Lénine, la paix et la révolution mondiale
La Gauche n°19, 9 mai 1970
  • Le Drapeau Rouge du 1er mai 1970 poursuit l’effort de transformer Lénine en social-démocrate bon teint. Jacques Moins se sert à ce propos de l’exemple de la paix de Brest-Litovsk. Avec « audace et réalisme » Lénine y aurait découvert la stratégie de la coexistence pacifique. Pour servir sa thèse, Moins est obligé de dénaturer la pensée et l’action de Lénine en 1918 en trois aspects principaux.

    Se référant à la paix de Brest-Litovsk, Moins passe sous silence que pour Lénine, cette paix fut une paix mauvaise, monstrueuse, expression de la rapacité de l’impérialisme, qu’il fallait accepter la mort dans l’âme puisqu’elle impliquait l’asservissement de millions de travailleurs et de paysans sous la botte de l’impérialisme allemand. Il fallait l’accepter parce qu’on n’avait pas la force de battre l’armée impériale ; mais il ne venait pas un instant à la pensée de Lénine de proclamer cette paix d’asservissement comme une excellente chose, une étape sur la voie du socialisme et de l’émancipation du genre humain.

    Lénine n’était pas un opportuniste et ne mentait pas aux masses. On ne peut en dire autant des staliniens et khrouchtchéviens qui, se drapant dans le manteau de « léninistes », travestissent la nature des compromis qu’ils concluent avec l’impérialisme (quelquefois inévitables, et quelquefois fort évitables), et les présentent comme des acquis du genre humain. On cherchera en vain une ligne de ce genre dans les écrits de Lénine sur la paix de Brest-Litovsk.

    Jacques Moins passe ensuite sous silence le fait que, pour Lénine, la paix de Brest-Litovsk ne fut qu’un compromis passager. Au VIIe Congrès du P.C.R., il reprend la formule de Biatanov : « Céder de l’espace pour gagner du temps ». La Russie soviétique était faible, désarmée. Il fallait gagner du temps pour modifier les rapports de force ; reconstituer une nouvelle armée, l’Armée Rouge ; attendre que mûrisse la révolution internationale, et notamment la révolution allemande. Lénine l’a dit et redit : tous les compromis avec la bourgeoisie internationale ne sont que des armistices entre deux combats. On est loin d’une « stratégie de coexistence pacifique ».

    Finalement, Moins élimine complètement le cadre plus général dans lequel se place la paix de Brest-Litovsk, et tout le « réalisme » de Lénine : celui de la poursuite tenace du but : la révolution mondiale, mise à l’ordre du jour par l’époque de crise générale du capitalisme. Les adversaires de la paix de Brest-Litovsk dans les rangs des bolcheviks ne différaient pas de Lénine, parce qu’ils mettaient au premier plan les intérêts de la révolution mondiale, tandis que Lénine leur aurait opposé le principe de la « coexistence pacifique ». Non, la différence entre Lénine et ceux qui combattaient à ce moment sa politique, ne porta que sur les moyens tactiques pour atteindre le tout.

    Lénine affirmait qu’on n’aiderait pas mais qu’on affaiblirait les progrès de la révolution internationale, en permettant au militarisme allemand d’abattre la jeune République des Soviets. Cet argument, fort valable, se place dans le cadre de la même stratégie vers la révolution internationale.

    Qu’est-ce que cela implique ? D’abord que Lénine et Trotsky ne cessèrent pas un seul instant leur agitation publique en faveur de la révolution allemande, même au moment où ils signèrent la paix avec l’impérialisme allemand. Et cette agitation s’est avérée extrêmement efficace, tel qu’en témoigne par exemple le général Ludendorff qui a constaté rétrospectivement que c’était par ce biais que le « virus révolutionnaire » s’est infiltré dans l’armée allemande.

    Ensuite, que loin d’appeler les communistes allemands à aligner leur propagande et leur action sur la manœuvre diplomatique du gouvernement soviétique, Lénine et Trotsky n’attendaient qu’une poursuite accélérée de leur action révolutionnaire en Allemagne (de même qu’ils s’attendirent à ce que les révolutionnaires français, britanniques, italiens poursuivent sans relâche la lutte contre leur propre bourgeoisie).

    Qu’on compare cette attitude avec celle de Staline, Khrouchtchev ou Brejnev, qui non seulement cessent toute propagande révolutionnaire dirigée contre un gouvernement impérialiste avec lequel ils concluent un accord temporaire ; mais qui de plus réclament un alignement servile des P.C. de chaque pays sur la manœuvre diplomatique temporaire de URSS (p.ex. en 1940, les communistes allemands, en pleine clandestinité, étaient obligés de proclamer Churchill - et non Hitler - comme ennemi impérialiste numéro 1 « pour ne pas nuire au pacte germano-soviétique »).

    Toute la différence entre l’opportunisme et le réalisme révolutionnaire est là. Le révolutionnaire réaliste Lénine proclame : « Les intérêts de la révolution internationale exigent que le pouvoir des Soviets, ayant renversé la bourgeoisie dans un pays donné, vienne en aide à cette révolution, mais en choisissant une forme d’assistance en rapport avec ses forces. » L’opportuniste khrouchtchévien proclame au contraire : « La modification de la situation internationale » permet de substituer la stratégie de la coexistence pacifique à celle de la révolution internationale. Le but stratégique, ce n’est plus la révolution, c’est la défense de la paix.

    Personne de sensé, parmi les marxistes révolutionnaires, n’a jamais réclamé de l’U.R.S.S. qu’elle fasse des interventions militaires en faveur de la révolution internationale, au delà de ses frontières (les dirigeants soviétiques, si férus de « coexistence pacifique », n’ont point hésité à effectuer - pareille intervention en Hongrie et en Tchécoslovaquie, sous prétexte de défense du « camp socialiste », soit dit en passant).

    Ce qu’on peut reprocher aux dirigeants de la bureaucratie soviétique, et à ceux qui ont puisé dans cette source suspecte une étrange version du « léninisme » que Lénine aurait été le premier à récuser, c’est qu’ils cherchent à freiner, à empêcher, ou même à combattre les efforts d’émancipation révolutionnaire des masses laborieuses de par le monde, sous prétexte que ces efforts risquent de « provoquer » la guerre mondiale ou d’« accroître la tension internationale ».

    Sous-jacente à cette théorie est la conception selon laquelle seules seraient admissibles les révolutions contre lesquelles l’impérialisme est dans l’incapacité de réagir par la violence. Pareille conception devrait condamner a posteriori la révolution russe, la révolution yougoslave, la révolution chinoise, la révolution vietnamienne, la révolution cubaine, contre lesquelles l’impérialisme a chaque fois déclenché une riposte militaire. Mais elle n’est pas plus valable pour le présent et l’avenir qu’elle ne le fut pour le passé.

    Car la lutte révolutionnaire des masses, issue de contradictions sociales devenues irrépressibles, ne peut pas plus se déclencher sur commande qu’elle ne peut être arrêtée sur commande. Cette lutte révolutionnaire se heurtera toujours à la violence contre-révolutionnaire. Et le seul choix qu’ont dès lors les tenants de la ligne de la coexistence pacifique, c’est soit de s’effacer devant le processus révolutionnaire de leur propre pays (comme le firent les khrouchtchéviens cubains, de 1954 à 1958), ou pire encore, de le combattre ouvertement (comme le firent les staliniens espagnols de 1936 à 1938), soit de s’intégrer dans le processus révolutionnaire... en oubliant (momentanément) la stratégie de la coexistence pacifique.

    Faut-il identifier les rapports entre Etats avec la stratégie des organisations révolutionnaires ? Pas complètement. Entre Etats, y compris des Etats de nature sociale différente, des accords, des armistices, des trêves sont inévitables, que des organisations révolutionnaires n’ont à imiter ni dans le domaine de la propagande, ni dans celui de l’action.

    Si par « coexistence pacifique » on veut dire cette banalité, qu’un Etat ouvrier doit pouvoir conclure des accords commerciaux, des accords d’armistice et des traités de paix avec des Etats bourgeois, il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat. A condition cependant qu’on n’implique pas que du même fait, il cesse sa propagande en faveur du renversement du pouvoir bourgeois dans les autres pays. A condition qu’on n’implique pas qu’il cesse de dénoncer publiquement tous les actes de brigandage, d’oppression, d’exploitation, tous les actes de diplomatie secrète, dont se rendent coupables les gouvernements capitalistes, même ceux avec lesquels il vient de conclure une paix. A condition qu’on n’implique pas que du même fait, les révolutionnaires de ces pays doivent cesser, ne fût-ce qu’un seul jour, leurs efforts patients et imperturbables de dresser les masses de leur pays contre leur gouvernement bourgeois, et de préparer ainsi une révolution socialiste. Mais ce sont ces conceptions-là que les khrouchtchéviens veulent introduire en contrebande sous le couvert du « léninisme ». Et avec elles, Lénine n’a vraiment rien à voir.