Vive Cuba socialiste !
La Gauche n°19, 9 mai 1964
  • Une révolution qui a transformé les casernes en écoles ; qui a donné les maisons de luxe des bourgeois aux enfants boursiers du gouvernement ; qui a emmené un million d’adolescents et d’adultes à l’étude ; une révolution qui a supprimé radicalement l’inégalité et la ségrégation raciale, qui a réussi le miracle d’éliminer en trois ans, le chômage et le sous-emploi à la campagne, plaie notoire de toutes les économies sous-développées ; une révolution dont les ministres font la garde devant les bâtiments publics, à leur tour de rôle, comme simple miliciens ; une révolution qui a supprimé à l’armée - qui s’appelle d’ailleurs l’Armée Rebelle ! - tous les grades supérieurs à celui de commandant (la seule armée au monde qui ne compte dans ses rangs ni colonels, ni généraux, ni maréchaux) ; une révolution qui, même suivant le témoignage de ses adversaires aux Etats-Unis, a assuré pour la première fois que tous les enfants mangent à leur faim et aillent à l’école : quel socialiste qui a le cœur accroché au bon endroit pourrait ne pas s’enthousiasmer devant pareille révolution ?

    Nous l’avions senti depuis longtemps, d’après les textes et les images qui nous parvenaient de là-bas : la révolution socialiste cubaine constitue aujourd’hui dans le monde le bastion le plus avancé de l’Emancipation du Travail et de l’Homme. Après avoir parcouru Cuba dans tous les sens, pendant sept semaines, cette impression se précise et se confirme davantage : nulle part on ne touche mieux du doigt qu’à Cuba les possibilités immenses de transformation sociale radicale, de libération humaine, que le socialisme peut ouvrir au genre humain.

    Un pays sous-développé en marche vers le socialisme

    Le problème le plus angoissant de notre époque est celui du sous-développement économique. Selon d’innombrables rapports d’organismes internationaux, chaque année, chaque mois, chaque jour, l’écart entre les pays industrialisés et les pays sous-développés se creuse davantage. Les premiers deviennent de plus en plus riches, les seconds de plus en plus pauvres. Ce gouffre de misère croissante n’engloutit pas quelques peuplades vivant aux confins du monde civilisé : ce sont les deux tiers des habitants du globe qu’il faut placer dans cette catégorie.

    Or Cuba démontre - après la Chine, il est vrai, mais de manière infiniment plus frappante et plus visible - que ce sous-développement n’est dû à aucune fatalité géographique, ethnique, raciale ou économique ; que grâce à une révolution sociale, un pays peut s’arracher au sous-développement économique en l’espace de quelques années et entamer une ascension rapide ; et que même avant que des succès économiques décisifs n’aient été obtenus, le mode de vie de la masse de la population peut être radicalement modifié, grâce à un bouleversement dans l’emploi des ressources existantes.

    L’exemple cubain ne vaut pas seulement pour Cuba ; il vaut pour toute l’Amérique latine et, dans certaines limites, pour l’ensemble du Tiers-Monde. Les Cubains en sont conscients. Ils le proclament fièrement, quoi que cela leur en coûte (et cela leur coûte cher, car c’est sans doute là qu’il faut cher-cher la raison principale de l’hostilité farouche que le gouvernement des Etats-Unis continue à afficher à leur égard). Sur la Place de la Révolution, il y a en permanence une énorme inscription : Vive la révolution latino-américaine ! Le Ministère des Affaires Etrangères est décoré sur toute la largeur de sa façade d’une banderole qui proclame : Vivent les travailleurs de tous les pays ! On ne peut pas parler avec un dirigeant, avec un simple militant de cette révolution, sans s’apercevoir à quel point leur destin semble s’identifier avec celui de la révolution sur tout le continent américain.

    Evidemment, la situation de Cuba fut, dès le départ, une situation particulière. En 1958, ce pays avait un des revenus par tête d’habitant les moins bas de toute l’Amérique latine (sans doute venait-il en troisième lieu, immédiatement derrière l’Argentine et l’Uruguay). Aujourd’hui, on peut l’estimer comme oscillant entre 400 et 500 dollars par an, c’est-à-dire entre 20 et 25.000 F. belges, alors que dans les pays les plus pauvres du monde, le revenu annuel par tête d’habitant ne dépasse guère 2.500 F.

    Cependant, à y regarder de plus près, cette particularité ne fut pas aussi importante que les chiffres cités le laisseraient supposer. Si le revenu moyen fut plus élevé à Cuba que dans la plupart des pays d’Amérique latine, il fut aussi plus inégalement réparti. Il suffit de comparer le magnifique quartier de la Cinquième Avenue à Marianao, le faubourg « huppé » de La Havane, aux misérables taudis des faubourgs ouvriers de Santiago, - que la Révolution a presque entièrement éliminés depuis lors ! - pour se rendre compte du fait qu’une minorité de 10% de privilégiés ou de semi-privilégiés s’appropriait une grande partie de ce revenu national plus élevé.

    En outre, ce revenu plus élevé fut en grande partie le résultat de l’intégration particulière de l’économie cubaine dans l’économie des Etats-Unis, intégration qui fut en fait une subordination totale. C’est dire qu’il avait un caractère paradoxal, qu’il était un obstacle à toute amélioration nouvelle de la situation, à toute rupture décidée avec le sous-développement, à toute industrialisation diversifiée, mais que cette rupture risquait à son tour de se traduire d’abord par une chute plutôt que par un relèvement du revenu moyen.

    Aux risques économiques immédiats de la révolution sociale s’est ajouté ensuite le fardeau des représailles américaines : blocus économique total (qui fait que le manque de pièces détachées pour machines et matériel de transport américains constitue un des problèmes les plus graves de l’économie cubaine), et agression militaire dont découle la nécessité d’un effort militaire constant à Cuba, qui coûte cher au pays.

    Finalement, il faut tenir compte de l’aide des pays du camp soviétique et de la Chine, qui a réussi sans aucun doute à neutraliser en partie les effets de ce blocus, mais dont il est très difficile de chiffrer l’incidence réelle sur l’économie cubaine, étant donné le fait qu’elle est en partie aide militaire, et qu’elle est pratiquée en partie à des prix et pour des qualités qui rendent malaisée la comparaison avec la situation d’avant la révolution.

    Une véritable révolution sociale

    Tout cela fait qu’il est fort difficile de faire le bilan des avantages et des désavantages économiques qui découlent pour Cuba de sa situation particulière, et qu’en gros, son exemple reste fort valable pour le Tiers-Monde. Et le sens de cet exemple peut être résumé dans cette formule : priorité absolue à la solution des problèmes sociaux, en vue d’utiliser la mobilisation des masses dans l’assaut contre le sous-développement !

    La révolution sociale ne peut résider principalement dans les textes ou les formules juridiques. Elle doit se traduire par un bouleversement spectaculaire, qui balaye les injustices sociales les plus criantes, qui amène vers le sommet de la société les classes et couches sociales qui avaient été les plus opprimées. Faisant cela, elle acquiert la confiance, le dévouement, l’adhésion totale de millions d’êtres humains, qui seront prêts à lui donner leur enthousiasme, leur travail et leur vie.

    C’est en cela que consiste la grandeur de la révolution cubaine, symbolisée par le becado, le boursier. Fidel a amené dans les maisons les plus luxueuses de La Havane 80.000 fils et filles de paysans pauvres de province (comme, sur un autre plan, il a donné aux servantes des bourgeois émigrés les voitures de leurs anciens patrons, pour qu’elles puissent maintenant gagner leur vie comme chauffeurs de taxi !) ; il a intégré les ouvriers agricoles saisonniers, qui jadis vivaient toute l’année du salaire de la seule saison des récoltes, dans des fermes du peuple, où ils touchent un salaire pendant douze mois. Et le résultat de cette révolution est tangible : la consommation de viande, la consommation de textiles, ont doublé par comparaison avec 1958. Or, dans les villes, incontestablement, il y a rationnement et baisse relative de la consommation : on peut s’imaginer aisément, dans ces conditions, combien cette consommation a augmenté à la campagne.

    La révolution a radicalement modifié l’habitat, l’habillement, l’alimentation, les soins médicaux, l’enseignement, les loisirs, de la majorité de la nation cubaine : les travailleurs agricoles et paysans pauvres. Elle a ainsi créé un potentiel énorme, dont l’effet a d’abord été visible sur le plan politique et militaire : les milices, l’Armée Rebelle, la foule d’un million de personnes réunies en Assemblée Générale du Peuple Cubain pour acclamer et approuver les Ie et IIe Déclarations de La Havane, ce fut avant tout cette masse de déshérités devenus les maîtres du pays.

    Aujourd’hui, il s’agit de puiser dans ce même potentiel les atouts principaux pour progresser par bonds dans le domaine économique.