La Iere Internationale et sa place dans l’évolution du mouvement ouvrier (28 septembre 1864–28 septembre 1954)
Quatrième Internationale, 12, 1954 (9/12), pp.63-68
  • « Ce n’est pas l’Internationale qui a poussé les ouvriers à faire grève ; ce sont les grèves qui ont poussé les ouvriers dans l’Internationale. »
    K. Marx.

    Le nationalisme de la bourgeoisie…

    La nation est une création de la bourgeoisie. Le marché national est le cadre nécessaire au déploiement productif du Capital. Il est vrai qu’en même temps qu’il crée les nations modernes, le mode de production capitaliste crée le marché mondial qui enlève aux nations toute possibilité d’un développement indépendant. Mais l’antagonisme entre la base de départ nationale du capitalisme et sa tendance inexorable à dépasser les limites de la nation dans son expansion économique reste un antagonisme insoluble dans le cadre du système capitaliste.

    Le mode d’appropriation privée de la plus-value fait de la concurrence le moteur du système, et toutes les tentatives d’« organisation » capitaliste ne répriment cette concurrence sur un plan que pour la faire renaître avec une acuité plus grande sur un plan différent. Même à l’époque où sa supériorité économique est écrasante, la bourgeoisie américaine continue à défendre « sa » production horlogère au moyen de tarifs douaniers protecteurs contre la concurrence suisse. Même à l’époque de la menace mortelle commune qui pèse sur elles de par le renforcement des puissances anticapitalistes, les bourgeoisies française et allemande se disputent avec acharnement les mines et hauts-fourneaux de la Sarre.

    … et l’internationalisme du prolétariat

    Le prolétaire moderne, produit du capital, est né comme celui-ci sous le signe de la concurrence. Mais alors que la concurrence a ses racines dans la nature intime de la bourgeoisie, le prolétariat apprend bientôt qu’il est vital pour lui de supprimer cette concurrence dans son propre sein. Devant la puissance concentrée du capital que chaque capitaliste individuel incarne devant l’ouvrier, les travailleurs ne peuvent se défendre qu’en se coalisant entre eux, qu’en s’organisant, qu’en opposant leur solidarité collective à l’argent de la bourgeoisie.

    Les coalitions ouvrières et leur forme permanente, les syndicats, sont des produits spontanés, automatiques, de la lutte de classe entre capitalistes et prolétaires. Pour qu’une grève puisse réussir, les ouvriers en lutte doivent rassembler la majorité de leurs compagnons de travail. Pour briser cette grève, le capital fait appel aux « réserves de main-d’oeuvre » auxquelles la misère et le manque d’expérience n’ont pas encore permis de surmonter la concurrence élémentaire de prolétaires à la recherche d’un emploi. Mais ces réserves se réduisent, du moins en ce qui concerne les ouvriers qualifiés, parce que l’expérience des luttes de classe tend rapidement à établir un niveau moyen de conscience en leur sein dans chaque pays. Les réserves de main-d’oeuvre que le capital mobilise dans ces conditions, ce sont des réserves étrangères.

    La riposte à de tels efforts patronaux, c’est la tentative d’englober les ouvriers de tous les pays dans un même mouvement de solidarité. Voilà l’origine de l’internationalisme prolétarien en tant que produit spontané, automatique de la lutte de classe, au même titre que les caisses de résistance ou les syndicats ouvriers.

    Internationalisme pratique…

    L’organisation syndicale de la classe ouvrière connut son premier essor sérieux dans le pays qui connut aussi le premier essor de la grande industrie moderne : la Grande-Bretagne. Les trade-unions britanniques qui se développèrent rapidement en Grande-Bretagne au début des années soixante du siècle passé, eurent particulièrement à souffrir des briseurs de grève que les patrons importèrent de l’autre côté de la Manche ; ils souffrirent de même d’un effort continuel du patronat pour faire pression sur les salaires en s’appuyant sur la concurrence de la main-d’oeuvre étrangère. Aussi, lorsque le 5 août 1862, les représentants des trade-unions donnèrent un banquet en 1’honneur de la délégation d’ouvriers parisiens, envoyés sur l’initiative du gouvernement de Napoléon III à l’exposition universelle de Londres, ils inclurent dans l’Adresse lue à cette occasion les passages suivants :

    "Aussi longtemps qu’il y aura des patrons et des ouvriers, qu’il y aura concurrence entre les patrons et des disputes sur les salaires, l’union des travailleurs entre eux sera leur seul moyen de salut... Espérons que maintenant que nous nous sommes serré la main, que nous voyons que comme hommes, comme citoyens et comme ouvriers, nous avons les mêmes aspirations et les mêmes intérêts, nous ne permettrons pas que notre alliance fraternelle soit brisée par ceux qui pourraient croire de leur intérêt de nous voir désunis, espérons que nous trouverons quelque moyen international de communication, et que chaque jour se formera un nouvel anneau de la chaîne d’amour qui unira les travailleurs de tous les pays."

    En rédigeant cette Adresse, les dirigeants des trade-unions de Londres renouèrent avec une vieille tradition de solidarité plébéienne anglo-française, dont Riazanov a le premier retrouvé l’origine au cours de la Révolution française (« La classe ouvrière anglaise et la guerre contre les Jacobins », Neue Zeit, n° du ler janvier 1915). Un cordonnier écossais, Thomas Hardy, avait fondé en 1792 la London Corresponding Society qui, s’opposant à la guerre contre-révolutionnaire que Pitt prépara contre la Révolution française, avait envoyé un message à la Convention nationale et organisé dans toute la Grande-Bretagne la propagande de solidarité avec la Révolution française jusqu’à ce que la répression s’abattit sur elle fin 1793 - début 1794. La London Corresponding Society était composée presque exclusivement d’ouvriers ; à quelques exceptions près tous les dirigeants ouvriers des années 1820-1830 ont été membres de cette organisation. Hardy fut célébré jusque dans les années 1840 comme un précurseur du mouvement ouvrier britannique.

    Et le hasard a voulu que l’ Adresse aux ouvriers français de 1862 soit également attribuée à un ouvrier cordonnier, Odger, qui jouera un rôle prédominant dans l’ Association internationale des travailleurs.

    … et internationalisme théorique

    Mais l’Adresse aux ouvriers français de 1862 renouait, sans le savoir sans doute, avec une autre tradition encore. Dans ses paroles finales « [...] qui unira les travailleurs de tous les pays" nous retrouvons l’écho de l’immortel appel que deux jeunes Allemands avaient lancé au monde, quinze ans auparavant, en 1847 : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ».

    C’est que l’internationalisme prolétarien ne représente pas seulement une nécessité de la lutte de classe ouvrière, empiriquement acquise à travers les luttes réelles menées par les organisations syndicales. L’internationalisme prolétarien représente également l’élément de base de la conscience de classe ouvrière théoriquement formulée dans le programme communiste, bien plus tôt que l’expérience n’en rende consciente l’avant-garde ouvrière.

    Lorsque Marx et Engels écrivirent le Manifeste communiste, ils étaient devenus des internationalistes dans l’action, grâce à leur appartenance à l’Association des Communistes qu’Engels a appelée à juste titre « la première organisation ouvrière internationale", et qui exista de 1836 à 1852. C’était à l’origine un petit groupe d’ouvriers allemands, avant tout de tailleurs qui se déplaçaient régulièrement dans toute l’Europe occidentale et qui avaient été d’abord reliés à l’Association des Saisons de Blanqui, avant de tomber sous l’influence du communisme utopique de l’ouvrier Weitling, puis sous celle de Marx et d’Engels. C’est pour ce groupe, qui eut d’ailleurs lui aussi son centre à Londres, que Marx et Engels rédigèrent le Manifeste communiste.

    Mais même avant leur contact avec une organisation ouvrière internationale, Marx et Engels avaient abouti, sur le plan de la théorie, à la conclusion inexorable, inscrite dès 1845 dans l’Idéologie allemande, que, de par sa nature, la société communiste ne pourra être qu’une société mondiale, parce que partant du développement des forces productives réalisé par le capitalisme sur le marché mondial. Et dès 1846 Marx avait organisé un Comité de correspondance et adressé des lettres aux principaux socialistes de l’époque pour que « le mouvement social sorte des limites de la nationalité », comme il l’écrit dans sa lettre à Proudhon du 5 mai 1846.

    C’est de la fusion entre ces deux courants internationalistes, le courant empirique incarné par les trade-unions britanniques, et le courant conscient, incarné par Marx et sa petite cohorte d’amis, qu’est née la Ière Internationale.

    La double fonction de la Ière Internationale

    Dès la réunion du 28 septembre 1864, à laquelle l’Association internationale des travailleurs fut formellement créée et qui fut convoquée en résultat des efforts répétés des syndicats londoniens pour maintenir un contact avec les ouvriers parisiens, Marx reconnut la double fonction que la Ière Internationale aura effectivement dans l’évolution du mouvement ouvrier international : d’une part rassembler toutes les organisations ouvrières réelles qui existent de par le monde ; d’autre part leur infuser une conscience communiste plus claire, quant à leurs buts et aux moyens d’action à utiliser pour atteindre ces buts.

    Le fait que l’ A.I.T. ne fut pas fondée par quelques sectes, mais représenta le mouvement réel des travailleurs, tel qu’il existait à ce moment, fut pour Marx d’une importance capitale. Il dit lui-même, dans sa lettre à Engels du 4 novembre 1864, que ce fut la condition de sa participation à la réunion du 28 septembre 1864 et au Conseil général élu à cette réunion. Le 23 novembre 1871, il écrit à Bolte : « L’Internationale fut fondée pour remplacer les sectes socialistes ou semi-socialistes par l’organisation réelle de la classe ouvrière pour la lutte. Les statuts originaux et l’Adresse inaugurale montrent cela au premier coup d’oeil. »

    Pour réaliser cette tâche, Marx s’imposa une auto-discipline sévère. Il s’efforça consciemment de formuler les idées communistes d’une façon telle qu’elles deviendraient « acceptables du point de vue présent du mouvement ouvrier » (lettre à Engels citée ci-dessus). Il suffit de comparer l’audace de la pensée et du langage du Manifeste communiste à la démonstration patiente et apparemment modérée de l’Adresse inaugurale qui fut unanimement acceptée par tous les courants du mouvement ouvrier de l’époque, pour se rendre compte du doigté avec lequel Marx remplit cette tâche délicate.

    Mais tout en veillant soigneusement à la forme du langage, pour ne pas choquer avant tout les leaders trade-unionistes engagés dans une campagne politique côte à côte avec les libéraux libre-échangistes du type Cobden et Bright, Marx n’en resta pas moins d’une rigueur extrême dans le contenu, se refusant à admettre des idées confuses, petites-bourgeoises, ou simplement sentimentales, insignifiantes, dans les documents de l’ A.I.T. 

    Pour que le rassemblement des tendances idéologiquement diverses dans une seule organisation ouvrière internationale ne se termine pas en expérience négative, il fallait éduquer, patiemment il est vrai, mais éduquer quand même, les meilleurs éléments de toutes ces tendances dans l’esprit de la conscience de classe portée à sa plus haute expression, c’est-à-dire dans l’esprit du marxisme. En ce sens, le comportement de Marx au Conseil général de l’ A.I. T fut inspiré par la devise latine qu’il cite dans sa lettre-compte rendu de la fondation de l’Internationale, adressée à Engels le 4 novembre 1864 : suaviter in modo, fortiter in re : doux dans la forme, mais courageux, fort, dans le fond.

    Deux étapes

    A ces deux fonctions objectives de la Ière Internationale dans l’évolution du mouvement ouvrier international, à ce double but que poursuivait l’avant-garde marxiste en son sein correspondirent deux étapes de développement de l’Internationale elle-même, dans lesquelles tantôt un aspect de son activité, et tantôt l’autre acquit une importance prépondérante.

    Pendant la première phase, l’activité de regroupement, d’organisation, c’est-à-dire l’action vers l’extérieur, eut nettement le dessus sur l’activité interne de différenciation idéologique. Ce fut la période pendant laquelle l’Internationale réalisa ses succès les plus étonnants. Presque toutes les organisations ouvrières existantes de par le monde furent contactées et regroupées par elle : la plupart des trade-unions britanniques, les partis ouvriers allemands - le parti lassalien étant empêché par la législation prussienne d’adhérer directement à l’ A.I.T. se solidarisa publiquement avec son programme - les courants socialistes-proudhoniens français et belge, les organisations résultant du travail fiévreux de Bakounine et de ses amis en Suisse, en Italie et en Espagne.

    En fait, l’Internationale ne connut que deux échecs pendant cette phase. Aux États-Unis, malgré des contacts d’abord prometteurs, l’organisation nationale ouvrière, la National Labor Union, refusa d’entrer dans l’A.I.T. et se désagrégea rapidement sous les effets d’une variante américaine du proudhonisme, le « greenbackisme ». En Grande-Bretagne, malgré l’avis favorable prononcé par deux Congrès des trade-unions, celui de Sheffield (1866) et celui de Birmingham (1869), quelques syndicats importants, avant tout le conseil syndical de Londres, refusèrent d’adhérer à l’organisation internationale.

    Mais que représentent ces deux échecs par rapport aux résultats étonnants obtenus ! L’Internationale prend une influence réelle sur ce mouvement syndical à Londres, qui représente plus de 100.000 ouvriers organisés. Elle dirige la grande agitation pour le suffrage universel, qui atteint son point culminant, en été 1866, avec un meeting de 60.000 personnes à Hyde Park.

    Elle intervient dans la politique mondiale, envoie une adresse de sympathie à Abraham Lincoln à l’occasion de l’émancipation des esclaves, met en garde en 1869 travailleurs anglais et travailleurs américains devant la menace d’une guerre entre ces deux pays, proteste contre l’assassinat d’ouvriers par l’armée en Belgique, organise une protestation internationale contre la guerre franco-allemande de 1870-71.

    Ses plus grands succès organisationnels sont dûs sans aucun doute à son activité de solidarité et de coordination des luttes ouvrières. Dès que les ouvriers des pays d’Europe occidentale se familiarisèrent avec l’existence de l’Internationale, il n’y a pas une grève sans que les grévistes s’adressent à elle pour aide et solidarité. En ce sens, l’ A.I. T. fut à la fois une Internationale politique, une fédération syndicale internationale et une alliance de fédérations professionnelles internationales, ou, du moins, il dut remplir dans la mesure du possible tous ces rôles à la fois. Un petit extrait des procès-verbaux du Conseil général donne une idée des demandes multiples devant lesquelles l’A.I.T. se trouve placée.

    Le 23 mai 1865, lecture d’une lettre des ouvriers des fabriques de tuilles de Lyon, en liaison avec l’offensive menée contre les salaires. Le 20 juin 1865, le Conseil entend une communication annonçant que l’Association des tisseurs de Lille veut adhérer à l’A.I.T. En même temps il est donné lecture d’une lettre de Lyon : les ouvriers lyonnais ont dû reculer, faute de moyens d’existence. Le 30 janvier 1866, on délibère à propos du syndicat de Londres qui discute la question des chambres d’arbitrage. Le 27 mars 1866, communication annonçant une grève des tailleurs à Londres et le projet de faire venir dans cette ville des jaunes du continent. Le Conseil général décide d’en aviser les pays voisins pour empêcher les ouvriers continentaux de venir ici pendant la période de lutte. Le 4 avril 1866, un délégué des ouvriers tréfiliers remercie le Conseil qui a essayé d’empêcher le patronat de faire venir des ouvriers du continent à la place des grévistes. Le 22 mai, lettre de Genève sur le début d’une grève de cordonniers, avec prière d’en informer tous les ouvriers. 

    La lutte idéologique au sein de la Ière Internationale

    Le succès le plus éclatant que l’Internationale obtint dans l’action fut en même temps le succès le plus imprévu et le moins préparé consciemment : l’avènement de la Commune de Paris. Si les membres de l’Internationale n’ont pas joué un rôle décisif dans la préparation et la direction de la Commune, l’essor du mouvement ouvrier français, particulièrement à Paris, pendant les années et les mois précédant la Commune fut suffisamment influencé par l’Internationale pour qu’on puisse considérer objectivement la première révolution prolétarienne victorieuse comme le couronnement logique de son travail.

    Paradoxalement, c’est la Commune de Paris qui inaugure la deuxième phase dans l’existence de l’Internationale, celle de la lutte idéologique intense qui devint rapidement la phase de son déclin organisationnel. II y a pourtant plusieurs explications plausibles à ce paradoxe.

    La Ière Internationale fut, dès le début, un « mariage de raison » (Fr. Mehring) entre les trade-unions britanniques et le mouvement ouvrier continental, beaucoup plus faible mais beaucoup plus politisé. En impulsant la Reform League pour le suffrage universel, Marx sut, de façon géniale, utiliser une conjoncture passagère pour cristalliser l’intérêt politique accru des syndicalistes britanniques et le fixer dans une participation à la Ière Internationale. Mais lorsque Disraeli dut concéder une loi électorale fort avancée au peuple britannique, les sommets des trade-unions essayèrent d’utiliser le parti libéral pour pénétrer au Parlement, exactement comme les syndicats américains agirent depuis 1936 à l’égard du Parti démocrate. La Commune de Paris fut par trop révolutionnaire pour des dirigeants ouvriers engagés dans une telle voie. Odger, président du Conseil général et dirigeant le plus influent des syndicats londoniens, démissionna dès la publication de l’inoubliable pamphlet de défense de la Commune par Marx, et le « mariage de raison » fut rapidement rompu.

    Les trade-unions avaient été la véritable base - matérielle et populaire - de la Ière Internationale. Les premiers résultats de la Commune de Paris, ce ne fut pas seulement la destruction de cette base, ce fut aussi le règne de la réaction sur le continent qui rendit impossible l’acquisition d’une nouvelle base de masse pour une Internationale ouvrière. Entre la rupture avec les trade-unions et l’essor de la social-démocratie allemande se place un vide de 15 ans, pendant lequel le mouvement politique de la classe ouvrière connut (à l’exception de l’Allemagne) un recul certain par rapport à la période 1864-1871.

    Le reflux du mouvement réel de la classe accentua et empoisonna rapidement les relations intérieures dans l’ A.I.T. Des tendances centrifuges, déjà difficiles à contenir dans une période de succès organisationnels, devaient inévitablement éclater dès les premiers échecs importants. L’arrivée à Londres d’une masse de réfugiés de la Commune, avec leurs discussions passionnées sur la responsabilité de la défaite, et leurs illusions souvent naïves sur un rebondissement du mouvement troublait davantage la situation et, selon les paroles d’Engels, transforma le Conseil général en un véritable Parlement.

    Finalement, l’importance soudaine et démesurée que prit chaque action de l’Internationale pour l’opinion publique mondiale depuis que la réaction lui avait attribué la paternité de la Commune, exacerba à son tour les conflits idéologiques internes dans l’Internationale.

    Dès sa première collaboration avec l’Internationale, Marx avait eu la hantise de ce qu’il appela les « scandales ». Il connaissait, par sa propre expérience d’émigré allemand, les effets désastreux des querelles publiques, souvent envenimées par des querelles de personne, sur une classe ouvrière encore sceptique et peu convaincue de sa propre force. Au début, il avait essayé de retarder le premier congrès de l’Internationale par peur de tels scandales. Dès l’avènement de la Commune de Paris, il considéra inadmissible que les partisans de Bakounine puissent publier leur littérature irresponsable ou même déclencher des aventures dangereuses comme la révolution espagnole de 1873 au nom de l’Internationale. La rupture avec Bakounine devint, dès lors, inévitable. 

    Des philistins et des moralistes ont plus tard accusé Marx d’avoir « sacrifié » l’Internationale à des considérations tactiques. L’histoire lui adonné raison de façon éclatante. La tradition que l’Internationale a établie dans la courte période de son existence a été la base de l’essor du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle. Permettre aux bakouninistes de parler au nom de l’Internationale aurait désorganisé longtemps l’avant-garde ouvrière et retardé l’organisation de classe pendant une longue periode.

    L’héritage théorique de l’Internationale

    La désagrégation rapide que connut la Ière Internationale après la défaite de la Commune de Paris, sous l’effet de la lutte de tendance entre marxistes et bakouninistes ne diminue en rien l’importance historique capitale de cette lutte. Si le programme général du mouvement ouvrier, en tant qu’expression consciente du processus historique inconscient, a été formulé une fois pour toutes, dans ses grandes lignes, par le Manifeste communiste, il n’est pas exagéré de dire que c’est seulement à travers la traduction de ce manifeste dans les documents, adresses et résolutions de la Ière Internationale que le prolétariat des principaux pays d’Europe a acquis les premières grandes notions de ce programme.

    La lutte idéologique entre le marxisme et les courants non-marxistes dans la Ière Internationale fut essentiellement une lutte entre le passé sectaire, utopique, petit-bourgeois du mouvement ouvrier socialiste, et l’avenir communiste du mouvement politique. Il suffit de rappeler que le premier grand débat aux premiers congrès de l’ A.I.T. tournait autour de la question de l’utilité des grèves et des syndicats que les proudhoniens et les futurs alliés de Bakounine rejetaient, pour en faire une panacée universelle quelques années plus tard ! Au troisième congrès de l’Internationale, on se prononça en faveur de la propriété collective du sol et du sous-sol, de nouveau en face de l’opposition farouche des proudhoniens.

    Si l’influence proudhonienne a pu être éliminée plus facilement que l’influence bakouniniste, c’est que les proudhoniens représentaient une tendance petite-bourgeoise dans des pays déjà industrialisés, alors que les bakouninistes s’appuyaient sur des pays où le mode de production capitaliste avait à peine atteint le stade de l’industrie domestique et de la manufacture (Espagne, Italie, Suisse romande). Dans le premier cas, la réalité objective elle-même passa outre aux utopies petites-bourgeoises. Dans le second, la réalité objective n’avait pas encore créé la base du véritable mouvement ouvrier moderne.

    L’effet le plus positif de l’action idéologique de Marx et de ses amis au sein de l’ A.I.T. fut d’unifier à l’échelle internationale les conceptions politiques et doctrinales de l’avant-garde ouvrière. Lorsque la Ière Internationale se constitua, les petits groupes - ou tendances plus larges - qui se développaient dans différents pays s’engagèrent dans le mouvement avec une masse de préjugés particuliers, nés des traditions nationales particulières du mouvement ouvrier de leur pays.

    On ne peut pas dire que ces préjugés avaient disparu au moment où l’Internationale cessa d’exister. Mais dans chacun de ces pays, il exista dorénavant un courant idéologique marxiste conscient et déterminé qui, à l’exception possible de l’Espagne, saisira bientôt la direction de la vie politique ouvrière dans le cadre national.

    Avant 1864, il n’y avait que des amis personnels autour de Marx et d’Engels. Après 1872, il existe des noyaux marxistes organisés dans presque tous les pays d’Europe. 

    La particularité organisationnelle de la Ière Internationale

    Ce bilan est d’autant plus remarquable quand on considère qu’à l’exception du parti lassalien en Allemagne, il n’existait pas un seul parti ouvrier national en Europe au moment où la Ire Internationale fut fondée.

    Ceux qui abordent le développement du mouvement ouvrier avec un bon sens quelque peu vulgaire ont émis comme dogme « qu’il faut d’abord constituer des partis nationaux solides avant de pouvoir constituer une Internationale ». A l’exemple de la Ire Internationale, on constate tout de suite combien le mouvement dialectique de la vie déroute toujours les amateurs de logique formelle. Si on veut résumer la signification organisationnelle de la Ière Internationale, on peut dire que c’est grâce à la constitution de l’Internationale que des partis nationaux ont pu se constituer par la suite.

    Dans le cas de quelques pays, comme la France, une législation particulière, anti-coalitionniste, explique le fait que l’adhésion à l’Internationale n’est pas venue de la part d’une organisation nationale mais de la part de sections locales qui ont longtemps tardé à se regrouper nationalement. Mais dans la plupart des cas, la cause du phénomène est bien plus profonde. En vérité, le mouvement ouvrier dans ces pays était soit inexistant, soit moribond au moment de la fondation de la Ière Internationale. C’est l’activité pratique et théorique de l’Internationale qui a donné l’impulsion nécessaire pour organiser une action politique à l’échelle nationale.

    Il est vrai que l’Internationale s’est désagrégée dès que des partis ouvriers nationaux se sont développés ou, plus exactement, que ces deux phénomènes ont à peu près coïncidé dans de nombreux pays au milieu des années soixante-dix. Mais il n’y a pas là argument contre l’efficacité de l’organisation internationale. Il y a seulement une preuve des limites de l’efficacité d’une Internationale idéologiquement hétérogène. Pareille organisation pouvait préparer les principes généraux de l’action ouvrière politique concrètement engagée par des partis ouvriers de masse. Dès que ceux-ci se développèrent dans les principaux pays, l’Internationale devait renaître, mais sous une forme nouvelle, sur un plan supérieur, en tant qu’Internationale se plaçant consciemment et résolument sur le terrain du marxisme.

    C’est ce qu’Engels avait prévu dès 1874, quand il écrivit à Sorge le 12 septembre de cette année, en prenant note de la disparition de la Ière Internationale : « Je crois que la prochaine Internationale sera - quand les écrits de Marx auront durant quelques années produit leur effet nettement communiste et arborera absolument nos principes". Ce n’est pas sous-estimer l’oeuvre de Marx mais constater une simple vérité historique que les décisions et la tradition de la Ire Internationale ont fait davantage pour atteindre cet heureux résultat que la lecture, hélas toujours rare et incomplète du Capital.

    La révolution russe et la IIIe Internationale ont joué dans une large mesure un rôle comparable à celui de la Ire Internationale pour susciter un nouvel essor du mouvement ouvrier politique après le terrible effondrement de l’Internationale en 1914. Par suite de circonstances entièrement nouvelles, l’isolement et la dégénérescence bureaucratique du premier État ouvrier sont, elles aussi, devenues objectivement des obstacles pour une période à la formation de partis révolutionnaires à la hauteur de leurs tâches dans les principaux pays du monde. La tâche qu’Engels a résolue avec des noyaux marxistes dans les principaux pays, à savoir le maintien de la continuité du mouvement théorique et politique de l’avant-garde entre le déclin de la Ière et l’essor de la IIe Internationale, cette tâche a été remplie par Léon Trotsky et le mouvement trotskyste international entre le déclin de la IIIe Internationale et l’essor futur de la IVe Internationale de masse. 

    Grâce au travail théorique et politique de la IVe Internationale d’avant-garde d’aujourd’hui, les noyaux révolutionnaires des différents pays ont été mieux armés que par le passé pour résoudre à la fois leurs tâches nationales particulières et les tâches internationales du prolétariat à notre époque. Et comme ce travail s’effectue dans le cadre d’une époque de montée sans précédent du mouvement des masses sur l’ensemble du globe, nous pouvons dire aujourd’hui avec plus de justification encore qu’Engels ne le disait en 1874 : « L’Internationale révolutionnaire de masse de demain - quand notre travail d’intégration dans les masses et d’éducation de ces masses aura produit tout son effet - sera nettement trotskyste et arborera résolument nos principes. »

    28 septembre 1954.