La période de paix et de bien-être relatifs que connut l’Europe occidentale entre 1870 et 1914 ne fut guère propice à la formation de véritables révolutionnaires. Pour que l’esprit s’arrache complètement à l’influence de l’idéologie de la classe dominante, pour que la volonté se concentre totalement sur un but unique, la conquête du pouvoir par le prolétariat, il ne suffit pas d’assimiler correctement la méthode et l’héritage marxistes ; il faut encore que la vie même lance les hommes hors de la routine d’une existence « respectable », qu’elle leur impose l’expérience immédiate de tout ce que le système capitaliste comporte d’explosif, de cruel, de dégradant et de barbare. C’est dans le creuset de l’illégalité, de l’emprisonnement, de l’émigration et d’une lutte sans merci contre l’autocratie, que s’est forgée la grande génération révolutionnaire des bolcheviks en Russie. Pour qu’une nouvelle génération révolutionnaire se forme dans les pays d’Occident, il a fallu que l’humanité y entre dans le feu même de l’époque des crises, des guerres et des révolutions.
uerres et insurrections ont porté le berceau d’A. Léon et lui fermèrent plus tard les yeux. Quand il est né, les pas de la révolution rententirent dans les rues de sa ville natale, Varsovie. Deux Soviets rivaux s’y disputèrent le pouvoir. A l’horizon se dessinait l’ombre de la République des Soviets. Les armées en déroute traînèrent leurs guenilles, leur amertume et leur soif de justice dans les assemblées populaires.
Des fonds les plus obscurs de l’humanité déferlèrent des vagues successives sur l’arène politique, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous les pauvres, les opprimés et les déshérités qui avaient vécu en se taisant, et en courbant l’échiné, et qui se découvrirent tout à coup une voix. Tandis qu’au bout de leurs bras s’avançait le drapeau rouge dans la capitale tourmentée, au sommet de la forteresse flottait déjà le drapeau rouge et blanc, à l’aigle polonais, hissé par les légionnaires commandés par un « socialiste », Pilsudski. Ces deux symboles, ces deux courants d’idées, le socialisme internationaliste et le social-patriotisme petit-bourgeois luttèrent passionnément pour la suprématie sur les masses. La vie si courte et si fructueuse de Léon allait se dérouler tout entière sous le signe de cette lutte.
Écartelée à chaque carrefour historique, la Pologne ne pouvait pas ne pas hypothéquer le mouvement ouvrier par ce lourd héritage d’un passé misérable, le
nationalisme militant. Victimes de chaque crise politique et sociale, les juifs de Pologne, ayant été témoins de pogroms sous les tsars, sous la Révolution, sous les Blancs, sous les Russes, sous les Polonais, sous les Ukrainiens et sous les Lituaniens, ne pouvaient pas ne pas chercher une solution de désespoir dans la formulation d’un nouveau mythe nationaliste : le sionisme. Exprimant l’absence totale d’issue devant laquelle se pressait la pensée juive petite-bourgeoise, cette utopie réactionnaire se mélangeait pourtant chez la jeunesse, et surtout la jeunesse ouvrière, avec la volonté de réaliser l’idéal socialiste, de participer activement à la lutte prolétarienne mondiale.
La contradiction entre le caractère petit-bourgeois du sionisme et les conclusions rigoureuses de l’internationalisme marxiste poussèrent des dirigeants ouvriers sionistes à formuler une nouvelle théorie qui, tout en fusionnant leur socialisme qu’ils voulurent scientifique avec leurs aspirations sionistes, donneraient à ces dernières un soupçon de justification marxiste. Voilà comment est née cette étrange théorie qu’on appelle le Borochovisme, d’après le nom de son auteur Ber Borochov, et qui était destinée à devenir pour plusieurs décades la théorie officielle de centaines de milliers de socialistes révolutionnaires juifs dans le monde.
Dans la maison paternelle de Léon, les parents représentèrent le sionisme petit-
bourgeois classique. Au premier contact avec la réalité, l’enfant lui-même sentait l’attrait du mythe sioniste comme une ivresse religieuse. Le mythe allait se réaliser ; la famille partait en Palestine quand le garçon avait l’âge d’entrer à l’école primaire.
Le défilé grandiose des images de ce voyage lui resta comme un conte de fée. Il se rappelait comment le soleil brillait sur les toits de Constantinople, quel était le bruit de la mer sur les îles enchantées de l’Archipel, et comment lui apparut pour la première fois la côte dure et âpre de la Terre Promise. Le conte de fées cependant ne dura pas longtemps ; un an après, le père de Léon décide de repartir de nouveau vers son pays natal. Dans l’instabilité de ses conditions d’existence, le garçon observe, s’efforce de comprendre, s’assimile la notion du mouvement continuel des hommes et des choses. L’esprit voyage et ne se fixe pas encore.
Il faut attendre 1928, quand la famille décide d’immigrer définitivement en Belgique, pour qu’Abram commence à s’intéresser intensément à ses compagnons d’âge, et qu’il prenne contact avec le mouvement de jeunesse socialiste sioniste Hachomer Hazair, La Jeune Garde. Puis des forces différentes commencent à le travailler. A l’école, il sent une insurmontable barrière entre ses camarades et lui-même, juif et étranger.
Comment ne pas comprendre qu’il soit différent des autres, qu’il ait ses problèmes propres, quand il constate qu’on le traite toujours ainsi, qu’on ne le fait pas entrer dans les jeux et les conversations, simplement, sans remarques ni ironie, comme un autre garçon ? Quand il rentre à la maison, par les rues grouillantes des vieux quartiers populeux de Bruxelles, il découvre sur le vif toutes les contradictions de la société moderne ; les autos luxueuses s’arrêtent devant les belles maisons, mais au tournant de la rue, des enfants malpropres et toujours affamés jouent parmi les ordures.
Comment son cœur sensible ne serait-il pas touché par l’image même de la division du monde entre riches et pauvres, comment ne prendrait-il pas tout naturellement parti pour les opprimés, lui qui se sent victime d’une double injustice ? C’est ainsi que le jeune Abram devient un militant ardent de la jeunesse socialiste juive. Ce que son cœur ressent d’indignation et de révolte, son esprit commence à l’expliquer et à le systématiser.
Progressivement, à travers une éducation marxiste méthodique, Léon cherche à comprendre la société et la solution du problème social qui part de la notion de lutte de classes. Dans le cadre de son mouvement de jeunesse, qui malgré ses idées politiques plutôt confuses est un modèle d’organisation et une des meilleures écoles de mœurs et d’esprit prolétariens qui existent, les liens familiaux, la tradition, l’héritage d’un passé petit-bourgeois de calcul mesquin, de crainte soumise devant les représentants du pouvoir, se dissout, le caractère s’affranchit avec l’esprit, il apprend à se dominer, à se laisser diriger par la raison, à se soumettre à la poursuite d’un but. La volonté se trempe dans l’idéal. La personnalité se, forme, unie, faite d’une seule coulée se concentrant sur la lutte pour le socialisme, trouvant la satisfaction la plus élevée dans la pensée et l’action au service du prolétariat mondial.
Le jeune Léon ne tarde pas à dépasser de bien loin ses compagnons d’âge au mouvement. Le plus intelligent, le plus volontaire, le plus compréhensif, il est en même temps d’un calme et d’une assurance raisonnée qui imposent tout naturellement le respect de tous ceux qui l’environnent. Dirigeant né, il n’a besoin ni d’élever la voix, ni de promettre ou de menacer, ni d’envoûter par de belles paroles ou d’entraîner par des actes extraordinaires pour que son autorité soit acceptée de tous. Rapidement il est élu démocratiquement aux différents échelons de l’Hachomer pour se trouver bientôt à la direction de la section de Bruxelles et à la direction nationale.
Les conditions de vie familiale le forcent à abandonner momentanément les études qu’il aurait voulu continuer. Contraint de se déplacer souvent dans toute la Belgique pour gagner sa vie, il reprend contact avec la foule ouvrière qui une fois de plus sort dans la rue pour affirmer sa force et réclamer ses droits. Dans les journées ensoleillées de l’été 1936, la fièvre monte des charbonnages de Charleroi aux sombres villages de mineurs du Borinage. Tandis que les gendarmes veillent aux carrefours, les travailleurs se rassemblent pour écouter un nouveau dirigeant. Des années sont passées depuis qu’ils ont entendu pour la dernière fois un véritable et sincère accent révolutionnaire. C’est par milliers qu’ils viennent à Flenus, à Jemappes, à Quaregnon, à Frameries et au grand stade de la Beuverie pour écouter les discours enflammés de Walter Dauge, le jeune fondateur du Parti Socialiste révolutionnaire.
Léon suit les meetings de Dauge. Il apprend à distinguer le trotskysme du stalinisme. Il étudie, il n’hésite pas longtemps. Il choisit les idées qui lui semblent déterminées par le véritable marxisme, qui s’inspirent des intérêts véritables du prolétariat mondial et non pas des misérables falsifications forgées par le maître du Kremlin. En même temps, c’est la série des grands procès de Moscou qui lui font prendre définitivement position. Dès cette année, face à l’ensemble de l’organisation mondiale de l’Hachomer qui est plutôt stalinisante, il devient résolument trotskyste et défend ses idées avec vigueur, et non sans succès, dans des réunions nationales ou internationales.
Mais tout en avançant très loin dans la compréhension du marxisme, tout en continuant une étude très poussée de l’économie politique, il reste profondément attaché au sionisme. Président pendant une année de la Fédération des jeunesses sionistes de Bruxelles, il met toute son énergie, tout son feu révolutionnaire au service de cette cause. Un appel enthousiaste est lancé à l’occasion du départ d’une série de jeunes militants pour une colonie communiste en Palestine. Mais le voilà qui commence à ne plus comprendre, à douter. A côté de lui, sur le bureau, se trouvent les représentants des organisations sionistes bourgeois et petits-bourgeois.
N’est-il pas uni à eux, dans l’immédiat, même s’il se propose de les combattre sans merci, une fois qu’auront été conquises la nationalité et la possibilité d’une lutte efficace (1), là-bas, en Palestine ? N’est-ce pas du social-patriotisme, bien que sous une forme un peu spéciale ? Léon connaît son Lénine sur le bout du doigt. Les longues et limpides démonstrations de Contre le Courant ne lui sortent plus de l’esprit. Comment concilier son léninisme intégral avec le sionisme ? Où se trouve la base commune entre la lutte nationale juive et le socialisme internationaliste ?
C’est de cette façon que, deux décades après Borochov, Léon se lance à son tour sur les traces du théoricien de l’Hachomer pour découvrir une justification marxiste de ses idées sionistes. Il remet tout en question, il remonte, méthodiquement, d’échelons en échelons, toute la filiation d’idées, n’acceptant aucun des axiomes de l’idéologie sioniste, se frayant un chemin à travers les multiples préjugés des juifs et non-juifs au sujet de l’histoire du peuple, histoire qui semble si étonnante, si extraordinaire et pour laquelle son esprit rigoureusement scientifique cherche pourtant une explication d’après la méthode marxiste.
Au milieu de ses recherches, il envoie plusieurs articles à l’hebdomadaire trotskyste La Lutte Ouvrière. Des rédacteurs de ce journal prennent contact avec lui. Il est étonné de découvrir chez ces simples ouvriers, comme un Teuniuck, boucher de métier, un trésor de connaissances historiques, économiques, politiques. Il sont que c’est là la véritable avant-garde. Comme le voyageur qui inconsciemment a déjà choisi sa route, il se retourne une dernière fois vers son passé : il veut rompre « en beauté », en pleine conscience, après avoir expliqué à lui- même et à ses anciens camarades les raisons profondes de sa rupture, après avoir fait tout son possible pour démontrer à tous ses amis ce qui lui semble la vérité qu’il vient de découvrir. Ses Thèses sur la question juive prennent forme, thèses dont son livre La Conception matérialiste de la question juive sera l’élaboration amplifiée.
Entre temps, une vague d’inquiétude saisit les masses juives sur l’ensemble du continent. Elles sentent la guerre approcher, et un pressentiment de l’effroyable catastrophe qui s’abattra sur elles les jette dans une crise de nervosité et de peur. L’Hachomer se réunit. Déjà l’ombre menaçante d’Hitler plane sur Bruxelles, s’opposant avec passion des arguments dans un sens comme dans l’autre, les délégués se prononcent soit pour un soutien conditionnel à l’égard de l’impérialisme britannique, soit pour la neutralité, soit pour la défense indépendante de la Palestine si une armée fasciste devait se rapprocher de ce pays. Malgré les huées et les cris d’indignation devant ce renégat d’Israël, Léon, avant même d’avoir définitivement rompu avec le sionisme défend courageusement la position du défaitisme révolutionnaire intégral.
« Malheur à ceux qui par suite de leur propre social patriotisme accentueront le chauvinisme des travailleurs des pays ennemis. C’est contre eux-mêmes que leur arme se retournera, dans toute sa vigueur ! Malheur à ceux qui espèrent voir naître de la guerre de l’impérialisme britannique contre son concurrent allemand une amélioration du sort misérable des juifs en Europe centrale ! C’est eux-mêmes qui en seront les victimes les plus durement touchées ! » C’est dans ce sens qu’avait dû parler Léon. Quelle stupéfaction chez ces centristes indécis, incapables de suivre leur raisonnement jusqu’au bout, cherchant à chaque tournant des solutions de facilité et de compromis, incapables de réagir sur la rigueur de l’histoire par la rigueur de leur pensée ! Combien tragiquement les événements ont-ils depuis lors confirmé ses prévisions.
Tandis que les vagues de la guerre impérialiste s’approchent de la Belgique pour déferler en mai 1940 sur ce pays, Léon met au point ses Thèses sur la question juive qu’il soumet à la discussion de son organisation. S’étant heurté, dans sa tentative de saisir le sens de l’histoire juive, à la théorie de Borochov, du Matérialisme métaphysique comme il l’appelait, il essaya tout d’abord d’éliminer cet obstacle. Borochov avait prétendu que la « question juive » trouvait son origine dans le fait que les juifs, surtout les travailleurs juifs, ne jouaient pas un rôle important dans les secteurs vitaux de l’économie (industrie lourde, métallurgie, charbonnage, etc.), mais qu’ils occupaient uniquement une place importante dans les sphères périphériques de la vie économique.
Tandis que la composition sociale des autres peuples avait l’aspect d’une pyramide, ayant comme base des centaines de milliers de mineurs, de métallos, de cheminots, etc., passant par de larges couches de petits artisans, pour aboutir aux sommets de grands commerçants, industriels et banquiers, la composition sociale du peuple juif lui apparaissait comme une pyramide renversée, où de larges couches artisanales ne furent supportées que par d’étroites couches ouvrières - et encore uniquement d’ouvriers des secteurs non vitaux de l’industrie mais devaient supporter elles-mêmes le poids énorme d’une masse imposante de commerçants.
Borochov s’était arrêté dans l’analyse à ce point, l’avait accepté comme donnée historique, sans essayer de l’expliquer, et en faisait le point de départ de la question pour sa solution : il fallait d’abord renverser la pyramide renversée, c’est-à-dire créer une société juive normale, pareille à celle des autres peuples, avant que le prolétariat juif puisse sérieusement entamer la lutte révolutionnaire : cette société ne pouvait se créer qu’en Palestine.
Léon saisit bientôt ce que cette théorie contenait de non dialectique : l’état social actuel des juifs ne devait pas être considéré comme un fait mais comme le produit du processus historique. D’où venait alors cette évolution historique différente des juifs ? Renouant le fil du raisonnement de Borochov avec quelques expressions passagères de Marx qui, avec son génie habituel, avait saisi d’un trait tout le mystère de l’histoire juive. Léon commençait à reconstruire tout le passé des juifs. L’explication de la religion et de la conservation des juifs, en tant que données originales, il fallait la chercher dans le rôle social des juifs, réunissant l’ensemble de la documentation existante sur le sujet, il élabora la théorie du peuple-classe, étonnante dans sa simplicité, clé indispensable pour comprendre le rôle passé et présent des juifs et pour trouver une solution à leur misère.
Mais le Borochovisme ne péchait pas seulement dans son point de départ, il péchait encore plus dans ses conclusions. Il considérait la solution du problème juif non seulement en dehors du processus historique passé, mais encore en dehors de la réalité sociale présente. Dans la période de l’impérialisme et du capitalisme agonisants, la volonté de quelques millions d’ouvriers juifs de créer une société comme une autre paraissait une force ridiculement faible face aux géants impérialistes qui se disputaient chaque coin inoccupé du globe, face à la coalition violente des classes sur l’arène mondiale.
Borochov ne comprenait pas la loi du développement combiné dans l’ère impérialiste, loi qui interdisait à n’importe quelle nation la solution de n’importe quel problème sous le régime du capitalisme en agonie. Pour faire disparaître les particularités tragiques de la société juive, on ne pouvait pas l’isoler de l’ensemble de la société en putréfaction. On ne pouvait renverser la pyramide renversée des juifs, alors que la pyramide normale des autres peuples était elle-même en train de s’écrouler, Seule la révolution prolétarienne mondiale était capable de normaliser l’histoire juive. Dans le cadre du capitalisme décadent aucune solution de la question juive n’était possible.
Et ainsi, jusqu’au bout, Léon réglait ses comptes avec son propre passé. Il dénonça non seulement le caractère utopique, petit-bourgeois, de l’idéal sioniste, mais il démontra encore comment cet idéal comme toute idéologie propre à la petite bourgeoisie de l’époque impérialiste était condamné à devenir un instrument entre les mains du capitalisme mondial. Il dénonça le sionisme en tant que frein de l’activité révolutionnaire des travailleurs juifs dans le monde, en tant que frein à l’émancipation de la Palestine des griffes de l’impérialisme anglais, obstacle sur la voie de l’unité complète entre ouvriers juifs et arabes dans ce pays. Franchement, sans réserves ni réticences, il condamna toute son activité passée. Il en comprenait tout le déterminisme, il saisit fort bien qu’elle ut une étape nécessaire de son propre développement.
Son esprit pétri de dialectique aimait à présenter chaque connaissance claire, chaque état de conscience, comme le résultat d’une lutte pour surmonter la contre-vérité et l’erreur. « Pour comprendre, il faut commencer par ne pas comprendre », disait-il souvent. « Aucune conviction n’est aussi, profonde que celle qui est issue d’une lutte idéologique intérieure longue et sincère. » Les années qui lui restaient à vivre ont démontré l’exactitude de ces constatations en ce qui le concerne lui-même. Ayant surmonté l’étape nationaliste de son développement, Léon extirpa jusqu’aux dernières parcelles sionistes de sa pensée et son internationalisme fut d’une pureté telle qu’on en rencontrait rarement.
N’étant plus forcé de se diviser en deux directions contradictoires et de se consumer en un débat intérieur dramatique, son énergie put se lancer alors dans toute sa dynamique sur une seule et unique voie, celle de la IV Internationale. Quittant l’organisation de Hachomer avec une vingtaine de camarades, Léon créa un cercle d’études dans le but déterminé d’amener ses adeptes au trotskysme. Rien n’est plus significatif que le moment d’une conversion. Quand Léon venait au communisme internationaliste, le mouvement ouvrier semblait mort en Belgique.
Ayant commencé son évolution comme antimilitariste ardent, pour devenir successivement social-patriote, théoricien d’une révision insipide du marxisme, ministre -royal et rafistoleur charlatanesque du capitalisme, Henri de Man venait de terminer le cycle de sa vie « socialiste » en dissolvant son parti dont il fut le Président et en appelant ses camarades à collaborer avec Hitler pour construire un « ordre nouveau » en Europe.
Isolé des masses frappées de stupéfaction par les événements de mai-juin, le parti communiste, suivant les consignes de Moscou, restait dans une expectative prudente et se risquait même à éditer un hebdomadaire flamand qui reprenait docilement, à côté des hymnes sur « le pays de la vie joyeuse et heureuse », les interminables litanies antibritanniques de Goebbels. L’ancien dirigeant trotskyste Walter Dauge, dont le bagage idéologique s’avéra trop léger pour cette longue tourmente, était profondément démoralisé et abandonnait son parti à son propre sort. Les rares cadres trotskystes, dispersés à travers tout le pays, avaient à peine rétabli un premier contact entre eux. La situation ne semblait justifier que la résignation ou l’attentisme. Toute autre attitude semblait révolte désespérée et impuissante.
Le courage cependant manquait non pour agir, mais pour penser, et penser correctement. L’analyse marxiste pouvait pénétrer sous la lourde dalle totalitaire qui pesait sur l’Europe, et y découvrir les forces en gestation qui finiraient par la renverser. Fixant correctement les raisons que nous avions d’espérer, Léon constatait que le mouvement ouvrier en Europe venait d’atteindre le point le plus bas de sa chute.
Maintenant, il fallait compter avec une nouvelle montée ; non pas pour l’attendre passivement, mais pour la préparer, pour y préparer les cadres et pour y préparer, dans la mesure du possible, les masses. C’est seulement dans un contact permanent avec la vie, les difficultés, les aspirations quotidiennes des masses que peut se forger, même dans les moments les plus noirs de l’histoire, un parti capable de les diriger plus tard dans la lutte. Derrière chaque raison pour désespérer il faut découvrir une raison d’espoir. Ce fut plus qu’un symbole, ce fut un début d’action que cette pensée motrice de Léon.
Au moment où le 20 août 1940, la nouvelle tragique de l’assassinat de L. D. Trotsky nous frappe de consternation, Léon écrit sur-le-champ le premier tract du mouvement illégal trotskyste beige. Il prit contact avec plusieurs anciens dirigeants régionaux du parti à Bruxelles. Une première direction s’ébaucha. L’organisation clandestine trotskyste en Belgique venait de naître à l’occasion de la mort de son père spirituel. La vitalité indestructible des idées de la IveInternationale qui ne sont que l’expression consciente de la réalité historique, ne cherche que les occasions et les hommes pour s’affirmer à chaque tournant. Elle venait ici de découvrir l’un et l’autre.
Alors commençait une période de travail incessant, obstiné, inlassable, face aux difficultés sans cesse renaissantes qui semblaient, chaque fois insurmontables. Ce n’est pas un lieu commun mais une vérité strictement exacte que l’histoire personnelle de Léon se mélange dès ce moment inextricablement avec celle du mouvement trotskyste en Belgique, principal animateur du parti, il en fut le secrétaire politique dès la composition du premier comité exécutif, journaliste au langage incisif, vivant, limpide, il faisait sentir à ses lecteurs qu’il comprenait, et comprenait à fond, chaque problème qu’il traita.
Sous sa direction travailla la rédaction de La Voie de Lénine illégale, dont les premiers numéros contiennent une magistrale étude écrite de sa main sur la structure et l’avenir des différentes puissances impérialistes, étude dans laquelle il traçait les grandes lignes des événements futurs de la guerre, tels qu’ils allaient se produire. Organisateur et éducateur exemplaire, il dirigeait des cellules, essayait de construire un appareil illégal, s’attachait avec une patience infinie à gagner la confiance des régions ouvrières du Parti, à former sur la base de cette confiance une direction nationale reconnue et responsable.
Ce fut au premier Comité central du Parti reconstitué, aboutissement de ses efforts inlassables, en juillet 1941, que j’eus pour la première fois l’occasion de le rencontrer. Mais bien qu’absorbé tout entier par les immenses taches quotidiennes, aussi bien organisationnelles que politiques, Léon n’arrêtait pas un instant ce travail idéologique qui constitue l’héritage le plus précieux qu’il nous a laissé. D’un côté il termina progressivement son livre sur la question juive remettant sans cesse en cause des questions de détail, réfléchissant des semaines sur un aspect particulier de la question, dévorant la documentation complète qui existait, mais prêt, une fois que son opinion était faite, à la défendre jusqu’au bout.
Voilà comment fut écrit ce livre qui ne reste pas seulement un modèle de l’application de la méthode marxiste à un problème historique déterminé, qui ne liquide pas seulement la question juive en tant que problématique du point de vue du matérialisme historique, mais qui comporte en outre une richesse de remarques et de formulations au sujet de multiples problèmes d’économie politique, d’histoire et de politique contemporaine.
D’autre part il se consacrait à l’élaboration d’une conception léniniste exacte quant au problème qui, à ce moment, passionna tous les révolutionnaires dans les pays occupés : la question nationale et son rapport avec la stratégie de la IVe Internationale. Que ceux qui se laissent aller à une critique facile de la politique trotskyste en Europe face à la question nationale, lisent et étudient d’abord les documents que Léon élabora durant cette période. Qu’ils se rendent compte quelle était sa préoccupation, ainsi que celle de toute la direction de notre parti, sauvegarder d’une part le programme léniniste du virus chauvin, et défendre d’autre part la tactique léniniste contre la myopie des sectaires, et ils verront combien ridicules sont les accusations suivant lesquelles nous aurions sous-estime la question nationale. Ce qu’il mit d’abord au clair sur le plan de la théorie, il essaya ensuite de l’exécuter en pratique.
L’exiguïté de nos cadres ne nous permit pas de commencer un travail fractionnel conséquent parmi les réfractaires. Mais chaque fois qu’un mouvement réel se dessinait, que ce fût à l’occasion de la fermeture de l’Université de Bruxelles, que ce fût lors des premières grandes grèves de Liège, que ce fût lors des déportations ou lors des actions contre les juifs, chaque fois le parti disait clairement son opinion, chaque fois le parti appliquait sa ligne politique : « Soutenir et pousser en avant les mouvements de masse dirigés contre l’impérialisme occupant, afin de les transformer en mouvements révolutionnaires prolétariens. » Et ce fut avec une juste fierté que Léon constatait, au Congrès illégal du Parti, en juillet 1943, qu’il n’y avait pas eu un événement en Belgique depuis 1941 auquel le Parti était resté étranger.
Dès que la reconstruction du parti fut passée dans le stade de la réalisation, Léon commença à s’inquiéter des liaisons internationales. Internationaliste dans tout son être, il ne put accepter l’idée que l’organisation belge vive isolée de l’ensemble des organisations sœurs en Europe et dans le monde. La nécessité d’un contact avec les autres sections de la IVe Internationale ne résultait pas seulement de sa volonté de confronter la ligne politique du parti belge avec celle de ses partis frères ; elle correspondait également à une conscience très nette du fait qu’à l’avenir les grandes secousses militaires et révolutionnaires prendraient fatalement un caractère continental el qu’aucune direction politique efficace ne pouvait plus fonctionner à l’échelle nationale.
Une prise de contact avec la Hollande échoua. En France nous emes plus de succès. Grâce à cette liaison les derniers documents de L. D. Trotsky nous parvinrent via Marseille et Paris, dont surtout le précieux manifeste de la Conférence d’Alarme de 1940 que notre parti édita sous forme de brochure imprimée, Puis, ce fut dans un petit village ardennais, en août 1942, qu’eût lieu la première conférence de liaison entre les représentants des directions belge et française.
Léon et Hic furent les grands animateurs de cette réunion. Ils jetèrent ainsi la base du futur Secrétariat Européen Provisoire qui allait à son tour reconstituer, en pleine illégalité, une directtion internationale en Europe. Ces mois de travail illégal dans les circonstances les plus dangereuses, quand le cœur se serrait malgré toute volonté, chaque fois qu’on sonnait à la porte ou qu’une auto ralentissait sa course près du trottoir, furent également des mois d’une tensio nerveuse suprême, une attente, attente continuelle d’une explosion qui enfin entamerait les barreaux et permettrait d’avancer le jour où toutes les portes sauteraient de cette immense prison qu’était devenue l’Europe.
Nous attendrions ce coup de foudre à l’intérieur même de la prison, avec une confiance dans les réserves d’énergie révolutionnaire qui venaient de s’accumuler durant les longues années de souffrance du prolétariat du continent. Mais malgré notre confiance, cette attente fut bien longue. Soit qu’il entreprît lui-même de diriger le modeste travail de notre parti envers les soldats prolétariens de la Wehrmacht ou qu’il assistât à des réunions des comités d’entreprise clandestins qui venaient de se constituer dans la métallurgie de Liège, Léon donnait toujours à ces diverses activités un sens qui dépassait l’immédiat, il voulut qu’on semât pour que le parti puisse récolter au moment décisif.
Bien des fois il se demanda si nous étions bien capables de récolter ailleurs, vu la faiblesse numérique de nos cadres à ce moment. Il ne pouvait prévoir que c’est lui-même qui allait manquer au parti durant les journées décisives de la Libération et que ce serait l’absence d’une direction efficace qui empêcherait le parti de profiter comme il l’aurait pu des extraordinaires possibilités du moment.
Ce fut alors la chute de Mussolini. Nous sentions enfin le vent de la Révolution se lever, et notre activité se multiplia, se fit plus fiévreuse. Chacun de nous se dépensa tout entier à mesure que nous sentions la décision approcher. Ce furent une série de voyages clandestins en France, où Léon participa activement aux travaux de la Conférence européenne de la IVe Internationale de février 1944.
Nous cessions à ce moment-là à nous préparer nous-mêmes, il s’agissait d’intervenir activement dans la lutte ouvrière qui se déclencha de toute part. Dans la région de Charleroi, l’organisation trotskyste avait pris l’initiative de la création d’un mouvement illégal de délégués mineurs. Ce mouvement s’étendit rapidement à une quinzaine de charbonnages : en pleine illégalité, les idées du parti commencèrent à prendre pied dans les masses.
Léon comprenant toute l’importance de ce mouvement, voulait le suivre pas à pas. Il décida de se fixer à Charleroi afin de collaborer quotidiennement avec les ouvriers révolutionnaires de la -région. L’annonce du débarquement et la crainte de voir les liaisons entre les différentes régions interrompues, accélèrent les préparatifs de son déplacement. Vivant depuis deux ans dans la plus complète illégalité, il allait se fixer à Charleroi avec sa compagne. Le premier soir après son arrivée, la feldgendarmerie allemande fait par hasard irruption dans la maison où il se trouve. Il est arrêté et transporté à la prison.
Viennent alors de longues journées de tortures morales et physiques. La Gestapo essaye par tous les moyens de le faire parler. Les soucis au sujet du parti qui avait perdu cinq de ses principaux dirigeants au cours des deux dernières années le rongent. Il réussit à gagner la confiance d’un des soldats employés à la surveillance de la prison. Une liaison avec le parti s’établit. Il lui envoie des lettres qui sont le témoignage le plus probant de ce qu’aux heures les plus difficiles de sa vie, toutes ses pensées allaient à l’organisation, à ses projets immédiats, à son avenir. Il aurait tant désiré continuer le travail à côté de ses copains. Le destin ne l’a pas voulu. Son transport rapide détruit les préparatifs d’évasion que le parti avait entamé et le jette dans cet enfer où allaient périr cinq millions d’êtres humains : Auschwitz.
Léon était du type d’hommes qui ont pu le moins résister au régime des camps nazis. Avant toute autre chose rayonnait en lui une notion élevée de la dignité humaine qui ne pouvait tolérer un contact avec la dégradation et la cruauté devenues les communes mesures du comportement humain dans les camps. La noblesse de son caractère devait se briser sur l’implacable bestialité d’un égoïsme de désespoir, tout comme son corps fut broyé par un effort physique inaccoutumé et une maladie perfide. Après quelques semaines de labeur dans un kommando affecté à la construction des routes, il est envoyé, malade, au lazaret.
Il fallait là-bas trouver les combines, courber l’échiné devant les maîtres sadiques, trafiquer, voler, pour survivre. Il ne pouvait s’élever au-dessus de ses compagnons de misère. Cloué sur son grabat, il passa ses derniers jours à lire, à méditer stoïquement sur sa vie. Il avait la certitude que la fin approchait. Puis, la dernière « inspection médicale » passa, On sélectionna les malades pour les chambres à gaz. Léon fut parmi les sélectionnés. Courageusement il partit.
Il est difficile, sinon impossible d’apprécier pleinement la valeur d’un géant révolutionnaire qui n’a vécu que 26 ans. Malgré tout son travail incessant, relativement peu nombreuses sont les œuvres qu’il nous a laissées, II n’écrivait pas beaucoup, il préférait réfléchir mûrement avant de confier ses idées au papier. Malgré cela, ce qu’il nous laisse, son livre, et un mince volume d’articles, suffit pour voir en lui, avec Marcel Hic, le talent le plus exceptionnel, la promesse la plus sérieuse que la IVe Internationale possédait sur le continent. De par sa force de caractère, de par la maturité de son jugement politique, de par son autorité naturelle et ses qualités de dirigeant, Léon était destiné à diriger notre mouvement et à le guider à travers des luttes incessantes vers la victoire. Le vide qu’il laisse ne sera pas comblé de sitôt par un figure de sa taille.
Tous ceux qui l’ont connu garderont le souvenir d’A. Léon comme un exemple à suivre et une source continuelle d’inspiration. Ceux qui liront son livre admireront la clarté et la rigueur de son raisonnement et resteront stupéfaits devant la maturité de son esprit à l’âge de 24 ans. Ceux qui apprendront l’histoire de sa vie se demanderont peut-être pourquoi un homme de qualités aussi remarquables mélangeait son destin à celui d’une petite organisation révolutionnaire ; ils loueront sa sincérité, son honnêteté idéologique totale qui le vit vivre en concordance complète avec ses idées.
Ils se demanderont quand même pourquoi des Marcel Hic, des Widelin, des A. Léon, qui étaient parmi les plus doués de l’intelligentsia européenne choisirent pour lutter un mouvement qui ne pouvait leur promettre ni succès facile, ni gloire, ni honneurs, ni même un minimum d’aisance matérielle, mais qui au contraire exigea d’eux tous les sacrifices y compris celui de leur vie, en un long et ingrat travail et souvent dans un isolement douloureux de ce prolétariat auquel ils voulurent tout donner. Et s’ils reconnaissent à ces jeunes révolutionnaires, à côté de leurs qualités intellectuelles, des qualités morales exceptionnelles, ils devraient se dire pourtant qu’un mouvement qui pouvait uniquement par la force de ses idées et la pureté de son idéal attirer ces hommes-là et amener ces dialecticiens rationalistes à des sommets mystérieux d’oubli de soi-même et d’esprit de dévouement, qu’un mouvement pareil ne pouvait mourir parce qu’en lui vit tout ce qu’il y a de plus noble dans l’homme,
Note : L’Hachomer Hazair défend la conception que les ouvriers et socialistes révolutionnaires juifs ne peuvent lutter efficacement pour la Révolution prolétarienne qu’en Palestine.