Racines morales et raisons sociales des crimes fascistes
La Gauche, numéro 48, 24 décembre 1966.
  • Les guerres impérialistes impliquent mille horreurs et crimes contre l’humanité, tels ceux commis actuellement par l’impérialisme américain au Viet-nam. Mais ce fait ne doit pas nous amener à perdre de vue les particularités du fascisme, qui le distinguent des autres formes de pouvoir du Capital, ni d’identifier les germes du fascisme avec son épanouissement plein et entier.

    La polémique soulevée par le livre de Hannah Arendt n’est pas prête à s’éteindre. André Frankin a donc rendu service aux lecteurs de « La Gauche » en les informant honnêtement des thèses défendues par cette sociologue américaine au sujet du procès Eichmann. Mais comme ce compte rendu est largement non critique, il est nécessaire d’indiquer quelques-unes des faiblesses de ces thèses.

    Discipline et obéissance aveugle

    Dans une société divisée en classes, la discipline sociale indispensable à la survie de toute société implique des formes de contrainte dé-terminées qui se résument dans l’institution qui s’appelle l’Etat. Peut-on dire, dès lors, que l’obéissance à des lois implique « « en puissance » la possibilité de crimes de génocide, puisque ces lois peuvent être inhumaines ? Cette thèse ne permet pas 4e répondre à la question : « Com-ment cela a-t-il été possible ? » Car elle passe à côté du vrai problème. Ce qu’il y a de parti-culier dans le fascisme, c’est précisément le fait de donner des ordres sans précédent ni commune mesure avec ceux donnés par des Etats industrialisés modernes, dans des conditions de fonctionnement normal.

    On voit où régit le sophisme de Hannah Arendt. En voulant « banaliser » le cas d’Eichmann, en le représentant comme le cas d’un simple fonctionnaire désireux de faire plaisir à ses supérieurs grâce à l’obéissance aveugle, on fait abstraction de tout ce que l’obéissance réclamée des fonctionnaires nazis avait de particulier et de différent, par rapport à l’obéissance réclamée des fonctionnaires d’un autre Etat. Réclamez d’un fonctionnaire de ministère belge, américain ou soviétique, qu’il élabore un décret selon lequel on doive tuer 10.000 enfants de bas âge. Tous se récrieront d’horreur, sans pour cela être des aigles d’intelligence.

    Pourquoi réagiront-ils ainsi ? Parce que la société articulée telle qu’elle est leur donne mille possibilités de recours contre cet ordre inhumain. Parce qu’ils savent qu’il y aura non seulement des milliers de leurs concitoyens, mais encore des institutions puissantes, partis, syndicats, associations des plus diverses. Eglises, presse, radio, qui « appuyèrent leur résistance. Parce qu’en d’autres termes, cet ordre n’a en réalité aucune chance d’être appliqué.

    Le fascisme a des racines sociales et non morales

    Le problème social du fascisme est précisé-ment celui de savoir comment des fonctionnaires doués normalement du même minimum de sens moral, ont pu faire abstraction de ce sens moral pour exécuter des ordres inhumains. Nous disons : des fonctionnaires, et non « des fonctionnaires allemands », car on peut facilement démontrer qu’il s’est trouvé, dans la plupart des pays occupés, des gens pour appliquer des ordres avec la même rigueur inhumaine qui a été le propre des fonctionnaires allemands.

    Pour quelles raisons des hommes ont-ils pu être amenés à des degrés anormaux d’abdication de jugement moral et critique, voilà ce qu’il faut clarifier. Et la réponse est bien connue de tous ceux qui comprennent la nature du fascisme : démantèlement et destruction physique des centres de résistance, avant tout des organisations ouvrières et des syndicats ; suppression de toute opposition légale ; atomisation des travailleurs et des intellectuels non-conformistes ; règne de la terreur et du mouchardage ; désespoir et manque de perspectives politiques ; embrigadement et endoctrinement forcé de toute la population ; peur universalisée, les enfants étant éduqués systématiquement à dénoncer leurs parents, etc etc.

    Dans ces conditions, tout refus individuel d’obéissance devient un acte isolé de révolte politique contre l’Etat tout-puissant, entraînant presque a coup sûr les sévices les plus graves voire la mort. Il s’est trouvé des milliers d’hommes et de femmes en Allemagne pour courir ces risques ; la grande majorité n’a pas trouvé ce courage. Nous doutons fort que dans des circonstances analogues, la proportion serait fondamentalement différente dans d’autres pays

    Comment pareil Etat peut-il être créé ? La responsabilité essentielle revient aux grands trusts et monopoles, qui ont donné le pouvoir à Hitler pour écraser les organisations ouvrières et « assassiner » l’économie allemande aux dépens des travailleurs.

    Mais que devient Eichmann dans tout cela ? Eichmann n’a nulle excuse. II n’a pas été parmi les exécutants passifs ou les victimes du nazisme. Il a été un des principaux instruments de la dictature. Il n’a pas le droit de se réfugier derrière l’argument de l’« obéissance ». Car il avait opté délibérément pour un système de domination qui proclamait assez tôt son mépris de l’Homme ainsi que son intention d’établir la domination de l’impérialisme allemand sur l’Europe au besoin par l’extermination de peuples entiers. Des milliers de fonctionnaires allemands, même inscrits au parti nazi, ont pu refuser de faire carrière dans les SS, dans ces conditions là. Eichmann a choisi la carrière de bourreau. C’est là le début véritable de son crime.

    Quand Eichmann proclame que « personne » ne lui a dit de désobéir à des ordres inhumains, il ment effrontément, et Hannah Arendt est bien naïve de ne pas dénoncer son mensonge. Les résistants allemands ont distribué des centaines de milliers de tracts en pleine guerre, appelant leur peuple à la désobéissance à l’égard d’ordres inhumains. Comme un des chefs du Reichssicherheitshauptambt, Eichmann a certainement vu et lu de très nombreux tracts de ce genre. Il en tiré la conclusion qu’il fallait arrêter, torturer et exécuter ces résistants courageux et nullement qu’il fallait scruter sa conscience.

    On voit mal comment des gens de bonne foi peuvent dès lors accepter cette lamentable excuse de bourreau, qui n’a perdu sa superbe et son assurance qu’au moment où il a perdu son pouvoir de terroriser les hommes et de tuer les consciences par la force physique.

    Quand l’atomisation des individus, face à la machine terroriste des nazis, a pu être surmontée momentanément par l’entrée en jeu d’institutions encore solides, les rapports de force ont

    pu être renversés. Il a suffi que l’Eglise fasse proclamer en chaire dans toute l’Allemagne son opposition à l’assassinat des aliénés et des malades mentaux - qui avait fait cent mille victimes avant que le premier Juif ne fut qazé ! - pour que Hitler soit obligé de reculer. Le fait que la même proclamation n’a pas été lue (1) dans toutes les églises allemandes contre l’assassinat des Juifs (sans doute de peur de désorganiser le front de l’Est, « rempart contre le bolchevisme »), pèse lourd dans la balance des responsabilités du crime le plus monstrueux du XXe siècle.

    Note :

    (1) La thèse d’Hannah Arendt selon laquelle « tous les Allemands savaient », est évidemment absurde et ne peut être étayée par des témoignages isolés, desquelles elle ne se dégage d’ailleurs que par une extrapolation abusive.