L’évolution du syndicalisme « socialiste »
La Gauche n°29-30-37, 23 août 1970
  • Au moment où naquit le P.O.B. - en 1885 - le syndicalisme belge n’était qu’une très faible force, souffrant en outre de tous les méfaits de l’esprit de clocher, n’ayant aucun rapport avec ce qui allait devenir le modèle du syndicalisme, le « syndicalisme centralisé » à l’allemande.

    En 1890, Vandervelde relève, en dehors des mineurs, l’existence de 78 syndicats comprenant ensemble 15.700 membres. « Les mineurs, dit-il, sont les seuls à constituer une force relativement grande » : 49.000 syndiqués. « Encore, ajoute-t-il, est elle divisée en deux organisations : Les Chevaliers du Travail (surtout à Charleroi) et la Centrale des Mineurs ».

    Quelques années plus tard - en 1911 - Deman note que « nombre de prétendus syndicats des mineurs ne sont au fond que des caisses d’épargne de l’espèce la plus primitive ». Mais il note aussi que, grâce aux éléments les plus conscients du P.O.B., « depuis trois ou quatre ans est apparu un fort courant de centralisation syndicale ».

    En fait, c’est au P.O.B., qui était né non comme un parti au sens moderne du terme mais comme une confédération d’organisations ouvrières ("une union d’ouvriers organisés, de purs coopérateurs, de syndicalistes, etc." comme le définit Lénine en 1913), qui avait créé en 1898 une Commission syndicale, que l’on doit l’organisation des travailleurs, à l’entreprise, dans le syndicat, et surtout la création d’un mouvement syndical moderne unifié sur la base de centrales nationales.

    Et l’on peut dire que dès l’origine jusqu’à, surtout, la seconde guerre mondiale et puis encore jusqu’à aujourd’hui (à l’exception des périodes ’44-’47 et ’56-’64) le contrôle de l’appareil réformiste fut à peu près total sur l’organisation syndicale, et par elle sur le mouvement ouvrier organisé (1).

    Il y eut bien, à l’origine, des résistances au nom de « l’indépendance syndicale » de la part de certains syndicats nés en dehors du P.O.B. (comme Les Chevaliers du Travail dans le Hainaut ou le Syndicat du Textile à Verviers) ou de certaines tendances (comme celle de L’Exploité à partir de 1911), mais elles furent incapables de renverser le courant. De la même façon, la tentative des communistes (après qu’en août 1924, la Commission Syndicale eut décidé que « la fonction de dirigeant syndical de quelque grade que ce soit, est incompatible avec la qualité de membre du P.C. ») de créer des syndicats révolutionnaires, n’aboutit généralement qu’à renforcer le poids des réformistes sur les organisations de masse que les éléments les plus radicaux avaient abandonnées (2).

    On ne retrouve guère dans l’histoire du mouvement ouvrier belge la tradition du syndicalisme révolutionnaire qui marqua profondément, pendant un long moment, l’histoire du syndicalisme français.

    La tradition réformiste.

    Au contraire, dès les premières années de son histoire, le syndicalisme en Belgique fut influencé par le réformisme « à la belge » caractérisé par le poids du « crétinisme coopératif » (l’expression est de Deman qui, dès 1911, rappelait que 63% des membres du Parti étaient des coopérateurs, et que le mouvement coopératif qui, disait-il, « dès le début a pris en remorque les syndicats et les organisations politiques » avait - déjà - « fait renaître l’esprit de la petite bourgeoisie au sein des masses prolétariennes qu’il a organisées »).

    Cette importance primordiale d’organisations, non de lutte de classe mais de défense des prolétaires en tant que stricts consommateurs, a développé très tôt une bureaucratie profondément conservatrice, obsédée par l’unique souci de défendre les conquêtes partielles et le poids que lui avaient donné ses « Maisons du Peuple », ses coopératives, ses sociétés de secours mutuels, etc.

    Déjà, en 1888, trois ans seulement après la fondation du P.O.B., Defuisseaux dénonçait le Conseil Général du P.O.B. qui, disait-il, « est systématiquement contre la grève générale parce qu’il ne voit dans le mouvement ouvrier qu’un moyen de créer des coopératives, nouvelles exploitations industrielles où chacun peut se tailler de bons appointements ».

    A cette influence du « crétinisme coopératif » vint s’adjoindre assez vite celle du « crétinisme parlementaire ». Sur la question essentielle qui permet fondamentalement de distinguer le réformiste du révolutionnaire, la conscience de la nature de classe de l’Etat et, par conséquent, de la nécessité de la dictature du prolétariat, les socialistes belges opérèrent très vite leur choix.

    Et bien avant même qu’ils ne se rangent dans le camp des « participationnistes » (en 1910) ! « Si nous voulons le Suffrage Universel, c’est pour éviter une révolution » écrivait César de Paepe en 1890. Et quatre ans plus tôt, si le Congrès du Parti se prononçait en faveur de la grève générale comme moyen d’action primordial, il ajoutait qu’elle devait être légale et pacifique.

    A cette tradition profondément et traditionnellement réformiste, ne s’est guère opposée jusqu’ici, du moins au niveau d’une large avant-garde de masse, une réelle tradition de pensée révolutionnaire, moins encore marxiste (3). Et cela rend, encore aujourd’hui, beaucoup plus difficile chez nous que dans beaucoup d’autres pays, le combat idéologique à l’intérieur du mouvement ouvrier organisé.

    La tradition de l’action directe.

    Pourtant, en 1913, Rosa Luxembourg parlait de la « véritable fascination » qu’exerçait « l’exemple belge ». Ce n’était évidemment pas au caractère traditionnellement réformiste du mouvement ouvrier belge qu’elle faisait allusion, mais à une autre caractéristique, déjà à l’époque elle aussi traditionnelle : l’immense propension de la classe ouvrière belge à recourir
    à l’action directe à portée objectivement révolutionnaire.

    Cette tradition est née surtout en Wallonie et plus particulièrement dans le Hainaut. Dès 1868, des grèves importantes s’y produisirent dans les mines. D’autres l’année suivante dans le Borinage et chez Cockerill, à Seraing. D’autres encore à Charleroi en 1872 qui rassemblèrent 25 à 30.000 mineurs. Puis, en 1886, éclatait la première grande grève politique pour le Suffrage Universel qui, partie de Liège, s’étendit très vite au Borinage et à Charleroi et prit des aspect nettement insurrectionnels. « L’idée de la grève générale pour arracher le Suffrage Universel fut ainsi répandue dans le monde » (Louis de Brouckère).

    Rares sont les régions du monde capitaliste développé qui connurent une aussi longue tradition d’actions directes plus ou moins généralisées : 1887 (mines et métallurgie : un mouvement de trois semaines qui toucha les mineurs du Hainaut et de Seraing et partiellement les métallurgistes), 1891 (100.000 mineurs), grèves générales de 1893, 1902, 1913, arrêts de travail et émeutes de 1912 (un peu partout dans le pays, mais surtout à Liège). Ce recours à l’action directe par une classe ouvrière politiquement très frustre éveilla au départ la méfiance des éléments politiquement les plus conscients. Même Engels n’était pas tendre. Il écrivait avec humeur que « les Wallons ne comprennent que l’émeute où ils sont presque toujours battus ».

    Cette incompréhension empêcha pendant un temps les éléments révolutionnaires, obsédés à juste titre par le souci d’organisation et leur mépris pour la conception anarchiste de la grève générale, de s’appuyer sur ce qu’Engels encore appelait « l’impatience irrépressible » des masses wallonnes. Beaucoup alors ne pouvaient encore voir que cette tradition naissante d’action directe n’était plus « un vieux relent belge mais une transition vers quelque chose de nouveau » (Lénine à Inessa Armand, en 1917). Après la guerre de 14-18, la tradition se perpétua, malgré le plus souvent l’opposition ou le sabotage du parti ouvrier : grèves générales des mineurs de 1920, 1923, 1924, 1932, 1935, 1937, 1959, grèves des métallurgistes de 1919, de 1925-26, de 1957, grèves « sauvages » de la période ’45-47 et de l’année 1970.

    "La cause de cette tendance à l’action directe doit être recherchée à la fois dans une conscience de classe élémentaire très prononcée (produit d’une tradition prolétarienne vieillie), renforcée par la tradition démocratique petite-bourgeoise de « défense des droits acquis » ; dans la longue absence de droits ou d’égalité politique même formelle du prolétariat (SU simple ne datant que de 1919) ; dans les salaires de misère et les longues périodes de chômage d’avant 1914, revenant à l’ordre du jour dès 1919 ; dans le sentiment de puissance d’un prolétariat qui constitue depuis très longtemps la grande majorité de la population wallonne et la majorité absolue de la population belge.

    Le « tournant » vers les « hauts salaires » - après 1944 n’a pas pu contrecarrer cette tendance, dans la mesure où les travailleurs ont eu la conviction que les améliorations de conditions de vie et de travail furent arrachées par la force et l’action syndicales.(4)

    La tradition bureaucratique.

    Cette combativité exceptionnelle de l’avant-garde de la classe ouvrière belge, sa volonté répétée d’aller au delà d’où voulaient la conduire ses dirigeants n’empêcha nullement que, durant toute la période de l’entre deux-guerres, le contrôle de l’appareil réformiste sur le mouvement syndical se maintint intact. L’adhésion massive de la classe ouvrière au syndicat socialiste après la guerre (125.000 affiliés en 1914, 688.000 en 1920), donna d’ailleurs très vite aux dirigeants syndicaux une place déterminante dans la bureaucratie social-démocrate, dont ils devinrent très vite les représentants les plus typiques et les plus droitiers.

    Chlepner rapporte qu’en 1924. E. Vandervelde lui disait : « Contrairement à ce qu’on croit, ce ne sont pas toujours les hommes politiques qui, dans notre Parti, se prononcent en faveur de la participation au pouvoir. Ils savent par expérience combien la présence au gouvernement d’hommes favorables à leurs tendances, facilite leur tâche dans la lutte quotidienne. » Et ce n’est pas par hasard que le premier bourgmestre socialiste fut Joseph Dejardin, président
    du Syndicat des Mineurs, et qu’un autre dirigeant des mineurs, Achille Delattre, devint ministre du Travail en 1935 (5).

    Ce n’est pas par hasard non plus qu’en avril 1939, la C.G.T.B. désapprouva publiquement le refus du Congrès du P.O.B. d’accepter la participation au ministère Pierlot.

    Dès l’après-guerre, la bureaucratie syndicale s’efforça, périodiquement et souvent avec acharnement, de renforcer le poids de l’appareil dirigeant sur les organismes de base. Cela se manifesta d’abord à la suite des grèves de l’époque ’20-21, au moment où commençait à se poser le problème du respect des accords réalisés en commissions paritaires. Par ailleurs... il y avait eu la longue et dure grève d’Ougrée-Marihaye, qui avait duré sept mois (de mars à octobre 1921) et qui, conduite par Julien Lahaut, alors secrétaire régional des métallurgistes, avait été trahie par les dirigeants syndicaux et le P.O.B. Le conflit s’était terminé par l’arrestation de Julien Lahaut, suivie de son exclusion de l’organisation syndicale.

    Au congrès de 1922, l’un des dirigeants des métallurgistes, Joseph Bondas, défendit la thèse selon laquelle il fallait accorder à la Commission syndicale « le droit de décider du déclenchement de la grève et surtout de la reprise du travail ».

    En 1924, après la grève des mineurs du Borinage, où une fois de plus, la bureaucratie avait imposé aux grévistes la fin de leur lutte (après avoir d’ailleurs refusé d’organiser la solidarité active réclamée par la Centrale du Borinage), Achille Delattre, président de la Centrale des Mineurs - dans un livre consacré à la grève - demandait qu’on rompe avec la méthode « qui consiste - écrivait-il - à prendre toujours et constamment les directives en bas » et qu’on réserve à l’avenir aux dirigeants le soin de décider de la fin d’un conflit.

    En 1937, le Congrès de la C.G.T.B. (nouveau nom de la Commission syndicale) décidait que la C.G.T.B. « peut, à n’importe quel moment, décider, de sa propre autorité, qu’il y a lieu de cesser la lutte et de reprendre le travail ». Cette décision intervenait après qu’en 1936, à l’initiative des dockers d’Anvers (qui avaient débrayé contre l’avis de leurs dirigeants), les travailleurs belges se soient lancés dans cette grève générale réclamée par la J.G.S. et l’"Action Socialiste" et qu’avait refusées obstinément la Commission syndicale et, à une faible majorité, le Conseil général du P.O.B.

    Malgré les chocs qui éclatèrent sporadiquement, entre les deux guerres, entre la classe ouvrière et ses dirigeants, ceux-ci ne furent pas assez forts pour ébranler durablement la confiance de la grande masse des travailleurs. Et cela d’autant plus qu’à plusieurs reprises, la bureaucratie réformiste (écartée du pouvoir par la bourgeoisie une fois sa fonction essentielle accomplie : briser l’élan combatif dé la classe) sut mobiliser - certes de façon très partielle - la classe ouvrière, réalisant du même coup une double opération : renforcer ses chances d’accroître son poids dans l’Etat bourgeois en élargissant son capital de confiance au sein de la classe ouvrière. Les couches d’avant-garde qui se heurtèrent à diverses reprises aux appareils réformistes, et surent se lancer dans la lutte indépendamment de leurs dirigeants, fuirent incapables, durant toute l’entre-deux guerres, de maintenir un cadre organisationnel autonome et d’arracher l’organisation syndicale au contrôle de la social-démocratie (6)

    Il fallut l’effondrement de l’appareil syndical réformiste lors de l’éclatement de la seconde guerre mondiale pour qu’une profonde modification s’opère dans le mouvement syndical.

    Au lendemain de la guerre, les secteurs d’avant-garde de la classe ouvrière refusèrent de s’organiser à nouveau au sein de la vieille C.G.T.B. et rejetèrent la tutelle des bureaucrates réformistes (7). Le P.C. avait constitué ses Comités de Lutte Syndicale (C.L.S.) particulièrement implantés chez les mineurs, dans le Borinage et à Bruxelles (8). A Liège et chez les métallurgistes de Charleroi étaient apparus de nouveaux dirigeants ayant à leur tête André Renard. Ils se caractérisaient surtout alors par une profonde méfiance à l’égard de la « politique » et un fort souci d’indépendance syndicale non seulement vis-à-vis de l’Etat bourgeois mais encore à l’égard de tout parti fut-il révolutionnaire.

    Aussi par l’accent primordial mis sur « l’action directe » (9). A Charleroi, les mineurs du Syndicat Unique des Mineurs du Bassin de Charleroi étaient dirigés par un militant trotskyste. Dans les Services Publics s’était créée en 1942 une nouvelle organisation : le Syndicat Général des Services Publics, influencé en partie par les idées du M.S.U. de Renard, en partie par le P.C. (surtout dans la région bruxelloise), même dans les syndicats se réclamant à nouveau de la C.G.T.B. reconstituée, les tendances non réformistes étaient nombreuses, notamment au port et chez, les métallos d’Anvers.

    En avril 1945 (après un échec des négociations avec la C.S.C.), la fusion des diverses tendances fut votée par un congrès commun. Le Bureau désigné ne comptait qu’une minorité de représentants de la C.G.T.B. (7 sur 15). La déclaration de principe reprenait la plupart des positions doctrinales des « renardistes » ; indépendance syndicale, action directe, etc. (10).

    Pourtant, quelques années plus tard, la bureaucratie réformiste avait repris en main l’appareil de la F.G.T.B. En février 1948, les représentants du P.C. furent exclus du Bureau et, peu de temps après, ils démissionnaient du Comité national. En 1949, la constitution de l’Action Commune sanctionnait le nouveau rapport de forces (11).

    La responsabilité de cette « reprise en main » repose, en grande partie, sur la politique de la direction du P.C. qui épousa toutes les variations de la politique stalinienne. Au lendemain de la « libération », le P. C. . s’associa à toutes les mesures anti-ouvrières : désarmement des partisans, mobilisation civile, blocage des salaires. Il préconisa « l’union de tous les démocrates » et lança le mot d’ordre « produire d’abord ». Il s’opposa aux actions directes de la classe, choisissant de s’allier à la bourgeoisie plutôt qu’à la nouvelle avant-garde de masse qui s’était dégagée en Wallonie.

    C’est ainsi qu’on vit le P.C. se retrouver aux côtés des anciens bureaucrates de la C.G.T.B. pour dénoncer les militants du M.S.U. C’est l’époque où l’on pouvait lire dans la presse communiste que « dans les régions liégeoises, quelques provocateurs trotskystes, sous le couvert d’un prétendu syndicat des métallos, tendent à s’opposer à la reprise du travail. Organisant des piquets de grévistes armés, ils vont même jusqu’à vouloir provoquer des bagarres » (12).

    Le tournant de la situation internationale, les modifications des relations entre l’U.R.S.S. et les démocraties bourgeoises, provoqua un renversement complet de la politique du P.C.B. : il se lança alors dans le sectarisme le plus effréné, qui acheva de ruiner son crédit dans les larges secteurs de l’avant-garde wallonne. Cette politique sectaire se poursuivit jusqu’au congrès de Vilvorde (décembre 1954) et aboutit à la liquidation des chances du P.C. d’ébranler à nouveau le monopole de la droite réformiste sur la F.G.T.B. (13).

    Le seul courant de masse à l’intérieur de l’organisation syndicale qui maintint une relative indépendance à l’égard de la bureaucratie réformiste fut le courant renardiste. Ce courant fut à la tête de la plupart des luttes ouvrières de l’après-guerre, celles des années 1944-45, la grève générale de 1950 contre le retour de Léopold III au pouvoir, les luttes contre les 24 mois de service militaire.

    A partir de 1954, et surtout à partir de la grève des métallurgistes de 1957 déclenchée contre la volonté du P. S. B. (alors au pouvoir) et de la droite syndicale. Renard fit figure de leader de l’avant-garde de la classe ouvrière. Des milliers de militants, en Wallonie, furent formés sur la base d’idées qui n’étaient plus celles du réformisme « à la belge » des années d’avant-guerre.

    Son action aboutit à faire du mouvement syndical non plus l’aile droite du mouvement ouvrier, mais son aile gauche - et à l’obliger à dépasser son programme - et en Wallonie, dans son action, les seuls objectifs « alimentaires ». Malgré ses ambiguïtés, le programme des réformes de structure déplaçait la lutte syndicale vers des objectifs qui dans la logique du combat, pouvaient se révéler « transitoires ».

    Mais les limites du courant « renardiste » apparurent clairement au cours et au lendemain de la grande grève 60-61. Le refus de mener la lutte de tendance à une échelle nationale, la tentation perpétuelle - dans toute l’histoire du renardisme - du repli sur Liège, sur les métallurgistes, ou sur la Wallonie, les compromis passés avec la droite à diverses reprises sur la base du respect des "zones d’influence "aboutissaient à laisser, dans de très larges secteurs de la classe ouvrière, la conduite des luttes aux mains de dirigeants qui n’étaient nullement disposés à les mener (14).

    Le refus de poser la question essentielle du pouvoir, d’affronter l’adversaire de classe ailleurs que dans les entreprises (le refus notamment de « la marche
    sur Bruxelles ») ne pouvait que faire de 60-61 une de ces « occasions manquées » que Renard pourtant avait su voir dans le passé (Vers le Socialisme par l’Action). Le refus d’organiser politiquement la masse des travailleurs qui avaient pris conscience de l’impasse du réformisme (le choix de moyen adéquat que fut le M.P.W.) ne pouvait, à moyen terme, que rejeter l’avant-garde qui s’était dégagée dans les années 1957-61 vers un P.S.B. de plus en plus intégré à l’appareil d’Etat capitaliste, vers Fapolitisme, vers le nationalisme wallon.

    Après la mort de son leader, le courant « renardiste » s’est liquéfié. Plusieurs de ses vieux leaders sont aujourd’hui rentrés dans le giron réformiste, d’autres qui continuent à se réclamer du « renardisme » ont mis le doigt dans l’engrenage des « programmations sociales » et des « concertations ». On ne recommencera pas l’expérience du « renardisme ».

    Mais pour les militants révolutionnaires, un même problème continue à se poser : l’absence d’un syndicalisme de combat a pesé lourdement sur les actions directes qui en 1970 ont amorcé le renouveau des luttes ouvrières. Le combat pour la construction du parti révolutionnaire passe à nouveau par la reconstitution d’une gauche syndicale, instrument indispensable pour que les luttes de la classe ouvrière s’insèrent dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire.

    Notes :

    1. Nous n’envisageons ici que l’évolution du syndicalisme « socialiste » qui a regroupé, du moins jusqu’à ces toutes dernières années, l’ensemble des travailleurs les plus conscients. Ce n’est que depuis peu d’années qu’on a vu apparaître dans le cadre du syndicalisme chrétien des tendances s’orientant vers des positions de classe.
    2. Le P.C.B. s’essayera, à nouveau après la deuxième guerre mondiale, de maintenir - après leur exclusion de la F.G.T.B. en 1950 - les syndicats « uniques » des mineurs et de la pierre. Ceux-ci s’étiolèrent rapidement et finiront au bout de quelques années par se dissoudre, après le tournant effectué par le P.C. à son congrès de 1954.
    3. "De tous les mouvements ouvriers européens, le mouvement ouvrier belge a eu la tradition marxiste la plus réduite... En fait, il n’y eut que trois brèves périodes de début d’établissement d’une telle tradition : la période 19301-1935 ("L’Action socialiste" et la première pénétration du P. C. dans les milieux intellectuels) ; l’immédiat après-guerre 1944-1947 où cependant cet éveil d’intérêt doctrinal fut neutralisé et pratiquement éliminé par la dégénérescence stalinienne et l’pportunisme vulgaire de la politique du P.C." (...) (E.Mandel). Cette absence de véritable tradition marxiste n’a guère été compensée par l’influence majeure d’autres théories socialistes. Ni les dirigeants du mouvement ouvrier, ni leurs opposants de gauche ne se placèrent généralement pas sur le terrain de la théorie. Et c’est avec raison qu’en 1911, de Brouckère et Deman remarquaient déjà que le révisionnisme belge n’avait donné naissance à aucun Bernstein. Les réformistes belges ne théorisaient nullement leur révisionnisme, ils se contentaient de « le mettre en pratique ». « Tous sont d’accord sur un point, notait Deman, ils ne portent au fond pas le moindre intérêt à la théorie, pas même à celle du révisionnisme. » Et c’est une constante dans l’histoire du mouvement ouvrier de notre pays que les marxistes durent généralement non pas livrer combat à une « théorie révisionniste » mais
      bien à « une tactique réformiste, dont le seul caractère théorique est l’absence de toute théorie. »
    4. Cette tradition, faut-il l’ajouter, n’eut pas partout la même force. Jusqu’à cette année, peut-on dire, la classe ouvrière flamande (à part quelques exceptions coomme les dockers d’Anvers), en restait largement à l’écart. Le mouvement ouvrier flamand, qui avait été pourtant le premier à s’organiser (avant même la fondation du P.O.B.), avait très vite ressenti les effets du déclin de l’industrie à domicile. Le retard de l’industrialisation de la Flandre, les formes de cette industrialisation entre les deux guerres (entreprises moyennes), les caractéristiques de la nouvelle classe ouvrière flamande, sa dispersion (rien de comparable aux communes rouges de la Wallonie construites autour d’une industrie), sa jeunesse, son côté peu citadin, expliquent à suffisance pourquoi, jusqu’à ces dernières années, le prolétariat flamand était resté le plus souvent insensible à « l’exemple belge » - en fait « l’exemple wallon ». Mais la responsabilité des dirigeants ouvriers est venue s’ajouter à ces causes objectives. Quand s’amorça l’industrialisation de la Flandre, la dégénérescence de la social-démocratie (évolution qui avait suscité beaucoup moins de résistance en Flandre qu’en Wallonie) était si avancée qu’on ne pouvait s’attendre à ce que le P.O.B. développe réellement, chez les nouveaux travailleurs flamands, une conscience de classe. La voie choisie pour le développement du syndicalisme fut celle du syndicalisme « alimentaire », la même à peu de chose près que celle où s’étaient engagés les syndicats chrétiens (qui alors commençaient à abandonner leur rôle initial de syndicats « jaunes », purement antisocialistes"). Sur un tel terrain de concurrence, le mouvement socialiste belge ne pouvait que courir à un échec. Les syndicats chrétiens disposaient en outre d’autre atouts : la préférence que leur accordait la bourgeoisie, la coalition avec le clergé, et la symbiose avec le mouvement national flamand dont les socialistes, soucieux de ne pas s’aliéner la bourgeoisie libérale francophone, s’étaient refusés à comprendre le caractère populaire et progressiste.
    5. Il exista jusqu’à la seconde guerre mondiale une imbrication très étroite entre l’appareil syndical et politique du P.O.B. La tradition est maintenant établie, écrivait Léon Delsinne en 1936, chaque fois qu’une question sociale ou politique importante pour les syndicats est à l’ordre du jour, elle est débattue par les deux organismes (la Commission Syndicale et le P.O.B.) réunis en une seule assemblée. :
    6. Ce contrôle n’échappa partiellement que dans certains secteurs minoritaires, comme les dockers d’Anvers ou les mineurs de Charleroi et du Borinage.
    7. Après l’occupation de la Belgique par les armées de l’impérialisme allemand, un certain nombre de dirigeants syndicaux s’enfuirent à Londres, d’autres (dans le Bâtiment, le Transport, les Diamantaires, le Textile, etc.) suivirent le président du P.O.B., Henri Deman, et collaborèrent avec l’Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels, créée par l’occupant ; d’autres encore abandonnèrent à peu près toute activité syndicale. Ceux - plutôt rares en fin de compte - qui travaillèrent dans la clandestinité, s’accrochèrent souvent à la remorque du P.C. et pratiquèrent comme lui une politique d’Union Sacrée qui excluait toute allusion à la lutte de classe.
    8. Quelques mois après le Congrès de Fusion de 1945, il existait encore sept centrales « communistes » professionnelles (S.U.). Quatre restaient importantes :
      Mines (33.700 membres), Pierre (7.145 membres) - elles subsistèrent après 1950 - Textile (12.000 membres) et Transports (4.000 membres). Les trois autres (Vêtement, Cuirs et Peaux, Alimentation) ne comportaient qu’un effectif réduit. Sur le plan régional, les S.U., à cette époque, restaient forts à Charleroi (16.700 membres non fusionnés), à Verviers, à Alost, Arlon et dans le Brabant wallon.
    9. Les nouveaux dirigeants furent à la tête des grèves pour l’accroissement des salaires et du ravitaillement des travailleurs (grève des cent mille en 1941) et contre la déportation (grève de novembre 1942 notamment, qui eut lieu quelques mois après le retour d’André Renard d’Allemagne où il était prisonnier de guerre). Ils fondèrent, en août 1942, le Mouvement Métallurgiste Unifié - qui devint, en 1944, le Mouvement Syndical Unifié (M.S.U.). Ils créèrent des Conseils d’usine dans la plupart des entreprises du bassin liégeois et mirent sur pied des « corps francs syndicaux ». Leur influence s’étendit dans les vallées de l’Ourthe et de l’Amblève, à Charleroi (chez les métallurgistes, mais aussi dans tes Services publics et les grands magasins), à Namur et dans le Centre. Ils parvinrent parfois à attirer au M.S.U. des militants des C.L.S., malgré l’opposition des dirigeants du P.C. Lors dé la fusion à Liège, on estimait s que leur tendance représentait 49 contre 21 à l’ancienne C.G.T.B., 18 au S.G.S.P. et 12 au S.U. En décembre 1945, le M.S.U. non unifié comptait encore plus de 20.000 membres à Charleroi.
    10. Un débat eut lieu sur l’interdiction ddu cumul des mandats syndicau et politiques prônée par le M.S.U. La plupart des délégués semblaient favorables à cette interdiction. Mais une motion de compromis l’emporta par 487 voix contre 432 et 6 abstentions.
    11. Le rôle de L’"Action Commune" sera à plusieurs reprises remis en cause par les délégués wallons dans les congrès de la F.G.T.B., notamment au congrès de novembre 1953 et au lendemain de la grève des métallurgistes de 1957. Après la grève de 60-61, l’Action Commune liégeoise fut dissoute pratiquement, puis officiellement (par 72 des voix au Congrès régional de la F.G.T.B.) en 1964. Malgré la rentrée d’éléments P.S.Bistes à la direction de la F.G.T.B. liégeoise ; ceux-ci n’ont pas, encore osé soumettre àu congrès régionale une révision de la décision de 1904. En Flandre, la situation était déja très différente dès 1949 : il ne s’agissait que d’institutionnaliser une situation de fait : la fusion intime de la bureaucratie F.G.T.B. et P.S.B. (voir Major).
    12. Renard fut accusé à nouveau de « trotskysme » en 1946 par Van Acker. Le même Van Acker prit à nouveau la tête de l’antirenardisme en 1957, au moment où éclatèrent les grèves de métallurgistes qui donnèrent le signal de la reprise de la combativité ouvrière en Belgique. Premier Ministre, Van Acker prit la parole à là radio pour « stigmatiser l’action antigouvernementale et anti-nationale que mènent certains anarchistes et autres agitateurs dirigeants des métallurgistes ».
    13. De 1946 à 1954, le recul du P.C. fut considérable. Il passa de plus de
      100.000 membres à 14.000 membres et d’un résultat électoral de 12,7 à 3,5. (14) Peu avant sa mort, André Renard tenta, pour la première fois depuis les années de l’immédiate après-guerre, d’organiser une tendance syndicale à l’échelle wallonne. Ce fut l’expérience des « groupes syndicaux » du M.P.W. qui auraient dû permettre de mener la lutte de tendance (et aussi une lutte pour la démocratisation des syndicats) non plus seulement au sommet (dans les comités et les congrès) mais à la base, dans les entreprises mêmes. L’expérience - qui se heurtait à une contre-offensive de la droite particulièrement virulente - fut abandonnée très vite après la mort de Renard.