Le rapport économique du MPW
La Gauche n°48, 8 novembre 1961
  • L’industrie lourde et l’infrastructure

    Nous avons déjà attiré l’attention de nos lecteurs sur le danger de parler trop exclusivement de canaux, d’autoroutes et d’aciéries. Certes, l’attitude des gouvernements belges en ces matières est irritante : la nullité des autostrades en Wallonie, l’extrême lenteur dans la modernisation des voies d’eau wallonnes, et puis l’affaire de Zelzate...

    Mais il serait dangereux de croire, nous l’avons signalé, qu’on sauvera la Wallonie avec des routes, des canaux et des aciéries : le canal Albert existe depuis trente ans, et la Campine, malgré sa forte natalité, ne s’industrialise guère. L’autostrade Bruxelles-Ostende passe par Alost, Gand et Aalter, qui n’en restent pas moins des régions d’économie faible, à chômage élevé et croissance insignifiante. Quant à l’acier, c’est le plus caractéristique de ces demi-produits auxquels la Belgique (et a fortiori la Wallonie) ont accordé une place beaucoup trop grande dans leur structure industrielle et dans celle de leurs exportations.

    Faut-il continuer à investir deux millions par emploi dans des branches où les pays du Tiers-Monde peuvent nous concurrencer dangereusement demain, à partir de sources de matières premières et d’énergie plus favorables que celles dont nous sommes tributaires ? Ne vaut-il pas mieux investir 400.000 francs par emploi dans l’industrie mécanique et la chimie fine ? Après tout, c’est à base d’exportations de machines et de produits chimiques très élaborés, et non d’acier brut, que s’est réalisé ce qu’on appelle le « miracle allemand » et l’expansion de la France et de l’Italie du Nord depuis 1953. Ce n’est pas à base d’engrais et de ronds à béton, ni même de tôles fines, que nous rattraperons notre retard, mais en nous installant à notre tour dans les activités modernes.

    C’est pourquoi il est affligeant de voir Flamands et Wallons se disputer un projet (Sidmar) qui, dans un plan économique réaliste, devrait être classé en priorité 3 ou 4 ! Il est proprement scandaleux de voir l’Etat unitaire qui a toujours refusé d’avoir une politique sectorielle raisonnée, lancer à brassées l’argent du contribuable dans l’escarcelle des sidérurgistes, pour des investissements dont la rentabilité capitaliste est très grande, et qui servent très peu l’intérêt général.

    Par ailleurs, mettre l’accent sur les routes, les canaux, et sur l’aciérie Sidmar, comme on le fait encore trop souvent du côté wallon, n’est-ce pas apporter de l’eau au moulin anti-fédéraliste ? Car la grande infrastructure incombera au pouvoir fédéral ; et si les Flamands veulent Zelzate, ce n’est pas le fédéralisme qui les empêchera de créer cette usine ! On affirme, certes, que la Wallonie obtiendra plus facilement sa juste part de travaux d’infrastructure d’un pouvoir central réformé que du pouvoir central actuel. C’est à voir... Mais si tel était l’objectif, la réforme dite du « Sénat géographique » serait suffisante, puisqu’elle neutraliserait le poids de la majorité flamande lors du vote des budgets. Pourquoi, dans ce cas, réclamer un Etat fédéré wallon ? Dans quel but faut-il couper en trois l’administration du pays ?

    A notre sens, le Congrès doit plutôt parler de ce que le gouvernement wallon fera. La vraie signification du fédéralisme n’est pas dans ce que l’on obligera le gouvernement de Bruxelles à faire pour la Wallonie, mais dans ce que le gouvernement de Namur pourra faire lui-même pour la sauver de la décadence.

    Initiative industrielle publique

    La politique industrielle du gouvernement wallon, nous l’avons rappelé, devra être à base de recherche, d’orientations sectorielles raisonnées, et d’initiative industrielle publique. Dans un Etat fédéral du moins, pour la moitié sud du pays, il sera donc possible de créer une vraie Société wallonne d’investissements, publique et pure. Une société qui dégagera elle-même les occasions d’investir à l’aide de ses instituts de recherche technologique et économique, et qui n’en sera pas tributaire, pour remplir son rôle, des projets plus ou moins valables et plus ou moins honnêtes nés dans les milieux de la finance.

    Nous ne voyons pour notre part aucune nécessité à ce qu’une telle société soit subordonnée à une Société nationale belge d’Investissements, dépendante du pouvoir fédéral, comme semble l’admettre le rapport.

    L’initiative industrielle publique et le crédit aux entreprises sont des attributions qui doivent appartenir en totalité aux Etats fédérés. Il est d’ailleurs absurde de partager des attributions de même nature entre deux échelons successifs du pouvoir. C’est de la mauvaise organisation comme celle qui sévit actuellement entre l’Etat, les provinces et les communes, et ce serait faire du mauvais travail, et du travail coûteux, que de démarrer dans un système fédéral avec d’aussi fâcheuses structures administratives. Il doit être entendu que ce qui est de la compétence des Etats fédérés cesse automatiquement d’être de celle de l’Etat fédéral, et que celui-ci ne doit plus disposer d’aucun texte, d’aucun bureau, d’aucun parastatal, d’aucun fonctionnaire pour interférer dans ces matières.

    Il subsiste, bien entendu, un besoin de coordination économique entre les trois parties du pays, comme ce besoin existe entre les trois pays de Bénélux ou entre les six pays du Marché Commun. A mesure que l’intégration européenne se fera, les problèmes de coordination se poseront d’ailleurs davantage au niveau européen.

    Ne nous aventurons donc dans aucune structure qui maintiendrait des départements et des parastataux économiques au plan du pouvoir fédéral, en dehors des trois domaines propres à ce pouvoir, qui sont : la monnaie, le commerce extérieur et les grandes communications. Tout le reste doit être de la compétence des Etats fédérés : industrie, santé, enseignement, sécurité sociale, agriculture, distribution, logement, travaux locaux. S’apprêter à transiger sur ce point, c’est vider l’idée fédéraliste de son contenu.

    L’aménagement socio-économique du territoire

    En dehors de l’initiative industrielle publique, c’est peut-être dans le domaine de l’aménagement du territoire que l’impuissance du pouvoir belge unitaire contient le plus de menaces de décadence pour la Wallonie.

    Comment retenir la jeunesse, comment faire venir des travailleurs de l’extérieur, alors qu’on leur offre pour cadre de vie des masures de quatre-vingts ans d’âge construites pour les prolétaires du temps de Léopold II ? Ces masures sont disséminées au milieu d’un indescriptible chaos où voisinent des fabriques avec leurs fumées, leur bruit et leurs crassiers, des terrains vagues, des dépôts de ferrailles, des prairies, des fermes, des boutiques, des cinémas, des garages et des écoles. Tout ce fatras est desservi (si l’on ose dire) par une voirie en mauvais état, au tracé incohérent, où les poteaux et les panneaux publicitaires tiennent lieu d’arbres et de fleurs, et souvent les flaques de trottoirs. Seule la longue accoutumance et l’amitié dont on se prend pour les choses familières, permet aux habitants de nos régions industrielles de garder leur joie de vivre dans ces banlieues désespérantes. Mais l’inconvénient économique du désordre et de la laideur ne se limite pas à la fuite des jeunes, des cadres et des étrangers. Les industries n’y trouvent pas de terrain pour s’étendre. Les transports en commun de la main-d’œuvre sont inorganisables : autobus lents, peu fréquents, coûteux. La distribution, n’ayant pu se concentrer en quelques pôles commerciaux, demeure archaïque et coûteuse, comme tout ce qui l’entoure. La vie culturelle enfin est anémiée par la dispersion.

    Or, l’Etat belge unitaire est impuissant à remédier au chaos urbain, parce qu’il refuse de toucher au droit sacré du propriétaire-spéculateur : continuer ou faire n’importe quoi sur n’importe quel terrain, pourvu qu’on puisse en tirer profit. Il est impuissant également à investir les sommes considérables qu’il faudrait dans la reconstruction systématique et graduellement totale du vieil habitat wallon. L’Etat wallon osera investir ces sommes, parce que pour lui, c’est à la fois le sauvetage de son peuple et une révolution socio-culturelle profonde, que de réorganiser la vie des communautés locales sur des bases plus actuelles et plus humaines.

    Le peu que fait l’Etat unitaire en matière de logement, d’équipement urbain et d’équipement social est réalisé en ordre dispersée et à un coût très élevé. La Belgique se paie le luxe de dizaines de milliers de petits chantiers à faible productivité, utilisant des matériaux non standardisés.

    Quant aux travaux de voirie, aux écoles, aux hôpitaux, aux plaines de jeu, l’initiative et la dépense sont pulvérisées entre deux mille cinq cent communes autonomes. Les crédits budgétaires sont ainsi divisés en fines lamelles, qui n’ont d’autre avantage que de satisfaire beaucoup de monde à la fois.

    L’énorme puissance d’achat que possède le secteur public, pris globalement, n’est donc utilisée ni pour abaisser les coûts en améliorant la productivité, ni même pour obtenir de meilleurs prix des industriels et entrepreneurs. On s’accroche au système de l’adjudication de 1846 (qui permet, en fait, toutes les combines pour imposer à l’acheteur public des prix abusifs). On maintient le système de l’initiative dispersée, mais en paralysant cette initiative par un réseau de règlements, d’autorisations préalables, d’approbations et de contrôles. Ces entraves se sont accumulées au point de faire de la procédure administrative un roncier impénétrable où l’on avance par centimètres...

    En Flandre et à Bruxelles, les maisons, les usines, les écoles et les rues sont relativement jeunes. On se contente assez volontiers de perfectionner petit à petit ce qui existe, au petit bonheur l’occasion, chacun tentant sa chance pour son compte (commune, société de logements, indus-triel ou particulier) dans le maquis de la procédure administrative et le désordre de la spéculation foncière.

    Là où il y a peu de problèmes, les vieux moyens suffisent

    Mais prenons le cas d’une région vieillie de Wallonie : il faut aménager des parcs industriels, y installer des usines, en transférer d’autres, construire des routes, amener l’eau et le courant à ces industries, ouvrir des centres de formation de la main-d’œuvre, créer des cités entièrement neuves pour loger les travailleurs des nouvelles usines, édifier les écoles, les centres commerciaux, ainsi que l’équipement culturel et sanitaire de cet habitat nouveau ; et enfin réorganiser les transports en commun qui doivent relier entre eux tous les pôles de la vie quotidienne.

    Il est manifestement impossible d’entreprendre cette tâche avec les méthodes traditionnelles dont le nord du pays se contente, et qu’il n’acceptera pas de changer pour les beaux yeux de la Wallonie.

    La réforme de l’aménagement du territoire commence au droit foncier. Elle doit s’étendre à tous les échelons du secteur public et du secteur privé qui concourent à la réalisation des logements, des rues et routes, des parcs industriels, des distributions d’eau ou d’énergie, des transports urbains et régionaux, et de tout l’équipement socio-culturel des communautés locales. Il s’agit d’introduire, dans cette pelote embrouillée de pouvoirs et d’entreprises, des méthodes de planification et de gestion industrielle productiviste, à la hauteur des techniques de ce siècle. Cela implique d’assez brutales simplifications de structure...

    Placée devant l’obligation de faire beaucoup avec peu de ressources, la Wallonie sera contrainte à l’efficacité. L’Etat fédéré wallon, s’il vient au monde, n’aura pas devant lui une route unie. Il sera une aventure difficile, à travers laquelle le peuple tout entier aura besoin de sang-froid et de fermeté. Car toute structure boiteuse est coûteuse, comme toute solution « conciliante » à l’égard des têtes dures de la spéculation et de la routine. Si l’Etat belge s’est payé souvent le luxe de reculer les problèmes au moyen de structures boiteuses ou de modalités « conciliantes » (au point que ce procédé est devenu l’art favori de ceux qui nous gouvernent), la trésorerie serrée de l’Etat wallon ne lui permettra pas de se laisser vivre dans un style laxiste. Ses intentions étant grandes et ses moyens petits, il lui faudra créer un autre style. Mais la route difficile, dure, rationnelle, intransigeante, honnête peut être une route exaltante. Qui ne serait fier d’être yougoslave ou israélien ? Qui ose être fier d’être belge ? Nous pourrons peut-être un jour être fiers d’être wallons. Cela dépend surtout de nous.