L’arrivée au pouvoir des nazis a provoqué un choc dans toute la classe ouvrière européenne. La capitulation passive des organisations ouvrières allemandes devant leur ennemi fut ressentie partout comme une honte. « Cela ne se passera pas ainsi chez nous » se disaient les travailleurs des autres pays.
En vérité, cela ne se répéta plus. En Autriche, les travailleurs se défendirent héroïquement, les armes à la main, contre le coup-d’Etat clérico-fasciste. En France, au lendemain du 6 février 1934, une formidable vague d’unité d’action déferla sur le mouvement ouvrier, soulevant d’immenses espoirs, réveillant d’immenses énergies. En Espagne, à deux reprises, en 1934 et en 1936, le peuple prit les armes pour crier halte au fascisme. Voilà le contexte dans lequel il faut placer le Front Populaire.
La division ouvrière avait été une des causes essentielles de la défaite en Allemagne. L’unité d’action ouvrière fut le point de départ de la montée des forces de gauche en France, à partir de 1934. Aujourd’hui encore, lorsque les travailleurs français et belges réclament le Front Populaire, c’est avant tout cette unité ouvrière qu’ils acclament et réclament.
Mais le Front Populaire ne fut pas seulement l’unité ouvrière ; ce fut aussi l’unité entre les organisations ouvrières et les organisations libérales-bourgeoises (radicaux en France, républicains en Espagne). Et c’est là tout le nœud des contradictions. Cette unité avec la gauche bourgeoise facilita sans doute quelques victoires électorales ; mais, en même temps, elle tint les forces ouvrières prisonnières du régime capitaliste.
Exercice ou conquête du pouvoir ?
Au lendemain des élections victorieuses du Front Populaire en France, des millions de travailleurs se mirent spontanément en grève, occupant les usines, paralysant toute la vie économique, commençant même, par-ci par-là, à remettre en marche pour leur propre compte les entreprises occupées. « Le peuple français renoue avec ses traditions révolutionnaires » affirma, unanime, la presse socialiste internationale, notre « Peuple » en tête.
Cependant, le gouvernement Léon Blum issu du Front Populaire - qu’appuyaient les communistes et la C.G.T. réunifiée, mais auquel ils ne participèrent point - s’efforça de tout faire rentrer dans l’ordre en échange de conquêtes sociales importantes (les quarante heures, les congés payés, la reconnaissance syndicale). Le régime capitaliste ébranlé - Léon Blum parla au Congrès socialiste du « capitalisme en ruine » - fut maintenu. Blum s’expliqua clairement à ce sujet. Il rappelle la distinction entre l’exercice du pouvoir en régime capitaliste, et la conquête du pouvoir. Le gouvernement du Front Populaire, ce n’est pas la conquête du pouvoir ; c’est seulement l’exercice du pouvoir. Voilà effectivement le hic.
Il faut ajouter que l’attitude du Parti Communiste et de la C.G.T. ne diffère pas foncièrement de celle de Léon Blum. Thorez appela les travailleurs à terminer la grève, puisque les revendications - sociales ! - venaient d’être satisfaites. A tel point, qu’en Belgique, « Le Peuple » du 27 juin met en manchette, en grands caractères, l’appel de Thorez (« Il faut savoir terminer une grève, quand l’essentiel des revendications a été satisfait »), afin d’amener les travailleurs de ce pays à reprendre, eux aussi, le travail.
La conquête du pouvoir fut-elle impossible ?
Aujourd’hui, vingt-cinq années plus tard, nous pouvons sobrement dresser le bilan des arguments invoqués contre.
« La lutte est purement défensive, des organisations ouvrières en 1936. la conquête du pouvoir par les dirigeants antifasciste. Sortir du cadre du régime capitaliste, c’est faciliter la victoire du fascisme ». - Les événements ont infligé un démenti cinglant à cet argument majeur. C’est en maintenant l’Etat et l’armée capitalistes que le Front Populaire espagnol a permis le soulèvement de Franco, quelques mois après sa victoire électorale. C’est en restant dans le cadre du capitalisme que le Front Populaire français a raté une chance unique d’arrêter l’avance victorieuse du fascisme. Quatre années après juin ’36, Hitler règne sur toute l’Europe, la France est écrasée, démoralisée, occupée. Le mouvement ouvrier est balayé.
Sortir du cadre du capitalisme, c’est rompre l’alliance avec les radicaux, donc avec les classes moyennes, et faciliter le retour en force de la réaction. » - Ici aussi, les événements ont démontré combien cet argument fut fallacieux. Les radicaux n’avaient aucun intérêt de rompre avec le Front Populaire aussi longtemps que les travailleurs furent dans l’offensive, puisque leur rôle fut justement celui d’agir comme frein à l’intérieur du dispositif de combat de la gauche. Mais en restant dans le cadre du régime capitaliste, on provoqua une immense déception chez les travailleurs, qui fut à l’image de leurs espoirs. Du coup, les radicaux rompirent à ce moment précis le pacte du Front Populaire et la réaction revint en force, dès 1938.
« Sortir du cadre du capitalisme, aurait signifié perdre la majorité » parlementaire. » Remarquons en passant que même lorsque les partis ouvriers disposèrent de la majorité absolue au Parlement français (en 1945-46), ils se gardèrent bien de conquérir le pouvoir ; c’est bien la preuve que cet argument n’est, au fond, qu’un prétexte.
Il l’est d’autant plus que la question est posée de manière formelle. Mettons qu’en pleine occupation des usines, le gouvernement Léon Blum présente à la Chambre du Front Populaire un projet de loi pour la nationalisation, sous contrôle ouvrier, du crédit et de toutes les industries de base. Les radicaux auraient-ils refusé de le voter ? Dans ce cas, le gouvernement pouvait dissoudre les Chambres et provoquer de nouvelles élections, sous la pression des usines occupées, en appelant en même temps les travailleurs à constituer des comités du Front Populaire dans toutes les entreprises et dans toutes les localités- Peut-on douter du résultat de ces élections ? A-t-on oublié la panique invraisemblable des patrons, dont attestent de nombreux document de l’époque, qui craignirent précisément pareille tournure des choses et furent très étonnés que cela ne se produisit point ?
Quant au sang épargné, peut-on encore sérieusement répéter cet argument aujourd’hui, alors qu’on sait que la politique décidée à l’époque a mené à la victoire des fascistes en Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’occupation de la France, aux déportations massives...
Tout de même : la conquête du pouvoir socialiste n’aurait pas coûté 1% du sang que le maintien du capitalisme a fait couler trois, quatre, cinq ans plus tard dans toute l’Europe...
Le contexte international fut des plus favorables
Reste le dernier argument : celui du contexte international. On a affirmé à l’époque, on répète aujourd’hui encore, à la légère, que le contexte international fut « défavorable » et qu’il rendit la victoire du socialisme impossible. On invoque la puissance des Nazis, les dangers d’une conjonction entre les conservateurs britanniques et les fascistes « par peur du communisme », voire une intervention américaine. Qu’en est-il en réalité ?
Nous savons aujourd’hui, par la publication des archives secrètes d’Allemagne et d’ailleurs, qu’Hitler disposa en juin ’36 en tout et pour tout d’une seule division blindée. Nous savons que la Rhénanie n’était pas encore en état de se défendre. Nous savons que la Grande-Bretagne n’avait pas encore commencé son réarmement. Nous savons qu’une puissante vague ouvrière déferla sur toute l’Europe, que quelques jours après juin ’36, en France, ce fut la grève générale en Belgique, à Belgrade, à Salonique, que le peuple espagnol était sur le point de se lever pour conquérir le pouvoir. Nous savons qu’aux Etats-Unis, ce fut le moment de la puissante montée des syndicats CIO, que quelques mois plus tard, dés centaines de milliers de travailleurs américains allaient à leur tour occuper les usines.
En vérité, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, la force militaire la plus grande du monde, en été 1936, ce fut encore... la force de la France, qui, dans l’immense majorité de ses soldats, était acquise au socialisme ! Le pouvoir conquis en France, c’aurait été l’aventure de Franco étouffée dans l’œuf ou rapidement écrasée, et un bloc socialiste établi de Gibraltar jusqu’en Belgique.
Pour le reste, on ne peut esquisser que des hypothèses. La plus vraisemblable, c’est qu’en Italie et en Allemagne, le fascisme n’aurait pas su se maintenir devant ce formidable retour en force du socialisme. Mais même si l’on opte pour l’hypothèse inverse, on admettra que la confrontation avec le fascisme se serait produite dans des conditions autrement avantageuses qu’en 1939, et que d’immenses destructions, d’innombrables victimes auraient été épargnées à l’humanité (y compris à l’U.R.S.S.).
La philosophie de l’expérience est très simple : on ne peut pas jouer avec la combativité des masses ! La lutte des classes est un phénomène objectif et vivant, non une machine qu’on peut arrêter et remettre en marche au gré des dirigeants. Lorsque les masses marchent, les conditions sont favorables ; si l’on ne saisit pas l’occasion, les masses refluent. Quand on les appelle ensuite désespérément à son secours, comme en septembre 1938, comme en septembre 1939, comme en mai 1940, elles répondent alors par le mot de Cambronne. Mais, en vérité, le même scénario tragique ne s’est-il pas répété une deuxième fois entre 1944 et 1958 ? Et d’aucuns ne s’apprêtent-ils pas à le répéter une troisième fois ?
Saisir les occasions historiques quand toutes les masses sont en lutte pour arracher au Grand Capital l’essentiel de ses positions économiques, pour conquérir le pouvoir : voilà ce qu’est le devoir du mouvement ouvrier. C’est parce qu’il n’a pas encore réalisé ce devoir - parce que pour une partie de ses militants et ses cadres il ne l’a même pas encore compris ! - que l’histoire des quarante dernières années s’apparente si étrangement à une histoire d’occasions perdues, dont on paye par après, et lourdement, les conséquences !