La défaite de 1848 avait détruit les organisations socialistes mais, une dizaine d’années plus tard, le prolétariat des régions industrielles commençait à se réorganiser. En Angleterre, les Trade-Unions prirent un nouvel essor grâce à la journée légale de dix heures. Une crise économique montra cependant aux ouvriers anglais que leur situation était toujours instable. De plus, les industriels menaçaient de faire venir d’autres pays d’Europe de la main-d’œuvre à meilleur marché. En France, Napoléon III (le modèle du général de Gaulle), pour maintenir son pouvoir personnel, se rapprochait des ouvriers. Il leur proposa d’élire une délégation qui irait recueillir des informations professionnelles à l’Exposition Universelle de 1862. A Londres où elle eut lieu, ouvriers français et anglais sympathisèrent et firent le vœu d’établir des liens durables entre eux
L’année suivante, des ouvriers français et anglais se revirent à Londres à l’occasion d’un grand meeting en faveur de la Révolution polonaise. On repensa à une Union Internationale des Travailleurs. Un appel en faveur d’une telle association fut lancé. Une nouvelle délégation française traversa la Manche. Elle fut reçue le 28 septembre 1864 lors d’un meeting international tenu à St Martin’s Hall.
Naissance et départ d’un grand dessein
Un des orateurs, le Français Tolain, déclara qu’il fallait s’unir pour combattre le servage industriel, plus impitoyable que celui qu’abolit la Révolution française ; l’Association Internationale des Travailleurs. Le Meeting chargea un Comité d’établir le programme et les statuts de la nouvelle Association à adopter par un prochain congrès.
Le comité commença par définir la nature et le but de l’association projetée. Il fut admis qu’il ne pouvait être question de détruire les organisations nationales existantes ou de créer à côté d’elles de nouvelles organisations qui auraient empêché leur développement.
Les questions relatives au suffrage universel, à la République et à d’autres du même genre devaient être réservées aux groupements nationaux, parce qu’elles différaient de pays à pays. Ensuite, le comité chargea une commission de rédiger le programme. Le projet de Marx fut accepté à l’unanimité. L’autre, celui de l’Italien Mazzini, était une vague phraséologie socialisante dépassée en 1864. Ce républicain bourgeois ne comprenait rien à la lutte des classes.
L’Adresse inaugurale et les Statuts
L’Adresse de Marx constate que la détresse des travailleurs, de 1848 à 1864, est toujours restée aussi grande, bien que, dans cette période, l’essor de l’industrie et du commerce ait été sans précédent. La comparaison entre les statistiques officielles sur la misère du prolétariat anglais et les chiffres énoncés par le ministre Gladstone sur la prospérité du pays en était la preuve formelle. Une situation semblable se retrouvait dans les autres pays industriels, à qui l’Angleterre montrait la voie.
L’Adresse parle de la défaite du mouvement ouvrier dans les années précédentes, mais mentionne deux événements favorables : la loi des dix heures et le mouvement coopératif, qui montre la possibilité de faire fonctionner des entreprises sans capitalistes, bien qu’il ne puisse sauver les masses qu’en se généralisant et en s’appuyant sur l’Etat. Comme les capitalistes usent de leurs privilèges politiques pour s’y opposer, la classe ouvrière doit conquérir le pouvoir. La lutte pour une politique internationale honnête fait partie de la lutte émancipatrice de la classe ouvrière. Les actions criminelles des gouvernements doivent être dénoncées et si possible combattues.
Les statuts commençaient par un préambule extrêmement important pour la compréhension du but et des conceptions de l’Association. Notre journal le reproduit dans son texte définitif adopté par le Congrès de Genève. Les statuts prévoyaient notamment un Congrès annuel et un Conseil général qui établirait des relations avec les associations ouvrières des différents pays.
Le Congrès de Genève (septembre 1864)
Le premier Congrès, à Genève, prit notamment les décisions suivantes : Acceptation des statuts de l’Association ; maintien du Conseil général à Londres ; lutte pour la limitation légale de la journée de travail, qui doit être de huit heures ; nécessité de l’action syndicale pour coaliser les ouvriers, et nécessité de l’engagement des syndicats envers le mouvement politique et social de leur classe.
Le Congrès de Lausanne (1867)
Ce deuxième Congrès constata que seules la Suisse et la Belgique avaient progressé. La répression sanglante de la grève de Marchiennes avait accru la volonté de lutte. Ailleurs, la propagande rencontrait des obstacles. L’Allemagne qui, avant 1848, s’était intéressée vivement à la question sociale en était détournée par le mouvement pour l’unité nationale.
En France, le manque de liberté empêchait l’influence de l’Association de s’étendre malgré le soutien actif qu’elle avait apporté aux grèves. En Angleterre, la réforme électorale avait fait négliger l’action économique.
Au Congrès, les Proudhoniens avaient présenté tout un programme de réformes utopiques, mais Marx gardait son influence sur l’Internationale. Le Congrès eut une grande répercussion. Toute la presse d’Europe en parla.
La France et la Belgique
A Paris, à la suite des grèves, la justice fit fermer le Bureau de l’Internationale. Un nouveau Bureau fut constitué par neuf membres dont Varlin, qui furent condamnés à trois mois de prison. La rupture totale de Napoléon avec l’Internationale lui donna un nouvel élan.
En Belgique, les patrons charbonniers de Charleroi avaient poussé les ouvriers à la révolte pour les faire écraser ensuite par la force armée. La section belge de l’Internationale organisa des réunions publiques et soutint les familles des morts et des blessés. Elle assura la défense des accusés qui furent acquittés en assises.
La Suisse et l’Allemagne
Une série de grèves dues à la situation économique surgirent en Europe. Celles-ci n’étaient pas le fait de l’Internationale. Elle aida les ouvriers en lutte de ses conseils et inspira un sentiment de solidarité internationale, qui s’exprima par une aide matérielle. Elle empêcha le recrutement de supplanteurs de pays à pays. Son action lui donna une influence qui dépassait ses forces réelles.
A Genève, les ouvriers du bâtiment se mirent en grève, tandis qu’à Bâle, les rubaniers et les teinturiers en soierie subirent un lock-out. L’adhésion à l’Internationale était chaque fois mise en cause, mais les ouvriers soutenus par la solidarité internationale eurent la victoire.
En Allemagne, la puissance de l’Internationale s’étendit mais Marx n’arriva pas à rapprocher les deux partis socialistes.
Le Congrès de Bruxelles (1868)
L’activité plus grande de l’Internationale se refléta à ce Congrès. Les Proudhoniens ne manifestèrent plus leur opposition aux syndicats et aux grèves, comme ils l’avaient fait à Genève et à Lausanne. Ils furent complètement battus sur la « Question de la Propriété ».
César DE PAEPE fit accepter une résolution déclarant que les carrières, les mines, les chemins de fer, les champs et les forêts devaient appartenir à un nouvel Etat soumis au principe d’équité. En attendant, ils devaient être confiés à des sociétés ouvrières fournissant des garanties à la communauté.
Les Proudhoniens protestèrent contre ce « communisme grossier », et obtinrent que la question fut reposée au Congrès suivant. D’autre part, le Congrès rejeta la demande d’alliance de la Ligue bourgeoise pour la Paix et la Liberté. Cette demande était appuyée par Bakounine.
L’action agitatrice de Bakounine
Après cet échec, Bakounine essaya de convertir la Ligue à un programme qui proposait la destruction de tous les Etats pour les remplacer par une Fédération de libres associations de production. Cette proposition fut repoussée. Bakounine, à la tête de la minorité, fonda l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste, qui devait créer des sections partout où elle le pourrait, mais agir au sein de l’Internationale. Elle fit demander son adhésion au Conseil Général, en décembre 1868.
Quelques jours plus tard, Bakounine écrivit à Marx une lettre, certainement sincère, où il disait : « Plus que jamais, je comprends combien tu as raison quand tu suis la grand-route de la Révolution économique et que tu nous invites d’y marcher. » Il serait injuste d’apprécier les relations des deux hommes, uniquement d’après le désaccord profond qui, à la fin, les sépara. Ils s’estimaient, mais pendant trente ans, ils s’attirèrent, mutuellement pour finir chaque fois par se heurter. Bakounine considérait Marx comme bien supérieur à Proudhon qui, ajoutait-il, avait un vrai instinct révolutionnaire et annonçait la société anarchiste.
Bakounine s’illusionnait quand il croyait avoir développé les conceptions anarchistes de Proudhon et en avoir remplacé toutes les considérations idéalistes et métaphysiques par un fondement matérialiste en science et économique en histoire.
Il n’avait pas la préparation nécessaire à l’action d’envergure qu’il voulait entreprendre. Il reconnaissait d’ailleurs très franchement ses lacunes qu’il attribuait au temps perdu dans les bagnes où le mena son activité politique. L’homme avait été condamné deux fois à mort. Son esprit toujours en mouvement lui fit commettre de bonnes et de mauvaises choses. Il était révolutionnaire de la tête aux pieds. Sans moyens, il créa les premiers liens du mouvement ouvrier international en Espagne, en Italie et en Russie.
Le mouvement révolutionnaire en Europe devait lutter contre l’aristocratie féodale dans de nombreux pays, en même temps que contre la bourgeoisie qui s’était alliée avec elle ou qui l’avait remplacée, laissant les masses dans un état matériel et moral misérable. Marx considérait que les troupes de choc de la Révolution devaient être constituées par le prolétariat industriel qu’il avait étudié en Angleterre, en France et en Allemagne. Bakounine, au contraire, s’appuyant sur une expérience acquise dans des pays moins évolués, comptait surtout sur la masse paysanne, la jeunesse déclassée et même sur les clochards. Ainsi, il retombait toujours dans les erreurs des révolutionnaires de la génération précédente.
L’Alliance de la Démocratie Socialiste
Le Conseil Général n’avait pas refusé l’adhésion de l’Alliance pour des raisons de principe, puisque la tâche de l’Internationale était de dégager un programme commun à partir de l’action dans les différents pays.
Mais par l’adhésion de l’Alliance, il y aurait eu deux Conseils généraux, dans chaque pays deux bureaux nationaux et des congrès internationaux partiellement distincts. Le Conseil Général proposa l’appartenance individuelle aux deux associations et l’adhésion par sections entières qui garderaient leurs conceptions dans l’Internationale. Bakounine fit dissoudre l’Alliance pour permettre l’adhésion par les sections.
Le Congrès de Bâle (1869)
Bakounine y proposa la suppression de l’héritage, tandis que Marx la considérait impossible sans la suppression de la propriété privée. Avant, seuls des impôts sur l’héritage pouvaient être envisagés. Au vote, une majorité ne put se dégager.
Les classes possédantes s’étant persuadées que les grèves n’étaient pas dues à la misère ouvrière, mais aux intrigues de l’Internationale, décidèrent de les réduire par les armes. Même en Angleterre, il y eut des rencontres sanglantes. En France, à Ricamarie, dans la Loire, il y eut vingt tués et de nombreux blessés. Le plus atroce se passe de nouveau en Belgique, où il y eut des victimes à Seraing et au Borinage.
La Commune
Après la capitulation de Napoléon III à Sedan, l’Internationale, tout comme les deux partis socialistes allemands, se mit du côté de la France. Ces organisations soutinrent ensuite la Commune. Aussi, après la chute de celle-ci, presque tous les gouvernements s’attaquèrent à l’Internationale. Successivement, les ministres français et espagnol des Affaires étrangères demandèrent que des mesures d’ensemble soient prises que même Bismarck refusa, tandis que le gouvernement anglais réaffirmait le droit d’asile.
La chute de la Commune porta un coup terrible à l’Internationale. En France, les organisations ouvrières étaient anéanties. Les socialistes allemands luttaient dans des conditions très dures contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine. En Angleterre, enfin, l’Internationale perdit l’appui des Trade-Unions, qui se consacrèrent de plus en plus à l’amélioration des conditions de travail.
L’opposition Bakouninienne
La crise intérieure qui avait commencé en Suisse romane où le Conseil Général avait rompu avec le Conseil fédéral jurassique, inspiré par J. Guillaume, s’étendit à un certain nombre de pays, parmi lesquels l’Italie, l’Espagne et la Belgique. Le Conseil Général crut qu’elle était le fait des intrigues de Bakounine.
Ce n’était pas exact. L’opposition portait erronément son nom. L’agitation russe menait ailleurs son action.
L’affaire Netschajew
Un jeune réfugié russe, Netschajew, qui prétendait représenter un Comité tout-puissant - mais imaginaire - vint demander à Bakounine de se consacrer à la publication de lettres d’agitation pour leur pays. Il proposa à Bakounine d’abandonner, à cet effet, une traduction du Capital pour laquelle ce dernier avait déjà touché 300 roubles. Netschajew déclara pouvoir régler l’affaire avec l’éditeur. Bakounine, qui croyait à l’existence du Comité accepta.
Le jeune Russe se contenta d’envoyer une lettre de menaces de mort à l’éditeur. Ce dernier écrivit à Bakounine qui apprit ainsi la chose. Il envoya une reconnaissance de dette à son correspondant et rompit avec Netschajew.
La deuxième Conférence de Londres
Par suite des persécutions exercées un peu partout en Europe, le Congrès annuel fut remplacé par une conférence à huis clos. Tenue à Londres, elle confirma, en face des ennemis, toutes les conceptions et toute la politique de l’Internationale. Elle donna la voie à suivre pour les principaux pays. La fin de l’Internationale.
A Genève et dans le Jura, de nombreuses critiques furent adressées au Conseil Général, qui avait pris de plus en plus de pouvoirs : « Tant de puissance ne pouvait que corrompre. » Le Conseil Général devait se limiter à sa destination première : être un bureau d’information et de statistique. L’idée fut reprise en Belgique. Ce fut le départ d’une série de conflits entre certains Comités nationaux et le Conseil Général.
En réalité, les temps avaient changé. Des partis socialistes autonomes se créaient et se développaient sur une base plus large. L’Internationale avait terminé son rôle d’initiation. Des disputes s’élevèrent alors entre les membres du Conseil Général. Diverses tendances s’affrontaient qui n’avaient rien à faire avec Bakounine. Aussi, le Conseil Général fut-il transféré à New-York sur la proposition de Marx et d’Engels.
Bakounine et Guillaume furent exclus par des moyens peu glorieux au Congrès de La Haye (1872). On reproche notamment au premier sa complicité avec Netschajew et son sectarisme. Ces accusations étaient fausses. Ce fut le coup fatal. L’Internationale disparut en 1876. Son dessein n’était pas mort.