L’internationalisme aujourd’hui
La Gauche n°33, 5 septembre 1964
  • « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » : c’est ce cri de guerre lancé par Marx et Engels dès 1848 qui se trouva pour la première fois incarné en pratique dans l’Association Internationale des Travailleurs. C’est dans cet esprit que fut fondée et qu’agit la Première Internationale, et c’est à cet esprit qu’il faut rester fidèle, si l’on ne veut pas transformer en comédie folklorique ou en tromperie des peuples la commémoration du centenaire de la fondation de l’Internationale.

    Idéal et réalite

    Notez-le bien : « Prolétaires de TOUS les pays, unissez-vous ! ». Non pas « prolétaires des pays « démocratiques », unissez-vous contre la « menace communiste » ; non pas « prolétaires d’Europe unissez-vous » ; non pas « prolétaires blancs, unissez-vous contre les peuples barbares de couleur », ni « prolétaires des pays nantis, unissez-vous pour défendre votre standing contre la menace des crève-la-faim du Tiers-Monde ».

    Non, le coup de clairon de l’Internationale apparue sur la scène politique en septembre 1864 appelle à l’union les prolétaires de TOUS les pays, sans distinction aucune. Il suppose que ces prolétaires ont tous, sans exception, des intérêts communs, et que la défense de ces intérêts communs fournit à la fois une base nécessaire et suffisante à leur union fraternelle. Ainsi, l’Internationale et le socialisme scientifique ont voulu donner une base sociale et une réalité matérielle au vieux rêve de paix universelle fondée sur la fraternité des peuples, rêve condamné à rester rêve, c’est-à-dire utopie irréalisable, aussi longtemps qu’il resta enfermé dans l’idéologie vaseuse de la petite-bourgeoisie quarante-huitarde.

    Les prolétaires de tous les pays ont-ils effectivement des intérêts communs ? Beaucoup diront qu’il n’en est rien, et pas mal d’expériences historiques semblent leur donner raison. L’Internationale ne s’est-elle pas effondrée en 1914, au moment de l’éclatement de la première guerre mondiale, les prolétaires des différents pays se tranchant mutuellement la gorge après s’être juré une amitié éternelle ? Le schisme sino-soviétique ne démontre-t-il pas que les contradictions nationales s’avèrent plus fortes que la « solidarité prolétarienne internationale » même au sein du « camp socialiste » ?

    Ces arguments apparemment frappants le deviennent beaucoup moins quand on y regarde d’un peu plus près. Il est inadmissible d’identifier mécaniquement, dans toutes, les circonstances, le comportement des dirigeants ouvriers avec les intérêts de la classe ouvrière ; et il est encore moins possible d’identifier la Russie ou la Chine d’aujourd’hui avec la société socialiste, alors que ces pays se trouvent encore à divers stades intermédiaires entre le capitalisme et le socialisme, et qu’il n’y existe ni l’abondance de biens matériels, ni le dépérissement des classes sociales, ni une véritable égalité sociale, sans laquelle une véritable conscience socialiste ne peut pas s’affirmer chez la grande majorité du peuple.

    Nous restons convaincus que lorsque ces conditions économiques et sociales auront été réalisées, les peuples atteindront un niveau de conscience tel que les conflits entre Etats (en train de dépérir) ou la guerre leur paraîtront aussi absurdes et monstrueux que nous apparaît aujourd’hui le cannibalisme ou le culte de la déesse de la Fertilité - pourtant pratiqués, il n’y a pas si longtemps encore, par la majorité des habitants de ce globe.

    Est-ce à dire qu’en attendant la société socialiste future, l’internationalisme prolétarien reste utopique ou impraticable ? Non. Mais il faut reconnaître qu’il ne s’impose pas automatiquement ou spontanément à la majorité des travailleurs. Pour comprendre que les intérêts des travailleurs de tous les pays sont vraiment identiques, il faut faire un effort de réflexion ; on ne le comprend pas d’instinct dès qu’on touche sa première feuille de paie.

    C’est en abordant le problème de cette manière qu’on peut le comprendre. Et en le posant de cette manière, le problème de l’internationalisme prolétarien ne devient qu’une partie d’un problème plus vaste, plus général, qui est celui de la solidarité ouvrière en général, ou si l’on veut, celui de la conscience de classe à son niveau le plus élémentaire.

    Quatre sophismes contre la solidarité de classe

    « A première vue », ce ne sont pas seulement les intérêts des prolétaires de tous les pays qui semblent n’être point identiques ; ce sont également les intérêts des travailleurs de différentes régions d’un même pays, de différentes usines d’une même région, voire les intérêts de chaque ouvrier et de chaque employé d’une même entreprise qui paraissent fort différents les uns des autres.

    « Mon voisin de chaîne affirme qu’il faut être contre les heures supplémentaires ; mais moi je dis qu’il est de mon intérêt de gagner 20% de plus par mois, car mon gosse a besoin d’un nouveau lit, ma femme est fatiguée et devrait pouvoir se reposer pendant quinze jours à la campagne, et il me faut cet argent... »

    « Le syndicat affirme qu’il faut être solidaires des grévistes du bassin voisin. Mais mon patron affirme que si nous continuons le travail alors qu’eux sont en grève, il recevra les commandes qui iraient normalement à cette entreprise, il pourra nous garantir trois années de stabilité d’emploi sans licenciement aucun, il pourra même augmenter nos salaires de 20%. Alors, n’est-il pas de notre intérêt de briser cette grève en continuant de produire dans notre usine, en échange de tous ces avantages matériels ? »

    « Des "gauchistes" disent que les intérêts de tous les travailleurs dans le Marché Commun sont communs. Mais c’est là un dogme sur papier. En pratique, si nos salaires augmentant un peu moins vite que ceux des pays voisins, les exportations de nos patrons continueront à augmenter, et nous aurons la stabilité de l’emploi avec des salaires en lente progression. Par contre, si nous nous entendons partout à défendre les mêmes augmentations de salaires, nos exportations ne seront plus qu’une portion congrue, et la solidarité, nous risquons de la payer en chômage... »

    « Des "gauchistes" encore plus "doctrinaires" affirment que les intérêts des travailleurs belges et les intérêts des masses congolaises sont identiques. Cependant, ils y a des milliers d’ouvriers belges qui travaillent dans des entreprises qui emploient des matières premières venues du Congo. Il y a d’autres milliers d’ouvriers qui vivent de l’exportation profitable (pour les sociétés belges) de produits provenant du Congo. Si nous permettons que « notre » influence soit liquidée au Congo, « notre » niveau de vie risque de baisser... »

    Ces quatre raisonnements sont évidemment quatre sophismes. Mais tous les quatre partent d’un avantage matériel immédiat réel et contestable. Le sophisme consiste à ne pas comprendre qu’il y a opposition entre intérêt matériel immédiat et intérêt matériel (sans parler de l’intérêt politique, social et moral) à plus long terme.

    Des ouvriers individuels peuvent sans doute obtenir des avantages matériels immédiats en passant outre à la discipline syndicale ; mais ce faisant, ils risquent de saper la force de l’organisation, et cette force disparue, le patron profitera des conditions nouvelles pour faire baisser les salaires de tous (y compris de ceux qui croient pouvoir profiter aujourd’hui d’avantages individuels).

    Des ouvriers de certaines entreprises peuvent sans doute tirer un profit momentané en brisant la grève d’ouvriers d’autres entreprises. Mais le résultat global de leur action sera celui de renforcer la position patronale devant l’ensemble des travailleurs, ce dont tous les travailleurs finissent par payer le prix, y compris les briseurs de grève d’aujourd’hui.

    Les travailleurs d’un pays peuvent profiter momentanément d’une situation conjoncturelle plus favorable, en tournant le dos aux intérêts des travailleurs des pays voisins. Mais de cette manière, ils font que les travailleurs de six, sept ou dix pays s’affronteront en ordre dispersé au patronat de ces mêmes pays, de plus en plus étroitement uni. Ce comportement fait pencher la balance de plus en plus en faveur du patronat, ce qui finira par coûter cher à tous les travailleurs des dits pays.

    Comme toute l’idée de solidarité ouvrière, de solidarité de classe, l’idée de la solidarité internationale exige un effort de réflexion, exige de comprendre que l’intérêt à long terme n’est pas toujours identique à l’intérêt immédiat. Cet effort fait, la conclusion internationaliste reste aujourd’hui aussi valable qu’il y a un siècle.

    Le devoir actuel de solidarité

    Mais l’idée générale reçoit une expression particulière concrète qui peut différer selon l’époque à laquelle on l’exprime. Dans le monde de 1864, le contenu concret de l’internationalisme porta avant tout sur la solidarité économique entre ouvriers anglais, français et belges (que les patrons cherchèrent à opposer les uns aux autres) ; sur la solidarité avec la lutte des peuples polonais et irlandais pour leur indépendance ; sur la solidarité avec la lutte du peuple italien pour son unité nationale ; sur la solidarité avec le mouvement d’émancipation des esclaves noirs des Etats-Unis ; sur une opposition commune aux guerres dynastiques qui continuèrent à déchirer périodiquement l’Europe.

    Dans le monde de 1964, le contenu concret de l’internationalisme porte avant tout sur une lutte commune des travailleurs de tous les pays contre l’armement nucléaire et la menace d’extinction du genre humain qu’il a suscitée ; sur la lutte commune des travailleurs de tous les pays contre le capitalisme et l’impérialisme, « qui portent en leur flanc la guerre, comme la nuée porte en son flanc l’orage » ; sur la solidarité avec les peuples colonisés en lutte pour leur émancipation nationale et sociale, contre le colonialisme et le néo-colonialisme ; sur la solidarité avec les travailleurs de tous les pays capitalistes dans leur lutte pour l’amélioration immédiate de leur sort, pour la défense de leurs libertés démocratiques, pour des réformes de structure anticapitalistes, pour s’engager sur la voie du socialisme ; sur la solidarité avec les travailleurs de tous les pays ayant déjà renversé le capitalisme, mais qui sont en train de mener une lutte dure et longue pour la démocratie socialiste, partout où elle est encore absente (c’est-à-dire partout, sauf à Cuba).

    D’autres ont précisé dans ce journal ce que cela signifie, aujourd’hui, pour les travailleurs wallons et flamands, confrontés avec le problème du Congo, de la force de frappe multilatérale de l’O.T.A.N., etc.

    Sur un plan plus terre à terre, mais non moins important, l’internationalisme prolétarien implique aujourd’hui la lutte pour l’unité d’action syndicale dans le Marché Commun entre tous les syndicats, sans distinction d’orientation politique, philosophique et religieuse. En fournissant une contribution pratique à la réalisation de cette unité d’action, nous contribuerons davantage à ranimer la flamme internationaliste qu’en organisant dix manifestations comme celle du 6 septembre.