La parution du tome I du Capital de Marx en livre de poche[1] est un événement important. Elle témoigne de la popularité croissante des idées marxistes ; ou, plus exactement elle témoigne du fait que les maisons d’édition bourgeoises sont conscientes de la demande massive qu’elles peuvent satisfaire en ce domaine, de leur capacité de transformer le Capital en une masse de marchandises, dont la valeur d’échange (et la plus-value qu’elle contient) est facilement réalisable sur le marché.
Marcuse s’en plaint, en découvrant dans ce phénomène la capacité diabolique de la société bourgeoise, à notre époque, de se réintégrer tous les auteurs de gauche et même “gauchistes” (dont Marx reste le prototype). Nous croyons qu’il a tort.
Le fait que 699 pages de papier imprimé en petits caractères sont vendues à des dizaines de milliers d’exemplaires en procurant du profit à des maisons d’édition capitalistes atteste, certes, la tendance de la société bourgeoise à transformer en marchandise tout sur quoi elle réussit à mettre la main, mais l’essor de la vente du Capital en tant qu’opération marchande n’est possible que parce que le livre satisfait une demande sociale, parce qu’il a une valeur d’usage. Or, cette valeur d’usage du Capital, ce n’est certes pas la consolidation du système socio-économique fondé sur la généralisation de la production marchande, c’est-à-dire le mode de production capitaliste. Au contraire, la valeur d’usage du Capital, c’est la démystification de ce mode de production, contribuant donc de cette manière à sa désagrégation et à son renversement.
Dans ce sens, la parution du Capital en livre de poche ne témoigne pas de la force mais des contradictions croissantes de la société bourgeoise — de même que la fameuse boutade de Lénine, selon laquelle l’avant-dernier capitaliste vendrait la corde pour pendre le dernier n’est pas une preuve de la capacité de la bourgeoisie à se réintégrer tout, même les armes pour la combattre. Et elle n’en témoigne pas seulement au sens général et abstrait du terme mais dans un sens bien plus précis.
La vogue croissante des idées et des publications marxistes en France est un produit de mai 1968, c’est-à-dire un produit de la crise révolutionnaire qui a secoué la société capitaliste française, et qui a considérablement accru le scepticisme quant aux chances de survie de cette société. Si une fraction de la classe capitaliste y voit un moyen d’accumuler rapidement du capital avant que le déluge ne l’enlève avec le reste de ses confrères, comparses et concurrents, grand bien lui fasse ! Il n’y a pas de raison de s’en plaindre, bien au contraire.
L’édition en livre de poche du Capital ne gagne cependant pas grand chose a “l’Avertissement” avec lequel Louis Althusser le fait débuter. Certes tout n’est pas mauvais dans cet avertissement. On y trouve quelques conseils pédagogiques utiles, bien que sujets à caution. L’objet du Capital est circonscrit avec précision : c’est l’analyse du mode de production capitaliste, d’un mode de production particulier et spécifique, et non pas l’analyse de quelconques “lois générales” qui régiraient la vie économique de l’humanité à toutes les époques. La nature de la plus-value — une des découvertes économiques essentielles de Marx — est rappelée de manière succinte et correcte. Le lien entre le Capital et l’analyse du système impérialiste mondial par Lénine est esquissé, bien que de manière incomplète[2]. L’importance et la réalité du concept de capital social global sont correctement mises en lumière. Althusser connaît Marx, et il est évidemment préférable de voir le Capital préfacé par quelqu’un qui sait du moins de quoi il s’agit, plutôt que par un écrivain qui verrait dans le Capital la simple continuation corrigée de la Richesse des nations d’Adam Smith, ou un essai sur la nécessité de réorganiser la société sur la base de principes moraux aprioristes.
Cela dit, cet avertissement souffre d’une série de tares fondamentales que recèle la lecture de Marx par Althusser. Et il nous offre l’occasion de mettre à nu quelques-unes de ces faiblesses — en guise d’avertissement pour les lecteurs tant du Capital que des oeuvres de Louis Althusser.
Les "insuffiances" de tome I du "Capital"
Louis Althusser exprime un jugement mitigé sur le livre qu’il préface. Certes, le tome I du Capital est un livre génial, révolutionnaire, de portée historique. Mais c’est aussi un livre insuffisant. Notre critique sévère résume ainsi son avis a propos de ces insuffisances :
“Le livre I contient encore d’autres difficultés théoriques, liées aux précédentes, ou à d’autres problèmes.
Par exemple la théorie de la distinction à introduire entre la valeur et la forme-valeur ; par exemple la théorie de la quantité de travail socialement nécessaire ; par exemple la théorie du travail simple et du travail complexe, par exemple la théorie des besoins sociaux, etc. Par exemple la théorie de la composition organique du capital. Par exemple la fameuse théorie du
“fétichisme” de la marchandise, et sa généralisation ultérieure. Toutes ces questions — et bien d’autres encore — constituent de réelles difficultés objectives, auxquelles le livre I donne soit des solutions provisoires (sic), soit des solutions partielles. Pourquoi cette insuffisance ?”
Althusser répond a cette question par deux raisons. D’abord, parce que Marx avait déjà tout le Capital en tête lorsqu’il a écrit le tome I, et qu’il ne pouvait pas mettre tous les quatre volumes dans le premier ; d’oû le caractère d’anticipation de l’analyse (Althusser se garde bien d’ajouter qu’un exposé simultane de toutes les découvertes économiques de Marx en un seul volume se trouve dans les Grundrisse, qu’il n’aime guère parce qu’ils sont trop “marqués par la pensée de Hegel”). Ensuite, parce que le Capital lui-même porte des tracés de survivances “dans le langage et même dans la pensée de Marx, de l’influence de la pensée de Hegel”.
Voila donc le Capital et le pauvre Marx lui-même, mis sur le banc des accusés ; tous les deux sentent légèrement le soufre et le roussi. Faut-il ou non brûler ces hérétiques ? Notre Grand Inquisiteur prépare-t-il déjà le bûcher, auquel n’échapperont que la Critique du Programme de Gotha et les Notes marginales sur Wagner ? Sans doute la réduction du “marxisme pur” à ces deux oeuvres occasionnelles et polémiques de Marx a-t-elle un caractère à tel point incongru que même un homme comme Althusser, généralement dénué du sens de l’humour, recule devant l’énorme éclat de rire qu’il risque de provoquer. On ne brûlera donc pas le Capital ; on en déclarera simplement “insuffisant” le tome I (pas seulement le tome I, nous le verrons dans un instant). .
Mais l’Inquisiteur, s’il a main lourde, a aussi la main maladroite. L’exemple qu’il choisit pour dévoiler “l’influence hégélienne” sur la pensée du Capital dévoile de manière nette l’insuffisante assimilation du marxisme par Althusser. C’est le commencement du Capital qu’il remet en question comme hégélien :
“Pris dans une conception hégélienne de la science (pour Hegel il n’est de science que philosophique, et à ce titre toute vraie science doit fonder son propre commencement), Marx pensait alors (sic) que “en toute science, le commencement est ardu”. De fait, la section I du livre I se présente dans un ordre d’exposition dont la difficulté tient pour une bonne part à ce préjugé hégélien. Marx a d’ailleurs rédige une dizaine de fois ce commencement, avant de lui donner sa forme “définitive” — comme s’il butait là sur une difficulté qui n’était pas seulement de simple exposition —, et pour cause.”
Or, de quoi s’agit-il ? Il s’agit du fait que Marx fait débuter l’analyse du “Capital” par l’analyse de la marchandise. Est-ce une concession à la conception hégélienne de la science ? Absolument pas ! C’est l’expression d’une conception de l’histoire fondée sur la dialectique matérialiste. Il ne s’agit pas de faire qu’une “science” fonde “son propre commencement” (dialectique idéaliste), mais de rechercher les secrets d’un mode de production dans ses origines historiques matérielles et sociales (dialectique matérialiste). La faiblesse fondamentale d’Althusser réside dans son refus de distinguer les deux méthodes, dans ses soupçons à l’égard de la dialectique matérialiste comme étant “hégélienne”, et dans son rejet de fait de la dialectique tout court pour ces raisons-là.
Pourquoi Marx a-t-il commencé le Capital par une analyse de la marchandise, non pas en tant que “hégélien” mais précisément en tant que marxiste ?
Parce que, contrairement à Althusser, il n’a pas voulu analyser le mode de production capitaliste comme quelque chose de statique, comme une structure immobile séparée du passé et de l’avenir.
Ce qu’il a cherché à faire, a été résumé “avec tant de justesse”, selon Marx lui-même, par la formule suivante : “Mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre (ordre) supérieur”[3]. Et dès qu’on comprend ainsi le dessein scientifique de Marx, le commencement du Capital cesse d’être un simple “flirt hégélien”, ou pis encore une concession à une conception idéaliste de la science qui “fonde en elle-même son propre commencement”, mais devient une réponse à la question : D’oû provient le capitalisme ? Quelles sont ses contradictions essentielles ? Le capital, c’est la production marchande généralisée ; c’est le mode de production dans lequel, pour la première fois dans l’histoire des sociétés, la force de travail et tous les moyens de production deviennent des marchandises. Découvrir les secrets de la marchandise dans les rapports de production qui la créent, c’est dévoiler les contradictions fondamentales du mode de production capitaliste lui-même. Car ces contradictions sont toutes contenues en germe dans la marchandise elle-même.
Althusser cite et récite avec complaisance Lénine comme l’interprète véritable et pur de la pensée marxiste (libérée de ses scories hégéliennes). Or, quel est donc l’avis de Lénine sur le sujet précis qui nous occupe ? Voici ce qu’il en dit, dans ses cahiers sur la Logique de Hegel :
“Renverser : Marx a appliqué la dialectique de Hegel dans sa forme développée à l’économie politique...
De même que la forme simple de la valeur, l’acte singulier de l’échange d’une marchandise déterminée avec une autre marchandise renferme déja, sous une forme non développée, toutes /es contradictions du capitalisme, — de même la généralisation la plus simple, la première formation la plus simple de concepts (jugements, conclusions, etc., signifie déjà la compréhension toujours progressant par l’homme des rapports d’interconnexion profonds et objectifs du monde. C’est ici qu’il faut chercher le sens véritable, la signification réelle et le rôle de la logique de Hegel”[4].
Et encore, dans le même sens :
“Si Marx n’a pas laissé de Logique (avec majuscule), il a tout de même laissé la logique du Capital, et cela devrait être exploité au maximum pour la question qui nous concerne. Dans le Capital, on applique à une discipline la logique, la dialectique et l’épistémologie du matérialisme (on n’a pas besoin de trois termes : tout cela est une seule et même chose), qui s’est approprié tout ce qui était valable chez Hegel et qui l’a développé plus loin.”
Marchandise - Argent - Capital - production de plus-value absolue production de plus-value relative.
L’histoire du capitalisme et l’analyse des concepts qui la résument.
Le commencement — l’élément le plus simple, le plus habituel, le plus immédiat de” l’être” : la marchandise particulière. Son analyse comme analyse d’un rapport social. Une analyse bilaterale, déductive et inductive — logique et historique (les formes de la valeur).
Le contrôle par les faits, c’est-à-dire par la pratique s’opère ici a chaque pas de l’analyse.
Cf. à propos de la question “essence” (Wesen) et “apparence” — prix et valeur — demande et offre versus “valeur” (= du travail cristallisé) — salaire et prix de la force de travail”.[5]
On le voit : Lénine approuve et apprécie hautement la methode utilisée par Marx dans la rédaction du chapitre I du Capital. Il y voit même la caractéristique spécifique de la dialectique matérialiste appliquée par Marx à l’étude des rapports de production capitalistes. Il ne définit pas - comme Althusser — cette methode marxiste simplement comme une recherche de concepts abstraits permettant l’analyse d’une réalité abstraite (Le mode de production capitaliste en général). Il la définit comme l’unité des deux contraires, déduction et induction, comme la synthese des deux contraires : “Histoire du capitalisme et analyse des concepts qui la résument”, c’est-à-dire à la fois le capitalisme abstrait et général (sans ce travail d’abstraction on se perd dans mille détails insignifiants, et non significatifs, on est incapable de saisir les tendances du développement historique, on lâche la proie pour l’ombre), et le capitalisme concret et historiquement développé (sans ce retour au concret et a l’histoire sans cette “vérification par la pratique”, on se perd dans des abstractions irréelles, sans rapport avec la réalité sociale qu’il s’agit de comprendre pour pouvoir la changer).
Nous sommes curieux de savoir ce qu’Althusser pense de ces passages pleins de sagesse et de profondeur de Lénine sur la méthode de Marx. Lénine a-t-il lui aussi, confondu hégélianisme et marxisme ? Est-il aussi suspect d’hérésie ? Faut-il le brûler ensemble avec le chapitre I du tome I du Capital ?
Théorie de la valeur-travail
Composition organique du capital et lois développement du capitalisme
L’incompréhension que Louis Althusser manifeste à l’égard du chapitre I du tome I du Capital et son rejet de la dialectique matérialiste, intégrant analyse abstraite déductive et analyse historique génétique, le conduisent d’ailleurs à diverses erreurs théoriques sérieuses. Deux de ces erreurs apparaissent dans son ‘Avertissement’ à l’édition Garnier-Flammarion du Capital. Lorsqu’il rend compte des “grandes difficultés théoriques du livre I, avant tout celles qui sont concentrées dans la terrible section I... autour de la fameuse théorie de la valeur-travail, il affirme :
“Je donne d’un mot le principe de la solution.La théorie de la ‘valeur-travail’ de Marx, que tous les ‘économistes’ et idéologues bourgeois lui ont reprochée en des condamnations dérisoires, est intelligible, mais n’est intelligible que comme un cas particulier d’une théorie que Marx et Engels ont appelée ‘la loi de la valeur’, ou loi de répartition de la quantité de force de travail disponible selon /es diverses branches de la production, répartition indispensable à la reproduction des conditions de production”.
La ‘solution’ qu’il donne est particulièrement malheureuse ; elle est contraire à la lettre et à l’esprit des écrits de Marx et d’Engels en la matière. Nulle part Marx ne mentionne une ‘loi de la valeur’ comme théorie générale s’appliquant à toutes les sociétés. Ce que Marx explique, c’est que toute société humaine doit effectuer une certaine économie du temps de travail, une distribution plus ou moins proportionnelle de cette force de travail entre diverses branches d’activité économique et sociale. Mais cette loi générale — c’en est une en effet — ne doit justement pas être confondue avec la ‘loi de la valeur’, qui n’est qu’une application particulière de cette loi à un type spécifique d’organisation socio-économique, une société fondée sur la production de marchandises.
Althusser se réfère à la Critique du Programme de Gotha comme au texte économique le plus mûr de Marx. S’il avait voulu faire attention à la question de la ‘loi de la valeur’, il aurait pu remarquer que Marx y écrit :
“Au sein d’une société coopérative (genossenschaftlich) fondée sur l’appropriation collective des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; tout aussi peu le travail dépensé pour ces produits apparaît-il comme valeur de ces produits, comme une propriété objective (sachlich) appartenant à ces produits, puisque maintenant, en opposition avec la société Capitaliste, ce n’est plus par un détour, mais immédiatement, que les travaux individuels font portie du travail global”[6].
Dans le chapitre I du livre I du Capital, Marx affirme explicitement que la production marchande et la production de la valeur n’existent que parce que ce travail social global est fragmenté en travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres (p. 69 de l’édition Flammarion du Capital). Et c’est la tout le sens de la fameuse ‘loi de la valeur’ : elle remplit la fonction de rétablir de manière spontanée cette répartition proportionnelle de la force de travail entre différentes activités économiques qui, dans une société non marchande, est réalisée consciemment par la collectivité, fût-ce par voie de routine, de moeurs et de rites dans une société primitive, ou par la planification socialiste dans une société socialiste (fondée sur des ‘producteurs associés’, pour reprendre la formule de Marx).
Il est donc inadmissible de confondre la loi générale avec sa forme particulière d’application en régime de production de marchandises. Loin d’être une ‘application particulière’ d’une ‘loi plus générale’ s’appelant ‘loi de la valeur’, la théorie de la valeur-travail explique précisément pourquoi et comment cette ‘loi de la valeur’ succède à ‘l’économie directe du temps de travail’ qui est la règle des sociétés pré-marchandes. Mais, pour pouvoir admettre cela, Althusser aurait du réintroduire l’histoire dans le Capital, ce qu’il se refuse obstinément à faire. Il aurait surtout du admettre que le chapitre I du tome I (oû tout cela est expliqué de manière approfondie, fût-ce dans un langage qui rend quelquefois la compréhension difficile) est davantage qu’un simple flirt avec la terminologie hégélienne.
Ajoutons que l’erreur théorique grave commise par Althusser dans la question de la ‘loi de la valeur’ n’est pas sans rapport avec sa formation idéologique stalinienne, avec son rapport ambivalent et ambigu à l’égard du stalinisme. On sait que c’est Staline qui porta un sceau d’orthodoxie a cette révision fondamentale du marxisme qui consiste à affirmer que la ‘loi de la valeur’ s’applique également en économie soviétique (et même dans toute economie socialiste !). Althusser nous promet une analyse “de ce qu’on appelle d’un terme qui n’a rien de marxiste” la période du culte de la personnalité” (p. 23). Nous lui donnons le conseil bienveillant de partir plutôt de cette question — et de la Critique du Programme de Gotha — pour comprendre les racines de la dégénérescence bureaucratique de l’État soviétique. Tenter de l’expliquer par ce crime particulier de Staline qui aurait consisté à faire de la préface de Marx à la Contribution à la critique de l’Economie politique son texte de référence, le conduirait sûrement dans une impasse théorique.
La deuxième erreur théorique d’Althusser concerne la question de la composition organique du Capital. Il découvre “un tres grave malentendu, qui... tient à la nécessité de lire de très près le texte de Marx”.
Selon Althusser, “l’immense majorité des lecteurs” aurait vu dans la “composition organique du capital” (le rapport entre le capital constant et le capital varlable) une “théorie de l’entreprise, ou, pour employer des termes marxistes, une théorie de l’unité de production. Pourtant, Marx dit bel et bien le contraire : il parle toujours de la composition du capital social total, mais sous les espèces d’un exemple d’apparence concrète...” (p. 23).
Il est possible que certains économistes bourgeois voient dans la question de la composition organique du capital avant tout, ou même exclusivement, une ‘théorie de l’entreprise’. Althusser a raison de les rappeler à l’ordre (nous lui signalens cependant que presque tous les commentateurs marxistes, ou se revendiquant du marxisme, ont évité cette bévue qui parait élémentaire). Mais Althusser a tort lorsqu’il en déduit que Marx parle toujours de la composition organique du capital social, c’est-à-dire du capital dans son ensemble, et seulement de ce capital social.
Toute la théorie marxiste de la péréquation du taux de profit, c’est-à-dire toute la théorie marxiste de la concurrence capitaliste, est fondée sur l’existence d’une composition organique du capital différente dans différentes branches de production. On retrouvera ce concept tout au long de la partie II du tome III du Capital (chapitres 8 à 11). Il joue également un rôle capital dans la théorie marxiste de la rente foncière. Pour ne pas fatiguer le lecteur avec de nombreuses citations, nous nous limiterons à une seule :
“Mais si des capitaux dans différentes sphères de la production... des capitaux d’une valeur égale dans différentes sphères de production, produisent des profits inégaux, par suite de leur composition organique différente, il s’ensuit que les profits de capitaux inégaux dans différentes sphères de production peuvent avoir un autre rapport que le rapport proportionnel à leurs dimensions respectives...” [7].
Nous mentionnons cette erreur d’Althusser non par pedanterie mais parce qu’elle se rapporte à la faiblesse méthodologique de l’auteur. Nous l’avons déjà dit : ‘L’Avertissement’ d’Althusser ne mentionne pas l’aspect de l’objet du Capital qui est l’aspect principal pour Marx lui-même : les lois de développement du mode de production capitaliste. Or ces lois de développement découlent de la concurrence (c’est-à-dire de la propriété privée des moyens de production et de la production marchande généralisée). Mais le mot concurrence est à peine mentionné dans ‘L’Avertissement’, il n’intervient par exemple pas en pages 14-15 pour expliquer les raisons pour lesquelles le capital développe de plus en plus le machinisme. Althusser a raison d’accorder une grande importance au concept de ‘capital social’ créé par Marx. Mais il a tort de perdre de vue que, pour Marx, le capitalisme c’est un “capital social” qui ne peut apparaître que sous forme de différents capitaux, c’est-à-dire qui présuppose toujours la concurrence [8]. Voila l’erreur méthodologique fondamentale que nous révèle cette ‘petite’ erreur concernant la composition organique du capital [9].
Althusser et le materialisme historique
Cette même erreur méthodologique n’est pas sans rapport avec le passage le plus étonnant que contient ‘L’Avertissement’ : une attaque en règle contre la préface à la Contribution à la Critique de l’Economie politique de Marx :
“Dernière trace de l’influence hégélienne, et cette fois flagrante, et extrêmement dommageable (puisque tous les théoriciens de la ‘réification’ et de l’’aliénation’ y ont trouvé de quoi ‘fonder’ leurs interprétations idéalistes de la pensée de Marx) : la théorie du fétichisme (“Le caractère fétiche de la marchandise et son mystère”, IVe partie du chapitre I de la section I).
On comprendra que je ne puisse m’étendre ici sur ces différents points, qui exigeraient toute une démonstration. Je les signale pourtant car avec la tres équivoque et (hélas !) célèbre préface à la Contribution à la Critique de l’économie politique (1859), l’hégélianisme et l’évolutionnisme (l’évolutionnisme étant l’hégélianisme du pauvre) dont ils sont chargés, ont fait des ravages dans l’histoire du Mouvement ouvrier marxiste. Je signale que pas un seul instant Lénine n’a cédé à l’influence de ces pages hégéliennes-évolutionnistes, sans quoi il n’eût pu combattre la trahison de la IIe Internationale, édifier le parti bolchevik, conquérir, à la tête des masses populaires russes, le pouvoir de l’État pour instaurer la dictature du prolétariat, et s’engager dans la construction du socialisme”.
Althusser n’a pas de chance avec ses bêtes noires. Hier, c’était la théorie marxiste de l’aliénation. L’affirmation d’Althusser, selon laquelle l’aliénation serait un ‘aspect prémarxiste’, qu’on ne retrouverait pratiquement plus dans les oeuvres postérieures aux Manuscrits de 1844 (‘Pour Marx’, p. 246, Maspéro, Paris, 1965), se révèle intenable ; nous en avons fait la démonstration dans La Formation de la pensée économique de Karl Marx [10]. Althusser le reconnaît d’ailleurs explicitement dans ‘L’Avertissement’ [11]. Mais c’est pour passer tout de suite à une nouvelle bête noire intenable ; celle que “pas un seul instant”, Lénine n’aurait cédé à l’influence de “ces pages hégéliennes-évolutionnistes” que constitue la ‘Préface’ à la Contribution à la critique de l’économie politique.
Or, sans rechercher tous les passages des Oeuvres de Lénine oû “ces pages hégéliennes-évolutionnistes” de Marx sont citées avec approbation, il suffit de mentionner un texte révélateur. Rédigeant pendant le deuxième semestre de 1914 un texte bibliographique de Marx qui resume toute la doctrine marxiste, Lénine écrit ce qui suit :
“Une formule complète des thèses fondamentales du materialisme, appliqué à la société humaine et à son histoire, est donnée par Marx dans la préface à son ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique en ces termes” [12].
Suit une longue citation des passages les plus marquants de cette Préface, en fait la plus longue citation de Marx contenue dans tout ce texte de Lénine qui mentionne pourtant tous les principaux ouvrages de Marx connus à cette époque ! Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces ‘pages hégéliennes-évolutionnistes’, loin de n’avoir influencé Lénine “pas un seul instant”, étaient considérées par lui (comme elles le sont par la plupart des marxistes) comme “une formule complète des thèses fondamentales” du materialisme historique !
Mais là ne s’arrête pas encore la mésaventure d’Althusser. Puisqu’il considère cette “formule complète des thèses fondamentales” du materialisme historique comme ‘hégélienne-évolutionniste’, il est utile de citer un passage du même texte de Lénine consacré au marxisme, qui jette une lumière toute particulière sur la manière dont ‘l’idéaliste’ Lénine (ou faudrait-il plutôt dire ‘le gauchiste’ Lénine) concevait les liens entre ‘évolutionnisme’ et ‘hégélianisme’ :
“De notre temps, l’idée de développement, de l’évolution, a pénétré presque entièrement la conscience sociale, mais par une autre voie que celle de la philosophie de Hegel. Cependant, cette idée, telle que l’ont formulée Marx et Engels en s’appuyant sur Hegel, est beaucoup plus vaste, plus riche de contenu, que l’idée courante de l’évolution. Une évolution qui semble reproduire des stades déjà connus, mais sous une autre forme, à un degré plus élevé (‘négation de la négation’), une évolution pour ainsi dire en spirale et non en ligne droite, une évolution par bonds, par catastrophes, par révolutions, ‘par solutions de continuité’ ; les impulsions internes vers le développement provoquées par le contraste. le choc des farces et tendances distinctes agissant sur un corps donné, dans le cadre d’un phénomène donné ou au sein d’une société donnée, l’interdépendance et la liaison étroite, indissoluble de tous les aspects d’un seul et même phénomène (l’histoire en fait apparaître toujours de nouveaux), liaison qui détermine le processus universel, unique, légitime du mouvement, tels sont certains traits de la dialectique, doctrine de l’évolution, plus riche que la doctrine usuelle” [13].
Notons en passant qu’à l’opposé d’Althusser, Lénine imite ‘l’imprudence’ de Marx et intègre à son tour la ‘négation de la négation’ dans les ‘lois de la dialectique’. Althusser, suivant Staline, croit que cette malheureuse ‘négation de la négation’ n’a cessé de faire des ravages - , mais comment s’étonner, en fait, de l’imprudence ‘marxiste’ de Lénine [14] ? Le passage que nous venons de citer ne démontre-t-il pas que Lénine, à l’opposé d’Althusser, se revendique carrément de l’’évolutionnisme’ (cet ‘hégélianisme du pauvre’ selon Althusser) ? Et ce même Lénine ne pousse-t-il pas le vice jusqu’à préférer un type particulier d’’évolutionnisme’ qui est justement... l’évolutionnisme corrigé par Hegel, à savoir une conception de l’évolution, du mouvement universel, qui n’y voit pas seulement une succession de changements graduels, mais encore des changements brusques, par bonds, c’est-à-dire une conception de l’évolution qui y intègre le concept de révolution, qui conçoit le mouvement comme l’unité de la continuité et de la discontinuité ? Lénine était d’avis que ce contenu génial de la dialectique de Hegel a été conservé par Marx et Engels (“sauvé”, disaient eux-mêmes les fondateurs du marxisme) en le remettant sur ses pleds, c’est-à-dire en considérant que le mouvement fondamental duquel doit partir ‘le travail théorique’ est celui de la réalité matérielle et objective de la matière, de la nature et de la société humaine, et non celui de ‘l’idée absolue’. Althusser a évidemment le droit d’exprimer un avis différent ; mais il n’a pas le droit de le présenter sous l’étiquette du marxisme-léninisme, car aussi bien Marx que Lénine ont maintes fois proclamé le contraire.
Il est difficile de comprendre ce qu’il y a d’’évolutionniste’ (c’est-à-dire d’opposé à l’idée de transformations par bonds, par sauts, par révolutions) dans la célèbre Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique. Nous nous “trouvons au contraire confrontés avec un exposé, succinct certes, de la doctrine de la révolution sociale, forme universelle de passage d’un mode de production à un autre. La critique d’Althusser se limite-t-elle au fait que la formule ‘dictature du prolétariat’ n’y apparaît pas ? Mais, dans ce cas, il aurait pu adresser la même critique au... Capital lui-même, oû l’on chercherait en vain ces trois mots. Seuls des gens de mauvaise foi peuvent réclamer que les représentants d’une doctrine aussi complexe et riche que le marxisme révolutionnaire doivent reproduire tous les concepts de base de cette doctrine dans chacun de leurs écrits, indépendamment de l’objet et de la fonction spécifiques de ceux-ci.
Les raisons d’Althusser
II restera sans doute à tout jamais un mystère (sauf si Althusser veut bien nous éclairer à ce propos), de savoir pourquoi ‘l’influence’ que la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique aurait pu exercer sur Lénine l’aurait empêché de combattre la trahison de la IIe Internationale ou de lutter avec succès pour la conquête du pouvoir en Russie, sans même mentionner ‘l’obstacle’ que cette Préface aurait constitué sur la voie de la théorie léniniste du Parti et sur celle de la construction du parti bolchevik. En vérité, les notions scolastiques qu’Althusser oppose à la dialectique matérialiste de Marx et de Lénine sont bien proches de ‘l’évolutionnisme mécanisant’ d’un Kautsky, d’un Guesde, et des autres dirigeants de la IIe Internationale, qui ont conduit ceux-ci directement à la capitulation honteuse d’août 1914.
La Préface fonde la possibilité des révolutions sociales sur la constatation matérialiste des crises structurelles des modes de production (du conflit entre développement des forces productives et rapports sociaux de production). C’est la même démarche fondamentale qu’ont suivie tous les marxistes révolutionnaires avant et après 1914, en dévoilant la nature de l’impérialisme comme celle d’un régime conduisant à une crise structurelle du système mondial capitaliste. C’est en opposant à cette démarche méthodologique fondamentale toutes sortes de sophismes mécanistes et partiels — oubliant cette leçon de Hegel, reprise par Marx et Lénine, qu’il faut considérer la guerre impérialiste comme “en interdépendance et liaison étroite, indissoluble” avec tous les aspects d’un seul et même phénomène, la crise mondiale du système impérialiste” — que les sociaux-démocrates ont pu alléguer successivement que l’impérialisme ne serait qu’un aspect parmi d’autres “du capitalisme des monopoles”, que la guerre “contenait des éléments de défense de la patrie réellement menacée”, que “Le parti ne pouvait pas se couper des masses enivrées par le chauvinisme”, pour justifier leur refus honteux de combattre la guerre impérialiste, ainsi qu’ils s’y étaient solennellement engagés.
C’est en partant d’une même conception dialectique de la crise du système impérialiste (du mode de production capitaliste fonctionnant comme un tout contradictoire mais uni à l’échelle mondiale), que Lénine a pu rejoindre en avril 1917 la prédiction géniale de Trotsky, à savoir que, précisément du fait de l’état arriéré de la Russie, celle-ci pouvait voir la révolution aboutir de manière ‘ininterrompue’ à l’établissement de la dictature du prolétariat. Car à l’époque de l’impérialisme achevé, la domination des monopoles impérialistes sur le marché mondial et sur l’économie des pays sous-développés (oû ils se trouvent alliés aux classes possédantes autochtones) bloque de manière définitive la possibilité d’un essor capitaliste des forces productives dans ces pays, empêche une solution de la question agraire dans le cadre du capitalisme (par un développement de l’agriculture ‘à l’américaine’, comme Lénine le pensait encore à la veille de la Première Guerre mondiale), et ne laissé à ces pays que le choix entre la stagnation dans des structures sous-développées ou la dictature du prolatériat s’appuyant sur la paysannerie pauvre.
‘L’Avertissement’ d’Althusser ne souffle mot de ces options fondamentales qui sont à la base de l’action léniniste en 1914 et en 1917, de même qu’il s’inscrit objectivement en faux à l’option fondamentale de Lénine qui fut à la base du Que Faire ? et de la création du parti bolchevik [15]. Lorsqu’il aborde des problèmes concrets de stratégie ouvrière et révolutionnaire, c’est seulement sous une forme scolastique stérile : “Une lutte de classe qu’on voudrait délibérément confiner au domaine de la seule lutte économique reste et restera toujours défensive, donc sans espoir de jamais renverser le régime capitaliste... Seule une lutte politique peut “renverser la vapeur”, et dépasser ces limites, donc cesser d’être défensive pour devenir offensive... C’est la question n° l du Mouvement ouvrier international, depuis qu’il a ‘fusionné’ avec la théorie marxiste (p. 17)”. Ou pire encore : “Marx démontre ainsi de manière irréfutable... que d’ici la prise du pouvoir révolutionnaire... la classe ouvrière ne peut avoir d’autre objectif, et donc d’autre ressource que de lutter contre les effets d’exploitation produits par le développement de la productivité, pour limiter ces effets...
Si Lénine s’était limité à cette scolastique, il n’aurait, certes, produit ni Que Faire, ni L’impérialisme, ni L’État et la Révolution ! Déja le Manifeste Communiste nous enseigne que toute lutte économique du prolétariat est une lutte politique à partir du moment où elle acquiert une certaine extension. D’autre part, n’importe quel social-démocrate de Guy Mollet à Willy Brandt en passant par Wilson et Spaak, applaudira des deux mains à la notion que seule une lutte politique peut “renverser la vapeur”. La question n° l du mouvement ouvrier international depuis la Première Guerre mondiale, ce n’est pas de se perdre dans des distinctions byzantines entre ‘luttes économiques’ et ‘lutte politique’, entre la ‘défensive’ et ‘l’offensive’”, mais de saisir l’époque de déclin du capitalisme comme rendant objectivement possible, périodiquement, la transformation des luttes de grande ampleur que le prolétariat déclenche immédiatement (qu’elles soient économiques ou politiques) en luttes orientées vers la contestation d’ensemble des rapports de production capitalistes et vers le renversement du pouvoir d’État.
C’est cela qu’ont enseigné Lénine et les fondateurs de l’Internationale Communiste. C’est cela, l’esprit ‘hégélien’, c’est-à-dire dialectique, de la célèbre Préface. C’est aussi — soit dit en passant — la leçon principale à tirer du Mai 1968 en France.
Peut-être est-ce pour éviter une confrontation ouverte avec cette problématique qu’Althusser est amené à “corriger” Marx et Lénine [16] ? L’avenir nous l’apprendra bientôt.
15 décembre 1969.
Notes
- Marx : Le Capital, Livre l, Paris 1969, Garnier-Flammarion, p. 699. « L’Avertissement » de Louis Althusser occupe les pages 7-30.
- Althusser a raison de dire que “l’exploitation capitaliste dans les entreprises capitalistes... n’existe que comme une simple partie d’un système d’exploitation généralisé” (p. 24). Mais il aurait pu faire allusion aux passages du Capital qui permettent à ce propos de fonder une doctrine de l’échange inégal, et non seulement à ceux qui se réfèrent à l’accumulation primitive.
- Voir la postface de la deuxième édition allemande du tome I du Capital reproduite en partie dans le même livre de poche, p. 583.
- W.I. Lenin : “Zur Kritik der Hegelschen « Wissenschaft der Logik », in : « Aus dem Philosophischen Nachlass”, Dietz-Verlag, Berlin 1949, pp. 97-98.
- Ibidem pp. 249-250. (« Zur Kritik der Vorlesungen Hegels über die Geschichte der Philosophie »).
- In : Marx-Engels : “Ausgewahlte Schriften”, Band II, p. 15, Moskou 1950, Verlag für fremdsprachige Literatur.
- Das Kapital, III, l, p. 128, Hamburg Otto Meissners Verlag, 1921.
- Das Kapital, II, p. 328, Hamburg Otto Meissners Verlag, 1921.
- Signalons encore une autre erreur d’Althusser. Parlant des heures supplémentaires, il écrit : “Apparemment, les heures supplémentaires semblent coûter très cher aux capitalistes, puisqu’ils les paient vingt-cinq, cinquante, voire cent pour cent au-dessus du tarif des heures normales. Mais, en réalité, elles leur sont avantageuses puisqu’elles permettent aux ‘machines’, qui ont la vie de plus en plus brève, du fait des progrès rapides de la technologie, de tourner vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Autrement dit, les heures supplémentaires permettent aux capitalistes de tirer le maximum de profit de la productivité.” (PM. 14.)
La production continue permet d’amortir (de reproduire) plus vite le capital fixe, c’est entendu. Marx a expliqué que la quantité totale de la plus-value annuelle ne dépend pas seulement de la masse du capital variable et du taux de la plus-value, mais aussi de la durée du cycle de reproduction du capital circulant. Althusser aurait dû mentionner ce facteur pour rendre intelligible son argument. Car “permettre aux machines de tourner vingt-quatre heures sur vingt-quatre” en soi, n’augmente pas la plus-value d’un centime. Celle-ci n’est produite que par le travail vivant et non par les machines. Pour que les heures supplémentaires augmentent les profits capitalistes, il faut que le taux de la plus-value soit tel que, malgré le salaire supplémentaire, l’ouvrier continue à produire de la plus-value. Si l’heure supplémentaire est payée au salaire double de l’heure normale, par exemple, seul un taux de la plus-value supérieur à 100 % rend l’introduction des heures supplémentaires normalement utile aux patrons. - Ernest Mandel : La Formation de la pensée économique de Karl Marx, Paris, Maspero, 1967, pp. 172-177.
- P. 21, où il proclame froidement que les Grundrisse sont ‘profondément marqués’ par la pensée de Hegel.
- V. Lénine : Marx-Engels-Marxisme, Editions en langues étrangères, Moscou 1954, pp. 19-20.
- Ibidem pp. 18-19.
- ”La même influence hégélienne se fait jour dans 1’imprudente formule du chapitre XXXII de la section VIII du livre I, où Marx, parlant de ‘l’expropriation des expropriateurs’, déclare : “C’est la négation de la négation”. Imprudente : car elle n’a cessé de faire des ravages, bien que Staline ait eu pour son compte, raison de supprimer ‘la négation de la négation’ des lois de la dialectique, il est vrai au profit d’autres erreurs encore plur graves”. (“Avertissement”, p. 22).
- Par la thèse absurde, selon laquelle les travailleurs n’ont aucune difficulté à comprendre la théorie de la plus-value, Alors que les intellectuels petits-bourgeois qui “n’ont pas l’expérience directe de l’exploitation capitaliste, mais qui en revanche, sont dominés, dans leurs pratiques et leur conscience par l’idéologle de la classe dominante, l’idéologie bourgeoise” (p. 9). Et plus loin “Or ce que ces intellectuels ont dans la tête à propos de la théorie marxiste, ce sont à 90 % des idées fausses”.
Nous avons toujours pensé que “l’idéologie dominante de toute époque c’est l’idéologie de la classe dominante” ; pour Althusser, cette vérité première du matérialisme historique devient : “l’idéologie dominante de la classe dominante, c’est l’idéologie de la classe dominante”, c’est-à-dire une tautologie vide de sens. Si les travaileurs étaient, du seul fait de leur expérience libérés de l’influence de l’idéologie de la classe dominante, pourquoi faudrait-il organiser un parti d’avant-garde, un parti bolchevik, un parti communiste ? Il suffirait de réunir tous les ouvriers, pour que ceux-ci sécrètent spontanément, du seul fait qu’ils ont “l’expérience de l’exploitation”, la doctrine marxiste toute faite ! N’est-ce pas l’hypothèse inverse, à savoir bel et bien celle de l’influence prédominante, sur les travailleurs également de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, que Lénine fonde dans Que faire ? la nécessité du parti d’avant-garde ?
A propos qui est donc cet Althusser qui nous avance ces étranges affirmations ? Ce n’est pas un ouvrier de chez Renault, à ce qu’il paraît. Serait-il peut-être un de ces sinistres ‘universitaires’, dont il dit lui-même que 90 % des idées qu’ils ont sur le marxisme sont nécessairement des idées fausses ? Althusser aurait-il voulu dévoiler ainsi, dans une envolée autocritique audacieuse, le peu de cas que nous devrions faire de son “Avertissement” ? - Nous lisons ceci dans ‘l’Avertissement’ : “La question du salaire est une question de lutte de classe. Elle se règle non pas ‘toute seule’, mais par la lutte de classe : avant tout par les différentes formes de grève débouchant un jour ou l’autre sur la grève générale”.
“Que cettte grève générale reste purement économique (sic) et donc défensive (“défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs”, lutte contre la double tendance capitaliste à l’augmentation de la durée du travail et à la diminution du salaire) ou prenne une forme politique et donc offensive (lutte pour la conquête du pouvoir d’Etat, la révolution socialiste, et la construction du socialisme) tous ceux qui connaissent les distinctions de Marx, Engels et Lénine savent quelle différence sépare la lutte de classe politique de la lutte de classe économique” (p. 16).
Ici, la scolastique métaphysique aboutit presque ouvertement à l’apologétique. Ce n’est pas de la grève générale ‘dans l’abstrait’ qu il s’agit ; c’est à la grève générale de mai 1968 qu’on fait allusion. Le ‘théoricien marxiste’ Althusser vole au secours des ‘praticiens’ Waldeck-Rochet et Séguy, qui auraient eu raison de ne pas ‘suivre les gauchistes’, ”puisqu’il faut savoir distinguer une lutte de classe économique d’une lutte de classe politique”.
On s’imagine les verges avec lesquelles Lénine aurait fustigé notre philosophie qui s’égare dans la politique après avoir erré longtemps dans le désert de l’économie. Offrez-nous donc une petite ligne, dix mots seulement, de Marx et de Lénine, ô cher maître pour nous prouver que ces révolutionnaires-là vous suivaient dans vos randonnées métaphysiques et concevaient eux aussi, des “grèves générales défensives et économiques” (encore s’agit-il d’une grève générale avec occupation d’usines !).
L’impudence d’Althusser est vraiment sans bornes, quand on sait que Lénine a analysé la manière dont la révolution russe de 1905 a développé la combinaison des grèves économiques et des grèves politiques dans les grèves de masse, et a écrit que “ce serait une faute irréparable si les ouvriers ne comprenaient pas toute l’originalité, toute la signification, toute la nécessité, toute l’importance de principe d’un tel ‘mélange’ (de grèves économiques et de grèves politiques)” (Lénine : Oeuvres, tome XVIII, pp. 86-87. Voir aussi pp. 104-105. Paris, Éditions sociales, 1969). Il est vrai que sur la base de cette conception léniniste de la grève des masses, il est impossible de justifier la politique du P.C.F, en mai 1968...