Les grèves belges : essai d’explication socio-économique
Les Temps Modernes, 16e année, n° 180, Avril 1961, pp. 1291-1310.
  • « Des grèves de masse ne peuvent se produire que lorsque les conditions historiques en sont présentes. Elles ne se laissent pas proclamer sur commande. Des grèves de masse ne sont pas des moyens artificiels, qui peuvent être employés lorsque le parti est arrivé dans une impasse avec sa politique, afin de le sortir du jour au lendemain de ce marasme. Lorsque les contradictions de classe se sont exacerbées et lorsque la situation politique s’est tendue au point où les moyens parlementaires ne suffisent plus pour faire avancer la cause du prolétariat, alors la grève de masse apparaît comme une nécessité impérieuse, et alors elle est hautement profitable à cette cause, même si elle n’aboutit pas à une nette victoire. »

    (Rosa LUXEMBOURG : « La grève de masse politique », dans Vorwaerts, 24 juillet 1913)

    Les sociologues avaient dit que la classe ouvrière était en train de disparaître ; voilà qu’elle se manifeste avec une énergie rarement égalée. Les économistes avaient affirmé que les hauts salaires rendaient désuète la lutte de classe ; voilà qu’elle provoque une de ses explosions les plus violentes des dernières décennies. Les hommes politiques avaient dit que le désir de bouleversement économique n’animait plus qu’une poignée de « die-hards » intellectuels et utopistes (les « véritables réactionnaires » attachés aux « idéologies du XIXe siècle ») ; voilà que ce même désir inspire brusquement l’action de centaines de milliers d’hommes, non pas en quelque pays lointain, dont la misère et la famine chroniques expliqueraient tout, mais dans cette Belgique voisine et bourgeoise, pays de bons vivants et de kermesses, de luxe insolent et de standing élevé.

    Comment expliquer ce paradoxe ? Comment interpréter cette grève « qui n’aurait pas dû exister » ? S’agit-il d’un simple caprice de l’histoire, d’un chant du cygne de la lutte de classe sur le point de disparaître ? Ou est-ce plutôt l’indice d’un réveil international de ce prolétariat européen sans guillemets, le reflet d’énormes possibilités cachées, la promesse d’une nouvelle vague ? Sera-ce l’exception ou la règle ? Voilà bien des questions qui réclament des réponses. Nous esquisserons quelques-unes de ces réponses, fruits d’une expérience exaltante. Elles n’ont point la prétention d’être définitives. 

    I. Le contexte économique

    C’est un lieu commun que de parler du « retard » économique de la Belgique. De tous les pays du Marché Commun, la Belgique connaît en effet l’expansion économique la plus lente, l’accroissement le moins élevé de son revenu national. C’est vrai en général ; c’est plus particulièrement caractéristique pour les secteurs industriels dits « en expansion ».

    Indices de production industrielle (1953:100)
    1954 1955 1956 1957 1958 1959 1960
    Allemagne occidentale 113 131 142 149 154 166 189
    Italie 109 120 129 140 144 161 186
    France 110 120 133 145 151 157 170
    CEE moyenne 111 124 135 143 147 158 176
    Pays-Bas 113 121 127 130 130 145 166
    G.-D. du Luxembourg 104 116 124 126 121 126 138
    Belgique 106 117 124 124 115 119 124
    NB — Pour tous les pays cités, production pour 11 mois, sauf la Belgique, 12 mois.
    Indices de production de quelques branches industrielles (1953:100)
    1957 1958 1959 1960
    Premier semestre
    Industrie chimique :
     Moyenne CEE 158 174 200 231
     Belgique 141 139 162 175
    Fabrications métalliques :
     Moyenne CEE 154 163 173 195
     Belgique 135 127 132 145
    Sidérurgie :
     Moyenne CEE 151 147 157 180
     Belgique 137 131 140 159
    Électricité :
     Moyenne CEE 140 147 157 171
     Belgique 131 131 137 146

    L’industrie d’électricité est fort typique du niveau d’industrialisation générale d’une nation. L’évolution comparée de la production d’électricité belge et néerlandaise est tout à fait significative :

    Production annuelle (en milliards de kwh) (pour 11 mois)
    1929 1936 1938 1950 1953 1956 1958 1959 1960
    Belgique 4,1 4,8 5,1 8,3 9,6 11,8 12,5 13,2 12,9
    Pays-Bas 2,1 2,9 3,5 7,0 9,1 11,8 13,1 14,2 13,9

    Au niveau des phénomènes purement industriels, le retard croissant de l’économie belge — prévu par la Fédération Générale du Travail de Belgique dès 1954 (voir le Rapport de son Congrès extraordinaire d’octobre 1954, complété par le Rapport du Congrès Extraordinaire d’octobre 1956 Holdings et Démocratie économique) — s’explique assez facilement. La structure industrielle de la Belgique a vieilli. L’économie belge est une preuve vivante de la valeur universelle de la « loi du développement inégal ». Premier pays sur le continent européen à s’industrialiser dès l’époque napoléonienne, la Belgique a conservé essentiellement sa structure industrielle du XIXe siècle, fondée sur des branches traditionnelles (sidérurgie, charbonnages, textiles, matériel roulant) et surtout sur la fabrication de produits mi-finis, pondéreux, incorporant relativement peu de travail vivant (laminés, charbon, ciment, verre, engrais chimiques, filés de laine et de coton, etc.). Elle paye aujourd’hui le prix de son avance de jadis. Ses marchés traditionnels d’outre-mer et d’Europe orientale disparaissent, comme résultat du processus d’industrialisation des pays sous-développés. Ses produits traditionnels d’exportation sont structurellement en déclin, par suite de la concurrence de produits nouveaux (aluminium et métaux légers ; pétrole ; matières plastiques ; textiles synthétiques, etc.). Comme elle n’a pas développé suffisamment d’industries nouvelles, et qu’elle n’a pas non plus exploité de ressources nouvelles de son sous-sol (la Belgique est le seul pays des Six qui n’a créé au cours des vingt dernières années ni une production nationale de pétrole brut ni une production nationale de gaz naturel et qui, jusqu’en 1959, ne connut même pas de pétrochimie), le déclin des « vieux » secteurs n’est pas compensé par l’essor des secteurs « nouveaux ».

    L’industrie belge occupe par conséquent une place de plus en plus « marginale » sur le marché mondial. La Belgique ne peut qu’« importer » des hautes conjonctures de l’étranger, c’est-à-dire qu’elle ne peut mettre à la disposition de ses clients étrangers ses réserves de main-d’œuvre et d’outillage que lorsque ces réserves ont disparu chez la plupart de ses concurrents. Elle est en général frappée plus tôt et plus fortement par les récessions que ses voisins, et elle entre la dernière dans une nouvelle phase de « boom ». Détail significatif : la Belgique fut le seul pays membre du Marché Commun qui ne sut pas faire l’économie de la récession (américaine) 1957-‘58.

    Ce retard économique de la Belgique est apparu dès la fin du « boom de la guerre de Corée ». Il a été accentué par l’entrée en vigueur du Traité de Rome. La libération progressive des échanges ne fournit que peu de débouchés supplémentaires à la Belgique, alors qu’elle menace directement ses débouchés principaux : le marché intérieur et le marché néerlandais. Accentuant un mouvement de perte de débouchés déjà entamé antérieurement, l’entrée en vigueur du Traité de Rome peut ainsi précipiter la ruine rapide de secteurs industriels entiers.

    C’est ce qui arriva avec l’industrie charbonnière à partir de 1958-‘59, dans le cadre de la C.E.C.A. C’est ce qui peut arriver rapidement avec l’industrie du matériel roulant, la fonderie et d’autres secteurs de la métallurgie, l’industrie de montage d’autos, l’industrie du meuble, l’industrie du ciment, l’industrie du papier-journal.

    Ce dernier cas est particulièrement caractéristique. De 1950 à 1960, la consommation belge a augmenté de 77.000 à 120.000 t. La production belge de papier-journal s’est accrue au cours de ces mêmes dix années de 60.000 à 95.000 t. Mais sur le marché belge, les ventes de papier-journal belge ont diminué de 56.000 t. à 54.000 t., de sorte que (a) cette production nationale ne couvre plus que 45 % des ventes de papier-journal en Belgique, contre 72 % en 1950 ; (b) une grosse partie de la production belge courante doit être exportée vers des pays comme l’Argentine, où les débouchés peuvent disparaître du jour au lendemain ; (c) l’industrie belge ne travaille plus qu’à 80 % de sa capacité.

    Cette inadaptation aux transformations de la demande intérieure et internationale s’explique par certaines faiblesses structurelles particulières (prix relativement élevé de l’énergie, qui grève le prix de revient industriel moyen ; frais de transport et de distribution surélevés, par suite d’un manque de rationalisation ; subsides excessifs à l’agriculture, etc.). Mais en dernière analyse, ce qui est en cause, c’est une structure financière particulière, c’est-à-dire une structure particulière du capitalisme belge.

    Celui-ci se caractérise par la juxtaposition, la « coexistence pacifique », de deux secteurs, un secteur contrôlé de manière extrêmement étroite par une dizaine de groupes financiers (les fameux « holdings » Société Générale, Brufina-Cofinindus, Solvay-Boël-Janssen, Empain, Evence Coppée, Lambert, Sofina, Petrofina, etc.), un second secteur dominé par des entreprises familiales à structure financière plus ou moins archaïque. Les deux secteurs ne se développent plus que par auto-financement, le premier parce qu’il désire conserver le contrôle des entreprises et des branches qu’il domine, le second parce qu’il craint qu’un large appel au marché des capitaux le soumette au contrôle du premier. Il en résulte une tendance générale à la conservation des structures, l’auto-financement des holdings développant essentiellement les industries traditionnelles de produits mi-finis (dont quelques-unes comme les laminoirs, la verrerie, les glaceries, la papeterie fine, ont connu de ce fait de remarquables développements techniques), l’auto-financement des entreprises familiales empêchant les concentrations et rationalisations nécessaires. Le déclin de l’industrie charbonnière — à laquelle l’Etat avait pourtant versé près de 30 milliards de frs de subsides à fonds perdus — est un exemple typique des effets désastreux de cette « coexistence pacifique ».

    En définitive, on a assisté au paradoxe suivant : alors que la Belgique est un des pays capitalistes les plus riches du monde, alors qu’elle a exporté en moyenne 6-7 milliards de frs de capitaux par an (d’abord surtout vers le Congo, ensuite surtout vers le Canada, l’Amérique latine, les États-Unis, le Sud-Est asiatique, etc.) la plupart des « industries nouvelles » créées sur son sol au cours des dernières années l’ont été par des groupes étrangers. C’est notamment le cas de l’industrie du montage d’autos, de l’industrie électronique, d’une bonne partie des entreprises de produits plastiques, d’industries d’appareils et de machines-outils divers, etc.

    Mais le paradoxe ne s’arrête pas là. Malgré ce retard économique de plus en plus prononcé, les travailleurs belges — et le peuple belge en général — ont pu conserver un niveau de vie relativement élevé et, jusqu’il y a quelques mois, le niveau de salaires réels le plus élevé du Marché Commun. Ce ne sont donc pas les effets économiques et sociaux du marasme économique qui expliquent la grève ; c’est la prise de conscience des masses quant à l’incapacité du capitalisme de résoudre les problèmes brûlants de la nation, leur prise de conscience quant à la nécessité de changer de régime économique, comme l’a dit le président du P.S.B., Léo Collard, lui-même — qui explique cette grève.

    Il est vrai que l’insuffisante expansion économique a créé un chômage chronique important. Celui-ci résulte de l’effort réussi des capitalistes pour augmenter la productivité, afin de neutraliser les effets des salaires relativement élevés sur la capacité concurrentielle de l’industrie belge [1]. Mais ce chômage existe depuis douze ans, et dernièrement il a eu tendance à diminuer quelque peu plutôt qu’à augmenter :

    Moyenne quotidienne de chômeurs (complets et partiels)
    Année Moyenne quotidienne
    1949 234 896
    1950 223 537
    1951 206 520
    1952 246 538
    1953 245 807
    1954 224 752
    1955 172 398
    1956 144 776
    1957 116 810
    1958 180 893
    1959 199 209
    1960 ± 140 000

    En outre, ce chômage est localisé à 65-75 % (selon les années) dans des régions flamandes où la grève a été beaucoup plus faible et beaucoup moins spontanée qu’en Wallonie, ou qu’à Anvers et à Gand.

    Il faut ajouter que le niveau absolu des rémunérations directes, du salaire global, aussi bien nominal que relatif (c’est-à-dire du pouvoir d’achat), n’a connu aucune baisse au cours des dix dernières années même si la tendance à l’augmentation des salaires a été relativement plus lente que dans la plupart des autres pays de la C.E.E. à partir de 1955 (à l’exception de la France et de l’Italie). Les salaires réels belges restent aujourd’hui encore te parmi les plus élevés d’Europe, et, sauf dans quelques secteurs où ils sont dépassés par les salaires allemands, les plus élevés dans le Marché Commun. Sans doute, l’indépendance du Congo a-t-elle provoqué une chute sévère des valeurs coloniales en Bourse — ce qui explique la frénésie de certains milieux petits bourgeois. Mais il y a peu de travailleurs parmi les « petits porteurs d’actions », et ceux-ci n’incorporent en tout cas pas la valeur de leur capital, mais plutôt le montant de leurs dividendes dans leur revenu courant ; or ces dividendes sont restés pratiquement inchangés en 1960 pour les principales compagnies congolaises.

    Il faut donc bien se rendre à l’évidence. Ce n’est pas à cause d’une mauvaise situation économique, mais malgré des salaires relativement élevés que la grève belge s’est produite. Si le contexte économique l’explique indirectement et foncièrement (parce qu’il a sapé le mythe du « miracle économique capitaliste », parce qu’il a provoqué un désir de renouveau économique radical), c’est dans le contexte social que nous découvrirons plus spécialement les causes immédiates de son éclatement. 

    II. Le contexte social

    La Belgique est un des pays les plus industrialisés du monde. Les salariés-appointés (y compris les fonctionnaires et agents des services publics) y constituent plus de 75 % de la population active. La paysannerie ne représente plus qu’une classe sociale d’importance réduite, qui dépasse à peine 10 % de cette même population.

    Si la masse des salariés et appointés constitue la grande majorité de la nation, cette masse est en revanche fortement stratifiée, à la fois d’après sa qualification, d’après ses traditions et son niveau de conscience, d’après ses origines et son caractère national. Les trois couples « Wallons-Flamands », « travailleurs d’origine urbaine-travailleurs d’origine rurale », « travailleurs socialistes-travailleurs chrétiens », ne se recoupent pas entièrement. Il y a en Flandre d’importants noyaux minoritaires de travailleurs socialistes « urbanisés » depuis des siècles (notamment à Gand et à Anvers), hautement qualifiés (surtout à Anvers), et plongés dans la grande industrie depuis plus de cent ans. De même, il y a en Wallonie une minorité de travailleurs chrétiens, moins substantielle mais non sans importance, surtout dans le milieu semi-rural (Namurois, cantons rédimés, Thudinie et Basse-Sambre, etc.), dans la petite industrie, ou parmi les employés soumis à la pression capitaliste (ce fut la position traditionnelle des employés de charbonnages dans le Hainaut). Néanmoins, sans se recouper totalement, ces trois « couples » de stratification s’expliquent largement l’un l’autre.

    Le gros du prolétariat wallon a été formé pendant le XIXe siècle, surtout dans le Hainaut et dans la province de Liège, dans les principales industries de l’époque : mineurs, ouvriers sidérurgistes et métallurgistes, verriers, ouvriers de l’industrie chimique et des cimenteries, ouvriers de la pierre, ouvriers de l’industrie textile de Verviers. Ces « anciennes » couches de la classe ouvrière ont constitué les principaux noyaux fondateurs du Parti Ouvrier Belge et des syndicats socialistes. Il fallait y ajouter en Flandre les ouvriers textiles de Gand, et les dockers et ouvriers diamantaires d’Anvers.

    Depuis 1910, un « nouveau » prolétariat s’est joint à ces anciens noyaux. En Wallonie, il s’agissait d’un déplacement de travailleurs plutôt que d’une prolétarisation de couches petites bourgeoises (à quelques exceptions près) : déclin de l’industrie de la pierre et de l’industrie charbonnière, compensé par un essor de la sidérurgie, des fabrications métalliques, de l’industrie chimique et de l’industrie d’électricité. En Flandre, il s’agissait d’une prolétarisation assez rapide d’éléments ruraux, mais sous deux formes essentiellement différentes :

    1° création ou extension d’un prolétariat plus ou moins qualifié dans les bassins industriels anciens (industrie d’alimentation à Gand et à Anvers ; industrie métallurgique à Anvers, à Gand et dans l’axe Anvers-Bruxelles ; création du bassin industriel au sud de Bruxelles ; création du bassin industriel de Bruges ; création de l’industrie charbonnière du Limbourg et industrialisation de la Campine, etc.) ; .

    2° création d’une énorme masse de manœuvres (ou de « spécialisés » dans l’industrie du bâtiment), véritable « armée de réserve industrielle » du capitalisme belge. Cette « armée de réserve », dans des périodes de haute conjoncture, se déplace vers Bruxelles ou vers la Wallonie, comme elle comporte un grand nombre d’ouvriers frontaliers ou saisonniers. En période de crise, elle constitue le gros (jusqu’aux trois quarts) de la masse des chômeurs belges.

    Or, une politique délibérée du clergé catholique et des gouvernements que le parti catholique a contrôlés pendant plus d’un demi-siècle — le premier gouvernement sans participation catholique n’est apparu en Belgique qu’au lendemain de la 2e guerre mondiale ! — a tenté de freiner l’urbanisation du nouveau prolétariat flamand. Cette politique n’a au fond connu un seul échec : celui de la grande agglomération anversoise. Partout ailleurs, elle a été pleinement couronnée de succès, notamment sur l’axe Anvers-Bruxelles, en Flandre occidentale et orientale, dans le Limbourg, et surtout dans la région de Bruxelles. Les ouvriers qui travaillent dans l’industrie bruxelloise (notamment dans l’industrie métallurgique, non sans importance), n’habitent point l’agglomération bruxelloise. C’est un fait sociologique qui explique en grande partie le semi-échec de la grève générale à Bruxelles.

    Nous n’avons point l’intention d’énumérer ici tous les moyens utilisés pour arriver à cette fin (politique de logements ; politique des transports en commun largement subventionnés au profit de cette « mobilité de la main-d’œuvre » ; politique scolaire ; embrigadement systématique de la population par les « organisations de masse » catholiques, allant des organisations de gosses et de scouts jusqu’aux organisations de vieux pensionnés). II nous suffit de souligner les résultats auxquels cette politique est arrivée. Alors que le « vieux » prolétariat, wallon autant que flamand, a été dès l’origine organisé dans le parti et les syndicats socialistes, le « nouveau » prolétariat flamand a été en grande majorité happé par les organisations ouvrières chrétiennes qui ont connu, depuis 1918, un essor spectaculaire.

    Certes, cet essor des syndicats chrétiens est un phénomène largement contradictoire. Créés comme syndicats « anti-socialistes », opposant la « collaboration de classe » à la doctrine marxiste de la « lutte des classes », jouant franchement et régulièrement un rôle de « jaunes » dans les conflits sociaux, les syndicats chrétiens, pour pouvoir subsister et se développer, ont connu et connaissent une lente mutation. Ils entrent en compétition avec leurs « concurrents » socialistes pour de nouvelles adhésions. Ils sont donc obligés d’« offrir » autant, sinon davantage, que ces syndicats socialistes. Petit à petit, ils apprennent à engager des batailles revendicatives. Petit à petit, leur programme de revendications immédiates s’approche de celui des syndicats socialistes, au point de se confondre avec celui-là. La bourgeoisie — et l’Église — ont donc incontestablement, à longue échéance, joué un rôle d’apprenti-sorcier. Pour pouvoir assurer la « paix sociale », elles ont été amenées à construire des organisations qui faisaient de la lutte de classe, d’abord sans le savoir, puis de plus en plus consciemment, bien que dans des limites très étroites.

    Néanmoins, le fait que l’industrialisation de la Flandre (qui compte, en chiffres absolus, plus de salariés-appointés que la Wallonie, et même plus de membres des syndicats socialistes que la partie méridionale du pays !) a surtout abouti à l’essor des syndicats chrétiens, et donc à une division du mouvement ouvrier en deux blocs d’importance largement équivalente, n’en a pas moins eu des effets néfastes sur la dynamique de la lutte de classe dans l’immédiat et à moyen terme. Seule cette division peut expliquer le mystère d’un pays non seulement doté d’une grande majorité de travailleurs, mais encore d’une forte majorité de travailleurs organisés et syndiqués, — et qui, en même temps, continue à vivre tranquillement dans un cadre capitaliste désuet et traditionnel.

    La Belgique compte en effet un des taux de syndicalisation les plus élevés d’Europe et du monde, — taux qui s’approche de 65 % de l’ensemble des salariés, appointés et agents des services publics. En laissant de côté deux petites organisations syndicales (les syndicats dits libéraux et le « cartel indépendant des services publics »), qui ne comptent, ensemble, que quelques dizaines de milliers de membres, cette force syndicale se répartit essentiellement sur la Fédération Générale du Travail de Belgique (F.G.T.B.) sous direction socialiste, et sur la Confédération des Syndicats Chrétiens :

    Effectifs syndicaux
    FGTB CSC
    1922 580 545 162 036
    1929 504 605 181 407
    1932 572 171 300 713
    1936 573 839 280 796
    1939 546 224 339 769
    1947 567 071 437 139
    1950 631 075 567 587
    1954 665 649 645 192
    1957 698 825 684 825
    1960 ± 720 000 ± 710 000

    Entre 1930 et 1947, la C.S.C. a gagné 40.000 membres en Wallonie, 25.000 membres dans le Brabant, et 160,000 membres en Flandre. Entre ces deux mêmes dates, la F.G.T.B. a gagné 37.000 membres en Wallonie, 11.000 dans le Brabant et seulement 63.000 membres en Flandre. Entre 1920 et 1930, la F.G.T.B. avait pratiquement stagné, alors que la C.S.C. gagnait quelque 10.000 membres en Wallonie, quelque 10.000 membres dans le Brabant, et plus de 100.000 membres en Flandre. Entre 1920 et 1947, les effectifs de la C.S.C. ont donc été gonflés de 300.000 nouveaux membres flamands (260.000 en Flandre et 40.000 dans le Brabant). Ceci est bien conforme au schéma présenté plus haut.

    Notons que, dans les élections syndicales, la F.G.T.B. a obtenu ces dernières années de 60 à 65 %, la C.S.C. de 35 à 40 % des voix, ce qui indique que la majorité des ouvriers non organisés suit les syndicats socialistes. Plus exactement : en Wallonie, le taux de syndicalisation des ouvriers socialistes est plus bas que le taux de syndicalisation des travailleurs chrétiens ne l’est en Flandre.

    C’est la dialectique de ces deux facteurs — syndicalisation croissante, division syndicale en deux blocs de plus en plus équivalents — qui explique en grande partie l’évolution récente des conditions sociales du capitalisme belge.

    Pendant une première phase, qui occupe en gros l’entre-deux-guerres, la stagnation de la F.G.T.B. sous une direction ultra-droitière, la défaite de quelques grèves importantes (Ougrée Marihaye, cheminots, imprimerie bruxelloise), la division syndicale le rôle de « jaunes » de la C.S.C., jouent dans le sens d’une paralysie progressive du mouvement syndical. Même dans la période de la grande crise, celui-ci reste passif et conservateur. Les grandes explosions de 1932 et de 1936 prennent la forme de grèves sauvages, de révoltes de la faim (1932) ou d’aspirations spontanées (mais confuses) d’un changement radical (1936).

    Pendant une deuxième phase, qui va de la libération à 1955, la surenchère syndicale joue en faveur d’une suite presque ininterrompue de mouvements revendicatifs. Ceux-ci sont ponctués par quelques rares grèves, en général organisés et conduits par les syndicats (une grande exception : la série de grèves sauvages du port d’Anvers). Cette surenchère syndicale brise rapidement le blocage des salaires (contrairement à ce qui s’est produit en France, aux Pays-Bas et en Allemagne). Elle oblige le patronat à opérer une reconversion fondamentale de sa politique salariale : d’un pays de salaires (relativement) bas, la Belgique devient un pays de salaires (relativement) élevés. Cette reconversion, socialement indispensable pour sauver le régime, est économiquement possible parce que la Belgique jouit d’une importante « prime de reconstruction » sur le marché mondial (l’appareil de production belge est sorti indemne de la 2e guerre mondiale), et parce que l’exploitation accrue du Congo se poursuit dans le « calme », alors que les autres empires coloniaux sont en désagrégation.

    Pendant une troisième phase, la surenchère syndicale se heurte au plafond de l’expansion économique trop lente, de la concurrence internationale qui reprend et qui s’aggrave, de l’empire colonial qui commence à s’écrouler. La suite ininterrompue d’avantages salariaux ou d’améliorations des conditions de travail s’arrête. Une « pause sociale » menace de se déclarer. La C.S.C. l’accepte sous certaines conditions. La F.G.T.B. s’y oppose, et pour pouvoir s’y opposer adéquatement, avance son programme de reformes de structure, qui devraient rendre possible une nouvelle tranche d’améliorations sociales. Une grave crise sociale se prépare ainsi, depuis la grève des métallurgistes de 1957. Deux plans d’assainissement économique se dressent l’un devant l’autre : le plan du patronat, fondé sur la pause sociale et l’austérité qui aboutira à la loi unique et à la grève de 1960-1961 ; le plan de la F.G.T.B. qui doit aboutir aux réformes de structure.

    Entre les deux, la C.S.C. hésite, de plus en plus affolée. Tantôt elle s’affirme en principe d’accord avec les réformes de structure, auxquelles elle donne cependant un sens nettement et exclusivement néo-capitaliste ; tantôt elle accepte la politique d austérité, « à condition que les charges soient également réparties sur toutes les couches de la population ». Tantôt elle affirme que ses revendications sociales sont plus radicales que celles de la FGTB tantôt elle se déclare prête à assumer des sacrifices, dans l’intérêt « national » bien conçu.

    Cette attitude s’explique d’abord par des options idéologiques fondamentales. La C.S.C. reste foncièrement attachée à la cause de la « libre entreprise » (c’est-à-dire du capitalisme plus ou moins « social ») parce que, à son avis, ce régime garantit mieux la pluralité des institutions, la liberté de l’Église et la liberté syndicale. Elle s’explique cependant aussi par la nature même de ses affiliés et de leurs intérêts immédiats.

    La stratification profonde de la classe laborieuse belge a en effet un prolongement imprévu et surprenant en une forte inégalité des rémunérations. Mais, contrairement à ce que pourrait produire un schéma simpliste, ce sont les régions à prédominance socialiste, où la « vieille » classe laborieuse est syndiquée depuis plus longtemps, et où prévalent’ l’industrie lourde et la grande industrie, qui connaissent les salaires les plus élevés. Les régions où dominent les syndicats chrétiens sont des régions où prévalent les industries légères et la petite industrie, et où les salaires plus bas ont également attiré les « fabrications nouvelles », sans que leur établissement soit suffisamment dense pour résorber « l’armée de réserve industrielle » et faire monter les salaires, relativement à ceux de la Wallonie.

    Cette inégalité semble directement fonction du chômage, c’est-à-dire de la résultante du mouvement démographique et du rythme de l’expansion économique, c’est-à-dire des rapports entre l’offre et la demande de main-d’œuvre. Les résidus de main-d’œuvre flamande pèsent sur les salaires. La pénurie périodique de main-d’œuvre en Wallonie (essentiellement fonction du haut niveau d’industrialisation et de la stagnation démographique) exerce par contre une pression sur les salaires dans le sens de la hausse. La différence de combativité entre les deux blocs syndicaux est à la fois le produit de ces forces et un facteur supplémentaire qui accentue l’hiatus.

    Celui-ci est très prononcé. En 1959, la rémunération moyenne de l’ouvrier par arrondissement fluctue entre 286 FB par jour à Liège et 271,5 FB à Charleroi, d’une part et 189,1 FB à Dixmude et 203 FB à Audenarde, d’autre part. Parmi les dix arrondissements aux salaires les plus élevés, il n’y a qu’un seul arrondissement flamand, celui d’Anvers. Ces moyennes nivellent d’ailleurs et masquent donc l’ampleur réelle de l’inégalité. Entre le salaire quotidien moyen dans la grande usine liégeoise (plus de 1.000 ouvriers), et le salaire quotidien moyen de la petite usine de Flandre occidentale, la différence va du simple au double (350 FB contre 175 FB). 

    Or, il est logique qu’une masse de travailleurs gagnant entre 175 et 225 fr par jour — salaires en réalité inférieurs au minimum vital le plus modeste — n’ont que des préoccupations purement salariales et doivent considérer les « réformes de structure » comme des songes creux. Par contre, des travailleurs qui gagnent entre 300 et 350 fr par jour, et dont une augmentation de salaire de 2,5 ou même de 5 % ne modifiera guère le standing normal, s’intéressent beaucoup plus à la consolidation de l’acquis, à la sécurité d’emploi, à la protection contre les menaces de crise, de chômage ou d’austérité, et sont donc naturellement portés à s’enflammer devant la propagande en faveur des réformes de structure, — surtout après l’exemple du Borinage, qui montre que la menace de brusque effondrement d’un secteur industriel payant des salaires fort élevés n’est nullement imaginaire. Voilà tout le secret de la grève, de sa localisation spécifique, et de l’attitude particulière prise non seulement par la C.S.C., mais encore par une grande partie de l’appareil flamand de la F.G.T.B. qui, — en dehors de Gand, d’Anvers et des secteurs des services publics — ne s’est nullement trouvé devant une pression de sa base sous-rémunérée pour participer à un combat général en faveur des réformes de structure. 

    III. Sociologie de la grève

    La grève apparaît donc à la fois comme une riposte à une première tentative de réduire le pouvoir d’achat des travailleurs, comme un effort pour imposer une nouvelle politique économique, et comme une révolte contre le conservatisme excessif de certains dirigeants. Dans les trois domaines, celui de l’État, celui de l’économie, celui du mouvement ouvrier, elle fait craquer les structures traditionnelles. Elle se situe dans l’interstice entre une phase de salaires croissants et une phase de salaires réels réduits, mais précède nettement cette réduction (elle l’empêche même, dans une certaine mesure, de se déclarer, ce qui provoque une tension croissante dans l’économie et dans les finances publiques). La grève permet ainsi une démonstration très nette de la dialectique sociale du facteur « objectif » (économique, « matériel ») et « subjectif » (niveau d’éducation et de conscience par suite du rôle du mouvement ouvrier ; degré de confiance relative dans les organisations et les directions ouvrières). Elle constitue une réfutation éclatante de toutes les théories mécanistes concernant les rapports directs entre niveau de vie et niveau de conscience, entre niveau de vie et niveau de combativité.

    Selon une logique primaire, ce seraient les couches les plus pauvres qui auraient dû réagir le plus violemment contre l’atteinte à leur pouvoir d’achat déjà si insuffisant. En fait, ces couches n’ont pas dépassé le stade de l’expectative inquiète (à l’exception des ouvriers des services publics). C’est que la menace de la loi unique fut enveloppée dans un verbiage touffu, voilée par une propagande officielle (ou officieuse) sur grande échelle, atténuée même par la démagogie de certaines « dénonciations », maladroites parce qu’excessives. C’est que cette menace émana en outre du gouvernement et de l’État, et que les couches les plus pauvres et les plus faibles sentaient confusément que, pour affronter l’État, il fallait être prêt à aller très loin.

    Inversement, les couches les mieux rétribuées en Wallonie, qui sont aussi les couches les plus aguerries et les mieux organisées, trouvaient dans la lutte contre la loi unique l’occasion recherchée depuis plusieurs années d’entamer une épreuve de force avec la société bourgeoise, pour combattre ouvertement en faveur des réformes de structure. Ces couches, bien préparées par des années de propagande syndicaliste et socialiste systématique, par des années d’éducation tenace, s’avéraient complètement immunisées contre l’emploi des moyens de persuasion modernes et massifs, que le gouvernement employa pourtant sur la plus large échelle pendant la grève, et auxquels le mouvement ouvrier ne sut pas opposer grand chose. La grève belge a donc démontré que, contrairement à ce qu’on prétend souvent, les secteurs les mieux rétribués de la classe ouvrière sont capables de conserver beaucoup plus nettement leur « conscience de classe », sous l’assaut des moyens de persuasion massifs, à condition que le mouvement ouvrier entretienne et assiste la formation et l’épanouissement de cette conscience.

    L’exception, en ce domaine, confirme la règle. Deux exemples suffiront. Le premier est celui des employés les mieux rétribués (revenus supérieurs à 10.000 FB par mois). A Bruxelles, où ces employés dominent largement (ils y constituent plus de la moitié de la main-d’œuvre salariée totale), leur participation à la grève fut minime, et la grève fut, de ce fait, un échec partiel. C’est que cette masse d’employés, 1° n’est pas syndiquée (taux de syndicalisation inférieur à 20 % ; nombre d’adhérents à la F.G.T.B. inférieur à 10 %) ; 2° ne plonge pas dans un milieu de grande industrie ; 3° n’a presque pas de contacts avec une masse ouvrière ; 4° n’a point de tradition socialiste ni même de tradition de lutte, et subit fortement la pression du milieu petit bourgeois avec lequel elle se confond d’ailleurs en partie.

    Par contre, dans les grands bassins industriels wallons, les employés qui y gagnent autant sinon plus que les employés de Bruxelles, ont en général bien participé à la grève (leur participation dépassa largement tout ce qu’on avait connu à ce propos dans le passé). C’est que cette masse d’employés, 1° a fait récemment de grands progrès du point de vue de sa syndicalisation ; 2° plonge dans un milieu de grande industrie ; 3° y subit fortement la pression d’une masse ouvrière particulièrement combative ; 4° est dirigée par une organisation syndicale qui, depuis des années, développe une propagande inlassable en faveur des réformes de structure (un Congrès National de ce syndicat, axé sur ce thème, où nous avons été un des rapporteurs, a précédé de quelques jours l’éclatement de la grève).

    Le second exemple est celui de quelques grandes usines privilégiées en Flandre (Tréfileries Bekaert à Zwevelgem ; usines Philips d’électronique ; raffineries de pétrole à Anvers ; Bell Téléphone à Anvers ; usines de montage d’autos à Anvers et à Bruxelles, etc.). Il s’agit en général d’usines ultramodernes, dont la direction applique une politique paternaliste très poussée, où un système compliqué de primes et de pensions supplémentaires est étroitement relié à l’assiduité au travail, où le pouvoir d’achat distribué par an et par salarié dépasse nettement la moyenne de l’ouvrier qualifié. C’est donc l’exemple même de ce « prolétariat nouveau » auquel sont attribués tant de péchés (ou de vertus, selon l’optique).

    Or, le comportement de ce secteur a été beaucoup moins net qu’on n’aurait pu le supposer. Il s’agit d’un milieu où les syndicats chrétiens dominent nettement, sauf dans quelques cas exceptionnels. Par ailleurs, ce secteur n’a été nullement touché par la propagande en faveur des réformes de structure (la responsabilité de la direction syndicale flamande est très grave à ce propos). C’est donc le point exact où l’impact de l’idéologie bourgeoise a pu être le plus puissant. En outre, — seconde défaillance de la même direction — la F.G.T.B. flamande n’a point voulu entraîner ce secteur dans la lutte, et s’est contentée d’y déclencher la grève vers le dixième ou le douzième jour du combat, alors que l’unité d’action avec les travailleurs chrétiens apparaissait déjà comme totalement impossible.

    Malgré tous ces facteurs fort négatifs, la masse des ouvriers socialistes de ces entreprises (variant entre 25 et 75 %, selon les cas), a en général, à quelques exceptions près, participé résolument à la grève, parfois même avec un enthousiasme qui effrayait les dirigeants. Ce ne sont pas seulement Liège, La Louvière, Charleroi qui ont connu des cortèges de 40.000, grévistes. Un rassemblement du même genre a également marqué la grève à Anvers ; ce fut le rassemblement le plus puissant et le plus combatif de toute l’histoire ouvrière flamande, et ce, dans ce milieu typique du « nouveau prolétariat ».

    Ces exemples « exceptionnels » permettent donc de serrer de plus près le mécanisme réel d’interaction entre les conditions d’existence, le mouvement ouvrier, et le niveau de conscience, qui expliquent l’éclatement, la durée et l’ampleur de la grève belge.

    L’histoire contemporaine a démontré au-delà de tout doute que la direction traditionnelle du mouvement ouvrier européen n’est pas à la hauteur de sa tâche. De ce fait, au cours des quarante-cinq dernières années, de multiples chances de victoires ont été ratées dans de nombreux pays. Une méfiance profonde à l’égard de leurs propres organisations caractérise de multiples secteurs du prolétariat européen, même ceux qui sont organisés. Mais contrairement à une illusion dangereuse, largement répandue dans certains milieux « gauchistes », cette méfiance peut être tout autant un frein qu’un moteur de larges luttes de classe. Disons même qu’elle est le plus souvent frein et non moteur, parce que la classe ouvrière prend conscience de sa force, dans la vie quotidienne du régime capitaliste, précisément dans la mesure où elle est organisée et où cette organisation est relativement efficace, et que tout scepticisme fondamental à l’égard de l’organisation ne conduit pas vers l’avant, vers des formes d’organisation supérieures, mais vers l’arrière, vers l’atomisation de la classe et sa transformation en classe amorphe (l’exemple de la France en mai 1958 est à ce propos particulièrement éloquent).

    Ce n’est que lorsque la classe ouvrière se trouve engagée dans un combat de très grande envergure, — qui lui-même n’est possible que grâce au rôle relativement efficace de ses organisations — qu’elle peut dépasser positivement et non pas négativement, dans le sens du progrès et non dans celui du recul, l’insuffisance évidente de ses organisations bureaucratisées. La dialectique « classe-organisation » est donc en réalité beaucoup plus complexe que d’aucuns ne le soupçonnent. Elle ne rend possible le dépassement des grandes organisations de masse que par leur renforcement préalable et non par leur affaissement.

    La grève belge permet de puiser à ce propos d’utiles enseignements. Depuis 1944, quelques grandes centrales professionnelles se sont profondément renouvelées et ont permis de jouer un rôle de pionnier d’idées nouvelles, notamment du programme des réformes de structures. Ce sont notamment la fédération liégeoise des métallurgistes (et dans une mesure moindre, les métallurgistes du Hainaut), le syndicat des employés et la Centrale Générale des Services Publics. Par ailleurs, d’autres centrales professionnelles apparaissent comme de véritables bastions du conservatisme réformiste : Centrale Générale du Bâtiment, syndicat du transport, Centrale des Ouvriers du Textile. On aurait pu supposer que, dans une grève aussi fougueuse et révolutionnaire que la grève belge, ce soient ces bastions du conservatisme qui « sautent » les premiers. Rien de cela ne s’est produit, pour la simple raison que dans ces secteurs, à l’exception des dockers d’Anvers et de Gand, on n’a même pas fait grève...

    Par contre la grève fut une réussite au-delà de toute espérance dans les secteurs où une direction plus progressiste avait permis un renforcement considérable de l’organisation (et donc de confiance des travailleurs en leurs propres forces, et donc de conscience de classe). Certes, des dirigeants de ces secteurs ont pu apparaître à certains moments de la grève comme l’obstacle principal à un nouveau progrès du mouvement. Ce n’est là cependant qu’une des faces de la médaille ; l’autre, c’est que sans le redressement vigoureux qu’ils avaient opéré, depuis des années, la grève en tant que telle aurait été inconcevable, et ne se serait pas plus produite qu’elle ne s’est par exemple produite en France, lors de la dévaluation Rueff-Pinay.

    La nécessité de dépasser la direction traditionnelle a pu être ressentie confusément par les secteurs ouvriers les plus divers. La possibilité de ce dépassement n’a pu être créée que là où le renforcement de l’organisation coïncidait avec le renforcement de la conscience de classe. Pour être plus précis : la possibilité de ce dépassement a été la plus réelle partout où coïncidaient une organisation puissamment renforcée, des secteurs ouvriers très combatifs et la direction relativement la plus conservatrice de cette organisation. Ce fut le cas surtout à Charleroi et à Anvers, et dans une moindre mesure dans le Borinage et dans la région de La Louvière.

    Ce dépassement s’est traduit par l’apparition plus ou moins, spontanée, plus ou moins inspirée par une avant-garde organisée des fameux comités de grève. A ce propos, on a publié beaucoup de commentaires confus, pour ne pas dire plus. On a rassemblé sous cette étiquette des comités aux fonctions les plus diverses (les comités locaux de grève dans le Hainaut ; les comités syndicaux d’usine dans la région liégeoise ; le comité de lutte, c’est-à-dire de préparation de la grève, à Anvers, etc.). La création de ces comités correspond en général à deux mobiles qui ne coïncident pas toujours : la nécessité de remplir des fonctions que les organismes traditionnels du mouvement ouvrier ne remplissent pas et ne peuvent pas remplir (organisation des non-syndiqués dans la grève ; unité d’action avec les chrétiens ; problèmes des piquets de grève, du ravitaillement des grévistes, du contrôle de la circulation routière, etc.) ; la volonté de suppléer la carence de directions locales défaillantes. Lorsque ces deux mobiles coïncident, dans un contexte social très favorable, et avec une classe ouvrière admirable de combativité, le dépassement des structures traditionnelles s’affirme franchement, et alors, comme nous l’avons écrit pendant la grève, « l’ombre d’un pouvoir nouveau », le pouvoir démocratique des travailleurs, a plané sur le pays (La Gauche, n° 3, 1961).

    Point n’est besoin de savants traités de stratégie pour comprendre que la classe laborieuse belge n’était nullement prête à entamer une lutte insurrectionnelle pour la conquête du pouvoir, le 20 décembre dernier. Ceux qui réclament (après coup) qu’elle réalise l’impossible sont en général ceux-là mêmes qui (avant les faits) manifestaient leur superbe sceptique quant aux possibilités de lutte avec des organisations aussi conservatrices, une classe ouvrière aussi « repue » et aussi « dépolitisée » que celles de Belgique.

    Les grandes traditions de lutte du prolétariat belge furent, dans le passé, des traditions démocratiques (grèves générales pour le suffrage universel) ou des traditions de révoltes de la faim (grèves du XIXe siècle et grèves des mineurs de 1932-35). Après un intervalle d’un quart de siècle, au cours duquel prédominent des luttes professionnelles solidement encadrées (la grève générale semi-insurrectionnelle de 1950, contre le retour de Léopold III, fut elle-même entièrement inspirée, organisée et dirigée du sommet), voici que le prolétariat belge renoue de manière admirable avec sa tradition révolutionnaire, mais sur un niveau plus élevé. La signification historique de la grève belge, c’est que c’est la première grève générale dans l’histoire du mouvement ouvrier européen qui n’a comme objectif fondamental ni des revendications matérielles ni des revendications politiques démocratiques, mais qui vise essentiellement la réorganisation de l’économie sur une base socialiste. Car c’est là le seul sens que des centaines de milliers de grévistes belges ont donné au slogan des « réformes de structure ».

    On peut pérorer à l’infini sur le fait qu’une direction de rechange soit nécessaire pour qu’une grève pareille réussisse. On peut même en conclure que la grève, dans les conditions concrètes du temps et de l’espace, ne pouvait pas triompher. Les « droitiers » du mouvement ouvrier belge ne disent au fond rien d’autre quand ils affirment qu’il eût mieux valu « ne pas faire grève ».

    Une organisation minutieuse aurait sans doute été largement préférable à ce mélange de spontanéité, d’improvisation, de direction défaillante et de direction de rechange dépassée par les événements qui a caractérisé la grève. Mais tous ces sages conseils glissent sur un fait dur comme du roc : c’est qu’un million de travailleurs belges, malgré toutes les difficultés et toutes les insuffisances, ont préféré faire grève pendant trente-deux jours, contre toutes les forces de conservation sociale, plutôt que de subir l’austérité et le déclin capitalistes. Plutôt que de subir, ils ont préféré crier à la face du monde qu’ils désirent prendre leur sort en leurs propres mains. Ne serait-ce que pour ce cri libérateur, riche d’enseignement, riche de moissons futures, il valait la peine de mener ce combat jusqu’au bout. Ne serait-ce que pour cette raison, il faudra le reprendre, chaque fois que la possibilité s en présentera.

    Note :

    [1] Exemple : en 1957, 5.033 réparateurs de navires procurent un chiffre d’affaires de 1,175 milliard FB, dont 3,66 % de bénéfices nets. En 1959 1.272 ( !) réparateurs de navires procurent un chiffre d affaires de 844 millions de FB, dont 6,72 % de bénéfices nets. Autre exemple : l’emploi dans l’industrie textile belge a diminué de 63.000 unités entre 1948 et 1958, alors que la production s’est notablement accrue.