Bruxelles, la Flandre et le fédéralisme
La Gauche n°47, 6 décembre 1963
  • Une analyse de « De Maand »

    Dans la revue « De Maand », Telemachus publie un courageux article dans lequel il s’efforce de placer le problème belge sur son véritable terrain, celui de la sociologie. Il rappelle de façon très opportune que nos problèmes linguistiques ne sont pas uniques en leur genre, et que les cas sont nombreux dans le monde où les frontières de classe, coïncidant avec une barrière de langue, provoquent des conflits aigus.

    Tout d’abord, applaudissons à la « déculpabilisation » de l’adversaire que tente l’analyste flamand : « Le processus de francisation, écrit-il, processus qui se poursuit encore, n’est pas une entreprise délibérée. Il répond en grande partie à des motifs socio-psychologiques, et pas exclusivement, ni même de façon prépondérante, à des motifs politiques réfléchis. »

    Evoquant les causes de la flambée présente, il apporte une description très pénétrante de l’apparition d’une troisième communauté sur la scène politique : la communauté bruxelloise. L’auteur la situe dans le phénomène caractéristique de ce siècle : la promotion des masses. « Cette montée vers un niveau économique et culturel plus élevé est parallèle en Flandre et à Bruxelles, mais avec des conséquences inverses. En Flandre, elle s’accomplit à travers une « flamandisation » croissante, tandis qu’à Bruxelles, elle s’accompagne d’une francisation toujours plus poussée de l’agglomération et des communes périphériques. »

    C’est cette évolution divergente de la Flandre et de Bruxelles qui fait apparaître une nouvelle communauté populaire : les Bruxellois, et cette communauté entre en réaction pour la première fois contre une partie des immigrants en provenance de Flandre. « L’américanisation des paysans napolitains qui émigrèrent vers 1880 dans les villes de la côte atlantique des Etats-Unis, l’anglicisation des ruraux du Canada français qui émigrent à Montréal, la francisation des immigrants flamands qui, depuis un siècle, se fixent à Bruxelles sont comparables, en ce sens qu’elles font partie d’un processus général d’ascension « sociale »

    L’auteur rappelle que lorsque le groupe immigrant appartient à une couche élevée de la société, il s’efforce toujours de maintenir son intégrité linguistique, et résiste à l’assimilation. « La dominance du schéma culturel francophone dans la société bruxelloise et, d’autre part, la faiblesse de la position sociale des immigrés, font que la mobilité sociale de l’individu dépend de son adaptabilité culturelle, donc linguistique. » « Le rythme de la francisation à Bruxelles correspond dès lors à la position sociale de l’immigrant flamand ; on devra tenir compte aussi d’un facteur décisif : le fait que la classe populaire bruxelloise locale parcourt (et bien plus rapidement encore que les immigrants) le même processus de francisation. »

    « Avant 1940, seuls quelques intellectuels flamingants ont opposé une résistance à la francisation, mais ce n’était que des cas individuels... Depuis 1950 environ se sont annoncés une nouvelle vague d’immigrants flamands : techniciens, ingénieurs, officiers, fonctionnaires, classée moyennes et ouvriers qualifiés. Ils ont échappé quasi spontanément (et pas tellement par flamingantisme délibéré) à la francisation... Entre-temps, la dominante culturelle reste donnée par les vagues précédentes, qui se sont adaptées complètement, y compris par la langue... Les moyens légaux et institutionnels qui sont utilisés pour amener l’immigrant flamand à Bruxelles à conserver son caractère flamand sont jugés dès lors différemment. Pour la nouvelle vague, les moyens légaux seront des points d’appui grâce auxquels urbanisation et francisation cesseront d’être synonymes... Mais, pour la plus grande partie des Bruxellois d’origine flamande, qui sont non seulement les plus nombreux, mais aussi les mieux implantés, grâce à leur arrivée plus ancienne, les mêmes mesures institutionnelles sont subies comme autant de tentatives de freiner leur ascension sociale. »

    Ces extraits, dont la sérénité sociologique tranche sur le ton ordinaire des commentaires politiques, placent le débat sur le terrain qu’il n’aurait pas dû quitter, celui de la promotion sociale et culturelle des travailleurs. Et dans ce cadre, il trace les limites de trois « communautés » dans lesquelles ce problème se pose en des termes différents.

    En Flandre le français, langue de la noblesse... puis de la bourgeoisie

    Lorsqu’il y a quinze siècles, les Francs envahirent la Gaule, leur colonisation de peuplement s’arrêta aux confins des terres que les Gallo-Romains avaient déjà mises en culture, c’est-à-dire grosso modo à la frontière linguistique actuelle.

    Ainsi naquit la noblesse franque, flamande de race et de langue. Elle conserva sa langue durant deux siècles, avant d’adopter à là longue celle de ses serfs. Mais quand la cour du Roi se romanisa, la noblesse de province la suivit. Lorsque le Comté de Flandre et le duché de Brabant échurent par héritage à une branche cadette de la Maison de France, les ducs de Bourgogne, les tendances « fransquillonnes » de la noblesse s’accentuèrent encore.

    Ainsi, Le « fransquillonisme » fait partie des traditions les plus anciennes de la Flandre et il y constitue, dès le départ, un phénomène de classe. La francisation s’est arrêtée longtemps aux poternes des châteaux. La bourgeoisie urbaine du XVe siècle parlait et écrivait le néerlandais. Au siècle suivant, les guerres de religion devaient compromettre ce brillant départ de la culture néerlandaise dans les Pays-Bas méridionaux. Non seulement l’élite des villes émigra massivement dans les Provinces-Unies du Nord, mais la répression anti-calviniste jeta la suspicion sur la langue néerlandaise, qui servait de véhicule aux idées interdites.

    C’est du XVIIe siècle surtout que date la francisation de la bourgeoisie flamande. A la veille de l’industrialisation, une situation intolérable était née ainsi : la masse paysanne et ouvrière était coupée des sources de la Culture. L’obstacle de la langue s’ajoutait à celui de la fortune. Si la lutte des classes avait eu raison de la puissance bourgeoise, la langue du peuple flamand serait devenue la langue de la Flandre toute entière, en ce comprise Bruxelles, qui était, au XIXe siècle une ville flamande.

    Le refus d’une révolution

    Mais le mouvement catholique flamand a reculé devant la nécessité d’une révolution sociale. Il a préféré séparer le combat contre le bourgeois du combat contre le fransquillon. Cette position ambiguë lui a permis de canalisera son profit les frustrations linguistiques du paysan et de l’ouvrier flamand.

    Au véritable adversaire de la masse flamande, le bourgeois fransquillon, le mouvement catholique flamingant substituait un adversaire mythique, le Wallon, qui n’avait pourtant rien à voir dans le problème. Mais l’attachement des Wallons à la langue française donnait à cette substitution une vraisemblance suffisante.

    Le piège était grossier, mais il a atteint son but : le combat linguistique des démocrates chrétiens flamands a réussi, sans contester le régime économique et social, à donner le pouvoir politique, en Flandre, à des hommes issus de la petite bourgeoisie non francisée. La loi de 1932 sur l’unilinguisme scolaire a créé entre-temps une nouvelle génération d’intellectuels flamands qui brigue aujourd’hui les postes dirigeants des entreprises, dernier bastion de la vieille bourgeoisie.

    Citons encore Telemachus : « Cette troisième génération (du mouvement flamand) n’est plus flamingante, ou à peine, pour la simple raison qu’elle est flamande. Elle possède un arrière-plan culturel néerlandais qui lui est propre et elle ne partage plus de culture commune avec ses contemporains francophones... »

    La flamandisation des entreprises en flandre

    La dernière étape du triomphe de cette nouvelle bourgeoisie est la conquête des entreprises. Elle est inévitable, et proche. Soyons sans ambiguïté à ce sujet. Il est de l’intérêt objectif des travailleurs de Flandre que leurs entreprises soient administrées dans leur langue. Mais nos préférences vont à la révolution économique, qui atteindrait ce but en instaurant l’autogestion dans les entreprises, et en les intégrant au secteur public.

    Mais puisque les catholiques ont réussi à canaliser la poussée populaire flamande dans un sens néo-capitaliste, ce qui est un fait historique, il faut sans doute accepter la flamandisation sans socialisation comme une étape intermédiaire. Elle constitue un progrès objectif, favorable à l’émancipation et à la promotion sociale et culturelle des travailleurs de Flandre. Nous appuyons donc sans réserve la flamandisation interne des entreprises flamandes.

    Bruxelles

    Si la révolution sociale avait eu lieu il y a trois générations, Bruxelles serait restée une ville flamande. Mais comme Telemachus nous l’a montré, elle a évolué différemment, malgré les lois scolaires de 1932, qui n’ont jamais été réellement appliquées parce qu’elles se heurtaient à l’opposition unanime de la communauté bruxelloise.

    L’ouvrier bruxellois est aujourd’hui largement francisé, et s’il ne l’est pas, il veut l’être et il veut que ses enfants le soient Plus de 80% des miliciens et plus de 85% des enfants de l’agglomération choisissent le régime français.

    La quasi-totalité des bourgeois, des commerçants, des intellectuels, des techniciens, des cadres et des ouvriers qualifiés nés dans l’agglomération sont aujourd’hui francophones et quasi-unilingues. Cela fait les trois quarts de la population. Les manœuvres sont bilingues en majorité. Leurs seules chances de promotion culturelle à court terme et d’ascension sociale sont dans une connaissance améliorée de la langue française. Leur intérêt objectif, qui correspond à leur désir profond, est d’achever leur francisation. En soutenant cette aspiration, le PSB bruxellois fait coïncider (une fois n’est pas coutume) l’intérêt objectif des masses avec ses propres réflexes électoralistes.

    Les Bruxellois bilingues n’ont, comme le dit Telemachus, avec les nouveaux intellectuels flamands, issus de la loi de 1932, aucun « arrière-plan culturel commun ». Rien ne les attire chez ces immigrés flamands de fraîche date. Mais l’agressivité dont témoigne à leur égard la minorité flamande intellectuelle, les reproches parfois violents qu’elle leur adresse de ne pas résister à la francisation, tout cela indispose les Bruxellois bilingues, qui entendent garder la liberté de parler leur patois, sans pour cela se retrancher de la communauté bruxelloise en adoptant une langue culturelle étrangère.

    Les lois de contrainte en matière scolaire sont donc ressenties comme une agression de l’étranger-flamand contre le petit peuple de Bruxelles. Le sobriquet de « gauleiter » qu’a déjà reçu le Vice-Gouverneur, avant même d’être nommé, témoigne de l’esprit de résistance qui anime à présent la communauté bruxelloise. Le climat de passion est entré dans la ville, et il y grandira, si le gouvernement ose ouvrir en terre bruxelloise la « chasse aux gosses » promise aux Flamands de l’extérieur en échange de la demi-reconnaissance du fait bruxellois dans 6 communes de la périphérie

    Bruxelles doit-elle être bilingue pour être accueillante ?

    On dit que Bruxelles doit être accueillante. On dit aussi que les Flamands doivent s’y sentir chez eux. Ce sont là deux choses très différentes, Accueillante, elle doit l’être certes, et pas seulement aux flamands de Flandre. Elle a le même devoir à l’égard de tous les citoyens des six pays associés dont elle entend devenir la capitale.

    De la même façon, Berne doit être accueillante aux Suisses romands ou Tessinois, et Ottawa aux Canadiens français. Faut-il pour autant espérer qu’ils s’y sentent « chez eux » ? La Bruxelles accueillante, c’est celle qui aurait des écoles européennes et des écoles flamandes en suffisance, des commerçants et des administrations aimables avec l’étranger qui comprend mal la langue locale.

    Mais la Bruxelles « où les Flamands se sentent chez eux », c’est tout autre chose. C’est une ville où deux peuples s’affrontent, se heurtent, se jalousent, se disputent l’influence et le pouvoir. Où les deux milieux intellectuels seraient, un jour hypothétique, égaux en nombre tout en « n’ayant aucun arrière-plan culturel commun ». Cette ville imaginaire « où les Flamands se sentiraient autant chez eux que les francophones », c’est une Bruxelles à demi-reconquise.

    Reconnaissons qu’à celui qui s’adresse en flamand dans un magasin de luxe bruxellois on ne lui accorde pas précisément l’accueil aimable qui attend l’acheteur italien ou allemand. Mais cela provient de ce que la langue flamande était jadis la langue des couches populaires, et cette manifestation discourtoise et détestable de l’orgueil de classe est appliquée par erreur au client flamand immigré.

    Ces attitudes outrageantes sont en train de disparaître sous l’effet de l’apparition d’une clientèle de flamands nantis et cultivés. Que Bruxelles remplisse donc désormais son devoir de courtoisie envers les fonctionnaires, flamands, comme elle le fait envers les fonctionnaires des Six. Mais là s’arrêtent ses obligations. Bruxelles doit attendre de ses hôtes flamands qu’ils reconnaissent qu’en abandonnant le schéma culturel commun sur lequel, s’est fondée la Belgique de 1830, ils ont cessé d’avoir des droits sur les deux autres parties du pays.

    Il demeure, bien sûr, que la perte de Bruxelles est cuisante pour la jeune nation flamande, qui prend forme. On comprend dès lors les rêves de reconquête qui agitent certains milieux nationalistes. Nous pensons que la paix des peuples en Belgique est au prix de la reconnaissance des faits objectifs. Bruxelles s’est francisée, parce que dans une société bourgeoise, l’intérêt objectif des classes opprimées est d’adopter la langue du groupe sociologique dominant, afin de faciliter à ses enfants l’ascension sociale et la promotion professionnelle et cultuelle. Bruxelles étant située tout près de la frontière linguistique, et recevant un contingent régulier d’immigrants wallons, la résistance à la francisation aurait été, de la part des masses bruxelloises flamandes, un véritable suicide sociologique.

    En choisissant la flamandisation sans socialisation, en acceptant de maintenir les bases capitalistes de la société, la démocratie chrétienne flamande a fait un choix qui impliquait la francisation de Bruxelles. On ne peut réécrire l’histoire. Bruxelles est dès à présent une communauté pratiquement unilingue, si sûre de l’être et de le rester qu’elle réclame la liberté linguistique la plus entière pour tous ses habitants. Le jour où elle sera souveraine sur son territoire, elle adoptera en matière linguistique une politique de pluralité sans contrainte.

    Mais précisément, cette souveraineté lui est refusée, parce que la communauté flamande n’a pas renoncé au rêve de reflamandiser partiellement Bruxelles par le moyen du pouvoir national belge.

    Il faut reconnaître que les Bruxellois n’ont pas fait grand’chose jusqu’à présent pour faire admettre leur souveraineté dans leur ville. Mais cet état ne durera pas. L’agression linguistique fera comprendre à Bruxelles qu’elle doit revendiquer le statut de ville-état, de cité souveraine librement affiliée à une fédération, statut qui est celui de Genève et de Baie et celui de Hambourg et de Brème. Ces villes n’ont pas à se plaindre de leur statut politique, qui a fait leur prospérité et leur rayonnement. Plus que tout autre, il peut servir les ambitions « européennes » de Bruxelles et résoudre ses problèmes administratifs.

    S’ils ne se ressaisissent pas, les Bruxellois se verront imposer par les Flamands et les Wallons réunis le statut du District Columbia de Washington, district dont les habitants quasi sans droit de vote, n’administrent même pas les affaires municipales de leur cité. C’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’on parle du « Rijks-gebied Brussel », dont l’arrondissement de Bruxelles-capitale est la timide préfiguration.

    Jusqu’ici, le MPW n’a jamais cessé d’affirmer le principe du droit pour la communauté bruxelloise à se gouverner elle-même. Mais à l’heure du compromis, qui peut dire ce que le PSC flamand (dont la Volksunie d’aujourd’hui préfigure les thèses futures) obtiendra dans une négociation wallo-flamande dont les Bruxellois seraient absents ?

    La périphérie bruxelloise

    La bourgeoisie bruxelloise s’installe dans les villages flamands de la périphérie avec la bonne conscience de celui qui cultive le jardin de ses pères. La population ouvrière et paysanne de la périphérie accueille d’ailleurs cette invasion pacifique avec assez de sympathie. Elle sait que la francisation est inévitable, mais c’est un prix que beaucoup jugent léger au regard des avantages matériels et sociaux qu’ils attendent de l’urbanisation.

    Mais le milieu petit-bourgeois, technicien et intellectuel, éduqué par l’école unilingue flamande après 1932, réagit différemment. Pour ces hommes qui ont accompli en langue néerlandaise un effort récent et important de promotion culturelle, le milieu dominant bruxellois est un milieu étranger. Ils ressentent son intrusion comme une agression contre la nation flamande à laquelle ils appartiennent désormais.

    Ceux qui réagissent ainsi ne sont aujourd’hui qu’une minorité. Mais, à mesure que les années passent, et que de nouvelles communes sont atteintes par la tache urbaine bruxelloise, leur nombre grandit. La minorité anti-bruxelloise de Flamands conscients est plus nombreuse et plus solide dans les communes dont l’invasion a commencé plus tard. D’ici peu d’années, elle deviendra majorité, et le contexte flamand se défendra spontanément contre la bruxellisation.

    La « défense du sol flamand » est encore organisée principalement par le Parlement belge à majorité flamande et par quelques commandos d’extrémistes, mais cette situation touche à sa fin. C’est pourquoi les limites géographiques de la communauté bruxelloise se stabiliseront bientôt.

    Les sauvegardes légales nouvelles contre la bruxellisation de la périphérie, instaurées par la récente loi scolaire, sont difficilement compatibles avec les principes juridiques qui sont à la base d’un état unitaire. Le droit du sol prime désormais le droit personnel dans un Etat qui ne reconnaît juridiquement d’autre sol que le sol belge !

    La situation sera différente, évidemment, le jour où la Flandre sera une nation autonome. Tout Etat unilingue est en droit de préserver son homogénéité, dans l’intérêt du corps social, et en vue d’empêcher sur son territoire la constitution de minorités allogènes, causes probables de troubles futurs. Il est donc légitime de contraindre les minorités immigrées à s’intégrer dans la nation en rendant obligatoire l’instruction dans les écoles nationales et dans la langue nationale. On ne saurait donc contester à la future nation flamande le droit d’imposer l’enseignement en langue néerlandaise pour tous les habitants de son territoire. Ce qui est pure violence et discrimination de la part de l’Etat belge sera donc légitime de la part de la nation flamande.

    C’est pourquoi la fixation des limites du territoire de Bruxelles présente, pour l’avenir de cette ville et pour l’équité tout court, une importance très grande. Nous restons attachés, pour notre part, au principe du référendum, tout en reconnaissant que, vu l’évolution des situations sociologiques, le référendum serait en maints endroits de la grande banlieue plus favorable aux Bruxellois en 1963 qu’en 1970, et que, dès lors, le point de vue flamand d’une limite négociée mérite considération. En revanche, on ne peut accepter de livrer à la flamandisation forcée des portions de la communauté bruxelloise, qui sont dès à présent bruxelloises de fait et de cœur, dans leur grande majorité, même si leur établissement est récent. Car cet établissement s’est fait sans violence, dans le cadre de lois non contestées.

    Les 25 communes constituent la base vraisemblable (mais non acquise) d’un accord définitif sur le territoire de Bruxelles. Mais l’invasion bruxelloise se répand déjà au-delà des 25 communes, par le jeux de la spéculation foncière. Il serait raisonnable d’interdire ces lotissements spéculatifs hors limites, qui exaspèrent la Flandre et ne font qu’aggraver le contentieux bruxello-flamand.

    Hélas, un gouvernement sous contrôle bourgeois pourra-t-il ou voudra-t-il jamais enrayer la spéculation ? D’où le détour scandaleux que prend la dernière loi. Plutôt que d’interdire le grand lotissement spéculatif d’Alsemberg, par exemple, on interdit aux parents francophones déjà installés à Alsemberg de mettre leurs enfants dans les écoles francophones de Rhode-Saint-Genèse. Demain, on leur interdira sans doute les écoles d’Uccle et de Braine-l’Alleud, ce qui les obligera à vendre leur maison. On frappe les victimes du spéculateur, mais on laisse à ces derniers l’intégralité de ses droits.

    Bruxelles enfermee ? bruxelles socialiste ?

    Le verrou actuel est injuste et inhumain. Il réussit cependant à intimider assez les « envahisseurs » bruxellois pour faire monter aux nues les prix des terrains dans les 25 communes, et plus encore dans les 19. Dès lors, le manque de place est la première réalité à laquelle la communauté bruxelloise devra faire face. Qui dit manque de place, dit spéculation foncière et prix forcenés du logement.

    La seule attitude saine, pour un parti socialiste, est donc de proposer la suppression de la spéculation foncière, c’est-à-dire la municipalisation (ou la « bruxellisation ») du sol des 25 communes. A ce besoin bruxellois, la majorité démocrate-chrétienne flamande, accrochée aux intérêts de la petite spéculation villageoise, type loi De Taeye, répondra « niet », et apportera l’appui massif de ses voix aux forces bourgeoises. Le Parlement belge unitaire laissera donc la rareté du sol se traduire en loyers exorbitants pour les travailleurs bruxellois.

    Le PSB dispose d’une majorité politique virtuellement absolue dans les 25 communes. Un Parlement bruxellois est pour lui non seulement l’occasion de s’affirmer politiquement, mais aussi celle de réaliser un morceau de socialisme urbain, et de servir efficacement les intérêts économiques des travailleurs bruxellois.

    Conclusion

    Le problème linguistique belge est un combat social. Dans ce combat, le socialisme est du côté qui assure la promotion culturelle et l’ascension sociale des masses. En Flandre, ce côté est celui de la langue néerlandaise. Il faut continuer la flamandisation de la Flandre, jusque et y compris celle de la gestion interne des entreprises.

    A Bruxelles, ce côté est celui de la langue française (1) et, de ce fait, Bruxelles a cessé d’appartenir au contexte flamand dont elle est issue. Elle constitue une communauté distincte, qui doit s’exprimer politiquement en une Ville-Etat autonome dans une Belgique fédérale. En effet, Bruxelles est d’abord une grande ville, un grand centre industriel, une communauté de travailleurs urbains. Ensuite, et subsidiairement, elle est le siège de quelques ministères belges et de quelques communautés européennes. Comme telle, elle doit accueillir décemment les fonctionnaires qui viennent résider dans ses limites.

    Mais la courtoisie ne l’oblige pas à accepter un bilinguisme que la Flandre refuse pour elle-même, car aucune communauté ne peut vivre heureuse lorsque des groupes culturels s’y affrontent constamment. Pour échapper à cet enfer préfabriqué et imposé du dehors, Bruxelles doit réclamer sa liberté. Elle doit s’en servir aussi pour aménager sa vie quotidienne sur un territoire désormais étriqué. Cela implique la socialisation du sol, jointe à une grande politique de logement, à une politique du coût de la vie et à un urbanisme digne de ses ambitions. Telle est la tâche qui attend le socialisme à Bruxelles. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne l’a pas encore comprise.

    (1) N.D.L.R. : Cette opinion sur la langue français » à Bruxelles n’a pas recueilli l’unanimité du comité de rédaction