Réformes de structure et contrôle ouvrier
Extrait de la brochure « Réforme de l’entreprise ou contrôle ouvrier » réalisée suite à un débat public entre Ernest Mandel, François Bloch-Lainé et Gilbert Mathieu. Mai-Juin 1967
  • Je crois qu’à ce point du débat, nous devons enregistrer d’abord ce qui nous paraît être une insuffisance dans la réponse que Monsieur Bloch-Lainé a donné aux questions qui lui ont été posées. Ensuite, nous devons poursuivre le dialogue en répondant aux questions qu’il a lui-même posées aux socialistes.

    Les contradictions des réformes envisagées

    Tout d’abord il me semble qu’il y a une contradiction fondamentale dans sa réponse. Dans son ouvrage, M. Bloch-Lainé part d’une constatation, à savoir qu’il y a un profond mécontentement dans le monde du travail du fait qu’il se sent simplement gouverné, qu’il sent que son sort est déterminé par des forces extérieures à lui-même dans la vie industrielle. Le mécontentement, dit-il, pourrait même aboutir à des changements à chaud, si on n’intervient pas, à temps, par des changements à froid, (c’est évidemment écrit avec un clin d’œil du côté du patronat) : une réforme qui ne modifie pas essentiellement cette situation d’absence d’auto-détermination des travailleurs dans la vie économique.

    A cet argument qui lui a déjà été posé dans une question écrite remise par G. Mathieu et par moi-même, M. Bloch-Lainé n’a pas vraiment répondu. Il estime qu’il faut commencer une réforme par quelque chose et que, chemin faisant, on pourrait aller d’une simple consultation ouvrière à des formes de contrôle ou de gestion. Je lui répète qu’aussi longtemps que le saut qualitatif n’est pas fait, aussi longtemps qu’une véritable situation d’auto-détermination n’aura pas été créée dans le monde du travail le sentiment d’insatisfaction qu’il souligne dès le départ de son raisonnement subsistera tout entier. L’ensemble des réformes qu’il propose dans la mesure où elles ne touchent au droit de libre disposition de l’outil et du travail des commanditaires de l’entreprise et de leurs représentants, les « managers », ne supprime en rien l’aliénation ouvrière et la situation de mécontentement qui se dégage de cette aliénation.

    Autre réponse de M. Bloch-Lainé qui ne peut pas donner satisfaction. Il dit : au niveau de l’entreprise, il faut réclamer davantage de pouvoirs pour les travailleurs ; mais on ne peut pas à la fois, réclamer davantage de pouvoirs et refuser le dialogue. Je crois qu’il y a là un malentendu. Je ne crois pas qu’il y ait un seul syndicaliste sérieux aujourd’hui qui se refuse, à priori, à un dialogue. Toute la question est de savoir quel est le but du dialogue. Si le but du dialogue reste essentiellement revendicatif, pas seulement sur le plan des revendications de distribution et de consommation, mais aussi sur le plan des revendications de structure, alors il n’y a aucun argument socialiste qu’on puisse lui opposer. Mais si le but du dialogue est la collaboration, alors son résultat objectif, c’est l’intégration des syndicats dans le régime capitaliste.

    C’est ainsi qu’il faut comprendre la crainte, formulée par G. Mathieu et par moi-même, que les réformes proposées par Monsieur Bloch-Lainé aboutissent à une intégration encore plus avancée des syndicats dans le régime capitaliste que celle que nous connaissons déjà aujourd’hui, une intégration qui serait achevée à tous les niveaux, non seulement au niveau central des institutions paritaires ou tripartites, gouvemement-patronat-syndicat, tel qu’elle fonctionne dans des pays comme la Suède ou les Pays-Bas, mais également au niveau de l’entreprise. Cette crainte est légitime parce que nous craignons qu’en agissant comme M. Bloch-Lainé le propose, le mouvement syndical vendrait son « droit d’aînesse » contre un plat de lentilles. En échange d’une consultation qui resterait essentiellement vide de contenu pratique, il abandonnerait la possibilité pratique d’arracher à des moments déterminés, conjonctuellement opportuns, des lambeaux de pouvoirs de décision réelle au Capital. Ce qui doit être l’objectif qu’il devrait poursuivre au moyen des revendications structurelles.

    Pourquoi ce risque est-il réel ? On pourrait apporter toute une série de preuves, disons empiriques, hélas très nombreuses, dont quelques-unes ont d’ailleurs été citées par Monsieur Bloch-Lainé lui-même dans son livre. Il suffit de rappeler cette malheureuse co-gestion allemande, où manifestement le représentant syndical au sein du Conseil d’administration, devenant par surcroît « Arbeitsdirektor », c’est-à-dire responsable pour les relations de la direction avec le personnel, cesse d’être un représentant du monde du travail pour s’intégrer totalement dans les intérêts du capital.

    Réformes de fonctionnement néo-capitalistes ou réformes de structures anti-capitalistes

    Je voudrais maintenant élargir un peu le débat et répondre aux questions que Monsieur Bloch-Lainé pose aux socialistes de gauche. Il me semble qu’à la base de son intervention se trou-vent deux problèmes qui sont des problèmes de philosophie politique, et qui méritent effectivement une réponse qui soit une réponse claire de la part des socialistes. C’est d’abord le problème de l’utilité relative des réformes qui ne touchent pas aux structures elles-mêmes, et de la différence entre les réformes qui touchent simplement le mode de fonctionnement du système capitaliste et les réformes qui en modifient la structure.

    Je voudrais illustrer ma réponse à la première question par une analogie qui est en même temps un rappel historique. Pendant longtemps, dans beaucoup de pays, la lutte pour le suffrage universel a été l’objectif politique numéro un du mouvement ouvrier. On se trouvait, dans mon pays par exemple, devant le suffrage censitaire qui n’accordait le droit de vote qu’à la bourgeoisie. Dans des pays comme la Prusse ou comme l’Autriche, on le trouvait confronté avec le droit de vote par classe d’électeurs, selon les Etats ou selon les classes sociales.

    Le mouvement ouvrier a opposé à ces situations manifestement injustes la revendication du suffrage universel. Il y a eu, dès cette époque, des libéraux modérés ou même des conservateurs qui ont dit : « Pourquoi tout réclamer en une seule fois ? Pourquoi ne pas réformer par étapes ? Commençons à donner une voix à tout le monde, mais donnons deux voix à ceux qui payent des impôts ; et à ceux qui payent beaucoup d’impôts trois voix ; et à ceux qui ont beaucoup d’enfants, quatre voix, et ainsi de suite ». Le mouvement ouvrier aurait pu répondre à l’époque : « C’est toujours ça de gagné ; les ouvriers qui n’avaient même pas une voix en auraient au moins une ».

    Je ne connais évidemment aucun pays dans lequel les socialistes auraient refusé de participer à des élections dans lesquelles on passerait du système censitaire au système du vote plural. Mais je ne connais pas non plus un seul cas où des socialistes auraient engagé des négociations, ou auraient accepté d’abandonner le plan de principe sur lequel ils se plaçaient, celui du suffrage universel pur et simple, pour dire : « introduisons des étapes intermédiaires ; négocions sur le vote plural ; on va négocier pour le vote par trois voix, deux voix et une voix, à la place de cinq, quatre, trois, deux et une ; puis on se battra pour deux voix et une voix à la place de trois, deux et une, pour arriver finalement au suffrage universel simple. Car la force de frappe que le mouvement ouvrier obtenait grâce à la défense d’une position de principe claire, simple et compréhensible pour tout le monde, qu’était le mot-d’ordre : « Un homme, une voix », était telle que la mettre en question lui-même, la saper lui-même en commençant à négocier sur toutes sortes de formules intermédiaires, aurait, en pratique, affaibli la lutte et éloigné le mouvement du but, au lieu de l’en rapprocher.

    Il y a d’ailleurs des exemples pratiques qui démontrent que le saut direct du suffrage censitaire ou du suffrage plural, particulièrement scandaleux, au suffrage universel, a pu être obtenu dans certains pays, grâce à des actions extra-parlementaires (la manifestation de grève générale à Vienne, après la révolution russe de 1905). Le suffrage universel y a été arraché d’un seul coup, grâce à cette force de frappe que le mouvement ouvrier avait rassemblée pendant toute cette période préalable d’agitation, tandis que dans des pays où tout cela s’est passé par la voie des négociations et des « dialogues », sans cette constitution de cette force de frappe, le processus a été beaucoup plus long et l’aboutissement final a été obtenu dans des conditions beaucoup plus équivoques.

    Je précise : il ne s’agit pas de « refuser » des réformes octroyées, disons comme moindre mal par le camp adverse. Si demain le patronat veut accorder le quatrième des réformes proposées par Monsieur Bloch-Lainé, à savoir une plus grande publicité, ou l’obligation de publicité sur les commanditaires réels de l’entreprise, je ne crois pas qu’il y ait un syndicaliste qui dira : « Nous n’en voulons pas ». Ce qu’il s’agit de refuser, c’est la substitution à un combat pour des principes simples et clairs, qui ont une capacité de mobilisation des travailleurs très réelle, de toute une série d’étapes intermédiaires qui ne peuvent que semer la confusion et réduire la force de frappe du mouvement ouvrier.

    J’en viens ainsi au deuxième aspect de ce problème de philosophie politique qui est au fond le problème fondamental. Si l’on part de l’idée que la structure de la société capitaliste forme un tout cohérent, on comprend que cette structure ne peut pas être entamée sur les bords, de manière imperceptible, ou subreptice ou par petits coups. Toutes les réformes qui ne touchent pas la structure dé cette société, ne font qu’en modifier, même qu’en améliorer le fonctionnement. Le but essentiel du mouvement ouvrier doit être de concentrer ses efforts sur des combats qui tendent à mettre en question le régime dans son ensemble, dans ses fondements, dans ses structures.

    Si l’on admet, par ailleurs que cette remise en question pratique ne sera pas possible essentiellement par la voie de la négociation et du dialogue, mais qu’elle le sera par la voie de la lutte, et que les moments opportuns à remporter des victoires dans cette lutte ne peuvent pas se présenter tous les trois mois, tous les six mois ou tous les ans, mais se présentent avec une périodicité beaucoup plus irrégulière (disons tous les sept ans ou tous les dix ans, pour reprendre un vieux schéma issu de la théorie des cycles, et qui s’applique assez bien à l’histoire de la plupart des pays d’Europe occidentale au cours des dernières décennies), alors on comprend les conséquences néfastes d’un refus de concentration de l’effort du mouvement ouvrier sur les réformes de structures. Cela signifie alors qu’on laissera échapper les rares moments où l’on pourrait en pratique avoir gain de cause, pour se laisser détourner de ces objectifs vers des objectifs qui, en définitive, ne font qu’améliorer le fonctionnement du régime.

    Je me réfère ici notamment à la première et à la deuxième des propositions de Monsieur Bloch-Lainé. Ce n’est pas par hasard qu’il nous dit que ce sont ces propositions qui ont le plus de chance d’être adoptées par le gouvernement actuel. Elles me paraissent manifestement améliorer le fonctionnement du régime capitaliste, ce qui implique d’ailleurs son renforcement. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, le gouvernement capitaliste ait montré de l’intérêt pour ces réformes. Il pourrait même dans d’autres circonstances, quand les rapports de force se seront détériorés pour lui, montrer de l’intérêt pour d’autres aspects des réformes Bloch-Lainé qui pourraient alors constituer un moindre mal par rapport à des conquêtes devenues impossibles du mouvement ouvrier. Dans ces conditions, il me semble évident que le mouvement ouvrier s’affaiblirait considérablement en acceptant le repli vers le dialogue, ou vers la négociation sur des reformes de ce type-là. Et c’est au fond de cela qu’il s’agit : une négociation plutôt qu’un dialogue purement doctrinal, sur des propositions qui ne modifient pas au fond la question du pouvoir dans les Entreprises, alors que la modification de ce pouvoir devrait être aujourd’hui l’objectif numéro un de ce qu’on appelle les réformes de structures.

    En Belgique nous avons été amenés à distinguer nettement les réformes de structures anti-capitalistes, des réformes de structures néo-capitalistes. Quelques-unes des propositions de Monsieur Bloch-Lainé me semblent être le type même de ces réformes de structures néo-capitalistes qui, loin d’arracher au patronat des lambeaux de pouvoir réel au niveau de l’entreprise, visent plutôt à améliorer le fonctionnement du régime tel qu’il est, en dernière analyse dans l’intérêt de ceux qui exercent aujourd’hui ce pouvoir.

    Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Qu’est-ce que c’est exactement que le contrôle ouvrier, qu’est-ce que c’est exactement que la gestion ouvrière ? Est-ce que contrôle et gestion se recouvrent ? Est-ce qu’il faut réclamer le tout en une fois ? Est-ce que d’un seul saut on peut passer du régime actuel vers un régime de gestion ouvrière pleine et entière ? Est-ce que la seule solution de rechange possible à la concentration de pouvoirs entre les mains de la propriété privée, c’est la concentration du pouvoir entre les mains de l’Etat ?

    Du point de vue du socialisme de gauche tel qu’il existe aujourd’hui, avec ses nuances différentes dans les divers pays d’Europe occidentale, et tel qu’il s’oppose à la fois au réformisme traditionnel (qui n’est d’ailleurs plus réformiste, parce qu’il ne combat plus pour aucune réforme sérieuse) et à toutes les tendances staliniennes ou néo-staliniennes qui n’ont pas tiré des conclusions doctrinales profondes de l’expérience de l’Union Soviétique, d’après ce point de vue socialiste de gauche, l’idée d’un certain partage des pouvoirs au niveau de la vie économique et au niveau de l’entreprise, est une idée valable pour une société socialiste.

    Le contrôle ouvrier

    Nous ne croyons pas qu’il faille concentrer tous les pouvoirs, ni entre les mains de l’Etat, ni entre les mains de Conseils ouvriers (ce qui entraîne le danger de l’égoïsme d’entreprise avec tous ses défauts). Nous croyons qu’il faut trouver, dans le cadre d’une économie socialiste, un système de « checks and balances » comparable mais non identique au système que la bourgeoisie avait élaboré dans le cadre de son régime, à l’époque de la révolution américaine et surtout après l’expérience de la Révolution Française. Je crois qu’en gros, on peut envisager trois pôles de pouvoirs qui évitent l’arbitraire et l’autocratie de quelque côté que ce soit.

    Primo, une démocratisation profonde, réelle de la vie économique, au niveau national, à savoir, l’élaboration et la ratification du Plan de manière contradictoire, après que plusieurs modèles aient été soumis à la masse des citoyens, ou à la masse des producteurs (on peut ici envisager plusieurs variantes sur lesquelles je ne veux pas m’étendre) et que le suffrage universel et la discussion d’assemblée aient tranché, majorité contre minorité.

    Secundo, au niveau de l’entreprise, un pouvoir qui serait essentiellement celui d’un Conseil ouvrier librement élu par les travailleurs de cette entreprise, mais qui serait obligé d’agir dans le cadre du Plan élaboré au niveau national, qui ne pourrait pas dépasser ce cadre, notamment en matière de prix de vente et de gros investissements (avec des aménagements possibles et des différences de régime entre l’industrie lourde et l’industrie qui travaille pour le marché des biens de consommation, entre les petites et les grandes entreprises, etc...).

    Tertio, l’indépendance syndicale, une indépendance syndicale totale par rapport à l’Etat et aux partis qui permettrait aux travailleurs de défendre de toute manière, quelles que soient les décisions prises au niveau national, et quelles que soient les décisions prises par le Conseil ouvrier au niveau de l’entreprise, leurs intérêts en tant que consommateurs contre ce qu’ils considéreraient être des abus, des injustices, et des situations inacceptables dans lesquelles on les aurait placés. Je suis également partisan du maintien du droit de grève et de la possibilité pratique de faire grève dans un régime socialiste, parce que sans ce droit de grève, je ne dis pas qu’il faut y pousser systématiquement, mais sans ce droit de grève, sans la menace de ces grèves, l’autonomie syndicale ne serait pas réelle et la possibilité de défense des intérêts des travailleurs, en tant que consommateurs, deviendrait minime. Cette défense s’impose même contre les dirigeants des entreprises élus par les travailleurs eux-mêmes parce qu’il y a là une séparation de fonction qui implique inévitablement une diversité de comportement.

    Mais tout ce qui précède n’a évidemment de sens qu’à partir du moment où l’emprise de la propriété privée sur l’outil et sur le travail a été brisée une fois pour toutes, à partir du moment où le capitalisme a été renversé et où le pouvoir de décision économique et politique appartient aux travailleurs, à l’échelle de l’entreprise et à l’échelle de la nation. Parler de co-gestion ou de « partage de pouvoirs » alors que le Capital reste le maître cela signifierait paralyser l’action ouvrière par la collaboration de classe et perpétuer le pouvoir du Capital.

    Comment peut-on avancer aujourd’hui des revendications qui vont dans le sens général de mise en question du pouvoir du capital sur le travail, au niveau de l’entreprise ? Je crois que beaucoup de choses que Gorz a écrites à ce sujet dans son livre « Stratégie ouvrière et néo-capitalisme » sont tout-à-fait valables. J’ajouterai tout au plus deux exemples à ceux qu’il a cités.

    Le contrôle ouvrier est posé lorsque les syndicats réclament non pas une forme quelconque de co-gestion dans le cadre du régime capitaliste (revendication qui serait contraire, à la nature même de l’organisation syndicale, à sa fonction de défense des intérêts des travailleurs) mais lorsqu’ils réclament l’ouverture des livres de comptes patronaux pour pouvoir discuter en connaissance de cause ; ou du moins avec un minimum de connaissance au niveau national et au niveau de l’entreprise, des rapports entre salaires, profits, productivité et prix.

    Dans un rapport présenté hier au Conseil économique, les auteurs reconnaissent un fait évident : seuls les salaires sont aujourd’hui connus exactement dans la société capitaliste ; les revenus des autres classes sociales, et notamment les revenus réels des entreprises et du Capital sont totalement inconnus du fait de l’évasion et de la fraude fiscale. Ainsi toute discussion sur une quelconque politique des revenus, qui part de cet état d’infériorité dans lequel se trouvent les syndicats du fait qu’ils ne connaissent même pas les revenus des autres classes de la société, ne peut être qu’un marché de dupes et doit être rejeté par le monde du travail L’ouverture des livres de comptes, qui implique, bien sûr, la suppression du secret commercial et du secret bancaire, devrait être posée comme condition préalable à tout débat au niveau national sur les grandes masses macro-économiques.

    Autre exemple : il faut réclamer le droit de contrôle c’est-à-dire le droit de veto de l’organisation syndicale au niveau de l’entreprise, sur toute une série d’opérations qui impliquent de la manière la plus immédiate le phénomène du travail aliéné, à savoir l’organisation du travail, la structure des équipes les droits disciplinaires des chefs d’équipe, la division du travail au niveau de l’entreprise et ses modifications, les cadences et les rythmes de travail, le calcul des primes de rendement collectives l’organisation d’écoles d’apprentissage (parce que vous avez là un aspect tout à fait fondamental de l’aliénation qui est la déformation systématique de la connaissance et de la mentalité ouvrière sous prétexte de « formation professionnelle »). Toutes ces revendications ont la portée d’une véritable politique de contrôle ouvrier, d’une véritable politique d’offensive ouvrière qui mettrait en question réellement, au niveau de l’entreprise, le droit de disposition du capital sur l’outil et sur le travail. A partir du moment où les syndicats accepteraient pareille orientation et déclencheraient une campagne d’éducation et de mobilisation des travailleurs autour de ces objectifs, cette politique pourrait aboutir réellement à des prises de conscience et à des combats qui deviendraient rapidement des combats contre le régime capitaliste dans son ensemble, et contre l’aliénation du travail dans son ensemble.


    La question posée par Monsieur Bloch-Lainé concernant la frontière entre le bon et le mauvais réformisme me permet de faire une remarque au sujet du livre de mon ami André Gorz, livre que je trouve admirable à beaucoup de points de vue, mais qui comporte aussi quelques lacunes. Cette terminologie dans l’introduction est effectivement une terminologie qui me paraît peu précise. Personnellement je ne crois pas qu’il faille choisir entre le « bon » et le « mauvais » réformisme et il me serait difficile de me classer moi-même dans la catégorie des « bons » réformistes ; je considérerais cela comme un reproche ou même une insulte plutôt que comme une définition.

    Le problème posé dans le domaine de la philosophie politique c’est celui de l’ambiguïté des réformes partielles. Il s’agit d’un problème complexe dans l’histoire politique des dernières soixante-quinze années, et je ne crois pas qu’on puisse l’écarter d’un geste de la main.

    Si nous réexaminons aujourd’hui certaines discussions qui ont eu lieu il y a près d’un siècle, (on a célébré cette année le centenaire de la Première Internationale, et c’est effectivement dans le cadre de cette Internationale que cette discussion est née), on peut se demander si les torts et les raisons sont aussi évidemment répartis qu’on le pensait jadis. Aujourd’hui tous les socialistes sont partisans du suffrage universel. J’en ai parlé tout à l’heure et n’ai évidemment pas changé d’avis à ce propos. Mais quand on relit aujourd’hui les espoirs que les premiers socialistes avaient placés dans le suffrage universel, ce qu’ils ont cru pouvoir conquérir, grâce à cette conquête, je ne dis pas en un siècle ou en un demi-siècle, dans l’espace d’une ou deux décennies, il faut bien reconnaître, sans pour cela donner raison aux anarchistes, que nous sommes très loin du compte !

    En pratique, l’ambiguïté de ce suffrage universel est très claire. On a donné, avec le droit le vote tous les quatre ans, une illusion d’égalité politique et une illusion de souveraineté à la masse des citoyens, qui ne correspond pas du tout à la situation réelle pour toute une série de raisons économiques et sociales, que nous connaissons très bien. Le cas le plus évident se manifeste aux Etats-Unis, où tous les quatre ans, les citoyens ont tout au plus à choisir entre deux millionnaires, qui n’ont, tous les deux, rien de commun avec l’intérêt de la masse du peuple. Et même si on regarde la situation des pays d’Europe qui possèdent un vieux mouvement ouvrier structuré qui rend le choix un tout petit peu plus réel, disons dans le cas de la Grande-Bretagne, de l’Italie ou dans celui de la Belgique on doit constater que cette ambiguïté reste tout de même très, très réelle.

    En présentant un seul aspect des choses, c’est-à-dire en appliquant une règle de logique mécanique, « tout pas en avant nous approche du but », on oublie que la vie réelle est beaucoup plus compliquée, et que la question peut être aussi formulée ainsi : Un pas en avant, dans la mesure où il conduit à une interruption, a un arrêt du mouvement, risque de nous éloigner et non pas de nous rapprocher du but ! ». C’est pourquoi j’appliquerai un critère plus complexe que le critère de M. Bloch-Lainé, et même sur ce plan-là je ne suis pas entièrement d’accord avec ce qu’a dit Gilbert Mathieu. Je ne crois pas qu’on puisse classer les réformes partielles en deux catégories : celles qui rapprochent du but et qui seraient donc par principe bonnes, même si le rapprochement est infinitésimal ; et celles qui éloignent du but et qui seraient par nature mauvaises.

    Je ne suis donc pas non plus entièrement d’accord avec la formule qui consiste à dire : tout ce qui accroît le pouvoir syndical à l’entreprise, de n’importe quelle manière et sous n’importe quelle forme, est par définition bon. Je formulerai une règle un peu plus complexe : tout ce qui rapproche du but, ou tout ce qui augmente le pouvoir des syndicats à l’entreprise, est possible à condition que cela permette d’élever le niveau général de conscience de la classe ouvrière, à condition que cela permette le maintien de sa combativité et de sa capacité de remettre périodiquement en question le régime capitaliste dans son ensemble. Mais tout ce qui, sous couvert d’être un tout petit pas vers le but, peut avoir pour conséquence la démobilisation permanente ou même périodique des travailleurs, tout ce qui débouche sur l’abaissement du niveau de conscience, la confusion, l’illusion que quelque chose de fondamental est changé alors qu’il n’y a eu aucun changement fondamental, me paraît être négatif. Je veux dire que dans cas, les côtés positifs de ces réformes pour le mouvement ouvrier restent inférieurs aux côtés négatifs.

    Prenons un exemple précis. On a parlé d’égoïsme d’entreprise, d’intégration du syndicalisme dans l’entreprise. Aussi bien M. Bloch-Lainé que Gilbert Mathieu, ont accepté cette intégration comme un fait établi, et en ont conclu que tout le monde, à l’entreprise, a intérêt à augmenter ou à stabiliser le niveau de l’emploi. Est-ce vraiment si évident que cela, notamment pour les directeurs ? Je ne le crois pas. Je crois que c’est une simple question de calcul et qu’il y a des moments dans la vie d’une entreprise, où les directeurs ont intérêt à réduire le volume de l’emploi, lorsque cela augmente la rentabilité (il y a beaucoup de moments dans la vie d’une entreprise, où l’accroissement de la rentabilité peut dépendre de la réduction du niveau de l’emploi).

    Mais si vous avez créé parmi les travailleurs ou même parmi les syndicalistes, un esprit d’identification de leurs intérêts avec ceux de l’entreprise, vous pouvez aboutir à des situations qu’on a connues dans le passé, où les syndicats eux-mêmes se transforment en agents patronaux ou en agents de la direction pour couvrir ou pour faciliter le licenciement d’une certaine partie du personnel, sous prétexte que c’est indispensable pour la rentabilité, pour la capacité concurrentielle de l’entreprise. Vous avez là un exemple concret d’un accroissement de pouvoir des syndicats dans le cadre de l’Entreprise, qui peut faciliter le développement d’un état d’esprit manifestement négatif. L’intérêt général des travailleurs, du syndicalisme et de la lutte des classes exige qu’il n’en soit pas ainsi et que la solidarité collective des travailleurs pour la sécurité de l’emploi, implique aussi une solidarité contre les licenciements.

    Je répète donc, je considère comme contre-indiqué non seulement les réformes qui éloignent du but, mais aussi les reformes qui s’en rapprochent de manière si infinitésimale qu’elles ne modifient en rien, structurellement, la situation d’aliénation dans laquelle se trouvent travailleurs et syndicats, tout en créant comme séquelles aux états d’esprit, une mentalité, une baisse du niveau de conscience, qui rendent plus difficile la lutte pour l’objectif du contrôle ouvrier. Voilà une réponse précise à votre question. C’est seulement dans le cadre de cette dialectique beaucoup plus complexe que le simple mouvement linéaire que la réticence justifiée de beaucoup de syndicalistes devant une série de vos propositions peut être comprise.

    Quant à votre proposition numéro quatre, comme G. Mathieu l’a déjà dit, je crois que personne, dans le monde du travail, n’y sera opposé. Toute réforme du caractère opaque du capital, toute réforme qui va dans le sens de la publicité sur les réels détenteurs du pouvoir économique, est toujours saluée par le mouvement ouvrier.

    Je me permettrai même de vous faire une suggestion à ce sujet, qui est encore plus modeste, mais qui vous montre que lorsqu’il s’agit de choses vraiment intéressantes, tout pas en avant nous intéresse, même de tous petits pas : si on pouvait obtenir ce qui existe déjà aux Etats-Unis, et ce qui a joué un rôle pour que toute la lumière se fasse sur la concentration réelle du capital, à savoir le simple droit d’enquête du Parlement, droit qui implique celui de citer devant une Commission Parlementaire des hommes d’affaires et de les obliger de témoigner sous serment, on aurait obtenu une réforme très utile. Les grandes enquêtes que le Congrès américain a faites sur la concentration économique, celle du T.N.E.C. des années 38-39, celle sur la concentration dans l’industrie sidérurgique en 1946, celle de l’industrie pétrolifère faite en 1949, si je ne me trompe pas, toutes ces enquêtes sont éminemment utiles pour une connaissance de la concentration capitaliste.

    Si on pouvait ne retenir que cela, que cette petite chose-là, le droit d’enquête du Parlement allant jusqu’à obliger les hommes d’affaires à répondre à n’importe quelle question que peut poser n’importe quel membre de cette Commission parlementaire, étant donné la composition des Parlements en Europe occidentale, je crois que ce serait une excellente chose. J’ajouterai tout de suite, qu’étant donné précisément la composition des Parlements en Europe occidentale, il est peu probable qu’on nous donne cette réforme !

    En ce qui concerne vos réformes, numéro un, numéro deux, numéro trois, je crois que la seule attitude à prendre, pour le mouvement ouvrier, c’est une attitude de neutralité. Ces réformes se situent en réalité à l’intérieur de la classe bourgeoise, à l’intérieur du droit bourgeois. Nous ne sommes évidemment pas défenseurs du statu quo, mais nous n’avons aussi aucune raison de vanter ou de travailler pour une rationalisation de ce régime, qui en améliore le fonctionnement. Or, les trois premières de vos réformes sont des réformes typiques de rationalisation néo-capitaliste, qui sont peut-être inévitables, mais que nous n’avons ni à combattre ni à favoriser, que nous devons considérer comme se déroulant dans un monde qui nous est hostile.

    L’exemple que G. Mathieu a donné me paraît très probant. Est-ce vraiment notre intérêt que 2% de la population puisse démocratiquement ou non démocratiquement, déterminer qui va gérer les entreprises ? Je ne crois pas que nous ayons une idée à défendre pour ou contre l’autocratie, ou pour ou contre la « démocratie » dans ce cadre extrêmement limité des 2%.

    La reforme de l’enseignement, c’est une autre histoire, mais même à ce propos j’ai l’impression qu’aussi longtemps que le régime sera ce qu’il est, et que l’inégalité des fortunes sera ce quelle est, je vois mal qu’il y ait quelques d’ouvriers qui accéderont finalement à ce genre de profession (directeurs banquiers, etc.) où la sélection ne se fait pas seulement au départ, mais ou elle se fait aussi par ceux qui offrent l’emploi et où un certain nombre de garanties, disons morales sinon politiques sont exigées, avant qu’on ne trouve accès à des postes de direction dans les entreprises.

    Pour terminer, je voudrais dire à M. Bloch-Lainé qu’il y a un point d’information, un des piliers de son ouvrage, qui ne me paraît pas fondé du tout. Tout ce complexe de catégories managers, directeurs, commanditaires, petits actionnaires, me semble être couvert par une grande confusion d’esprit. Les enquêtes empiriques que je connais démontrent le contraire de ce qu’on affirme en général. La véritable ligne de séparation ne passe pas entre d’une part les managers et d’autre part ce que vous appelez les commanditaires et qui déjà aujourd’hui vivent en véritable symbiose avec les grands managers, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai dans un instant, et la masse des petits actionnaires.

    Aucune réforme institutionnelle ne pourra modifier cette situation aussi longtemps que vous n’attaquerez pas la propriété elle-même. Aux Etats-Unis, la situation est très claire : il n’existe pas de grande « corporation », dont le manager, s’il est vraiment capable, ne soit pas devenu au bout de sa carrière un grand actionnaire, parce qu’une partie importante de sa rétribution se fait notamment sous forme d’options d’achat d’actions, se fait sous forme d’octrois gratuits d’actions dans l’Entreprise, et le groupe privilégié d’actionnaires a tout intérêt d’associer et d’intégrer les meilleurs éléments de ce personnel de gestion et de renouveler ainsi périodiquement le sang qui coule dans les veines quelque-fois un peu fatiguées des sommets de la classe bourgeoise.

    Ce qui s’opère, c’est une forme extrême de concentration capitaliste, mais qui avait été prévue depuis très longtemps par Marx et les marxistes. Au bout du processus, il n’est plus nécessaire de posséder 50% ou 40% ou 35% du capital pour contrôler une entreprise ; il suffit très souvent d’en posséder deux, trois ou quatre pour cent. Mais il faut évidemment s’entendre : deux, trois ou quatre pour cent de capitaux de 500 milliards d’anciens francs ou d’un milliard de dollars. Dans ce cas, je crois qu’il est difficile de présenter les pauvres malheureux qui ne possèdent que 2, 3% ou 4% de ces capitaux énormes comme autre chose que comme de grands capitalistes et comme des gens qui emploient et utilisent leur propriété comme base de contrôle et de commande sur des biens de production et sur des hommes, et qui, justement, peuvent le faire dans un rayon d’action beaucoup plus large que celui de leur propriété au sens strict du terme même. A cela, vos réformes ne changeront rien. Comme l’a dit G. Mathieu : dans une certaine mesure, vous légitimez cette situation par les réformes que vous proposez. Cette légitimation, je ne vois pas en quoi elle correspond à l’intérêt du mouvement ouvrier.


    1. Comment Mandel envisage-t-il les réformes de structures anti-capitalistes, croit-il que le capitalisme pourra supporter ces réformes et les conçoit-il comme un plan de mobilisation de classe des travailleurs contre le régime capitaliste ? Le camarade Mandel a très bien défini le contrôle ouvrier. Trotsky qui fut un des premiers à en avoir fait un mot d’ordre, le considérait comme inacceptable par les capitalistes et considérait que ce mot d’ordre n’était qu’une mobilisation de classe pour le double pouvoir : d’un côté les soviets ou Conseil, de l’autre, ce qui reste de l’Etat bourgeois, double pouvoir qui doit se dénouer rapidement : pouvoir des travailleurs, pouvoir capitaliste. Le camarade Mandel qui s’est mis d’accord avec André Gorz, croit-il que des éléments ou des lambeaux de pouvoir peuvent se maintenir au sein du régime capitaliste en attendant la prochaine offensive ouvrière ou le camarade Mandel pense-t-il que seule la mobilisation de la classe ouvrière, sur des objectifs de classe, peut par la force renverser le capitalisme ?
    2. Concrètement comment envisager les rapports entre Conseils ouvriers et Syndicats ? Les syndicats sembleraient ne pas devoir présenter de candidats aux Conseils s’ils doivent rester contestataires.
    3. Le problème de la planification dans le sens qu’a dit Mandel est une réforme de l’enseignement, peut-on accepter que pour dans 15 ans ... il y ait tant d’ouvriers professionnels et d’ouvriers spécialisés ? Est-il sûr que les ingénieurs et cadres soient achetés ? N’y a-t-il pas un phénomène de prolétarisation des cadres ?
    4. Que pense Ernest Mandel de l’association Capital-Travail ou des distributions d’actions aux ouvriers ?

    Le sens des réformes de structures

    Bien entendu, je conçois des réformes de structure anti-capitalistes comme ne pouvant être que des objectifs de mobilisation de classe des travailleurs contre le régime capitaliste. A mon point de vue, d’après la logique de ces réformes de structure anti-capitalistes, la lutte pour ces objectifs aboutit à une situation de dualité de pouvoir. Cette situation de dualité de pouvoir ne peut déboucher que soit sur la défaite du capitalisme et la victoire du socialisme, soit sur la défaite des travailleurs et la consolidation du capitalisme.

    Cependant, les camarades qui croient qu’ils ont tout résolu en posant la question de cette manière, me semblent fortement sous-estimer deux aspects essentiels du problème. Premièrement, il n’est nullement démontré à priori (et je crois que l’expérience a démontré que ce n’est d’ailleurs pas si facile que ça à réaliser dans les faits), que les travailleurs se mobilisent sur des objectifs de réformes de structure anti-capitalistes qui, à première vue, paraissent abstraites et pas en rapport avec les préoccupations immédiates.

    Cela exige donc deux formes de médiation. D’abord la recherche de revendications transitoires ou de revendications de réformes de structure anti-capitalistes, qui correspondent à des situations données, ressenties comme inacceptables par les masses laborieuses, et qui ne peuvent pas tenir une fois pour toutes dans un manuel, qui doivent vraiment faire l’objet d’une recherche permanente. La deuxième médiation est celle de l’éducation et d’une propagande systématiques. L’expérience de mon propre pays m’a convaincu qu’il ne suffit pas que quelque part dans un journal, ou dans un parti, il y ait un groupe d’avant-garde qui répète semaine après semaine, mois après mois, et année après année qu’il faut le contrôle ouvrier pour qu’on obtienne une grève générale pour le contrôle ouvrier. Cela exige des formes de propagande et d’éducation pénétrant réellement dans les larges masses, qui sont pratiquement irréalisables si on ne réussit pas à utiliser comme instrument le mouvement syndical ou au moins une partie du mouvement syndical. Cela aussi réclame alors à son tour toute une stratégie d’éducation et de persuasion de l’avant-garde ouvrière en vue d’effectuer cette action.

    Deuxièmement : André Gorz dit que la révolution comme on l’a conçue dans le passé, disons la révolution catastrophique qui s’identifie avec des situations de défaite dans une guerre, et qui prend l’image de la Russie en 1917, de l’Allemagne de 1918, ou de l’Italie de 1943-44, est peu probable dans les années à venir. Je suis d’accord avec Gorz sur ce point. Je crois, heureusement d’ailleurs, qu’il est peu probable que nous aurons une guerre universelle et qu’il est moins probable, si par malheur nous devions l’avoir dans les années à venir, qu’au cours d’une telle guerre universelle, on pourra encore connaître des situations comme celle de 1917.

    Depuis un certain nombre d’années j’ai acquis la conviction que le schéma qu’il faut avoir devant les yeux, si on veut avoir un point de référence historique, c’est plutôt le schéma de juin 1936 en France, c’est-à-dire de la manière dont s’est déclenchée la grève générale de 1936, pas dans une période de crise économique, plutôt au lendemain de la reprise économique dans un contexte politique tout à fait particulier, et qui se rapproche dans une certaine mesure de celui que nous avons connu, dans mon pays en 1960-61. Le travail essentiel de l’avant-garde, de la gauche ouvrière, doit être celui de préparer les travailleurs pour des situations de ce genre, pour pouvoir, à ce moment-là, arracher dans la lutte une série de positions de puissance, d’éléments de dualité de pouvoir, qui débouchent bien entendu sur une lutte accentuée sur le terrain social et éventuellement sur la conquête du pouvoir par les travailleurs.

    Conseils ouvriers et syndicaux

    On me demande si dans la société socialiste, étant donné les rapports entre Conseil ouvrier et syndicats, les syndicats ne devraient pas présenter des listes de candidats au Conseil s’ils veulent rester contestataires. Je dois dire que c’est un point de droit constitutionnel socialiste qui n’est malheureusement pas encore d’une grande actualité, en France. Sans vouloir me prononcer définitivement, mes préférences vont plutôt à une solution différente dans la mesure où je suis partisan de la multiplicité des partis sous le socialisme, surtout dans les pays à tradition de démocratie ouvrière, je crois que ce sera plutôt de la compétence des partis politiques de présenter des candidatures aux Conseils ouvriers. Les syndicats, quant à eux, doivent maintenir leur situation d’autonomie envers tous ceux qui exercent la gestion, aussi bien envers l’Etat et le gouvernement au niveau national, qu’envers le Conseil ouvrier au niveau de l’Entreprise.

    Les réformes de l’enseignement

    A propos de la réforme de l’enseignement. Elle ne peut pas être détachée de l’ensemble des réformes de structure anti-capitaliste. Dans la mesure où vous continuez à vivre dans une économie dans laquelle ce sont les propriétaires du capital, les grands trusts, qui déterminent les grandes lignes des investissements et que vous ne disposez pas d’arme réelle pour modifier la structure de ces investissements si vous appliquez une politique d’enseignement qui ne correspond pas aux besoins des capitalistes ce que vous risquez de produire, c’est le chômage intellectuel, c’est-à-dire toute une masse de gens qui ne trouveront pas d’emplois. Il me paraît difficile de mettre la charrue devant les bœufs.

    Vous pouvez appliquer une certaine réforme de l’enseignement, dans le cadre du régime actuel, qui consiste à démocratiser l’enseignement moyen et supérieur pour donner ce qu’on appelle l’égalité de chances aux fils de toutes les classes sociales. Mais pour le reste, la structure professionnelle qui découlera de votre enseignement, réformé ou non, correspondra toujours plus ou moins à la demande de main-d’œuvre. Le jour où elle ne correspondrait plus à cette demande, cela risque de provoquer des dégâts pour les diplômés issus de cet enseignement.

    L’association Capital-Travail

    Un dernier mot sur la question de l’actionnariat ouvrier. Je suis évidemment adversaire de l’actionnariat ouvrier. Je ne crois pas qu’on puisse résoudre le problème de la justice distributive en matière d’accroissement des patrimoines et des propriétés des entreprises par la voie de l’actionnariat ouvrier. Des mille difficultés pratiques et théoriques qu’on rencontrerait sur la voie d’un tel actionnariat, je n’en citerai que deux. Que faites-vous des fluctuations de l’emploi ? Que faites-vous d’une situation qui reste ouvrière, qui n’est pas attachée à une entreprise comme le serf était attaché à la glèbe ? Chaque travailleur possèdera-t-il un tiers d’action de l’entreprise A où il aura travaillé pendant trois ans, plus un quart d’action de l’entreprise B où il aura travaillé pendant deux ans, plus un cinquième d’action de l’entreprise C, etc. etc. Cela conduit à une situation qui est difficile à concevoir du point de vue technique. Je sais bien que des propositions ont été faites d’un genre « investissement trust » global, et de distribution de parts de cet « investissement trust » plutôt que de distribution de parts de chaque entreprise. Mais c’est là une solution inacceptable du point de vue des capitalistes, car cet investissement trust finirait par contrôler la plupart des entreprises.

    Enfin, au bout du compte, la possibilité d’égaliser de cette manière la part de toutes les classes sociales dans l’accroissement du patrimoine de la société est tout à fait utopique. En pratique les expériences peu nombreuses d’ailleurs qui ont eu lieu en la matière (je pense à l’expérience Volkswagen en Allemagne occidentale) ont montré que dans l’écrasante majorité des cas, les travailleurs qui reçoivent des actions les considèrent non comme un investissement ou comme un patrimoine, mais comme un simple moyen d’accroissement des revenus salariaux, c’est-à-dire qu’ils essaient de les vendre, en profitant des hausses en bourse. C’est d’ailleurs parfaitement logique, car en possédant des actions pour 500 ou pour 1.000 Francs vous n’êtes pas devenu capitaliste. Il en serait tout à fait différemment si vous déteniez des actions pour 500.000 Francs ou pour 1 million. Mais il est évidemment impossible d’attribuer à chaque travailleur des parts d’une telle ampleur. Avec ou sans actionnariat ouvrier, les travailleurs restent donc Gros-Jean comme devant, soumis à tous les aléas de la condition prolétarienne, caractérisée par l’instabilité d’existence et par l’obligation de fournir du travail aliéné.