Pour la démocratie ouvrière
La Gauche n°43-44, 16 et 23 novembre 1968
  • Les incidents lamentables qui se sont produits à l’U.L.B., à l’occasion de la venue de Garaudy, nous amènent à préciser une fois de plus les raisons pour lesquelles nous sommes attachés aux principes de la démocratie ouvrière.

    De tout temps, la démocratie ouvrière a été un principe de base du mouvement ouvrier. La tradition socialiste et communiste y était fermement attachée, à l’époque de Marx et Engels comme à celle de Lénine et de Trotsky. Il a fallu la dictature stalinienne en U.R.S.S. pour que cette tradition soit ébranlée. La victoire temporaire du fascisme en Europe occidentale et centrale a également contribué à cet ébranlement. Mais les racines de cette mise en cause de la démocratie ouvrière sont plus profondes et plus anciennes. Elles sont liées aux phénomènes de bureaucratisation des grandes organisations ouvrières.

    La bureaucratie contre la démocratie ouvrière

    Les premiers à saper les principes de la démocratie ouvrière, ce furent les bureaucrates sociaux-démocrates et syndicaux, qui ont commencé à espacer les assemblées générales de leurs membres, puis à les manipuler ou à les supprimer souvent complètement. Ils ont de même commencé à limiter ou à supprimer la liberté de discussion et de critique au sein de leurs organisations. Et ils n’ont même pas hésité à faire appel à la police (y compris la police secrète) pour combattre des minorités révolutionnaires. La social-démocratie allemande en a donné le triste exemple dès la première guerre mondiale ; cet exemple a été suivi partout, dans les années suivantes.

    A ce sujet, la bureaucratie soviétique d’abord, celle des partis communistes staliniens (ou des syndicats sous direction stalinienne) ensuite, n’ont fait que suivre ce même exemple, en l’amplifiant de plus en plus : suppression de la liberté de discussion et de la liberté de tendance ; calomnies et insultes remplaçant les arguments et la discussion avec des adversaires de tendance ; emploi massif de la violence physique pour mettre des adversaires « hors d’état de nuire ». Toute la vieille garde bolchevique, qui avait dirigé la Révolution d’Octobre, et la majorité des membres du Comité Central de Lénine, turent ainsi exterminés par Staline pendant les sombres années de la « grande épuration » (1935-38).

    La jeune génération de militants anti-impérialistes et anticapitalistes, qui s’éveille actuellement à la conscience révolutionnaire, renoue spontanément avec les traditions de la démocratie ouvrière. On a pu le constater en France, en mai-juin, quand le droit à la parole de toutes les tendances fut jalousement protégé dans les assemblées d’étudiants et d’étudiants-ouvriers révolutionnaires. Mais elle n’est pas toujours consciente de toutes les raisons de principe et d’efficacité qui plaident en faveur de cette démocratie ouvrière.

    C’est pourquoi elle peut être sensible à une démagogie d’origine stalinienne, actuellement répandue par certaines sectes pro-chinoises, qui tendent à laisser croire que la démocratie ouvrière serait contraire aux « intérêts de la révolution ». Il est donc nécessaire de réaffirmer avec force ces raisons.

    Un principe de base du mouvement ouvrier

    Le mouvement ouvrier combat pour l’émancipation des travailleurs. Mais cette émancipation exige une suppression de toutes les formes d’exploitation et d’oppression que subissent les travailleurs. Un refus de la démocratie ouvrière signifie tout simplement qu’on désire faire perdurer l’impossibilité dans laquelle se trouvent aujourd’hui des masses de travailleurs de faire entendre leurs propres opinions.

    La critique marxiste de la démocratie bourgeoise part de l’idée que celle-ci n’est que formelle, parce que les travailleurs ne disposent pas des moyens matériels pour exercer les libertés que les constitutions bourgeoises accordent formellement à tous les citoyens. La liberté de la presse n’est que formelle quand la possibilité de réunir les centaines de millions de francs nécessaires à la fondation d’un quotidien n’existe que pour les capitalistes et leurs agents.

    Mais la conclusion qui se dégage de cette critique de la démocratie bourgeoise, c’est évidemment qu’il faut créer les moyens qui permettent l’accès de tous les travailleurs à ces moyens de diffusion d’idées (imprimeries, salles de réunion, radio-télévision, affiches, etc.). Si l’on conclut au contraire que seul un parti qui se proclame « parti dirigeant du prolétariat » - ou même une petite secte qui se proclame seule « pure révolutionnaire » - a le droit à la parole, à la presse et à la diffusion de ses idées, à l’exclusion de toutes les autres tendances de la classe ouvrière, on risque d’accroître l’oppression politique que subissent les travailleurs, au lieu de la supprimer.

    Les staliniens répondent souvent : l’émancipation des travailleurs, c’est la suppression du régime capitaliste. Nous sommes d’accord pour dire que la suppression de la propriété privée des moyens de production, la suppression de l’économie fondée sur le profit, la suppression de l’Etat bourgeois, sont des conditions indispensables à l’émancipation des travailleurs. Mais qui dit « conditions indispensables » ne dit pas encore « conditions suffisantes ».

    Car dès que le régime capitaliste est supprimé, la question se pose : qui va administrer les usines, l’économie, les municipalités, l’Etat, les écoles et les universités ? Si le droit à l’administration de l’économie et de la société est réclamé par un seul parti ; si celui-ci impose par la terreur un monopole sur l’exercice du pouvoir ; s’il ne permet pas à la masse des travailleurs d’exprimer leurs avis, leurs critiques, leurs préoccupations et leurs revendications ; s’il les écarte de cette administration - alors il est inévitable qu’un fossé de plus en plus profond se creuse entre cette bureaucratie omnipotente et la masse des travailleurs. Alors l’émancipation des travailleurs n’est qu’un leurre. Et sans véritable démocratie ouvrière, dans tous les domaines, y compris celui de la liberté d’organisation et de presse, une véritable autogestion ouvrière de l’économie et de la société, une véritable émancipation des travailleurs, est impossible.

    Sans démocratie ouvrière, pas d’unité d’action ouvrière

    Ces raisons de principe sont renforcées par des raisons d’efficacité. Comme toute classe sociale dans l’histoire, la classe ouvrière n’est pas homogène. Elle a des intérêts de classe communs, intérêts immédiats autant qu’intérêts historiques. Mais cette communauté d’intérêts est entrelacée avec des différences d’intérêts, qui ont diverses origines : existence d’intérêts immédiats particularistes (de métier, de groupe, de région, de corporation, etc.) ; existence de niveaux de conscience différente. De nombreuses couches ouvrières n’ont pas encore pris conscience de leurs intérêts historiques. D’autres ont été influencées par des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises. D’autres, encore sont courbées sous le poids de défaites et d’échecs passés, du scepticisme ou même de la dégradation provoquée par la société capitaliste, etc.

    Or, le régime capitaliste ne peut être renversé si l’ensemble des travailleurs n’est pas mobilisé dans l’action contre lui. Et cette unité dans l’action ne peut être obtenue que si la diversité des intérêts particuliers et des niveaux de conscience peut s’exprimer et peut être neutralisée, petit à petit, par la discussion et la persuasion. La nier ou la réprimer brutalement ne peut qu’aboutir à briser l’unité d’action et à rejeter des groupes successifs de travailleurs dans la passivité, voire vers l’adversaire.

    Quiconque a fait l’expérience d’un mouvement gréviste aura pu constater par l’expérience que la grève la mieux réussie est celle qui a été préparée et menée par de nombreuses assemblées de syndiqués, puis de tous les travailleurs concernés, où toutes les raisons qui plaident en faveur de la grève ont pu être développées, où toutes les opinions ont pu s’exprimer, où tous les arguments de l’ennemi de classe ont pu être démontés. Une grève déclenchée sans pareille démocratie court beaucoup plus de risques de n’être suivie qu’à contre-cœur par beaucoup de travailleurs, sinon de n’être pas suivie du tout.

    Ce qui est vrai pour une grève isolée l’est encore beaucoup plus pour une grève générale ou pour une révolution. Tous les grands mouvements révolutionnaires des travailleurs - de la révolution russe au mouvement révolutionnaire de mai-juin 1968 en France, en passant par la révolution allemande et la révolution espagnole, pour ne citer que ces exemples - se sont caractérisés par de véritables explosions de démocratie ouvrière. De nombreuses tendances ouvrières coexistaient, s’exprimaient librement par la parole et par la presse, discutaient devant toute la classe.

    Le mot soviet - conseil de délégués ouvriers - exprime cette unité des contraires : l’unité des travailleurs dans la diversité de leurs tendances. Dans le IIe Congrès des Soviets russes qui prit le pouvoir, lors de la Révolution d’Octobre, il y avait une douzaine de tendances et de partis organisés différents. Chaque tentative de réprimer cette démocratie ouvrière - entreprise par la social-démocratie en Allemagne, par les staliniens en Espagne - a été le signal, sinon l’expression, du recul et de la défaite de la révolution.

    Sans démocratie ouvrière, pas d’orientation politique correcte

    L’absence de démocratie ouvrière n’entrave pas seulement l’unité d’action des travailleurs ; elle entrave aussi l’élaboration d’une orientation politique correcte. Il est vrai que le mouvement ouvrier dispose d’une arme théorique de choix pour s’orienter dans les méandres souvent fort compliquées des luttes économiques, sociales et politiques : le marxisme révolutionnaire. Mais encore faut-il appliquer cet instrument de manière correcte. Et cette application n’est un monopole de personne.

    Marx et Lénine étaient sans aucun doute des personnalités de génie. Mais la vie et l’histoire posent sans cesse des problèmes nouveaux, qu’on ne peut pas simplement résoudre à l’aide de textes sacrés. Staline, considéré comme « infaillible » par de nombreux communistes honnêtes avant sa mort, a en réalité commis d’innombrables erreurs sans parler de ses crimes dont certains - concernant la politique agricole - ont entraîné des conséquences néfastes pendant trois décennies pour tout le peuple soviétique. Mao Tsé-toung, que d’autres naïfs considèrent comme « infaillible », a approuvé la politique d’Aidit, le dirigeant du P.C. indonésien, jusqu’à la veille du coup d’Etat militaire ; cette politique est du moins partiellement responsable de la mort de cinq cent mille communistes et travailleurs indonésiens.

    Quant au mythe que le Comité Central d’un parti a « toujours raison », ou que la majorité de ce comité a « toujours raison », Mao lui-même l’a rejeté dans la fameuse résolution du C.C. du P.C.C. sur la révolution culturelle d’avril 1967.

    Mais si aucune personne ni aucun groupe n’ont le monopole de la vérité et de la sagesse, alors le débat est indispensable pour déterminer une orientation politique correcte. Refuser le débat sous quelque prétexte que ce soit (et le prétexte que l’adversaire de tendance est « contre-révolutionnaire », voire « agent de l’ennemi », est aussi vieux que la bureaucratie) ; le remplacer par l’insulte ou la violence physique, c’est se condamner à rester prisonnier d’idées faussées, d’analyses insuffisantes et d’erreurs aux conséquences débilitantes, sinon catastrophiques.

    Le marxisme est un guide pour l’action, dit-on souvent. C’est exact. Mais le marxisme se distingue du socialisme utopique par sa prétention à une analyse scientifique. Il ne vise pas n’importe quelle action. Il vise une action qui a prise sur la réalité historique, qui la modifie dans un sens déterminé : celui de la révolution socialiste, de l’émancipation des travailleurs et de l’humanité tout entière.

    Du choc des idées et des tendances jaillit la vérité pour guider l’action. Une action qu’inspire une pensée « monolithique », livresque et infantile, non soumise à une critique libre qui ne peut naître que dans un climat de démocratie ouvrière, est une action qui se condamne à l’échec certain : déception et démoralisation des individus, s’il s’agit de petits groupes ; défaites de la classe, s’il s’agit de syndicats ou partis plus importants, et défaites qui entraînent souvent une lourde traînée d’humiliations, de privations, de misères, sinon de morts, pour la masse des travailleurs.

    Souvent on objecte dans les milieux staliniens et néo-staliniens aux arguments que nous avons cites en faveur des principes et de la pratique de la démocratie ouvrière, que celle-ci ne peut pas s’appliquer aux « ennemis du socialisme » au sein du mouvement ouvrier. Certains groupes qui se disent d’extrême-gauche et anti-bureaucratiques reprennent curieusement une argumentation analogue pour justifier des chahuts ou des violences physiques se substituant à des débats avec des adversaires de tendance.

    Les uns et les autres s’exclament : « On ne discute pas avec les révisionnistes, forces capitalistes et représentants de l’ennemi ». En pratique, les uns essayent de remplacer la discussion par la répression, sinon par les meurtres et l’emploi de blindés contre les travailleurs (des procès de Moscou à l’intervention en Hongrie et en Tchécoslovaquie) ; les autres se contentent, plus modestement, d’empêcher Garaudy de prendre la parole, sans doute jusqu’au jour dont ils rêvent où ils utiliseraient des moyens plus « efficaces », imitant le modèle stalinien.

    Pas de démocratie pour les « révisionnistes »

    La justification révolutionnaire de ces pratiques inadmissibles relève d’une triple confusion. Tout d’abord : la liberté de discussion n’est pas un « avantage » que les marxistes et les révolutionnaires ont à accorder ou à ne pas acorder aux « révisionnistes ». C’est un droit qu’ils réclament pour eux-mêmes.

    Il faut être aveugle pour ne pas s’apercevoir que dans la grande majorité des cas, ce sont les « révisionnistes », sociaux-démocrates ou khrouchtchéviens, qui occupent les positions de force au sein des syndicats et d’autres organisations ouvrières. Ce sont les marxistes et les révolutionnaires qui sont minoritaires et qui réclament le droit à la libre discussion (qu’on leur dénie trop souvent).

    N’est-il pas évident que si, dans les rares cas où les « révisionnistes » passent eux-mêmes en position minoritaire, on les empêche de parler, on affaiblira du même fait le combat pour faire régner la démocratie ouvrière partout où la bureaucratie reste maîtresse du jeu.

    Les dirigeants du P.C.F., au cours des journées de mai, ont très souvent empêché les étudiants et représentants de groupes révolutionnaires de discuter dans des assemblées ouvrières, quelquefois même en utilisant la violence physique. Les marxistes ont réagi vivement, et essayé, non sans succès, de convaincre les travailleurs que ces pratiques sont contraires aux intérêts de la classe ouvrière. Mais s’ils se mettaient à leur tour à appliquer les mêmes pratiques, leur argumentation perdrait toute valeur. Les travailleurs les condamneraient comme hypocrites et faux jetons.

    Or, parler des « révisionnistes » en oubliant le petit détail qu’ils jouissent encore d’une confiance relative et d’une audience de direction auprès de la majorité des travailleurs organisés - comme les événements de France viennent de le confirmer une fois de plus - c’est évidemment se leurrer et se paralyser d’avance dans la lutte pour arracher cette masse à leur influence néfaste.

    Il est impossible de réussir cette mission des plus difficiles devant laquelle les marxistes se trouvent placés en Europe occidentale, sans augmenter le niveau de conscience et de compréhension politique des travailleurs. Et cela exige des discussions, et des confrontations idéologiques sans cesse plus convaincantes. La dénonciation, l’insulte ou le coup de poing ne convaincront ni l’ouvrier encore embrigadé dans la social-démocratie, ni l’ouvrier qui suit le P.C. khrouchtchévien parce qu’il croit que celui-ci reste, malgré tout, communiste. Ils ne convraincront que les convaincus, c’est-à-dire une infime minorité.

    Finalement, il faut bien préciser qu’appeler les « révisionnistes » sociaux-démocrates ou khrouchtchéviens capitalistes ou « agents du Capital » relève d’une dangereuse confusion, doctrinale.

    Les révisionnistes ne sont pas des capitalistes

    Certes, les bureaucraties ouvrières agissent objectivement dans l’intérêt du Capital, surtout en canalisant les explosions révolutionnaires périodiques du monde du travail vers des solutions réformiste, et en étouffant ainsi les possibilités de renversement du régime capitaliste. Ils agissent également dans le même sens en influençant les travailleurs, au jour le jour, dans le sens de la collaboration de classes, en sapant leur conscience de classe par des idées venues du monde bourgeois.

    Mais la fonction et le rôle objectifs de ces bureaucraties ne se limitent pas à cela. En suivant leurs activités réformistes routinières, elles agissent également à rencontre des intérêts quotidiens du capitalisme. Les augmentations des salaires et les lois sociales qu’elles obtiennent - en échange de la promesse de maintenir les revendications dans les limites qui ne menacent pas les fondements du régime - réduisent quelque peu le profit des capitalistes. L’organisation syndicale qu’elles dirigent fait peser sur les rapports quotidiens entre patrons et ouvriers la force collective du monde du travail - et, de ce fait, ces conflits se résolvent dans un sens tout à fait différent de celui du siècle passé, quand la force syndicale était réduite ou nulle.

    Lorsque l’économie capitaliste est florissante, ces concessions représentent un prix que la bourgeoisie est prête à payer en échange de la « paix sociale ». Mais lorsque l’économie capitaliste est ébranlée, ces mêmes concessions deviennent rapidement inacceptables par la bourgeoisie. Dans ce cas, le Grand Capital a intérêt à éliminer complètement les organisations ouvrières, même les plus modérées et les plus réformistes. L’existence même des syndicats devient incompatible avec la survie du régime.

    Ainsi se confirme nettement la véritable nature de la bureaucratie réformiste du mouvement ouvrier, qui n’est pas une force capitaliste mais une force petite-bourgeoise. Elle n’est pas composée de propriétaires de capitaux, qui achètent la forcé de travail pour s’en approprier la plus-value. Elle est composée d’appointés (des organisations ouvrières ou de l’Etat), qui vacillent et hésitent entre le camp du Capital et celui du Travail, penchant tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, selon leurs intérêts particuliers et les pressions qui s’exercent sur eux. Et face à l’attaque de l’ennemi de classe, les travailleurs d’avant-garde ont tout intérêt à faire l’impossible pour les obliger à rejoindre leur camp ; sinon, la défense commune sera singulièrement affaiblie.

    Les contradictions au sein du peuple et les contradictions entre travail et capital

    Ignorer ces vérités élémentaires conduit à la pire des catastrophes. Le mouvement ouvrier l’avait appris à ses dépens lors de la montée du fascisme. Le « génial » Staline avait inventé à cette époque la théorie du « social-fascisme » ; il n’y aurait pas de différence entre sociaux-démocrates « révisionnistes » et fascistes. Il proclama même qu’il fallait d’abord battre la social-démocratie avant de pouvoir battre les nazis.

    Alors que travailleurs sociaux-démocrates et travailleurs communistes se tapaient allègrement sur la figure les uns les autres - la responsabilité des chefs réformistes fut, en l’occurrence, égale à celle des dirigeants staliniens - Hitler arriva au pouvoir, massacra des milliers de militants ouvriers, dissolva toutes les organisations ouvrières et permit aux sociaux-démocrates et aux communistes de se réconcilier temporairement et non sans amertume... dans les camps de concentration. N’aurait-il pas mieux valu se battre ensemble contre les nazis et les empêcher d’arriver au pouvoir, sans faire aucune concession sur le plan de la lutte idéologique contre le révisionnisme ?

    A une échelle infiniment plus réduite et moins tragique, la situation à l’Université peut, du jour au lendemain, reproduire un dilemme du même genre. Toutes les tendances de gauche se battent pour faire admettre leur droit de « faire de la politique » au sein de l’Université. Mais il est fort possible que l’administration, prenant prétexte d’incidents comme ceux qui ont entouré la venue de Garaudy, interdise dorénavant les conférences politiques. Que faudrait-il faire dès lors, sinon se battre, tous ensemble, pour un minimum de liberté politique au sein de l’Université ? Ne serait-il pas préférable de respecter dès maintenant les règles de démocratie ouvrière qui correspondent à l’intérêt commun du mouvement ouvrier et du mouvement estudiantin de contestation ?

    En 1957 réagissant après la révélation officielle des crimes de Staline au XXe congrès du P.C.U.S. (qu’il approuva à cette époque), Mao Tsé-toung attira l’attention sur la nécessité de distinguer soigneusement la manière de régler les divergences au sein du peuple - par la persuasion, la discussion, l’expérience pratique - et celle qui est de mise pour les conflits avec l’ennemi de classe. Ce n’était là que la réaffirmation implicite de la nécessité de faire régner la démocratie ouvrière « au sein du peuple ».

    Mais cette distinction n’a de sens que si elle s’appuie sur des critères objectifs : l’ennemi, c’est le capitalisme (et, dans les pays moins industrialisés, le propriétaire foncier) ; le peuple, c’est la masse des producteurs, la masse des salariés-appointés (et dans les pays semi-coloniaux, la masse des paysans pauvres). Si l’on substitue à ces critères objectifs des critères subjectifs (« devient capitaliste et contre-révolutionnaire quiconque n’est pas d’accord avec chacun de mes tournants tactiques, même s’il a été pendant vingt ans le Président de la République Populaire de Chine et le vice-président du Parti Communiste Chinois ! »), on tombe dans l’arbitraire complet. On finit dès lors par effacer la distinction entre les « contradictions au sein du peuple » et les « conflits avec l’ennemi de classe », traitant les premières de plus en plus d’après le modèle des seconds.

    Certes, il est impossible d’établir une séparation absolue et totale entre les deux. Des cas limites peuvent exister. Nous sommes partisans de discussions franches au sein d’assemblées de grévistes. Nous ne croyons pas qu’il faille se contenter de discuter gentiment avec des briseurs de grève. Dans chacun de ces cas limites, il s’agit cependant de distinguer des actes (voire des crimes) d’opinions et de tendances idéologiques. Les premiers doivent être démontrés et jugés d’après des critères d’intérêt des travailleurs (ou, après le renversement du capitalisme, de légalité socialiste) clairement établis et identifiables, pour éviter l’arbitraire. Les seconds ne peuvent être confondus avec les premiers qu’au prix d’étouffer la démocratie ouvrière, d’affaiblir la conscience et la mobilisation des travailleurs, et de paralyser progressivement sa propre capacité d’orientation politique correcte.

    Une question de rapports de forces ou une question de principes ?

    Certains proclament péremptoirement : tout cela n’est qu’une question de rapports de forces ! Quand les bureaucrates sont les plus forts, ils nous oppriment ; pourquoi ne pas les opprimer à notre tour, quand nous sommes les plus forts ?

    C’est à la fois cynique et naïf. Et quand des groupes qui se disent « anarchisants », « libertaires » ou « adversaires de l’organisation » appliquent de telles règles, ils manquent de logique de manière aberrante. Il est impossible d’inspirer la moindre confiance, d’obtenir le moindre crédit chez des masses plus larges, si l’on foule soi-même aux pieds ses propres principes.

    En définitive, l’affaire est fort simple. Quiconque a confiance dans ses idées et dans les masses ; quiconque est convaincu d’avoir raison, ne craindra le débat avec personne.

    Nous nous faisons forts de défendre nos idées contre qui que ce soit, et de provoquer une prise de conscience au moins dans une partie de l’auditoire (seul un auditoire composé exclusivement de gens dont les intérêts sociaux et matériels constituent un obstacle infranchissable à la compréhension risque de ne pas être ébranlé, et encore !). Empêcher Garaudy de parler, c’est lui procurer une victoire facile. Le battre à plate couture dans un débat, démontrer l’inconsistance de son argumentation et le rôle néfaste que son parti a joué pendant les événements de mai-juin, c’est lui infliger une défaite cuisante.

    Sur le plan psychologique, le refus de la discussion et le recours aux injures ou aux « arguments frappants » reflètent le manque de confiance en soi-même, une timidité et un complexe d’infériorité (ou de culpabilité) maladifs.

    Mais lorsque ces phénomènes de psychologie individuelle s’expriment collectivement dans des groupes ou des tendances, le verdict du sociologue rejoint celui du psychiatre ; il s’agit invariablement de tendances qui ont peur des masses, qui n’ont pas confiance dans les masses, qui désirent se substituer aux masses, qui veulent empêcher les travailleurs de s’émanciper eux-mêmes, qui recherchent des avantages de groupes privilégiés. Et en tant que tels, il faut les combattre, car leur action est néfaste pour la lutte émancipatrice des exploités.