La théorie léniniste de l’organisation
La Gauche numéro 18, 2 mai 1970
  • Il y a quelque chose d’indécent dans le spectacle de ceux qui, après avoir momifié l’enseignement de Lénine, n’hésitent point à présenter le plus grand révolutionnaire de notre siècle comme un "bonhomme pas méchant du tout", en somme un social-démocrate comme un autre, et "grand réaliste politique" avec ça.

    Que des adversaires avérés du léninisme s’efforcent de dénaturer les idées d’un homme qu’ils craignent encore davantage que son "œuvre pratique", cela n’a rien d’étonnant. Après tout, des porte-parole de la bourgeoisie des Etats-Unis ont émis l’opinion qu’ils échangeraient volontiers quelques centaines "d’agitateurs violents" américains contre quelques centaines de "communistes soviétiques" bien disciplinés. Et M. Simonet (1), qui ne trouve aucune difficulté à collaborer avec Jackie Nagels (2), craint comme la peste ces "débiles mentaux" et "meneurs professionnels" qui s’imaginent appliquer les idées de Lénine à notre époque et au sein de "son" université.

    Il est un fait que l’Union Soviétique bureaucratisée sert de repoussoir pour les masses de jeunes ouvriers et étudiants radicalisés d’Occident. Elle permet de ce fait d’augmenter la cohésion interne de la société capitaliste contemporaine. Tandis que les "agitateurs", armés de conceptions léninistes, et qui s’évertuent à développer dans les pays impérialistes un mouvement révolutionnaire autonome, adapté aux conditions de notre époque sont autrement dangereux pour la stabilité de cette société dont ils peuvent faire surgir à la surface toutes les contradictions profondes et explosives.

    Que les causes profondes de ces explosions résident dans les contradictions sociales, et non dans les agitateurs qui les "révèlent", nos adversaires bourgeois et réformistes sont évidemment trop aveuglés par leurs intérêts de classe ou trop malhonnêtes pour l’admettre.

    Mais qu’ils reconnaissent le rôle de révélateurs que peuvent jouer les militants d’avant-garde organisés, c’est un hommage qu’ils rendent malgré eux à Lénine. C’est un hommage qui est plus approprié au centième anniversaire de sa naissance que la tentative de ses pseudo-héritiers de le transformer en un simple politicien rusé. C’est en défendant là théorie d’organisation de Lénine qu’on démontrera le mieux l’actualité du léninisme. Car c’est cette théorie d’organisation qui est incontestablemient son apport essentiel au développement du marxisme.

    Qu’est-ce que cest que cette théorie d’organisation ?

    D’aucuns cherchent à présenter cette théorie comme une série de recettes techniques, afin d’assurer l’efficacité des militants ouvriers. Il y a incontestablement de telles "recettes" d’organisation chez Lénine ; mais elles ne constituent ni l’essentiel ni surtout le fondement théorique de sa conception d’organisation.

    Celle-ci s’appuie sur deux théories principales : une théorie de la formation de la conscience de classe au sein de la classe ouvrière ; une théorie de l’organisation de combat tendue vers la préparation d’une révolution sociale.

    Lénine part d’une constatation que toute l’histoire du mouvement ouvrier ne peut que confirmer. Si la lutte de classe entre ouvriers et capitalistes est une conséquence inévitable de la division de la société capitaliste en classes aux intérêts opposés les unes aux autres ; si des formes diverses d’organisation ouvrière sont des conséquences inévitables de cette lutte de classe au sein du régime capitaliste, l’apparition d’une conscience de classe socialiste, d’une conscience claire de la nécessité de pousser la lutte de classe jusqu’au renversement du régime capitaliste et à la construction d’une société sans classes, n’est point un résultat automatique ou fatal de la lutte de classe ou de l’organisation de classe elles-mêmes.

    Nous avons connu dans l’histoire l’exemple de la classe ouvrière anglaise, pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle, ou de la classe ouvrière des Etats-Unis, au cours des trente-cinq dernières années, qui ont mené d’innombrables grèves, qui constituent de puissants syndicats, et qui néanmoins, dans leur immense majorité, restent prisonnières d’idées politiques bourgeoises, restent enfermées dans l’horizon de la société capitaliste.

    Cela n’est pas étonnant quand on constate les énormes efforts que la société bourgeoise entreprend, par le truchement de l’enseignement, de l’Eglise, de la presse, de la radio-télévision, de la publicité et de mille autres instruments directs et indirects, pour façonner les idées de la grande masse laborieuse d’un pays capitaliste. Et c’est encore moins étonnant quand on comprend à sa juste valeur l’effet qu’un travail épuisant, énervant, parcellaire, doit exercer sur la capacité d’un travailleur de comprendre tous les ressorts fort complexes de la société qui façonnent sa vie quotidienne. Il en saisit souvent quelques-uns (par exemple que le patron l’exploite).

    Pour les saisir tous, il faut soit une expérience longue et différenciée, soit une "contre-éducation" que seule une organisation révolutionnaire peut lui procurer. En soi, l’insuffisance du niveau de conscience de classe de la grande masse ne serait pas si grave si celle-ci était confrontée avec une époque historique très longue sans crises révolutionnaires importantes. On pourrait alors espérer qu’à travers de nombreuses expériences partielles, petit à petit une fraction croissante des travailleurs accéderait à cette conscience de classe socialiste ou politique.

    Mais dès lors qu’on s’attend à des crises révolutionnaires à brève ou moyenne échéance, on ne peut plus s’en remettre à un tel espoir (d’ailleurs la plupart des fois vain). Il faut dans ce cas que tous ceux qui ont déjà acquis la conscience de classe politique - qui sont déjà devenus des marxistes révolutionnaires - s’organisent pour élever le niveau de conscience des ouvriers avancés, afin de les préparer au maximum aux grands combats à venir. Cette tâche ne peut être accomplie que par une organisation de combat d’avant-garde.

    Lénine crut dès 1902 qu’une révolution approchait en Russie ; l’histoire ne lui a pas donné tort. Il était convaincu dès 1914 que des révolutions éclateraient dans les années à venir dans un grand nombre de pays du monde ; cela aussi a été confirmé par l’histoire. C’est pourquoi il mit à l’ordre du jour la construction d’une telle organisation d’avant-garde dès 1902 en Russie, et dès 1914 à l’échelle internationale.

    Lénine se méfiait-il des masses ?

    Y a-t-il, sous-jacente à cette conception, un mépris des masses et de leur capacité d’action spontanée ? Ceux qui l’affirment doivent soit dénaturer l’œuvre de Lénine, en passant délibérément sous silence tout ce qui contredit leur affirmation, soit présenter Lénine comme un vulgaire opportuniste qui dit blanc un jour pour dire noir le jour suivant.

    En réalité, Lénine n’avait pas moins d’enthousiasme, pas moins d’admiration pour les élans de combat des masses que Rosa Luxemburg ou que Trotsky. On peut citer à ce propos des dizaines de passages de ses écrits. Contentons-nous d’une seule citation : "La grève grandiose déclenchée au mois de mai (1912 - E. M.) par le prolétariat de Russie et les manifestations de rue qui s’y rattachent, les tracts révolutionnaires et les discours révolutionnaires prononcés devant les foules d’ouvriers ont montré avec éclat que la Russie est entrée dans une phase d’essor de la révolution. Cet essor n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein. Non, il était préparé depuis longtemps par toutes les conditions de la vie russe : les grèves de masse provoquées par le massacre de la Lena et celles observées à l’occasion du 1er mai n’ont fait que marquer son avènement définitif. Le triomphe momentané de la contre-révolution était indissolublement lié au déclin de la lutte des masses ouvrières. Le nombre des grévistes donne une idée de l’étendue de cette lutte, idée approximative il est vrai, mais absolument objective et précise (...). L’essor révolutionnaire des masses impose de grandes responsabilités à tout ouvrier social-démocrate, à tout démocrate honnête. Soutenir de toutes les manières le mouvement naissant des masses (il faudrait dire aujourd’hui : le mouvement révolutionnaire des masses qui a commencé) et assurer son extension sous les mots d’ordre du parti, appliqués sans réserve : c’est ainsi que la Conférence nationale du P.O.S.D.R. (Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie) a défini ces responsabilités. " (Lénine, " Œuvres ", tome XVIII, pp. 100, 107.)

    Quiconque lira ces lignes de bonne foi n’y trouvera pas la moindre parcelle de méfiance à l’égard du mouvement spontané des masses. Personne n’y trouvera le moindre indice qu’il révât d’une "révolution sur commande", soigneusement manœuvrée et téléguidée par son parti.

    Non, Lénine savait mieux que quiconque que les grandes explosions de colère et de lutte des masses laborieuses ne peuvent partir d’après un horaire préétabli, ni être minutieusement préparées dans les moindres détails. Sans de telles explosions spontanées, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de véritable révolution. Lénine, qui était un vrai révolutionnaire, connaissait à fond cette nature de toute révolution.

    Ce qui le séparait des "spontanéistes", ce n’était pas un mépris ou une sous-estimation de l’action spontanée des masses. C’était la compréhension des limites de cette spontanéité, qui, par elle-même, ne peut pas renverser l’Etat bourgeois et l’économie capitaliste.

    D’abord parce que cette spontanéité est discontinue, peut retomber aussi vite qu’elle a démarré, et ne peut laisser qu’un goût de cendres, si les trésors d’expérience qu’elle dégage auprès de nombreux travailleurs ne sont pas systématisés consciemment, et cristallisés sous forme de cadres organisés.

    Ensuite parce que cette spontanéité est inorganisée en face d’un ennemi supérieurement organisé et centralisé, et qu’elle risque donc de disperser ses énergies dans des dizaines de combats partiels, qui seront successivement contenus et brisés par un adversaire jouissant à fond des avantages de la centralisation.

    Enfin, parce que la révolution socialiste réclame un degré d’organisation et de conscience élevé, à substituer au mélange d’anarchie et d’autoritarisme qui caractérisent le capitalisme des monopoles. Sans une longue expérience d’organisation et de programme révolutionnaires, les travailleurs d’avant-garde ne trouveront pas brusquement, à l’heure H, les ressources nécessaires pour effectuer cette œuvre de reconstruction délibérée de toute la société.

    Pour Lénine, l’organisation révolutionnaire permet d’unifier les expériences de luttes partielles, de faire accumuler ces expériences par des travailleurs jadis enfermés dans l’horizon étroit d’une entreprise, d’une ville, d’une région, et de dégager ainsi une conscience politique, qui résulte précisément de cette "centralisation" politique.

    Parti d’avant-garde et parti dit de masse

    Les adversaires de Lénine affirment que le type d’organisation qu’il a créé n’est pas démocratique, ou, en tout cas, moins démocratique que le type d’organisation social-démocrate en usage dans les partis dits de masse. Cet argument part d’une confusion entre démocratisme formel et démocratie réelle.

    Dans les partis social-démocrates, les instances supérieures sont toujours élues par des congrès, tandis que Lénine admettait, pour des conditions de clandestinité et seulement pour ces conditions-là, des exceptions aux règles d’élection. Mais dans la pratique du parti bolchevik, du vivant de Lénine, ces exceptions ont été pratiquement nulles. Le parti de Lénine était un parti vivant et démocratique, où de très nombreuses luttes de tendance se déroulaient, tant au sommet qu’à la base, où les membres étaient informés des différends au sein des organes dirigeants, et pouvaient trancher ces différends par des votes, après des discussions parfaitement démocratiques.

    La caricature que Staline a faite du centralisme démocratique - notamment la règle introduite à partir de 1927, qu’une minorité battue dans un congrès devait non seulement renoncer à défendre ses opinions en public jusqu’à l’ultérieure période de discussion, mais devait renoncer à ses idées, devait les abjurer comme fausses - ne peut s’appuyer sur aucun précédent dans les écrits ou dans les actes de Lénine.

    Mais le fond du problème n’est pas là. La différence entre le modèle de parti léniniste, et le modèle social-démocrate d’un parti d’adhérents admis sur la base d’un simple paiement de cotisation, c’est que le type de parti léniniste est cent fois plus démocratique.

    Toute démocratie réelle présuppose en effet un large degré d’égalité de chances de participer aux décisions, un large degré d’égalité d’accès aux informations. Or, le type de parti léniniste est fondé sur le rassemblement de militants actifs, et de seuls militants actifs. Il est clair qu’entre de tels militants, les possibilités de participer à des débats, de juger avec leur propre tête, et de trancher d’après leur propre expérience, sont beaucoup plus élevés que dans des "partis d’inscrits", où la grande masse des adhérents est entièrement passive, ne possède pas le minimum de connaissances ou d’expériences pour pouvoir participer à un débat tant soit peu réel, n’a aucun intérêt à y participer, et constitue donc une masse de manœuvre idéale entre les mains de bureaucrates ou de carriéristes, qui peuvent la manipuler comme bon leur semble dès qu’une opposition les menace (sans parler du fait qu’une telle masse a tendance à se transformer en simple clientèle de dignitaires capables de distribuer des prébendes).

    Les conceptions d’organisation léninistes sont-elles « responsables » de la dictature stalinienne ?

    Dans "L’Etat et la Révolution", et dans ses autres écrits théoriques sur l’Etat, Lénine prône une forme supérieure de démocratie : la démocratie des conseils ouvriers, élus librement par tous les travailleurs. C’est une démocratie dans laquelle tout groupe de travailleurs jouirait de possibilités pratiques de se faire entendre, de s’exprimer, de s’organiser, d’avoir accès aux imprimeries et aux salles de réunion, au delà de tout ce qui existe sous la démocratie parlementaire occidentale.

    L’idée de restreindre ces droits aux seuls membres d’un parti unique au pouvoir, et même aux seuls dirigeants centraux de ce parti, ne lui est jamais venue à l’esprit. La Russie des Soviets, attaquée par la violence contre-révolutionnaire des armées blanches è l’intérieur, par une douzaine d’armées d’intervention étrangères, n’a point appliqué ce schéma de manière intégrale. Mais elle a incontestablement connu, pendant les premières années de son existence - et paradoxalement : quand elle était plus faible et plus menacée ! - une véritable démocratie soviétique, l’existence de plusieurs partis, des élections libres et "contestataires" pour les soviets, une presse d’opposition, une démocratie très large au sein du parti bolchevik lui-même.

    Il est vrai que les restrictions de cette démocratie soviétique ont commencé a été appliquées déjà du vivant de Lénine. Mais la cause fondamentale n’en réside pas dans les conceptions léninistes d’organisation. La cause fondamentale réside dans le déclin d’activité politique des masses ouvrières russes, épuisées par des années de guerre, de guerre civile et de privations, déçues par le reflux de la révolution internationale dont elles avaient espéré un secours décisif, limitées aussi dans leur capacité d’auto-gouvernement par un niveau de culture et de qualification insuffisant. La théorie léniniste d’organisation ne prend tout son sens - c’est Lénine lui-même qui a souvent insisté sur cet aspect de la question - qu’en liaison avec une classe ouvrière en activité. Si ce niveau d’activité tombe, le reflux révolutionnaire est inévitable.

    Par un concours de circonstances imprévu, ce reflux révolutionnaire n’a pas ramené au pouvoir la classe bourgeoise, déjà trop affaiblie internationalement pour pouvoir restaurer le capitalisme en Russie. Le pouvoir qui glissa des mains des travailleurs tomba dans celles d’une couche bureaucratique de plus en plus privilégiée. C’est là qu’il faut chercher les racines du stalinisme, et non dans les "erreurs" de Lénine en ce qui concerne la théorie d’organisation.

    Pendant la dernière période de sa vie, Lénine est de plus en plus conscient de l’énorme puissance de la machine bureaucratique dont il se voit encerclé. Il se demande avec effroi si cette couche bureaucratique n’étouffera pas les vrais communistes. C’est lui, le premier, qui caractérise l’Etat soviétique comme un "Etat ouvrier bureaucratîquement déformé". C’est lui qui proclame que l’appareil d’Etat est "effroyablement bureaucratis". C’est lui qui proclame qu’il faut "écarter Staline" de sa position de pouvoir, vu l’énorme concentration de puissance bureaucratique qu’il a réussi à réunir dans ses mains. C’est lui qui offre à Trotsky une alliance politique contre la fraction stalinienne, pour le treizième congrès du parti.

    Son dernier combat, c’est pour la démocratie soviétique qu’il veut le mener. Et si ce combat est perdu, ce n’est pas à cause de la théorie léniniste du parti, ce n’est pas à cause de l’existence du parti bolchevik, mais c’est à cause du fait que le parti au pouvoir n’est plus cet instrument révolutionnaire d’avant-garde que Lénine avait forgé, mais s’est déjà largement confondu avec la bureaucratie d’Etat.

    La renaissance du léninisme, qui est en cours aujourd’hui de par le monde, y compris en Union Soviétique, remettra à l’honneur au sein du mouvement ouvrier, et au sein des futures révolutions victorieuses, ces principes à la fois généreux et efficaces qui ont été ceux de Marx avant d’être devenus ceux de Lénine. L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. La révolution socialiste a pour but de donner tout le pouvoir aux producteurs associés et non à un parti quelconque. La dictature du prolétariat est synonyme du régime de la Commune de Paris, c’est-à-dire de conseils ouvriers élus au suffrage universel.

    L’avant-garde organisée acquiert une hégémonie au sein des masses laborieuses exclusivement grâce à sa capacité de persuasion politique, grâce à son programme et à sa ligne politique supérieures, grâce au dévouement et à l’énergie majeure de ses membres, mais pas en utilisant la répression ou la violence à l’égard du reste des masses laborieuses.

    Notes de la rédaction :

    1. Président du Conseil d’Administration de l’Université Libre de Belgique (ULB) à l’époque.
    2. Dirigeant du Parti communiste belge.