoir de ne plus écarter mais de rechercher au contraire une expérience partielle d’agitation et d’action. Après tout, la « différence » entre une période « calme » et une phase pré-révolutionnaire, ne pourrait-elle pas se surmonter précisément à travers l’écho que provoque la lutte pour le contrôle ouvrier dans une usine importante, une ville ou une région ?
V. Les réformistes ont longtemps cru sincèrement que les gouvernements de coalition avec la bourgeoisie étaient « une étape » vers des gouvernements « purement socialistes ».
L’expérience a démontré que ces gouvernements « ouvriers » , fonctionnant dans le cadre de l’État bourgeois et ne remettant pas en cause les fondements mêmes du régime capitaliste, ne pouvaient pas ne pas défendre les intérêts de classe fondamentaux du Capital. En réalité, les gouvernements de coalition étaient des étapes vers une intégration des « partis ouvriers » dans l’État bourgeois, loin d’être des étapes vers la « conquête de l’État bourgeois » par la classe ouvrière.
Mais ce qui est vrai de l’État l’est encore mille fois plus nettement de l’économie. L’économie capitaliste ne peut pas fonctionner autrement que sur la base de la recherche du profit maximum. Toute « participation » des représentants des travailleurs à la gestion de l’économie dans ce cadre-là les oblige à « participer » à l’effort continuel de rationalisation, ce qui implique notamment la réduction périodique du volume de l’emploi. Loin d’être une étape vers la « conquête des entreprises », cette participation représenterait simplement une étape ultime d’intégration des syndicats dans l’État bourgeois, de leur transformation d’un instrument de défense des intérêts des travailleurs contre la bourgeoisie en un instrument de défense des intérêts de la société bourgeoise contre les travailleurs.
L’idée d’une conquête graduelle de la « démocratie économique », sans renversement préalable du pouvoir d’État bourgeois et sans expropriation préalable du grand Capital, est aussi vieille que le réformisme social-démocrate lui-même. On en trouve les racines chez Bernstein, dès la fin du siècle dernier. Au lendemain de la première guerre mondiale, le même Bernstein peut se vanter que la pratique de la social-démocratie internationale s’inspire de sa théorie et non de celle de Kautsky et Bebel qui s’opposaient à lui dans la grande controverse contre le « révisionnisme » (15).
Il est un fait que la transformation des conseils d’entreprises d’un embryon de pouvoir ouvrier en instruments de la collaboration de classe au sein de l’entreprise capitaliste, constitue une des « réussites » majeures de la social-démocratie internationale au cours des années 20. Là encore, il s’agissait d’abord, comme le croyait sincèrement Otto Bauer, d’effectuer « un premier pas vers la forme socialiste de production » (16). Mais les rapports de force s’étant détériorés, ces conseils ouvriers ne pouvaient plus jouer qu’un rôle défensif. Sous l’effet de la crise économique de 1929-1932, leur intégration dans la « communauté d’entreprise » devint de plus en plus nette. D’un instrument de lutte de classe, ils étaient devenus des instruments de division de la classe ouvrière.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les rapports de force s’étant de nouveau modifiés au détriment de la bourgeoisie, l’idée de la « cogestion » pouvait renaître de ses cendres et aboutir à accroître l’influence du mouvement ouvrier au sein du capitalisme monopoliste d’État grâce aux « nationalisations démocratiques » (17). En fait, les pratiques de collaboration de classe imposées cette fois-ci non seulement par la bureaucratie social-démocrate mais encore par celle des P.C joua une fois de plus en faveur du grand Capital, dont le pouvoir chancelant put se consolider et dont les profits se trouvèrent garantis.
L’idée d’un « contrôle public » exercé sur l’économie capitaliste par le gouvernement, le parlement, les municipalités, les organismes « paritaires », etc., n’est qu’un leurre aussi longtemps que le pouvoir d’État et le pouvoir économique réel restent entre les mains de la classe bourgeoise. Pour les réformistes et néo-réformistes, la participation gouvernementale à des coalitions avec la bourgeoisie s’excuse par ces « victoires » qui, à l’examen attentif, se révèlent encore plus limitées et misérables que celles obtenues par la social-démocratie allemande nu début de la République de Weimar.
Un social-démocrate de gauche autrichien, Eduard Marz, qui se réclame de Marx et continue à défendre le marxisme, représente aujourd’hui le dernier survivant de la tradition centriste austro-marxiste de l’époque des années 20 et 30. Pour lui, la « cogestion » n’est qu’une étape vers la gestion ouvrière, exactement comme la participation ministérielle n’est qu’une étape vers la conquête du pouvoir. Pour passer dans la bonne direction, il suffit de ne pas se limiter à une « cogestion au sommet », mais de pousser aussi à une « cogestion à la base », donc de « revaloriser l’assemblée générale des syndiqués sur les lieux de travail », ou « l’assemblée générale du personnel », et de la pousser à exécuter une série croissante de fonctions de contrôle et de cogestion (18). L’aile gauche des syndicats ouest-allemands et de la social-démocratie s’efforce d’amener dans un sens analogue les projets actuellement en discussion dans la République fédérale sur la cogestion généralisée dans l’industrie.
Les marxistes révolutionnaires n’ont, de toute évidence, aucun intérêt à se laisser absorber par des querelles sémantiques. Si l’on donne à la formule « cogestion à la base » (« Mitbestimmung am Arbeitsplatz ») exactement le même contenu que nous donnons plus haut au contrôle ouvrier, sans y ajouter aucun élément de coresponsabilité pour la gestion d’entreprises capitalistes ou de l’économie capitaliste dans son ensemble, alors la dispute devient absurde.
Mais son objet reste fort réel lorsqu’on combine cette « cogestion à la base » avec le fonctionnement de toutes sortes d’organismes et de mécanismes de « représentation » des travailleurs conjointement avec les représentants du grand Capital. Toute la logique du régime capitaliste transforme inévitablement de tels organismes en organes de collaboration de classe, c’est-à-dire de renforcement du Capital et d’affaiblissement et de division des travailleurs. Or, même les représentants les plus avancés des sociaux-démocrates de gauche ou centristes n’excluent point une telle combinaison. Nous sommes donc en présence d’une reproduction pure et simple des illusions gradualistes du passé, et non d’une lutte pour un « contrôle ouvrier nouvelle mouture ».
Une des formes astucieuses - encore que fort ancienne - de la dénaturation réformiste du mot d’ordre du contrôle ouvrier a été récemment remise à l’honneur au sein du P.S.U. français, notamment par Gilles Martinet dans un livre qui porte comme titre le concept même du réformisme : La conquête des pouvoirs. Partant de la constatation indéniable que tout pouvoir de la classe dominante, et forcément celui de la classe capitaliste, est toujours un fait social s’étendant à tous les domaines de la société, les néoréformistes en tirent la conclusion que c’est dans tous ces domaines qu’il faut conquérir le pouvoir.
C’est oublier que ces « pouvoirs » sont articulés de manière précise autour de deux structures privilégiées : le mode de production (c’est-à-dire le droit du grand Capital à disposer des principales forces productives grâce aux institutions qui perpétuent l’économie capitaliste : propriété privée, salariat, économie de marché généralisée, intégration dans le marché capitaliste international, etc.) et l’État bourgeois. L’illusion gradualiste d’un effritement progressif des « pouvoirs » capitalistes est tout aussi infondée que l’illusion de changer la nature d’une armée en la « conquérant » bataillon par bataillon.
On rencontre la même conception gradualiste et irréaliste dans l’élaboration de la C.F.D.T., nourrie par quelques-unes des expériences les plus avancées de « grève active » pendant mai 68 (19) (C’est la majorité de la C.F.D.T. que nous avons en vue, et non la tendance minoritaire de Krumnov, qui défend des positions plus proches des nôtres.) Il y est question d’une « autogestion des entreprises » qui présuppose la disparition de la propriété privée, mais nullement dans « toutes les entreprises ». « L’autogestion » est présentée comme « le meilleur modèle de démocratisation de l’entreprise », comme « possibilité » pour les travailleurs d’accéder « au pouvoir de décision économique ».
Mais la question du « pouvoir de décision » est détachée de la question du pouvoir tout court, c’est-à-dire du pouvoir d’État et du pouvoir économique. Le « plan démocratique » apparaît (ou subsiste) comme quelque chose d’extérieur à l’autogestion ; le Parlement subsiste lui aussi, comme quelque chose de différent du congrès des conseils ouvriers. L’autogestion elle-même n’est pas exercée par un conseil ouvrier, mais par une « instance de direction élue par les travailleurs ».
On ne semble pas comprendre qu’une telle « autogestion » sans renversement préalable du pouvoir d’État bourgeois est une utopie totale. En cas de renversement de ce pouvoir d’État, la dualité entre des « instances de direction » économiques jouant au niveau des entreprises, et des « dirigeants politiques » fonctionnant dans le cadre d’une démocratie représentative qui perpétue la séparation des citoyens en mandants et mandataires, ne peut qu’accélérer tous les processus de bureaucratisation que les militants de la C.F.D.T. déclarent par ailleurs vouloir éviter.
Bref, la confusion entre « contrôle ouvrier » à réclamer au sein du régime capitaliste, « autogestion ouvrière » à réaliser après le renversement du règne du capital, et pouvoir ouvrier qui doit être un pouvoir tout autant politique qu’économique et s’articuler politiquement sur des conseils (des soviets) de même qu’il le fait dans les entreprises, aboutit à une conception bâtarde qui laisse subsister la plupart des illusions réformistes, avant tout celle d’une conquête graduelle de l’autogestion au sein même du régime capitaliste.
VI. C’est au sein de l’entreprise que la concurrence universelle entre les individus, la « guerre de tous contre tous », qui est le propre de la société capitaliste, commence d’abord à être surmontée parmi les travailleurs.
C’est au sein de l’entreprise que s’affirment la coopération et la solidarité entre tous les compagnons de travail, qui permettent aux travailleurs de surmonter leur sentiment d’impuissance en face d’un patron infiniment plus riche et plus cultivé. L’entreprise a toujours été la cellule de base d’un « pouvoir ouvrier » (20). En s’éloignant de l’entreprise, les organisations ouvrières, devenant plus larges, plus complexes, moins transparentes, semblent toujours se hiérarchiser, donner naissance à des délégations de pouvoir de plus en plus multiples, pour finir par échapper à l’emprise de leurs fondateurs et de leurs mandants, et même par se retourner contre eux.
Ainsi, les données immédiates de l’existence ouvrière ont été renforcées par l’ expérience amère des organisations de masse bureaucratisées pour donner naissance à l’idée qu’un « pouvoir ouvrier » ne peut s’exercer que sur la base de l’entreprise. Le syndicalisme révolutionnaire et les conceptions des Radenkommunisten rejoignent ainsi des idées d’origine proudhonienne, que Marx avait combattues avec vigueur et dont l’histoire a maintes fois confirmé le caractère utopique (21).
Les anarchistes les plus clairvoyants avaient compris où le bât blesse : dans la tendance inévitable des forces productives contemporaines à se centraliser, à devenir de plus en plus complexes, à se « socialiser » au sens objectif du terme, c’est-à-dire à impliquer simultanément dans leur devenir des masses énormes de producteurs et de travailleurs non productifs (au sens de production de la valeur et non de travail socialement utile). Aussi avaient-ils projeté un monde imaginaire dans lequel la technique irait au contraire dans le sens d’un morcellement à l’infini des entreprises et des producteurs (22). Ceci reflète bien un aspect fondamentalement petit-bourgeois de l’anarchisme, qui mêle à des objectifs communs avec les marxistes et à la défense de tendances historiques du prolétariat, la poursuite d’un idéal calqué sur des communautés artisanales et paysannes du passé.
La réalité a en tout cas démontré que la tendance fondamentale de la technique (qui est, bien sûr, constamment accompagnée d’une tendance contraire qui la nie, mais qui n’en reste pas moins la réalité dominante) va dans le sens de la centralisation et de la socialisation du travail, et non dans le sens d’un morcellement de plus en plus prononcé des entreprises et d’une dispersion de plus en plus grande des producteurs.
Le caractère utopique de l’idée de réduire l’émancipation des travailleurs à la prise en mains des entreprises individuelles par des conseils ouvriers se situe à de multiples niveaux. L’aspect le plus éclatant - celui sur lequel s’est toujours concentrée jusqu’ici la critique marxiste du syndicalisme - c’est qu’en niant l’État, on ne l’a encore nullement renversé. Ce renversement ne peut être attendu comme résultat « automatique » d’une grève, y compris (d’une grève générale avec occupation active des usines, Poussée dans ses derniers retranchements, la bourgeoisie utilise tous les ressorts de son pouvoir pour défendre la propriété privée. Elle dispose d’un puissant appareil de répression, policier et militaire, et d’un réseau de communications non moins complexes.
Tout cela ne fond pas comme neige au soleil, sous le seul effet d’une grève générale. Pareille grève a d’ailleurs l’effet de disperser partiellement la puissance des travailleurs, non seulement entre usines différentes, mais encore entre ceux qui occupent les entreprises et ceux qui, pour des raisons multiples, restent à la maison. Des forteresses ouvrières dispersées peuvent être attaquées et réduites séparément par la puissance concentrée de la bourgeoisie, si elles ne sont pas reliées entre elles et si elles n’opposent pas une centralisation de forces ouvrières à l’appareil d’État centralisé du Capital. L’histoire a pleinement confirmé cet enseignement : les travailleurs ne peuvent conquérir leur émancipation du Capital sans renverser l’État bourgeois par une action politique centralisée, et sans remplacer cet appareil d’État bourgeois par un État d’un type nouveau, un État ouvrier (23).
La coordination de toutes les activités économiques est une exigence absolue au niveau actuel de développement des forces productives. Il n’y a au fond que deux formes possibles de coordination : la coordination consciente et la coordination spontanée, par le truchement du marché. En rejetant la coordination consciente sous prétexte qu’elle aboutirait fatalement à la « centralisation administrative » et à la bureaucratisation, les partisans d’un « pouvoir ouvrier » fractionné et décentralisé par entreprise oeuvrent en pratique pour la renaissance généralisée de l’économie de marché, dont les effets aliénants ne sont pas moins nocifs que ceux d’une bureaucratie centrale (24).
L’émancipation des travailleurs ne nécessite pas seulement la suppression de la propriété privée, de la domination du Capital sur le Travail, et le dépérissement des rapports marchands, source de réification et d’aliénation. Elle exige aussi le dépérissement graduel de la division sociale du travail, de la parcellisation des tâches, du détachement des fonctions administratives et des fonctions productives. Elle réclame donc, non pas des travailleurs attachés à « leur » entreprise et défendant jalousement « leur emploi » (sinon, ce qui est encore pis, « leur » part des « profits » réalisés par « leur » entreprise), mais plutôt des travailleurs auxquels, sur la base d’un niveau de consommation annuel garanti, la multiplicité des tâches devient familière, et, avec elle, une énorme extension de l’horizon, des informations et de la culture. Tout cela est assez loin d’une activité « émancipatrice » exclusivement centrée sur une entreprise, ou, pis encore, sur le « rendement » de celle-ci.
Si l’idée syndicaliste ou proudhonienne d’une appropriation des moyens de production par les travailleurs de chaque usine est déjà utopique, celle d’une telle appropriation par des entreprises isolées « coopératives » ou « autogérées » au sein de la société capitaliste - selon le modèle des coopératives de production ou des kibboutz israéliens - l’est encore davantage. Dans la mesure où ces expériences ne sont pas condamnées à l’échec (comme la plupart des colonies « communistes » aux États-Unis au XIXe siècle), elles se transforment inévitablement en entreprises qui établissent des rapports capitalistes d’exploitation avec le monde extérieur.
Ce n’est qu’à un moment de crise révolutionnaire, lorsque l’expérience du contrôle ouvrier commence déjà à se généraliser et qu’elle ne risque donc point de rester isolée, que des entreprises occupées par les travailleurs peuvent connaître un début de gestion ouvrière, accélérant ainsi le mûrissement de la crise et la rapprochant de la lutte décisive pour la prise du pouvoir au niveau national.
Pour la même raison, il est contre-indiqué de remplacer aujourd’hui dans l’agitation le mot d’ordre de « contrôle ouvrier » par celui d’« autogestion » comme mot d’ordre central du programme de transition. La fonction essentielle du programme de transition est de permettre d’élever le niveau de conscience des masses, à travers des mobilisations de masse, vers le point où elles commencent (à renverser dans les actes le régime capitaliste. Faire de l’agitation sous le mot d’ordre d’autogestion, c’est supposer résolu le problème clé qu’il reste à résoudre. Croire que les masses laborieuses des pays impérialistes sont déjà prêtes à prendre tout de suite en main la gestion de l’économie, sans être passées préalablement par l’école du contrôle ouvrier, c’est se berner soi-même et répandre des illusions pernicieuses quant au niveau de conscience réel des masses.
L’agitation pour le contrôle ouvrier a précisément pour fonction d’amener celles-ci, à travers leur propre expérience, et partant de leurs préoccupations immédiates, à apprendre la nécessité de chasser le capitaliste de l’entreprise et la classe capitaliste du pouvoir. En substituant à cette agitation pédagogique celle pour « l’autogestion », on empêche la grande masse de faire cette expérience, on l’encourage en pratique à se confiner dans les revendications immédiates et on risque de provoquer quelques expériences isolées d’« autogestion » d’entreprises d’avant-garde, condamnées à dégénérer dans l’entourage capitaliste.
Un autre méfait d’un début d’application pratique de l’autogestion ouvrière au sein du mode de production capitaliste, en dehors d’une situation révolutionnaire, réside dans sa tendance à transformer l’énergie de l’avant-garde ouvrière, disponible à des fins d’agitation, en énergie productive. Au lieu de s’organiser dans l’usine occupée en vue d’étendre la lutte à d’autres usines de la même ville, de la région, de la branche d’industrie, voire du pays, les travailleurs qui reprennent la production à leur compte doivent concentrer tous leurs efforts sur l’organisation d’une production d’autant plus menacée que l’usine occupée reste isolée. Au lieu de se placer sur le terrain où ils sont les plus forts - celui de la lutte de classe qui se généralise - ils se placent sur celui où leur infériorité est manifeste : la concurrence sur le marché capitaliste.
VII. Les conseils ouvriers issus d’une grève ou d’un grand combat révolutionnaire, créés dans le cadre de la lutte pour le contrôle ouvrier ou d’un affrontement des travailleurs avec un pouvoir d’État répressif, sont les organes naturels de l’exercice du pouvoir par le prolétariat.
Des « comités ouvriers » dont parle Marx en 1850 sur base de l’expérience de la révolution de 1848, de la Commune de Paris et du soviet de Petrograd de 1905, jusqu’aux soviets qui ont pris le pouvoir dans la Révolution d’Octobre et aux conseils ouvriers créés au cours des révolutions allemande, autrichienne, hongroise, espagnole, de la deuxième révolution hongroise et ailleurs, cette forme d’organisation du pouvoir prolétarien s’est imposée encore et toujours à la pratique révolutionnaire pour des raisons évidentes.
Elle est d’une très grande souplesse, permettant des articulations alternatives sur le plan territorial et fonctionnel (soviets d’ouvriers, de soldats, de paysans pauvres, d’étudiants, de matelots, d’ensei- gnants, etc.). Elle permet d’associer au maximum la masse des combattants à l’exercice du pouvoir. Elle permet de dépasser dans une large mesure la séparation des fonctions législatives et exécutives. Elle facilite le contrôle des masses, la transparence des opérations, l’éligibilité et la révocabilité des élus. Elle crée surtout un cadre idéal pour la démocratie prolétarienne et socialiste. Car elle constitue à la fois une arène ou les diverses tendances et partis ouvriers peuvent se combattre idéologiquement et politiquement, et une limite rationnelle de cette lutte : le pacte d’unité d’action, le minimum de discipline acceptée, face à l’ennemi commun, qui est la condition pour participer à la vie des conseils (on ne peut participer à un comité de grève sans être gréviste) et sur lequel les masses elles-mêmes veillent aussi jalousement que sur le respect de la démocratie ouvrière.
Il est peu probable que dans les révolutions futures, des formes d’organisation entièrement nouvelles du pouvoir ouvrier soient inventées, comme il est peu probable que ces formes soient de simples décalques de ce que furent les soviets russes à différentes étapes de la Révolution dans l’ancien empire des tsars.
Nous connaîtrons ainsi de nombreuses variantes du type d’organisation modelé sur l’expérience particulière de la déformation, puis de la dégénérescence bureaucratique de l’État Ouvrier en U.R.S.S., et surtout l’expérience de la dictature stalinienne, ont créé une immense confusion quant aux potentialités démocratiques d’un État créé sur le pouvoir des conseils ouvriers. Des expériences ultérieures, tels l’étouffement par la violence des conseils ouvriers en Hongrie en 1956, et l’étouffement, moins violent mais non moins pernicieux, des débuts de démocratie socialiste en République socialiste tchécoslovaque après août 1968, ont du moins confirmé aux yeux des observateurs les plus objectifs l’antinomie entre dictature stalinienne et État fondé sur les conseils ouvriers, plutôt que leur prétendue identité.
Néanmoins, une grande confusion subsiste à ce propos. Les mythes défendus avec acharnement par les dirigeants soviétiques et leurs satellites quant à la doctrine léniniste de l’État ne font qu’apporter de l’eau au moulin de tous ceux qui contestent qu’une forme supérieure et réelle de démocratie soit possible en dehors des cadres de la démocratie parlementaire bourgeoise.
Rappelons donc à ce propos quelques vérités élémentaires. Jamais Marx ni Lénine n’ont proclamé le principe absurde selon lequel il n’y aurait place que pour un seul parti dans le cadre de la dictature du prolétariat, ou selon lequel la classe ouvrière elle-même ne serait représentée que par un seul parti. Toute l’expérience du mouvement ouvrier enseigne au contraire que la multiplicité des tendances et des partis se réclamant de la classe ouvrière correspond aussi bien à une différenciation sociale qu’à des différenciations idéologiques inévitables au sein du prolétariat (26).
Le droit de tendance et la liberté de constituer de nouveaux partis - dans le respect de la légalité socialiste - ne relèvent pas seulement de cette réalité ; ils répondent aussi à des exigences d’efficacité manifestes. Beaucoup de problèmes avec lesquels le pouvoir ouvrier est confronté sont des problèmes nouveaux, pour lesquels seule la pratique (et une pratique à long terme) permettra en définitive de départager les partisans de solutions différentes. En supprimant le droit de (constituer de nouveaux partis, le parti au pouvoir étouffe inévitablement la démocratie en son propre sein. Cette démocratie réclame en effet le droit de tendance, et comment ne pas accuser une tendance qui mène un combat acharné, sur des questions de principe, d’être une nouveau parti en puissance ? Or, en étouffant la démocratie interne, tout parti réduit automatiquement la possibilité d’éviter des erreurs politiques et recule leurs chances d’être corrigées.
La démocratie des conseils implique le libre accès aux moyens de diffusion massive (presse, radio-télévision), au matériel de propagande, aux salles de réunion, etc., pour tout groupe de travailleurs qui respecte la légalité socialiste. Toute l’argumentation de Lénine arguant de la supériorité de la démocratie soviétique sur la démocratie bourgeoise, du point de vue de l’exercice effectif des libertés démocratiques par la masse des travailleurs, était fondée sur de telles jouissances. L’idée que seul le parti au pouvoir puisse disposer de la presse et des moyens de diffusion massive, qu’il ait seul le droit de désigner les directeurs de tous les journaux, d’établir la censure sur les informations (idée que Brejnev et ses acolytes dans divers pays - y compris en U.S.S.R. - défendent avec acharnement depuis le « printemps de Prague ») est une déformation flagrante des principes léninistes de la démocratie soviétique, tels qu’ils sont développés dans l’État et la Révolution. Faut-il rappeler que Lénine l’a souligné à de multiples reprises que même la question de savoir si les droits démocratiques sont octroyés ou non aux bourgeois ne constitue pas une question de principe, mais simplement une question de rapports de force et d’efficacité (27) ? L’idée d’exclure du bénéfice de ce droit la majorité des travailleurs, parce qu’ils n’approuvent pas la ligne momentanée du Parti Communiste, ne lui serait jamais venue à l’esprit.
L’application pratique et fidèle des principes de démocratie socialiste est évidemment fonction de la lutte de classe réelle et non de désirs abstraits et de voeux pieux. Quand son régime est en danger, la bourgeoisie, même la plus libérale a, à d’innombrables occasions, suspendu les libertés démocratiques qu’elle accorde chichement au peuple, établi des dictatures, fait régner la terreur sanglante contre les opprimés. Animés de la volonté de conserver leur liberté nouvellement acquise, les travailleurs se défendront avec acharnement contre les tentatives du Capital de rétablir son pouvoir renversé.
Moins cette lutte sera violente, plus l’État ouvrier sera stable, plus les relations sociales se détendront, et plus les restrictions imposées à l’exercice des libertés démocratiques pour tous les adversaires du nouveau régime pourront être levées. L’État ouvrier, au service de la grande majorité et répressif seulement pour une petite poignée d’exploiteurs devra de toute manière être un État d’un genre particulier, un État qui commence à dépérir pour ainsi dire dès sa naissance. Que la lutte de classe puisse périodiquement s’exacerber même pendant la période de transition du capitalisme au socialisme, on peut l’accorder à Mao Tsé-toung. Mais qu’après le parachèvement victorieux de la construction du socialisme - c’est-à-dire la naissance d’une société sans classes -il faille encore un État, ou qu’il faille même envisager une aggravation de la lutte de classe (une lutte de classes... sans l’existence de classes !), voilà une absurdité théorique que seul un Staline pouvait produire.
VIII.Si la doctrine marxiste est assez nette en matière d’organisation de l’État ouvrier, elle est loin de présenter des vues claires en ce qui concerne l’organisation de l’économie à l’époque de transition.
La manière concrète dont la planification de l’économie - qui a été proclamée à maintes reprises par Marx comme le principe de base de l’économie socialisée -doit s’articuler avec l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière (sous le régime des « producteurs associés ») reste sujette à controverse. Les expériences multiples accumulées aux divers stades d’évolution de l’économie soviétique d’abord, de l’économie des différents pays qui ont aboli le capitalisme ensuite, présentent un kaléidoscope de solutions disparates, allant d’une extrême centralisation bureaucratique au régime yougoslave fondé sur la combinaison de l’autogestion des entreprises et de l’économie socialiste de marché.
Il faut reconnaître que la théorie elle-même ne fournit pas beaucoup d’indications. Marx a fait une brève allusion aux coopératives de production dont les associés nomment eux-mêmes les directeurs-gérants. De Leon avait une théorie vague des "syndicats d’industrie", qui organiseraient la production après la prise du pouvoir. Le parti bolchevik s’en inspira largement et confia, pendant les premières années qui suivirent Octobre, la gestion de l’économie aux organisations syndicales. Les résultats ne furent guère brillants, et on passa insensiblement d’un système de gestion mixte (directeurs + syndicats), au système de la « direction unique », qui fut officiellement proclamé par Staline en 1930.
Par ailleurs, l’idée de faire des soviets d’usine (conseils ouvriers) des organes de direction de l’économie fut défendue par plusieurs communistes de gauche au cours des premières années consécutives à la révolution d’Octobre. Elle fut largement reprise par les communistes de gauche en Europe, surtout en Allemagne et aux Pays-Bas.
La discussion actuelle sur cette question est incontestablement polarisée par les deux expériences extrêmes ; l’expérience stalinienne et l’expérience yougoslave. Des deux côtés on cherche à enfermer les variantes possibles de gestion des entreprises dans le dilemme : ou bien large autonomie des entreprises et jugement de la performance de celles-ci d’après un critère global, celui de la rentabilité financière (du profit) par le truchement du marché ; ou bien centralisation administrative des décisions stratégiques, ce qui implique l’impossibilité d’une autogestion ouvrière.
L’argument selon lequel l’autogestion implique nécessairement une forte décentralisation économique et un recours croissant à « l’économie de marché socialiste » n’est pas convaincant. Pourquoi l’autogestion ouvrière serait-elle incompatible avec une délégation démocratique de pouvoirs de décision, non pas à des instances administratives, mais à des instances représentatives de l’ensemble des travailleurs concernés (congrès national, régional, local des conseils ouvriers, demain sans doute également congrès internationaux) ? En réalité, toute une série de décisions économiques ne peuvent être prises valablement au niveau de l’entreprise individuelle.
Quand on affirme que les « autogestionnaires » sont « libres » de prendre ces décisions, on cache la moitié de la vérité ; ces décisions seront par la suite « corrigées » par le marché, et peuvent aboutir au résultat opposé à celui que les « autogestionnaires » avaient visé. Quelle est donc la différence entre une obligation économique, agissant derrière le dos des « autogestionnaires », et un décret administratif pris à leur insu ? Les deux procédés ne sont-ils pas en fait équivalents et également aliénants ? Et la véritable solution socialiste et démocratique ne consiste-t-elle pas à faire prendre ces décisions-là consciemment, par des congrès de conseils ouvriers, à tous les niveaux où elles peuvent être prises valablement (il va de soi que toute une série de ccs décisions peuvent l’être au sein d’une entreprise, et même au sein d’ateliers et de départements individuels) ?
Il n’est pas vrai non plus que la source unique ou principale de la bureaucralisation, de la toute-puissance de la bureaucratie, serait le contrôle central sur le surproduit social dont celle-ci dispose dans le cadre du système de planification bureaucratique. La source dernière de la bureaucratisation réside dans la division sociale du travail, c’est-à-dire dans le manque de connaissances, de compétences, d’initiatives, de culture et d’activité sociale de la part des travailleurs.
C’est sans doute avant tout un produit du passé et de l’entourage capitaliste, un produit du degré de développement insuffisant des forces productives. Mais tous les facteurs qui tendent à decourager les travailleurs, et à abaisser leur conscience de classe risquent d’accroître leur passivité et d’accentuer ainsi l’emprise de la bureaucratie sur la gestion de l’économie et sur le surproduit social. Cette emprise peut s’effectuer par l’intermédiaire du marché, dans un système de gestion décentralisée, tout aussi efficacement que dans un système de centralisation administrative.
Et parmi les facteurs qui accentuent le découragement des travailleurs, il ne faut pas seulement citer l’absence de participation réelle à la gestion des entreprises (qui est évidemment un facteur réel d’aliénation), mais encore la croissance de l’inégalité sociale, la commercialisation universelle de la vie sociale et la réification de tous les rapports humains qui en résultent, l’accentuation de la concurrence entre différents groupes d’ouvriers, la désintégration de la solidarité collective, la réapparition du chômage et beaucoup d’autres conséquences inévitables de « l’économie socialiste de marché », telle qu’elle se développe actuellement en Yougoslavie (29)
Les marxistes sont résolument partisans de l’autogestion ouvrière de l’éconimie. Mais ils sont convaincus que les dirigeants yougoslaves ont rendu le plus mauvais service possible a la cause de l’autogestion en combinant abusivement le concept d’autogestion et celui « d’économie socialiste de marché ». La véritable déprolétarisation du Travail n’exige pas seulement la suppression de la propriété privée des moyens de production et de la gestion bureaucratique de l’économie mais encore le dépérissement des relations marchandes et de la division sociale du travail. Il s’agit de processus qui ne peuvent se réaliser du jour au lendemain, pas plus d’ailleurs que le dépérissement de l’État. Mais de même que la durée de ce processus de dépérissement de l’État ne peut être un prétexte pour remettre aux calendes grecques son début, de même il n’est point logique de prétendre vouloir retarder le début du dépérissement des rapports marchands sous prétexte que ce processus ne s’achèvera que lorsque l’abondance des biens et des services essentiels pourra être garantie à tous.
En réalité, l’autogestion ouvrière en tant que processus de désaliénation des rapports de production doit s’exercer simultanément à tous les niveaux où le producteur continue à subir des rapports économiques alarmants. Elle implique donc que soient prises au niveau de l’usine, avec participation consciente de tous par des conseils ouvriers démocratiquement élus, toutes les décisions de gestion qui sont applicables à l’usine, indépendamment des interférences externes.
Elle implique que pour tous les rapports entre l’entreprise et l’extérieur où des décisions de coordination s’imposent ces décisions soient prises consciemment par des congrès élus par les conseils ouvriers. Elle implique le dépérissement de la structure hiérarchique de l’entreprise et le dépérissement des rapports marchands, une série croissante de biens et de services étant distribués d’après le principe de satisfaction des besoins (sans intervention d’argent), selon des priorités établies démocratiquement par les masses laborieuses elles-mêmes. Elle implique que dans toute une série de domaines (enseignement, culture, loisirs, santé, urbanisme) on abandonne délibérément des critères de « rentabilité » en faveur des critères de service public, d’utilité sociale. La capacité d’une économie d’époque de transition du capitalisme au socialisme à réaliser pleinement ces principes dépend évidemment de sa richesse relative. Mais sa capacité de s’engager dans cette voie est partout présente.
IX. Une des variantes néomarxistes de la doctrine des conseils ouvriers défendue actuellement par des théoriciens yougoslaves est celle qui constitue une justification à peine voilée de la réalité contradictoire en Yougoslavie : les travailleurs ne seraient ou ne devraient être capables d’exercer le pouvoir directement que dans le seul domaine économique, par le truchement de l’autogestion des entreprises.
Dans l’État, le pouvoir devrait appartenir aux « forces conscientes » de la société, c’est-à-dire à la Ligue des Communistes de Yougoslavie. Les plus hypocrites des défenseurs de cette théorie affirment que même dans la société dans son ensemble, il n’y a pas lieu de créer de nouvelles structures politiques puisque "l’Etat se meurt". Il est pourtant difficile de contester qu’il est encore loin d’être périmé. Pourquoi, dans ces conditions, les conseils ouvriers ne disposeraient ils pas du pouvoir politique que la théorie marxiste-léniniste a toujours prévu pour des soviets ? Cela n’a jamais été expliqué de manière satisfaisante par les théoriciens yougoslaves officiels.
En fait, la contradiction la plus apparente du système yougoslave est celle qui existe entre l’autogestion, proclamée principe de base de l’économie, et des structures politiques qui sont loin d’être fondées sur l’exercice direct du pouvoir par les travailleurs. Nous avons déjà vu que dans des conditions de décentralisation économique excessive, de recours abusifs aux mécanismes de « l’économie socialiste de marché », d’intégration croissante de l’économie Yougoslave dans l’économie capitaliste internationale, « l’autogestion » des producteurs au niveau de l’entreprise risque d’être vidée de sa substance. En outre, nous avons souligné qu’une véritable autogestion économique n’est possible qu’au niveau de l’économie dans son ensemble (par un congrès des conseils ouvriers).
Mais une autre notion mérite maintenant d’être soulignée : aucune autogestion ne peut être réelle si elle se cantonne exclusivement dans le domaine de la « vie des entreprises » (autant prises séparément que réunies dans un ensemble cohérent). Les interférences entre « économie » et « politique » sont innombrables à l’époque de transition du capitalisme au socialisme (elles vont d’ailleurs croissant à l’époque du néo-capitalisme également). Le terme « politique économique » les exprime de manière assez nette. Les conseils ouvriers ont beau disposer d’une partie du surproduit social créé au sein des entreprises ; la politique économique du gouvernement (sa politique fiscale, sa politique de crédit, sa politique monétaire, sa politique commerciale, sa politique étrangère, etc.) peut modifier du jour au lendemain les conditions dans lesquelles ce surproduit est "réalisé", et donc aussi bien sa quantité que sa qualité. Une fois de plus, l’opération ressemble davantage à un camouflage qu’à une véritable « désaliénation ».
Par ailleurs, un congrès de conseils ouvriers ne peut valablement prendre en main le droit de décision en matière du plan, de répartition du revenu national et des investissements (de la croissance économique), sans revendiquer également le droit de décision dans tous les domaines qui influencent de manière appréciable les tendances du développement économique, et que nous venons d’énumérer dans le paragraphe précédent. S’il ne l’obtient pas, une véritable et dangereuse (dualité de pouvoir) s’instaure au sein de la société. S’il l’obtient, quelles restent les fonctions d’autres organismes représentatifs centraux, sinon celles de se cantonner dans des domaines spécifiques (questions culturelles, problèmes d’enseignement et de santé publique, etc.) où ils peuvent faire un travail utile ? Mais ce travail est en contradiction avec des prétentions de type parlementaire, et justifierait d’ailleurs une représentation privilégiée de certains groupes sociaux, afin d’y favoriser au maximum la fusion de fonctions législatives et exécutives. :.
Comme les décisions économiques clés concernent des problèmes économiques fondamentaux, une véritable autogestion, même au niveau de l’entreprise, réclame le droit des "autogestionnaires" à s’occuper activement de "politique économique" au niveau national, c’est-à-dire de politique tout court. Elle présuppose le droit pour chaque conseil ouvrier d’opposer des contre-propositions aux projets gouvernementaux en matière de politique économique, de chercher des alliés dans tout le pays sur cette base, d’informer l’opinion publique de l’alternative avec laquelle elle est confrontée, etc. Une véritable autogestion réclame donc le respect des principes de democratie socialiste dans le domaine politique, ce qui est loin d’être assuré en Yougoslavie. (31)
En l’absence de cette démocratie socialiste, l’autogestion est largement bureaucratisée et vidée de sa substance émancipatrice. Et comme aucun débat public ne peut produire une information claire s’il n’y a pas des tendances organisées, l’absence du droit à l’organisation d’autres partis respectant la constitution socialiste (ainsi que l’absence du droit de tendance au sein de la Ligue Communiste yougoslave) contribue à vider encore davantage l’autogestion d’une partie de sa substance.
Le couronnement théorique de toutes ces contradictions et déformations du système d’autogestion en Yougoslavie réside en la thèse selon laquelle les rapports de production qu’il s’agirait de modifier se réduisent en dernière analyse... à la répartition du revenu au sein de l’entreprise (32). L’autogestion serait fondamentalement le droit des travailleurs à voter sur cette répartition ; le reste serait l’affaire des techniciens et du marché.
Inutile d’insister sur le fait qu’il s’agit là d’une idéologie typiquement technocratique qui n’a pas grand-chose de commun avec le marxisme. Les rapports de production ne concernent pas avant tout la réparition du revenu mais la manière dont la production est organisée. La répartition du revenu en tant que phénomène économique « essentiel » présuppose le maintien du salariat et de l’économie de marché, et présuppose que l’organisation du travail, la valeur d’usage produite, le but de la production sont largement soustraits à la détermination des travailleurs. L’aliénation toujours persistante de ceux-ci n’en est que plus frappante.
Poussée jusqu’à ses conclusions ultimes, l’« économie socialiste de marché » risque de saper l’autogestion ouvrière même sous sa forme limitée, telle qu’elle est pratiquée en Yougoslavie depuis 1950. La pression des technocrates, des directeurs et des éléments bureaucratisés au sein des entreprises joue nettement dans ce sens. Ils s’efforcent de déplacer tout pouvoir de décision en matière d’organisation du travail et de la production à des instances extérieures aux conseils ouvriers, sous prétexte que les travailleurs ne sont pas des « experts », seuls « compétents », semble-t-il, pour trancher ces questions.
La suppression de fait du conseil de gestion, la proposition de contrats à long terme entre le conseil ouvrier et le directeur, qui donnent les pleins pouvoirs à ce directeur en matière de gestion quotidienne pendant toute cette période, voire la tentative de réduire le conseil ouvrier à un simple organe de répartition du revenu de l’entreprise, sont les étapes déjà concrètes d’une tendance au démantèlement de l’autogestion ouvrière qui surgit comme conséquence logique de la « concurrence socialiste », pierre angulaire de « l’économie socialiste de marché ».
La critique très affirmée des déviations yougoslaves du marxisme que nous avons développée ne doit guère détourner l’attention du fait que l’introduction du système d’autogestion des entreprises en Yougoslavie y a créé des conditions beaucoup plus propices à l’avènement d’un véritable pouvoir des travailleurs que dans tous les autres pays ayant aboli le capitalisme. C’est une critique qui doit permettre aux travailleurs révolutionnaires à avant-garde de se libérer du dilemme « ou bien hyper-centralisation stalinienne, ou bien économie "socialiste" de marché à la yougoslave, tout en appréciant à leur juste valeur les expériences yougoslaves d’autogestion, fondements sur lesquels de nouvelles révolutions et d’autres États ouvriers poursuivront la recherche d’un modèle valable d’organisation économique à l’époque de transition du capitalisme au socialisme.
X. Les transformations opérées dans la société bourgeoise par la troisième révolution industrielle ont été multiples.
Le poids spécifique de la paysannerie et des anciennes classes moyennes a été à nouveau réduit, au point de devenir insignifiant dans plusieurs pays. L’importance des professions libérales et des « nouvelles classes moyennes » n’a guère débordé la marge déjà acquise à la veille de la grande crise économique de 1929-1932, Le nombre des salariés et appointés, forcés de vendre leur force de travail, n’a cessé d’augmenter.
Contrairement à une légende répandue avec ténacité, la cohésion interne de cette masse énorme - entre 70 et 85 % de la population active dans la plupart des pays industriellement en pointe - s’est accrue et non pas réduite. Aussi bien les différences de rémunération que les différences de statut social entre ouvriers manuels, employés de bureaux, techniciens salariés et fonctionnaires petits et moyens, ont diminué par rapport à ce qu’elles étaient au début du siècle ou au début des années 30, Et les transformations technologiques imposées par la troisième révolution industrielle impliquent que même la nature des tâches exécutées dans l’usine semi-automatisée par une équipe volante d’ouvriers d’entretien polyvalents, par un comptable opérant à l’aide de computers, et par un technicien installant une nouvelle machine, tend singulièrement à s’uniformiser.
Les résultats de cette homogénéisation croissante du travail salarié ont été visibles dans l’explosion de mai 1968 en France et dans les grèves générales de 24 heures qui ont secoué l’Italie dans l’année qui s’est écoulée depuis lors. Le nombre de grévistes a dépassé tout ce qu’on avait connu dans le passé (10 millions en France ; 15 millions en Italie), La participation des employés, des fonctionnaires, des enseignants, voire des cadres, a été très importante. Cette participation ne s’est point limitée à réclamer, avec les ouvriers, des améliorations des conditions de rémunération et de travail. Elle s’est étendue à la revendication qui donne à ces luttes un sens profond de contestation, de remise en question des rapports de production capitalistes eux-mêmes : la contestation de la structure autoritaire des usines, des bureaux, des ateliers, des entreprises de service, la contestation du droit du Capital et de son État à disposer des hommes et des machines.
On avait déjà remarqué que les étudiants avaient repris de la tradition marxiste révolutionnaire des revendications comme celles de introduction du « contrôle étudiant », du « pouvoir étudiant », de « l’autogestion » des écoles et des universités. Ce qui a été frappant, au cours du Mai révolutionnaire en France, c’est le fait que des revendications analogues se sont répandues dans des milieux « périphériques » de la vie économique proprement dite, mais dont l’importance ne peut que croître au stade actuel du développement des forces productives : chercheurs et savants, médecins et personnel des hôpitaux, journalistes de la presse écrite et radio-télévisée, acteurs et personnel du spectacle, etc. (33)
Il s’agit là du résultat de plusieurs tendances historiques profondes dont il faut saisir toute l’importance pour la lutte pour le socialisme. La troisième révolution industrielle implique une réintégration massive du travail intellectuel dans le processus de production sous forme de travail salarié. C’est la base objective de l’alliance entre les ouvriers d’une part et les étudiants et intellectuels d’autre part. Ceux-ci cessent de plus en plus d’être des petits-bourgeois ; ceux-là se transforment de plus en plus d’apprentis-bourgeois en apprentis travailleurs intellectuels salariés.
Mais cette réintégration du travail intellectuel dans le processus de production, dans une société dans laquelle la force de travail reste plus que jamais une marchandise, implique que le travail intellectuel subit toutes les conséquences objectives et subjectives de cette prolétarisation : division du travail, hyper-spécialisation et parcellarisation des tâches de plus en plus poussées, subordination brutale des talents et besoins individuels aux « besoins sociaux » qui se confondent avec les besoins de profit du Capital (pré-sélection et souvent disqualification), aliénation croissante du travail intellectuel, etc. C’est là la base objective de la révolte universelle des étudiants, à laquelle peuvent se joindre des couches entières d’intellectuels, et qui apporte au mouvement ouvrier révolutionnaire des alliés d’une valeur considérable, non seulement dans la lutte pour renverser le capitalisme, mais encore dans celle de construire une société socialiste fondée sur l’autogestion planifiée des producteurs associes.
Cependant, la nature différente du travail qui crée la base matérielle de l’existence des hommes, et l’activité qui se cantonne pour l’essentiel dans des domaines extérieurs à celui de la production matérielle, impliquent des différences substantielles dans l’organisation de la gestion, aussi longtemps que l’abondance n’est pas acquise et que la distribution des biens et des services selon les besoins de tous les individus ne peut pas encore être généralisée.
L’autogestion signifie en dernière analyse que les producteurs décideront eux-mêmes de l’ampleur de leur effort et des sacrifices de consommation qu’ils sont prêts à consentir, aussi longtemps que des choix pour l’emploi de ressources rares restent posés. Mais lorsqu’on veut étendre ce principe à des domaines tels que l’enseignement, les hôpitaux ou les instruments de diffusion massive, on ne doit pas oublier qu’il s’agit là non pas d’un emploi de ressources matérielles par ceux qui les ont créées, mais d’emploi de ressources matérielles mises à la disposition de ces secteurs par le reste de la société. Il est évident que la collectivité doit conserver un droit de regard et de contrôle sur l’emploi de ces ressources, bien au-delà de celui qu’elle s’arrogera sur l’emploi des ressources mises à la disposition des usines individuelles.
Le cas de la presse et de la radio-télévision est le plus clair à ce propos. Face à des patrons capitalistes ou à un État qui « manipule » cyniquement les informations, les journalistes ont pleinement raison de réclamer des droits de contrôle et de défendre leur autonomie ; encore faudrait-il ne pas oublier que les travailleurs des imprimeries ont, eux aussi, des intérêts et des droits qui méritent d’autant d’attention que ceux des journalistes. Mais dans une société capitaliste fondée sur une large démocratie socialiste, il serait évidemment absurde de faire des journalistes les arbitres de ce qui est et de ce qui n’est pas diffusé. La logique de la démocratie socialiste réclame dans ce cas l’extension à l’ensemble de la société (à tout groupe de citoyens travailleurs dépassant des seuils numériques successifs) de l’accès aux différents moyens d’information, et non un monopole d’accès ou de gestion de ceux-ci entre les mains d’une seule profession.
C’est pourquoi l’extension des mots d’ordre de « contrôle » et d’« autogestion » à ces différents domaines doit être opérée avec prudence, en tenant compte des différences de situations structurelles que nous venons d’esquisser. Il n’en reste pas moins vrai que le renversement des structures autoritaires se justifie pleinement dans tous ces domaines, et que partout le remplacement de cette hiérarchie imposée par des formes d’organisation qui s’inspirent du principe des conseils - élection, révocabilité, contrôle permanent du sommet par la base, association la plus large possible de la masse des intéressés à l’exercice de fonctions dirigeantes, épanouissement de l’initiative créatrice des masses, etc. - peut être considéré comme un objectif révolutionnaire socialiste parfaitement légitime. L’idée de la société socialiste constituant un vaste ensemble planifié et consciemment dirigé de producteurs et de citoyens qui s’administrent eux-mêmes représente l’essence même du marxisme.
XI. Il nous faut finalement élucider une dernière question controversée : quels sont les rapports entre les activités des masses laborieuses cherchant à prendre en leurs mains l’organisation de leur propre sort - par le truchement de la lutte pour le contrôle ouvrier et l’autogestion ouvrière, par la création de conseils ouvriers - et l’effort de construire des partis révolutionnaires d’avant-garde ?
L’expérience de l’étouffement de la démocratie des conseils par la bureaucratie en U,R.S.S et dans les pays sous son influence a rendu du crédit dans certains milieux d’avant-garde, à des thèses que l’expérience historique avait pourtant à maintes reprises permis de réfuter. Il nous importe donc de réaffirmer avec force ce qui constitue l’acquis de la théorie marxiste-léniniste dans ce domaine.
Les racines objectives de la nécessité de partis révolutionnaires d’avant-garde sont triples : le caractère partiel et parcellaire de l’expérience qui peut être acquise, tant de la société bourgeoise que de la lutte de classe, par des collectifs d’ouvriers d’entreprise ou de localité (caractère qui résulte en définitive de la division capitaliste du travail et de ses conséquences, quant à la conscience élémentaire à laquelle peut accéder le travailleur qui lui reste soumis) ; la diffénciation idéologique inévitable de la classe ouvrière, qui résulte tant des différences de tâches et des origines sociales, que de facteurs qui relèvent de la superstructure (influence familiale, formation à l’école, diverses influences idéologiques subies, etc.) ; le caractère discontinu de l’activité politique des masses, la périodicité des montées révolutionnaires.
Pour ces trois raisons-là, une avant-garde se dégage inévitablement de la classe. Elle est constituée par des éléments qui, par un effort individuel, réussissent à surmonter le caractère partiel et fragmentaire de la conscience de classe à laquelle accèdent les larges masses. Elle permet de fondre en une expérience unique infiniment plus riche des expériences partielles de luttes révolutionnaires réalisées à diverses époques et dans divers pays, généralisant ainsi ces expériences dans une conception théorique d’ensemble scientifique, le programme marxiste-révolutionnaire. Elle rassemble enfin les individus qui, par conscience, tempérament, capacité de dévouement, auto-identification avec la cause de leur classe, maintiennent un haut niveau d’activité même dans les phases de déclin de la lutte des masses.
Rien que pour cette dernière raison, l’existence de l’organisation révolutionnaire d’avant-garde se justifie amplement afin de favoriser la future montée révolutionnaire de masse. Dans les phases de déclin, cette organisation conserve l’acquis théorique, empêche que l’idée des conseils ouvriers ne soit noyée dans l’oubli et la démoralisation, éduque une nouvelle génération dans l’acquis du passé, répand le programme contre vents et marées dans des couches plus larges.
Il ne faut guère insister sur 1e fait que la possibilité de voir se généraliser des conseils ouvriers est accrue grâce à cette activité. L’organisation révolutionnaire d’avant-garde est indispensable pour assurer une victoire de la révolution. Celle-ci réclame une concentration des efforts, une conscience de la maturité de conditions spécifiques, une analyse minutieuse des préparatifs et des intentions de l’adversaire, l’élaboration d’une véritable science de la révolution, à laquelle les masses dans leur ensemble ne peuvent guère accéder. On a vu un grand nombre de révolutions éclater spontanément ; on n’en a pas vu une seule qui ait pu spontanément triompher.
L’organisation révolutionnaire d’avant-garde constitue finalement aussi un instrument indispensable pour combattre les risques de déformation bureaucratique du nouveau pouvoir. Croire que l’auto-gestion constitue à elle seule est une garantie suffisante contre de telles déformations, ce n’est pas comprendre leur source profonde, à savoir la survivance de la division sociale du travail et de l’économie marchande à l’époque de transition du capitalisme au socialisme. Des conflits d’intérêts sectoriels, professionnels, régionaux, entre différents groupes de producteurs, sont absolument inévitables à cette époque.
C’est une illusion que de supposer que le simple processus démocratique (le vote) donnera automatiquement la majorité aux thèses qui reflètent le mieux les intérêts de la classe dans son ensemble. Le triomphe de ces thèmes n’est possible que par une lutte politique et idéologique constante, par une élaboration politique qu’une telle lutte ne peut que favoriser. La structuration organique des tendances en organisations et partis permet de clarifier le débat ; la confrontation confuse d’un grand nombre d’individus non groupés ne peut que faciliter l’emprise des ou de groupements privilégiés.
Il n’y a aucune contradiction entre la nécessaire spontanéité des masses et la fonction d’une organisation révolutionnaire d’avant-garde. La deuxième guide la première dans les périodes de montée et la prolonge dans les périodes de reflux. Encore moins y a-t-il de contradiction entre la démocratie socialiste des conseils, le plein exercice de souveraineté par les conseils ouvriers et leurs congrès, et l’activité d’une organisation révolutionnaire d’avant-garde. La deuxième permet d’articuler la première et facilite en définitive l’exercice du pouvoir par le prolétariat en précisant les options sur lesquelles doit porter cet exercice. De même l’existence d’une Internationale révolutionnaire permet-elle d’intégrer dans un tout cohérent l’élaboration théorique et la pratique de mouvements d’avant-garde nationaux, intégration irréalisable sans organisation et absolument indispensable à une époque d’internationalisation de plus en plus accentuée de tous les aspects de la vie sociale.
Ce qu’il faut combattre, ce sont les dogmes selon lesquels tout groupe d’avant-garde auto-proclamé acquiert des privilèges matériels et politiques quelconques du fait de cette auto-proclamation. Les privilèges matériels sont de toute manière à bannir. Quant aux « privilèges » politiques, le seul que les militants d’un parti révolutionnaire sont en droit de réclamer, c’est celui de se battre au premier rang pour les intérêts de leur classe, c’est celui de consacrer à l’activité sociale une fraction de leur temps de vie beaucoup plus élevée que celle des autres travailleurs.
Cela ne donne aucun droit supplémentaire ; mais cela leur donne incontestablement la possibilité d’influencer et de convaincre leurs compagnons et leurs concitoyens mieux que d’autres. Dans une démocratie socialiste, cette possibilité est ouverte à tout le monde. Et si le mot de sélection s’est prononcé à ce propos, c’est bien d’une séléction par la praxis qu’il s’agit. Ce n’est en tout cas que dans la mesure où les masses finissent par accepter l’orientation de l’organisation révolutionnaire que celle-ci se transforme d’une avant-garde auto-proclamée en une avant-garde véritable.
Ceux qui réfutent la nécessité d’un parti révolutionnaire d’avant-garde au nom de la spontanéité des masses, ou qui désirent même en interdire la création au nom de la souveraineté des conseils, imitent en réalité l’erreur des partisans staliniens du parti unique, qui rejettent la souveraineté des conseils ouvriers au nom d’une prétendue sagesse universelle que le parti incarnerait automatiquement. Pour les deux, il existe une antinomie entre le devoir de persuasion et de direction politique de l’avant-garde et l’activité des masses organisées. Pour le marxisme-léninisme au contraire, cette antinomie est non démontrée.
La nécessité d’un parti d’avant-garde est conçue comme un complément nécessaire et indispensable de l’organisation des masses elles-mêmes dans les conseils ouvriers. Marx et Engels l’avaient déjà exprimé de manière suffisante à l’époque du Manifeste Communiste, et il n’y a rien à ajouter à leur doctrine : « Les Communistes n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. Ils n’établissent pas de principes sectaires sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les Communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. - Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. -Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. Pratiquement, les Communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien » (35).
Ernest Mandel, 1er mai 1970.
Notes :
- Daniel Guérin (L’anarchisme, Paris, Gallimard, 1965, p. 52I et sv.) se trompe lorsqu’il voit en Proudhon le père de l’idée d’autogestion. Owen et ses disciples avaient développé cette idée bien avant Proudhon, et nous ne croyons pas qu’ils aient été les premiers. En février 1819, des ouvriers anglais du tabac, après onze semaines de grève, commençaient à organiser eux-mêmes la production pour leur propre compte ! (E.P. THOMPSON, The Making of the English Working Class, Pelican Book, Penguin Books Ltd, 1968, p. 869.) Il faut ajouter un exemple - sans doute même pas le premier - d’ouvriers français tailleurs qui, en 1833, avaient établi le principe de ne plus travailler qu’en association, en éliminant les patrons. Cet exemple indique nettement comment l’idée d’autogestion ouvrière peut être d’origine précapita1iste et corporatiste.
- Cf. p. ex. RUDOLF ROCKER, Die Prinzipienerklarung des Syndikalismus. Il existe une littérature française assez ample, d’avant 1914, sur l’organisation de la production par les syndicats, après la révolution sociale. Voir p. ex. CHARLES ALBERT et JEAN DUCHÈNE, Le Socialisme révolutionnaire, Paris, Editions de la Guerre Sociale. On ne se rappelle plus aujourd’hui que même Jean Jaurès a jadis prôné (dans la Revue Socialiste d’août 1895) une idée analogue d’autogestion des branches d’industries, organisées en syndicats élisant leurs propres chefs, contremaîtres, conseils, etc. Mais Jaurès tempère cette idée d’autogestion syndicale par la création d’un organisme économique suprême, qu’il appelle « conseil central de l’économie « et où siégeraient à la fois des représentants élus par les syndicats (conseils fédéraux) de toutes les industries, et des représentants directs de la nation tout entière, élus au suffrage universel.
- Cf. sur des expériences d’occupation d’usines dans un autre pays d’Amérique du Sud : Las Tomas de Fabricas, Bogota, Centro Columbiano de Investigaciones Marxistas, Ediciones Suramerica, 1967.
- Voir dans cette anthologie les exemples des comités de grève de Seattle en 1919 et de Nantes en 1968. Voir YANNICK GUIN, La Commune de Nantes, Paris, Maspero, 1969.
- Cf. le texte de Trotsky reproduit dans cette anthologie.
- Cf, l’absence de désarmement de l’ancienne Reichswehr en novembre-décembre 1918 en Allemagne ; l’absence de la distribution des terres aux paysans dans la révolution hongroise de 1919 ; l’absence de constitution d’un gouvernement central fondé exclusivement sur des organismes révolutionnaires de pouvoir, localement établis et articules, en Espagne en 1936, etc.
- Cf, le rôle joué par les révolutionäre Obleute (hommes de confiance révolutionnaires) des métallurgistes berlinois dans la préparation de la révolution de novembre 1918 en Allemagne, l’existence d’ une organisation révolutionnaire et l’éducation systématique qu’elle a pu effectuer au sein des masses pendant la période préalable, jouent évidemment un rôle important). Ille fut en Russie en 1905 et en Espagne en 1936 ; il ne le fut pas en Italie en 1948 et en France en 1968.
- Nous utilisons ce terme dans un sens péjoratif, mais non dans le sens bourgeois. Pour nous, ils deviennent des asociaux parce qu’ils ne participent plus à un mouvement d’émancipation de tous les exploités, mais se contentent de l’illusion d’une émancipation individuelle au milieu de l’exploitation généralisée.
- Pour les commissions ouvrières, voir notamment : Le Commissioni Operaie Spagnole, Turin, Musolini Editore, 1969, en conquérant la dualité du pouvoir au bout d’une période pré-révolutionnaire, et en faisant aboutir la période révolutionnaire à la conquête du pouvoir.
- Précisons que nous utilisons dans ce contexte le terme « classe ouvrière » comme s’appliquant à tous ceux qui vendent leur force de travail, et dont l’activité est indispensable pour la production et la réalisation de la plus-value.
- Voir l’acharnement avec lequel le « socialiste » Wilson défend cette pénalisation !
- Aux usines Pirelli (Milan), les travailleurs ont unilatéralement modifié les cadences de production. Aux usines Fiat (Turin), des tentatives ont été entreprises pour empêcher la modification de types de production par le patron (substitution de voitures de luxe à des voitures populaires). Un conseil ouvrier y a d’ailleurs surgi au début de 1970. La question du droit de veto contre des réductions du volume de l’emploi a été largement propagée en Belgique, etc.
- Un capitaliste intelligent comme Bloch-Laîné l’avait compris dès 1963, en signalant que l’insatisfaction des travailleurs, du fait de leur aliénation en tant que producteurs, pouvait aboutir à de véritables révoltes, au premier fléchissement de la conjoncture (Pour une réforme de l’entreprise, Paris, Editions du Seuil, .1963, p. 25).
- C’est sur ce point que nous différons d’ André Gorz, qui a défendu dans Strategie ouvrière et néo-capitalisme (Paris, Editions du Seuil, 1964, pp. 116-117) une conception gradualiste du contrôle ouvrier, avec objectifs « échelonnés » et l’idée d’une succession de revendications intermédiaires réalisables, qui ouvriraient une « voie praticable » vers le socialisme. Cette conception sous-estime la nécessité d’une mobilisation révolutionnaire des masses du type de celle de mai 1968 pour rendre possible la conquête du contrôle ouvrier, les liens étroits entre une pareille mobilisation et la question du pouvoir politique qu’elle pose inévitablement et l’impossibilité de maintenir durablement « l’équilibre », comme le dit Gorz, entre le mouvement ouvrier et le capitalisme, qui n’est en réalité point un équilibre mais une situation de dualité de pouvoir extrêmement instable et fragile.
- Pour les origines bernsteiniennes du concept de « démocratie économique », voir EDUARD BERNSTEIN, Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie, publiée d’abord en 1899. Nous citons l’édition Dietz, Stuttgart, 1921, notamment pp. 170 et fol., pp. 186-190, etc.
- OTTO BAUER, Die osterreichische Revolution, Wien, 1923, p. 171.
- EUGÈNE VARGA, Essais sur l’économie politique du capitalisme, Moscou, Editions du Progrès, 1967, pp. 73-76.
- EDUARD MARZ, « La prospettiva storica della cogestione », in Critica Sociale, n° 20, 1969, pp, 606-608, Cet article a d’abord paru dans la revue social-démocrate autrichienne Die Zukunft.
- Il est vrai qu’à l’époque de la première et de la deuxième révolution industrielle, une concentration dans les quartiers ouvriers et les villes prolétariennes appuyait et renforçait la cohésion et les liens de solidarité et de coopération de la classe, tissés foncièrement sur les lieux de travail. A ce propos, deux éléments contemporains de la civilisation capitaliste, l’auto et la télévision, tendent à substituer des loisirs et même des habitats décentralisés à cette centralisation d’antan. Au lieu de passer leurs loisirs ensemble, dans les Maisons du Peuple et les salles de réunion, les travailleurs tendent à les passer individuellement, ce qui affaiblit la cohésion de la classe et rend encore plus vitaux les liens établis à l’entreprise même.
- Voir PIERRE-JOSEPH PROUDHON, (Euvres Complètes, Paris, Ed. Rivière ; JAMES GUILLAUME, Idée sur l’organisation sociale, 1876, et un bon résumé dans DANIEL GUÉRIN, L’anarchisme, Paris, Gallimard (collection Idées), 1965. La réponse classique de Marx est contenue dans Misère de la philosophie.
- Voir l’ouvrage de PIERRE KROPOTKINE, Landwirtschaft, Industrie und Handwerk, d abord publié en 1898 (notre édition est celle de 1921, Verlag Der Syndikalist, Fritz Kater, Berlin).
- Sur le problème général de la bureaucratie dans l’État ouvrier, ses origines, et les moyens de la combattre, voir FERNAND CHARLJER, « The Roots of Bureaucraty and ways to fight it », pp. 253-274, in Fifty Years of World Revolution, New York, Ernest Mandel editor, Merlt Publishers, 1968.
- Voir l’expérience douloureuse de la Yougoslavie, surtout depuis la réforme économique de 1965. Nous traiterons dans le chapitre IX de cette introduction des problèmes de « l’économie socialiste de marché » et de ses interférences avec la dynamique de la bureaucratisation.
- C’est à Trotsky que revient l’honneur d’avoir le premier compris la valeur universelle des soviets, dès 1906 (voir le texte publié dans cette anthologie), le conseil ouvrier ; mais les caractéristiques fondamentales esquissées plus haut se retrouveront sans doute le plus souvent.
- Voir à ce sujet l’intéressante étude d’Ossip K. Flechtheim sur la sociologie de la division du mouvement ouvrier allemand entre S.P.D. et K.P.D. (1920-1933). Cette étude révèle notamment qu’au moment où il a la plus forte implantation ouvrière - la période 1921-1928 - le P.C. conquiert la pré ondérance des branches industrielles où les salaires sont les plus élevés et la concentration industrielle la plus forte, tandis que le S.P.D. conserve l’hégémonie sur les couches ouvrières les moins bien rétribuées et les plus dispersées (Die K.P.D. in der Weimarer Republik Francfort, Europaïsche Verlagsanstalt, 1969. pp. 311-321).
- LÉNINE, « La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky » pp. 450-451, in (Euvres Choisies, Moscou, Editions en Tangues étrangères, 1947, volume II.
- Voir dans cette anthologie le texte de Karl Radek
- C’est ce que s’obstinent à nier les apologistes les plus fanatiques de la bureaucratie yougoslave, qui en arrivent ainsi à des formulations véritablement grotesques. Ainsi, écrivant dans le journal Student (18 mars 1969), un partisan de « l’économie de marché socialiste s’oppose à l’application stricte du principe de la rétribution selon la quantité de travail fournie à la société, en affirmant que ce principe « ignore les différences de talent (sic) et de contributions. Pareille revendication conduit à la formation d’une force administrative et bureaucratique toute puissante, au-dessus de la production et au-dessus de la société, une force qui instaure une égalité artificielle (re-sic) et superficielle, et dont le pouvoir conduit au besoin à l’inégalité et au privilège , La bureaucratie née de l’instauration de l’égalité, c’est vraiment un comble pour quelqu’un qui prétend s’inspirer du marxisme.
- « La lutte pour la limitation légale du temps de travail a sévi d’autant plus violemment qu’indépendamment de l’âpreté au gain effrayée, elle a en effet touché la grande controverse, la controverse e !1tre le règne aveugle des lois de l’offre et la demande, qui constitue l’économie politique de la bourgeoisie, et le contrôle de la production sociale par la prévoyance et la prudence sociale, qui constitue l’économie politi9ue de la classe ouvrière, » (K. MARX : « Adresse inaugurale de l’ Association Internationale des Travailleurs ». Marx-Engels Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1964, tome XVI, p. 11. Nous soulignons.)
- Voir la suppression récente du journal des étudiants Student.
- Voir le texte de Dusan Bilandzic dans cette anthologie.
- Voir Des soviets à Saclay ?, Paris, Maspero, 1968.
- Il faut signaler à ce sujet que la constitution de « conseils d’écoliers » et de « conseils d’étudiants » a été assez nettement répandue dans la révolution russe en 1918. et surtout dans la révolution hongroise, voir à ce sujet Die Jugend der Revolution, Berlin, Verlag der Jugend Internationale, Verlag Junge Garde, 1921, pp, 202, 212-223,
- K. MARX, F. ENGELS : Le Manifeste Communiste, pp. 34-35, Oeuvres Choisies, Moscou, Ed. du Progrès, 1955, volume