Sources théoriques et historiques du parti bolchévik
Quatrième Internationale, novembre (?), 1953, pp. 34-46
  • Le mouvement ouvrier politique est le produit historique de la démocratie petite-bourgeoise. C’est à l’extrême-gauche du radicalisme jacobin que les premiers porte-paroles du Quatrième Etat, prenant au mot les défenseurs des idéaux de la révolution bourgeoise, dénoncent le caractère formel et hypocrite de leur liberté qui implique en fait la négation de toute égalité et de toute fraternité. Le premier balbutiement politique de la classe ouvrière moderne est entendu chez Babeuf et certains enragés de la Révolution française qui se séparent au cours même de la Révolution de la Montagne jacobine.

    Marx et Engels apparaissent d’abord comme collaborateurs de journaux et de mouvements d’extrême-gauche démocratique petite-bourgeoise. Lassalle et Wilhelm Liebknecht constituent les premières organisations social-démocrates en Allemagne en se séparant de forces populistes et radical-démocratiques. Plekhanov, le fondateur du mouvement ouvrier politique russe, fait partie de l’organisation populiste " Terre et Liberté " avant de construire le premier groupe marxiste russe. En Grande-bretagne, le mouvement ouvrier politique a vécu son premier siècle en symbiose avec le radicalisme petit-bourgeois. Aux Etats-Unis, cette symbiose n’est pas encore terminée aujourd’hui en ce qui concerne la masse des travailleurs.

    Mais si le radicalisme petit-bourgeois est le père légitime du mouvement ouvrier politique - sa mère étant l’organisation spontanée syndicale et d’entraide ouvrière - ce mouvement ne peut naître qu’en rompant brutalement avec cette parenté. Les buts historiques du mouvement ouvrier et du radicalisme petit-bourgeois sont en effet incompatibles. Le radicalisme petit-bourgeois tend à obtenir le maximum d’avantages égaux pour les petits artisans et les entrepreneurs dans le cadre de la société bourgeoise.

    Ses représentants les plus éclairés n’acceptent une réforme de la propriété bourgeoise des moyens de production que dans le but de consolider la propriété du petit producteur autonome. Le mouvement ouvrier politique tend vers l’abolition de toute propriété privée des instruments de travail. Maintenir le mouvement ouvrier dans le cadre du radicalisme petit-bourgeois, c’est empêcher le prolétariat d’avancer à côté des revendications démocratiques générales, ses propres revendications spécifiques ; c’est empêcher le prolétariat de défendre à côté de la cause de toutes les couches plus ou moins opprimées de la société ses propres intérêts de classe à lui.

    " Quand les petits-bourgeois démocratiques sont partout opprimés, ils prêchent en général unité et conciliation au prolétariat ; ils lui offrent la main et tendent à établir un grand parti d’opposition qui contient toutes les nuances du parti démocratique. C’est-à-dire : ils tendent à impliquer les ouvriers dans une organisation de parti dans laquelle prédominent les phrases social-démocrates générales, derrière lesquelles se cachent les intérêts petits-bourgeois particuliers, et dans laquelle les revendications particulières du prolétariat ne peuvent pas être avancées afin de ne pas troubler la chère unanimité. Une telle unité ne serait que dans leur intérêt, et totalement au désavantage du prolétariat " (K. Marx : Adresse de la Direction-centrale des communistes de mars 1850, p. 131, dans : Karl Marx, Enthüllungen uber den Kommunistenprozess zu Köln, introduction de F. Engels et annotations de F. Mehring, 4ème édition, Berlin 1914, Buchiandiung Vorwarts).

    L’établissement de la ligne de séparation théorique et pratique d’avec le radicalisme petit-bourgeois, c’est l’acte de naissance du mouvement ouvrier politique. L’œuvre de Marx et Engels établit cette séparation sur le plan des idées. La constitution d’organisations politiques indépendantes de la classe ouvrière l’établit dans le domaine de la pratique. Mais dès que le mouvement ouvrier autonome a atteint une première phase de maturité, la même tâche de séparation d’avec la théorie et la pratique du radicalisme petit-bourgeois se pose une seconde fois.

    Le parti ouvrier étant devenu une des principales forces politiques de la nation, avant tout la force qui incarne et symbolise la lutte contre toutes les formes d’oppression inhérentes à la société contemporaine, il devient un puissant pôle d’attraction pour tous les représentants du radicalisme petit-bourgeois qui ne peuvent plus jouer un rôle politiquement indépendant entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ces éléments pénètrent par centaines et milliers dans les organisations ouvrières de masse, y apportant le plus souvent leurs idées et préjugés particuliers.

    La lutte pour dépasser la théorie et la pratique du radicalisme petit-bourgeois se repose de nouveau pour les marxistes - mais c’est une lutte à l’intérieur des organisations ouvrières. La théorie d’organisation léniniste tend à codifier les règles de cette lutte. Elle détermine la structure d’organisation la plus apte à permettre au prolétariat de conserver son parti politique comme expression de ses propres intérêts historiques - et non pas comme arène où petite-bourgeoisie et prolétariat s’affrontent en d’éternelles discussions.

    L’actualité de la révolution

    La séparation nette entre le radicalisme petit-bourgeois et le mouvement politique de la classe ouvrière ne peut se manifester par rapport aux réformes de la société bourgeoise. Le radicalisme petit-bourgeois peut appuyer la plupart des réformes proposées par les représentants ouvriers pour améliorer le fonctionnement démocratique de cette société ou alléger le sort des couches les plus déshéritées. Bien plus : il peut se lancer dans une telle lutte avec plus de décision et d’esprit de suite que les véritables représentants du prolétariat, qui conservent constamment à l’esprit les résultats forcément restreints d’une telle lutte et ont le devoir d’en avertir les ouvriers.

    La séparation nette entre le radicalisme petit-bourgeois et le mouvement politique de la classe ouvrière n’apparaît que par rapport aux buts historiques de ces deux forces sociales à la lumière de leur attitude envers les problèmes de la révolution. Seul le parti ouvrier peut inscrire sur son drapeau la révolution sociale la plus radicale de tous les temps, qui débute avec l’expropriation des propriétaires capitalistes et semi-féodaux des moyens de production, pour aboutir au dépérissement des classes, de l’Etat et de toute forme d’exploitation et de contrainte de l’homme par l’homme.

    Il n’est donc pas étonnant que cette question précise de la révolution socialiste et des moyens pour la réaliser - la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois, la constitution d’un Etat d’un type nouveau qui n’est plus un Etat dans le vieux sens strict du mot, qu’on l’appelle " dictature du prolétariat " ou " démocratie prolétarienne " - représente le principal point de discorde, aussi bien entre parti radical petit-bourgeois et parti ouvrier, qu’entre courants petits—bourgeois et courants prolétariens à l’intérieur des partis ouvriers :

    " Alors que l’utopie, le socialisme doctrinaire qui subordonne le mouvement dans son ensemble à l’un de ses moments, qui remplace la production sociale communautaire par l’activité cérébrale de pédants individuels et qui fait surtout disparaître dans son imagination la lutte révolutionnaire des classes avec toutes ses nécessités à l’aide de petits tours de main ou de grande sentimentalité, alors que ce socialisme doctrinaire qui au fond ne fait qu’idéaliser la société actuelle... est abandonné par le prolétariat à la petite-bourgeoisie... le prolétariat se regroupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, du communisme... Ce socialisme-là, c’est la déclaration de classe du prolétariat en tant que point de passage nécessaire vers l’abolition de toute différence de classe... " (Karl Marx : Les Luttes de classes en France, 1848 à 1850, édition allemande, Moscou 1939, Verlag fur Fremdsprachige Literatur, p.118)

    Seules les forces du parti ouvrier qui restaient orientées vers la révolution socialiste en tant que perspective pratique, concrète, à brève échéance, pouvaient considérer la nécessité d’une lutte acharnée avec les représentants du radicalisme petit-bourgeois à l’intérieur du mouvement ouvrier comme une question de vie ou de mort pour ce mouvement. En l’absence de perspectives révolutionnaires, une telle lutte prenait l’aspect d’une activité factice et stérile, portée vers le " dogmatisme " et la " coupure de cheveux en quatre ". En présence de perspectives révolutionnaires concrètes, pratiques, à brève échéance, cette lutte devenait la simple nécessité de débarrasser un parti se préparant à une révolution de tous ceux qui, pour des raisons sociales profondes, étaient des adversaires inévitables de cette révolution.

    Comme l’a bien dit Georg Lukacs quand il pouvait encore s’exprimer librement, le léninisme, c’est avant tout la conviction profonde de l’actualité de la révolution (Georg Lukacs, " Lénine ", 1924). Tous les préceptes d’organisation de Lénine découlent de cette conception de l’actualité de la révolution à l’étape contemporaine.

    Conscience ouvrière et conscience communiste

    Mais qui dit actualité de la révolution prolétarienne dit actualité d’une action consciente d’une classe sociale, non pas soulèvement spontané d’une foule indistincte. Ce qui distingue précisément la révolution prolétarienne de toute autre révolution précédente dans l’histoire, c’est qu’elle est irréalisable sans que ses principaux acteurs - non pas quelques " chefs ", mais des milliers et des centaines de milliers de prolétaires - aient hautement conscience du but de leur action.

    Toutes les révolutions sociales précédentes dans l’histoire comportaient deux aspects nettement séparés : d’une part, une révolte du peuple excédé par la misère et l’injustice ; d’autre part, le passage du pouvoir à une classe qui avait déjà entre les mains les principales ressources économiques de la société, passage qui se déroulait à l’insu du peuple qui venait de donner son sang pour la victoire révolutionnaire. La révolution prolétarienne ne tend pas à remplacer une forme d’exploitation par une autre. Elle tend à abolir toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Elle ne peut donc pas se satisfaire d’un déroulement automatique du processus révolutionnaire. Elle tend à l’orienter vers un but précis : la socialisation des moyens de production par la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. La victoire de la révolution prolétarienne a comme précondition subjective un certain niveau de conscience socialiste chez de larges masses de prolétaires. Le capitalisme ne prépare que les préconditions objectives sans l’existence desquelles l’entreprise serait utopique, c’est-à-dire vouée à l’échec.

    Tout cela est généralement admis par tous ceux qui se réclament du marxisme. Mais une fois qu’on admet le rôle prédominant joué par la conscience socialiste, par l’orientation consciente, vers la victoire et le parachèvement de la révolution socialiste, on est amené à se poser la question : quelles sont les racines, quelles sont les sources de cette conscience ? A cette question, il n’y a qu’une réponse possible : la conscience communiste moderne, contrairement à l’instinct communiste tel qu’il subsiste dans des communautés primitives, est un produit de la science, et seulement indirectement, à travers le processus de sa formation historique, un produit de la société bourgeoise. Produits automatiques, inévitables, de la société bourgeoise, ce sont l’exacerbation des contradictions de classe d’une part et son corrélatif inévitable, l’esprit de révolte et d’indignation sociale de larges masses ouvrières contre le système
d’autre part.

    Mais pas plus qu’on ne peut accéder à la science médicale parce qu’on se révolte contre la douleur physique, pas plus ne peut-on accéder instinctivement à la science sociale parce qu’on se révolte contre l’injustice sociale. La science du communisme moderne, faite d’analyse historique, économique et sociale des origines et du développement de la division de la société en classes, et des préconditions matérielles pour le rétablissement d’une société communautaire, ne s’acquiert qu’à travers l’éducation et l’étude.

    Bien plus : les idées socialistes primitives que des ouvriers acquièrent plus ou moins spontanément et que les premiers représentants du mouvement ouvrier prémarxiste ont développées comportent nécessairement une forte dose d’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise. C’est à tel point vrai que Marx insiste sur le fait que dès ses premiers progrès le mouvement ouvrier abandonne à la petite-bourgeoisie ces idées " qui au fond ne font qu’idéaliser la société actuelle ". Cette prédominance d’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise chez les porte-paroles balbutiants de la classe ouvrière n’a rien d’étonnant. Elle reflète d’une part l’immaturité de la classe dans son ensemble qui commence à peine à se séparer de la paysannerie et de l’artisanat petit-bourgeois et qui n’est pas encore passée dans sa majorité par l’école de la grande fabrique moderne. Elle reflète d’autre part l’énorme prépondérance d’idées bourgeoises dans notre société en général, répandues par l’éducation, les traditions, les mœurs, sans oublier les conséquences directes, dégradantes du mode de production capitaliste lui-même. Ce n’est pas pour rien que Marx proclame que l’idéologie dominante d’une époque, c’est l’idéologie de la classe dominante !

    Certes, il serait absurde de prétendre que le prolétariat est incapable d’accéder par lui-même à la conscience de classe, c’est-à-dire à la conscience des intérêts particuliers qui séparent la masse des travailleurs des intérêts des bourgeois, et à la nécessité de défendre ces intérêts par la solidarité et l’organisation collectives de tous les membres de sa classe. L’histoire abonde en exemples d’actions de classe du prolétariat avant la rédaction du Manifeste Communiste. Il ne serait même pas juste de dire que ces actions étaient exclusivement trade-unionistes ; L’insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris était une insurrection nettement politique, et elle n’était ni inspirée ni dirigée par des théoriciens marxistes.

    Mais toutes les actions ouvrières spontanées ne peuvent représenter qu’une étape, un moment limité de la marche du prolétariat vers le monde communiste. L’ensemble du programme communiste, la classe ouvrière ne peut y accéder ni spontanémentt, ni dans son ensemble. Seul une avant-garde ouvrière incarnant à la fois l’expérience de classe portée à sa plus haute expression, c’est-à-dire la conscience communiste. L’organisation efficace de cette avant-garde est indispensable si l’on veut faire accéder à plus longue échéance la majorité de la classe à cette même conscience, à l’aide de l’éducation, de l’exemple et de l’expérience collective.

    Les « vices » du bolchévisme chez Marx, Engels art leurs disciples allemands

    Ces principales racines théoriques de la conception léniniste de l’organisation aboutissent nécessairement à une technique organisationnelle déterminée. Mais cette conception découle aussi de l’ensemble de l’analyse marxiste du capitalisme, du prolétariat et de la marche du capitalisme au communisme. La technique d’organisation qu’elle implique se retrouve fidèlement chez les pères du marxisme, chaque fois qu’ils ont eu à résoudre des problèmes analogues à ceux auxquels était confrontée la social-démocratie russe en 1903. Quelques-uns des pires " vices " du bolchévisme contenus dans cette technique d’organisation - vices auxquels on s’efforce de rattacher la dégénérescence bureaucratique ultérieure de l’Etat soviétique - ont été pratiqués l’un après l’autre - par Marx, Engels et l’aile marxiste de la social démocratie allemande à l’époque de sa maturité.

    On a reproché à Lénine d’avoir insisté outre mesure sur la nécessité d’une organisation communiste centralisée, close, nettement séparée des sympathisants, compagnons de route, ouvriers non-conscients ou allié petits-bourgeois. En fait, c’est la discussion autour de cette conception du militant communiste, opposée à celle du membre d’un " parti de masse " qui a cristallisé le débat sur les statuts dans le 2ème congrès de la social-démocratie russe qui a abouti à la séparation entre bolcheviks et mencheviks. Or Marx et Engels ont à plusieurs reprises défendu un point de vue analogue, répondant à la même préoccupation de séparer nettement les représentants de la conscience de classe portée à sa plus haute expression des représentants d’idées ou de mentalité radicales petite bourgeoises. Parlant de l’attitude des communistes allemands au début de la Révolution de 1848 en Allemagne, Marx écrit :

    " En même temps (1848-49) l’organisation jadis ferme de l’Association (des communistes) fut considérablement relâchée. Une grande partie des membres, participant directement au mouvement révolutionnaire, pensait que le temps des sociétés secrètes était passé et que l’action publique était suffisante. Les différents districts et communes laissaient se relâcher leurs liaisons avec la direction centrale et s’endormaient progressivement. Alors que le parti démocratique, le parti de la petite-bourgeoisie, s’organisait toujours davantage en Allemagne, le parti ouvrier perdait sa seule base solide, n’était plus organisé que dans quelques localités et pour des buts locaux. Pour cette raison, il fut complètement soumis à la domination et à la direction des démocrates petits-bourgeois dans le mouvement général. Il faut en finir avec cette situation ; il faut rétablir l’autonomie des travailleurs " (Adresse à la Direction de l’Association des Communistes de mars 1850.).

    Nous voyons que, pour Marx, le relâchement de l’organisation centralisée équivalait à la perte d’autonomie organisationnelle du mouvement ouvrier et à sa subordination aux idées et à la direction petite-bourgeoise. Ce seront les mêmes arguments que Lénine opposera près d’un demi-siècle plus tard aux mencheviks russes. Engels de son côté utilise les mêmes principes dans sa polémique avec les dirigeants sociaux-démocrates allemands, lors du premier développement de courants petits-bourgeois dans ce parti.

    " Lorsque ces messieurs (les intellectuels petits et grands-bourgeois) voudront constituer un parti petit-bourgeois social-démocrate, ils seront tout à fait dans leur droit ; on pourrait négocier avec eux, constituer un cartel avec eux selon les circonstances, etc. Mais dans un parti ouvrier, ils sont un élément faux. S’il y a des raisons pour les tolérer momentanément, il y a obligation de ne faire que les tolérer, de ne leur permettre aucune influence sur la direction du parti, de rester conscients de ce que la rupture avec eux n’est qu’une question de temps. Il paraît d’ailleurs que le moment soit déjà venu (pour cette rupture). " (Brouillon de la lettre de Marx et d’Engels à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres dirigeants du parti social-démocrate allemand, sept. 79 ).

    Empêcher que les éléments petits-bourgeois ne prennent de l’influence sur la direction du parti, voilà la préoccupation essentielle qui guidait Lénine dans ses propositions statutaires de 1903. Engels écrira quelques années après la lettre précitée, que la scission entre l’aile droite (petite-bourgeoise) et l’aile gauche est inévitable dans la social-démocratie allemande : " Depuis longtemps, je ne me suis fait aucune illusion sur le fait qu’un jour éclatera la discussion avec les éléments de convictions bourgeoises dans le parti, et qu’une séparation entre l’aile droite et l’aile gauche se produira..." (lettre à Bebel du 21 juin 1882).

    La même idée, Engels l’exprimera à plusieurs reprises, notamment dans sa lettre à Bernstein du 12 juin 1883, sa lettre à Bernstein du 5 juin 1884, dans sa lettre à Sorge du 3 juin 1885, sa lettre à Becker du 15 juin 1885, etc. Ce " scissionisme " prétendument introduit par Lénine dans le mouvement ouvrier moderne date d’ailleurs des origines mêmes du mouvement marxiste. Dans l’Adresse de la Direction centrale à l’Association des Communistes de juin 1850, Marx écrit notamment : " Les chefs du parti chartiste révolutionnaire se maintiennent également en rapports réguliers avec les délégués de la Direction centrale. Leurs journaux sont à notre disposition. La rupture entre ce parti révolutionnaire indépendant et la fraction plus encline à la conciliation, dirigée par O’Connor, a été considérablement accélérée par les délégués de l’Association. "

    C’est que le parti révolutionnaire du prolétariat, incarnant la conscience de classe portée à sa plus haute expression, à son plus haut point ne peut être efficace que s’il n’est pas dilué dans une masse d’adhérents introduisant dans ce parti les conceptions et préjugés petits-bourgeois ou bourgeois. Une ligne droite réunit cette attitude de Marx en 1850 à celle de Lénine en 1903. Il en est de même avec cet autre reproche fait au bolchévisme, selon lequel il aurait exagéré les pouvoirs accordés aux directions centrales de l’organisation (la fameuse " dictature du comité central sur le parti "). Il est intéressant de voir que quelques-uns des principaux griefs adressés aux propositions organisationnelles léninistes - la possibilité pour le comité central dans des conditions exceptionnelles de décider quels personnes ou groupes locaux pourraient adhérer ou non au parti ; la possibilité de décider dans certaines conditions de l’exclusion de sections locales indisciplinées qui cependant gardent un droit d’appel au congrès du parti - se retrouvent littéralement dans la pratique organisationnelle de Marx et d’Engels, pour la simple raison que sans l’utilisation occasionnelle de telles méthodes, aucune organisation centralisée plus ou moins clandestine ne peut subsister :

    " L’émissaire (de l’Association des Communistes) envoyé en Allemagne, qui reçut un vote d’approbation de la Direction centrale pour son activité, n’a pourtant admis que les gens les plus sûrs comme membres de l’Association ; il a laissé à leurs connaissances locales le soin d’étendre celle-ci. Il dépendra des conditions locales si des révolutionnaires pourront être admis à l’Association ou non. Là où cela ne sera pas possible, il faut grouper les gens qu’on peut utiliser du point de vue révolutionnaire et qui sont sûrs, mais qui n’ont pas encore compris les ultimes conséquences communistes du mouvement actuel, en une deuxième classe de membres de l’Association dans un sens plus large.

    "Cette deuxième classe de membres, auxquels il ne faut dévoiler que les liaisons locales et provinciales, doit rester continuellement sous la direction des membres de l’Association proprement dits et de la direction de l’Association. A l’aide de plus amples liaisons, il faut organiser fortement l’influence notamment sur les organisations paysannes et les associations de gymnastique. L’organisation en détail doit être laissée aux cercles dirigeants... " (Adresse de la Direction centrale à l’Association des Communistes de juin 1850 ). Voilà la tactique du " noyautage " tant décriée et attribuée à Lénine, clairement énoncée par Marx dès 1850 !

    Et dans la lutte contre les anarchistes Engels est même allé plus loin encore : " (Engels) lui-même proposa le 12 septembre (1871) à la séance plénière du Conseil général de la première internationale le projet de programme élaboré dans une sous-commission. A cette occasion, des voix s’élevèrent contre la revendication que le Conseil Général recevrait le droit d’expulser les sections avec lesquelles il considérait impossible d’arriver encore à un accord. Mais une légère concession d’Engels permit encore de calmer la résistance. Maintenir le pouvoir du Conseil Général dans toute son ampleur précédente, voilà ce qui parut indispensable aux deux amis (Marx et Engels) pour que l’Internationale puisse continuer à vivre. Ils étaient convaincus que celle-ci se mourrait lentement si les fil qui rattachaient toutes les sections au point central étaient coupés ou même rejetés. " (Gustav Mayer).

    Mehring de son côté raconte comment, au moment où la social-démocratie allemande eut à souffrir la persécution de la loi contre les socialistes, des dispositions textuellement identiques à celles que défendait Lénine en 1903 furent prises : " On transmit à la fraction au Reichstag la direction des prochaines élections parlementaires, avec droit de cooptation , et le pouvoir d’instituer une sous-commission pour la conduite (quotidienne) des affaires - combien ne fut âprement discuté ce même droit de cooptation dans la social-démocratie russe ! E.M.- On rompit avec le système de nommer des candidats connus dans le maximum de circonscriptions. Tous les candidats ne devaient pas seulement reconnaître inconditionnellement le programme du parti mais également s’engager à participer à toutes les actions décidées par l’ensemble de la direction représentative du parti .- Nous retrouvons ici presque textuellement le point litigieux qui causa la scission en 1903 en Russie, E.M.-".

    La conscience communiste "de l’extérieur" dans le mouvement ouvrier.

    Mais même le reproche le plus grave qu’on a adressé à la théorie léniniste de l’organisation touche, au-delà de Lénine, l’ensemble des conceptions d’organisation marxistes. Il s’agit de la fameuse thèse développée par Lénine dans " Que faire ", selon laquelle le prolétariat serait incapable d’arriver par lui-même à la conception du monde marxiste, c’est-à-dire à la conscience de classe sous sa forme la plus élevée, et selon laquelle cette conscience devrait être introduite dans la classe ouvrière de l’extérieur, par des intellectuels communistes. Cette thèse a été formulée en effet non par Lénine mais par Kautsky, et avant lui par Victor Adler dans le programme de Hainfeld de la social-démocratie autrichienne.

    Elle était partie intégrante des conceptions organisationnelles de la IIème Internationale dans sa plus belle période, du vivant d’Engels. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire les passages suivants de deux articles de Kautsky qui, étant donné leur date de parution, semblent avoir dû inspirer directement le "passage analogue dans " Que faire " de Lénine : " S’il ne doit pas rester tout à fait naïf et politiquement inefficace, le socialisme présuppose la compréhension dans leur grande complexité des rapports sociaux et leur analyse méthodique. Mais la science est aujourd’hui encore un privilège des classes possédantes.

    Le prolétariat ne peut donc pas produire de lui-même un socialisme rempli de vitalité ; celui-ci doit lui être apporté par des penseurs qui, armés de tous les instruments de la science bourgeoise se placent sur un point de vue prolétarien et développent de ce point de vue une nouvelle conception prolétarienne de la société. Comme on sait, ce sont pour la plupart des éléments provenant de la bourgeoisie qui ont transformé le mouvement inconscient du prolétariat en un mouvement conscient et autonome, et qui ont ainsi préparé et finalement fondé la social-démocratie ."(17 avril 1901).

    Et encore, dans l’article "La révision du programme de la social-démocratie en Autriche ", Neue Zeit, 20ème année, 1er tome. No du 18 octobre 1901, pp.79-80, Kautsky souligne l’idée exacte contenue dans l’ancien programme de Hainfeld de la social-démocratie autrichienne : " La conscience socialiste est donc quelque chose d’introduit de l’extérieur dans la lutte de classe du prolétariat, non quelque chose d’organiquement développé par cette lutte de classe. " Le nouveau programme social-démocrate autrichien, crée de la confusion, dit Kautsky, parce qu’il représente la conscience socialiste comme un produit du développement du capitalisme au même titre que la lutte de classe.

    Il y a dans les affirmations de Kautsky, reprises par Lénine dans " Que faire ", un fond solide de vérité : il est incontestable que la conscience socialiste n’est pas un produit automatique, ni de la lutte de classe ni de la société capitaliste. Il suffit de considérer le 19ème siècle en Grande Bretagne et le 20ème siècle aux Etats-Unis pour s’en rendre compte. Il est cependant exagéré d’affirmer que le prolétariat - plus correctement : les éléments les plus avancés du prolétariat- sont incapables d’arriver par eux-mêmes à la conscience socialiste. Ce qui est vrai pour la classe en général n’est pas vrai pour l’avant-garde.

    Si l’introduction d’idées marxistes par des intellectuels passés au mouvement ouvrier peut faciliter et accélérer la victoire d’idées marxistes en son sein, cette victoire est à la longue inévitable même sans l’intervention des intellectuels, parce que l’expérience de la lutte de classes amène inexorablement les éléments les plus avancés, les plus intelligents, les plus révolutionnaires de la classe ouvrière aux conclusions marxistes. C’est seulement dans ce sens, qui n’enlève rien au fond du raisonnement, qu’il faut mitiger l’affirmation de Kautsky-Lénine.

    Lénine lui-même a opéré cette correction lorsqu’il réédita en 1908 ses articles rédigés au cours des différentes polémiques internes dans la social-démocratie russe. Dans la préface de cette collection, publiée sous le titre "Douze années" , il écrit notamment : " La précondition fondamentale pour ce succès (la consolidation du parti), ce fut naturellement le fait que la classe ouvrière, dont l’élite a créé la social-démocratie, se distingue pour des raisons économiques objectives de toutes les classes de la société capitaliste par la capacité d’organisation. Sans cette précondition, l’organisation des révolutionnaires professionnels ne serait qu’un jeu, qu’une aventure, qu’une simple enseigne, et la brochure " Que faire ? " souligne toujours de nouveau que l’organisation de révolutionnaires professionnels qu’elle propose n’a de sens qu’en relation avec " la classe vraiment révolutionnaire se soulevant élémentairement (spontanément) à la lutte ".

    Et plus loin dans la même préface, il souligne que les méfaits de l’organisation de petits cercles, reflétant " une étape très jeune et non mûre du mouvement ouvrier d’un pays ", ne peuvent être surmontés que par : " L’élargissement du parti vers des éléments prolétariens combiné au travail de masse ouvert ".
    Mais il n’en reste pas moins vrai que l’ensemble de la théorie d’organisation marxiste, dont la conception l’organisation léniniste ne représente que la formule la plus achevée, reste fondée sur une appréciation scientifique, réaliste de la classe ouvrière telle qu’elle est produite par le capitalisme, et non pas sur l’image d’Epinal qui présuppose à la fois une extrême misère physique et morale chez le prolétariat, et sa capacité de saisir instinctivement une théorie qui a comme fondement l’acquit de 2.000 ans de développement de la science de l’homme.

    Les deux fondements du bolchévisme

    La théorie léniniste de l’organisation ne met pas seulement l’accent sur la nécessité d’introduire " de l’extérieur " la conscience communiste dans la classe ouvrière. Ce n’est pas seulement la constitution de tous les éléments communistes de la classe ouvrière en un parti séparé de la masse, comme instrument nécessaire à la victoire de la révolution socialiste qui fait l’essence du bolchévisme. Il y a un autre élément indispensable pour intégrer cette théorie de l’organisation dans l’ensemble de la conception marxiste du monde ; c’est la nécessité du lien plus intime entre l’avant-garde organisée et la " classe vraiment révolutionnaire se jetant spontanément dans la lutte", la nécessité d’une participation inconditionnelle de l’avant-garde à tout mouvement réel de masses quelles que soient ses formes, ses erreurs, ses préjugés.

    C’est seulement à travers ce lien le plus intime avec le mouvement et la lutte réels des masses que l’organisation d’avant-garde conquiert en pratique le droit de diriger les masses, droit qu’aucun matérialiste ne peut considérer comme concédé à priori. Chaque secte impuissante peut naturellement revendiquer ce droit pour des raisons idéologiques ; elle restera condamnée à le revendiquer en paroles. Pour les marxistes, il s’agit de le conquérir en pratique. Seule la participation de l’organisation d’avant-garde au mouvement réel des masses donne à l’avant-garde la possibilité de gagner la confiance et la direction des masses. Contrairement aux individus d’avant-garde, les masses n’apprennent ni par la lecture, ni par la propagande orale, ni même par l’exemple. Elles apprennent seulement par l’expérience. Leur expérience essentielle, c’est leur expérience de lutte. Sans participer à leurs luttes réelles, il n’y a pas moyen d’influencer ces expériences, ni surtout de faire accepter les conclusions qui s’en dégagent.

    Le bolchévisme, c’est donc à la fois l’affirmation de la stricte nécessité d’organiser les communistes en parti séparé, avec une discipline et une centralisation toute orientée vers le but révolutionnaire, et l’affirmation de la stricte nécessité de maintenir l’organisation de l’avant-garde intimement intégrée dans la classe, avec son mouvement et ses luttes propres et spontanées. Le bolchévisme, c’est à la fois la proclamation de la séparation de l’avant-garde d’avec la classe, et de son intégration dans la classe. Comme tout ce qui existe, le bolchévisme est une unité des contraires. Si l’on détache et autonomise un des éléments de cette unité, on aboutit au résultat opposé à celui qu’on recherchait.

    L’organisation séparée de l’avant-garde sans liens intimes, et sans intégration réelle dans la classe aboutit dans le meilleur des cas au sectarisme stérile dans le pire des cas au commandement bureaucratique et au viol du prolétariat par un groupe de " dirigeants aventuristes arbitraires ". L’intégration des éléments d’avant-garde dans le mouvement général de la classe sans leur organisation séparée aboutit à dissoudre la conscience communiste dans la conscience moyenne de la classe, qui est politiquement, une conscience petite bourgeoise, prisonnière de préjugés et d’idées petits-bourgeois. Les deux déviations doivent aboutir également à la destruction de toute démocratie prolétarienne véritable.

    C’est seulement en tant qu’unité des contraires, c’est-à-dire en tant qu’organisation séparée de l’avant-garde mais intégrée complètement dans la classe, que le bolchévisme peut incarner la conscience de classe à sa plus haute expression et qu’il peut être un instrument révolutionnaire.

    Cette conception n’a pas été formulée pour la première fois par Lénine, si son mérite historique est incontestablement celui de lui avoir donné une expression Achevée, Marx et Engels eux-mêmes ont expliqué la même conception pendant toute leur vie. Ils ont expliqué que, même si les sectes socialistes représentent une étape nécessaire dans le cheminement de la pensée socialiste, la classe ouvrière n’a pas manqué de leur être généralement hostile parce qu’elles condamnaient son mouvement réel. Marx et Engels ont mené une lutte tenace contre les proudhoniens, les owenistes et autres sectes qui refusaient d’appuyer les grèves et les luttes économiques réelles de la classe ouvrière. Ils ont combattu l’attitude sectaire des lassalliens envers les syndicats. Ils ont combattu l’abstentionnisme sectaire des anarchistes par rapport aux luttes politiques réelles de la classe ouvrière.

    Engels en particulier critiqua âprement l’attitude des sectes pseudo-marxistes en Grande-Bretagne et aux Etat-Unis pour leur incapacité à s’intégrer dans le mouvement réel de la classe ouvrière dans ces pays. Dans ses lettres à Sorge, à Mme Wichnewetzky et à d’autres correspondants aux Etats-Unis, il développe cette idée des années durant : " Ce que les Allemands (Marxistes aux Etats-Unis E.M. :) auraient dû faire, c’est agir d’après leur propre théorie - s’ils la comprennent comme nous le faisions en 1845 et 1848 - c’est-à-dire marcher pour tout mouvement de la classe ouvrière réelle, en accepter le point de départ de fait comme tel, et l’amener graduellement au niveau théorique, en faisant ressortir comment chaque faute faite, chaque défaite subie était une conséquence nécessaire d’erreurs d’ordre théorique dans le programme original. Ils auraient dû comme dit le Manifeste Communiste, "représenter dans le présent du mouvement l’avenir du mouvement." (Lettre d’Engels à Mme Wichnewetsky du 28 décembre 1886.)

    Conscience petite-bourgeoise et bureaucratie ouvrière

    Sur la base de l’expérience soviétique, des polémistes malveillants ont voulu prétendre que la conception léniniste - en fait marxiste - de l’organisation se trouvait à la base de la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier. Cette thèse est historiquement absurde. La bureaucratisation du mouvement ouvrier est antérieure, du moins dans ses origines, à la scission dans la social-démocratie russe, et elle devenait prédominante à un moment où les idées n’exerçaient pas ou peu d’influence sur le mouvement ouvrier international. Dans une certaine mesure on peut même dire que Lénine formula sa théorie d’organisation sous une forme particulièrement aiguë pour empêcher dans son parti la manifestation de mêmes phénomènes de bureaucratisation qui commençaient déjà à apparaître dans la social-démocratie allemande et internationale.

    En cela il a réussi plus que modérément puisque dans le parti qu’il créa la démocratie ouvrière fut maintenue pendant vingt ans et que le même parti mena en outre une révolution socialiste à la victoire sur un sixième de la surface terrestre. L’alternative social-démocrate à la conception d’organisation léniniste est une alternative profondément bureaucratique. La démocratie présuppose la participation active des administrés à l’administration, des membres à la direction de l’organisation. Ouvrir les portes du parti à une masse de membres passifs qui ne participeront jamais à sa direction, c’est assurer d’avance le monopole de celle-ci à une petite minorité.

    Mais comme cette large masse, précisément pour les mêmes raisons pour lesquelles elles reste politiquement passive, subit à fond l’influence de l’idéologie dominante dans la société actuelle qui est l’idéologie bourgeoise (et ses différents affluents petits-bourgeois), elle appuiera, sauf à des moments exceptionnels, les courants petits-bourgeois arriérés dans la minorité activiste, contre les courants communistes, révolutionnaires. En d’autres termes, un parti ouvrier de 500.000 membres en temps normaux et calmes, est inévitablement contrôlé par un petit groupe de bureaucrates réformistes, à conscience prédominante petite-bourgeoise. Ceci a été démontré non seulement par le passé du mouvement ouvrier. Des études sociologiques objectives viennent de confirmer récemment avec éclat cette thèse en Grande-Bretagne et en Allemagne, où une enquête a démontré par exemple que tous les partis allemands " démocratiques " y compris le SPD, sont contrôlés par au maximum 600 personnes.

    C’est précisément pour empêcher une telle évolution qui lui semblait devoir aboutir à la victoire du réformisme que Lénine insista si fortement - de façon si "exagérée" comme le pensent les bonnes âmes centristes qui ne comprennent pas le fond de la question - sur la nécessité d’admettre seulement dans le parti des membres actifs et de les éduquer aussi vite que possible dans les fondements de la théorie marxiste. Seules de telles conditions d’admission assurent le parti révolutionnaire de ce minimum d’égalité et de base commune entre les membres, sans lequel - toute démocratie intérieure ne peut être que lettre morte.

    Commandement autoritaire et bureaucratie ouvrière.

    L’histoire a cependant montré que la dissolution de l’avant-garde communiste dans une masse d’éléments à conscience politique encore à prédominance petite-bourgeoise n’est pas la seule voie par laquelle marche la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Le détachement de l’avant-garde de la classe et le développement de conceptions selon lesquelles le parti se substitue à la classe pour amener la société du capitalisme au socialisme ne peut qu’aboutir au même résultat. Du moment qu’on rompt l’unité dialectique entre ces deux déterminantes fondamentales du prolétariat moderne - qu’il est incapable d’arriver par lui-même à la conscience communiste mais que c’est néanmoins lui et seulement lui, qui, de par sa position-clé dans la structure économique de la société, peut se libérer lui-même et en se libérant libérer toute la société - on cesse en fait de lutter pour la révolution socialiste réelle de notre temps.

    Dans la dégénérescence de la fraction stalinienne du mouvement ouvrier soviétique et international cette rupture avec la théorie et la pratique de la révolution socialiste peut être suivie pas à pas. Elle prend son origine précisément dans un renversement du rapport dialectique entre parti et classe tel qu’il avait été établi par Marx et Lénine. Elle triomphe organisationnellement par cette dilution du parti dans la " promotion Lénine " de 1924. Elle est donc sur les deux plans le produit de la négation de la théorie d’organisation léniniste.

    Au début il s’agissait de déceptions causées par des défaites temporaires de la révolution internationale. Puis on perdit l’espoir dans la possibilité d’une nouvelle vague révolutionnaire avant un très long délai. On en vint ainsi automatiquement à chercher un succédané à l’action du prolétariat. On le trouva dans l’Etat soviétique, l’Armée soviétique, et leurs bras prolongés, les partis communistes étrangers. De là à considérer tout le prolétariat international comme une masse arriérée qui doit être amenée au socialisme indépendamment de son état de conscience, au besoin même contre son gré et par la violence exercée contre lui, il n’y a qu’un pas de plus - et ce n’est que le premier qui coûte !

    L’aboutissement logique de cette aberration c’est de condamner comme insurrection fasciste un mouvement revendicatif réel de la classe ouvrière, qui n’accepte pas la voie par trop sinueuse et incompréhensible par laquelle ses " chefs " veulent " l’amener au socialisme ". Pour Lénine toute tactique qui n’augmente pas la confiance des travailleurs en leurs propres forces était interdite : pour les partis staliniens la même interdiction se prononce envers toute tactique qui sape l’obéissance absolue des travailleurs dans les chefs par la grâce du Kremlin.

    Nous avions dit que la base de la théorie de l’avant-garde, de l’organisation révolutionnaire, c’est la conception du caractère hautement conscient de la révolution socialiste. Pour la même raison, une révolution socialiste ne peut se produire derrière le dos ou indépendamment de la participation consciente de la classe ouvrière. La nationalisation des moyens de production et d’échange
n’est que la base première de laquelle part la construction de la société socialiste. Celle-ci présuppose également une nouvelle conscience sociale, un énorme degré de conscience des producteurs dans leur propre capacité d’auto-administration.

    Si l’on commence par imposer au prolétariat des conditions politiques telles que sa confiance dans ses propres forces se réduit au lieu de croître, que les germes de démocratie ouvrière déjà présents sont écrasés au lieu de se développer, on s’éloigne d’un côté autant du but socialiste qu’on s’en rapproche de l’autre, en réalisant d’importants succès économiques. Ce qui a avant tout manqué à l’URSS en 1927 pour conserver la démocratie ouvrière, ce n’est pas une base économique plus large ; il y a eu une telle démocratie en 1917 et en 1920 avec une base beaucoup plus étroite encore. Ce qui a manqué, c’est la confiance d’une partie des communistes dans la classe ouvrière, et l’absence d’activité politique de la classe ouvrière elle-même (qui naturellement, en dernière analyse, s’explique par des conditions économiques).

    Et ceux des communistes qui avaient perdu confiance dans la classe ouvrière étaient déjà idéologiquement des aventuriers bureaucratiques même si, individuellement, ils ne faisaient pas toujours partie de la caste bureaucratique, c’est-à-dire ne jouissaient pas encore de privilèges matériels. Ils avaient succombé à la pression de la petite-bourgeoisie.

    Bureaucratie ouvrière et révolutionnaires professionnels

    La plus injustifiée de toutes les critiques contre la conception d’organisation bolchéviste est celle qui voit dans la formation des révolutionnaires professionnels, comme dans l’existence de fonctionnaires ouvriers de toute sorte, l’origine de la bureaucratisation du mouvement ouvrier. Comme la société bourgeoise implique une puissante tendance au fétichisme ; comme toute institution tend à devenir un but en soi en se commercialisant, les fonctionnaires ouvriers, devenus dépendants de leur organisation, ne verraient plus en celle-ci un instrument de la lutte pour le socialisme, la détacheraient automatiquement de la classe, et deviendraient ainsi automatiquement des bureaucrates.

    L’idée sous-jacente à cette conception misanthrope, c’est que non seulement la large masse, mais encore chaque individu dans la société actuelle, est incapable de résister consciemment à la pression de son milieu spécifique. Plus explicitement : un révolutionnaire professionnel est corrompu par le salaire (en général fort bas) que son organisation lui paie. Admettons un instant qu’il en soit ainsi. Il faut alors se poser la question : de qui se composera l’organisation révolutionnaire, et qui la dirigera ?

    Des ouvriers travaillant constamment à l’usine ? Mais le régime capitaliste ne laisse à ces ouvriers ni le loisir, ni les moyens matériels, ni la patience nerveuse pour acquérir plus que les éléments rudimentaires de la science sociale, s’ils travaillent constamment. Des intellectuels petits-bourgeois ? Mais ceux-ci seraient mille fois plus vite corrompus par leurs emplois bourgeois, c’est-à-dire imbus de science bourgeoise, si l’on part de l’inévitabilité de leur corruption dans le cadre de leur " emploi " par l’organisation révolutionnaire. Des bourgeois philanthropiques ? Mais ceux-ci auraient alors tout aussi inévitablement la conscience bourgeoise, ce qui n’est d’ailleurs pas tellement erroné dans la pratique. Cette théorie de la corruption inévitable des révolutionnaires professionnels part au fond de l’idée de l’impossibilité du socialisme et de l’impossibilité du relèvement de l’homme de sa misère actuelle.

    En réalité, c’est précisément pour assurer une participation prédominamment ouvrière à la direction de l’organisation révolutionnaire, que Lénine développa sa conception des révolutionnaires professionnels. La spécialisation des connaissances, jointe aux méfaits physiques, moraux et mentaux de l’intensification du travail à notre époque, rendent l’ouvrier industriel incapable d’étudier et d’assimiler en détail la science du communisme aussi longtemps qu’il travaille sans interruption à l’usine. Si l’organisation ne le retire pas périodiquement de ce bagne, et ne lui permet pas pendant une certaine période de se former intellectuellement, la direction de l’organisation devient en pratique un monopole d’intellectuels petits-bourgeois. Mais la spécialisation qui rompt la vision dialectique d’ensemble du monde - notamment du monde social - rend l’homme inapte à saisir la réalité, qui est toujours une réalité d’ensemble.

    C’est pourquoi une direction de spécialistes -" intellectuels " ou " ouvriers "- commettra inévitablement de graves erreurs politiques. Le rôle des révolutionnaires professionnels, c’est de surmonter ces méfaits de la spécialisation. Il s’agit de prendre les ouvriers industriels qui ont acquis par leur vie productive tout le sens du concret, tout le contact intime avec la matière, qui reste la base de départ indispensable pour toute pensée dialectique matérialiste et de leur donner par l’étude et la pratique politique les connaissances nécessaires pour devenir des dirigeants politiques. Il s’agit de prendre en même temps des intellectuels qui possèdent beaucoup de connaissances théoriques mais qui manquent d’expérience concrète de la vie ouvrière, et de les envoyer quelques années à l’usine pour les transformer d’intellectuels petits-bourgeois en révolutionnaires prolétariens.

    Ainsi se constitue un cadre bolchevik composé de dirigeants capables de diriger une grève, d’éditer une revue théorique, de constituer un syndicat, de siéger au parlement, de polémiquer sur une question de philosophie, d’organiser aujourd’hui un comité de ménagères contre la vie chère et d’organiser demain l’Etat soviétique. Le cadre du parti bolchevik était un cadre d’une pareille trempe. Il ne fallait pas s’étonner qu’un brillant journaliste puisse devenir en quelques semaines un stratège militaire exceptionnel. Le parti révolutionnaire qui poursuit le but final du communisme, la disparition de toute division du travail, commence par réaliser ce but, du moins partiellement, dans ses propres rangs. On ne peut transformer le monde sans transformer, chemin faisant, les hommes qui doivent réaliser cette transformation colossale.

    Faillite du bolchévisme ?

    On objectera que malgré toutes ces vertus, le parti bolchevik n’a néanmoins pas su empêcher l’éclosion de la bureaucratie soviétique et consécutivement sa propre bureaucratisation. C’est vrai. Mais aucune forme d’organisation jusqu’à maintenant développée par le mouvement ouvrier n’a permis d’éviter la bureaucratisation périodique du mouvement. Les principes menchevistes, appliqués dans maints pays, ont abouti à une bureaucratisation plus rapide et plus générale, même si elle apparaît moins absolue et féroce, que celle qui s’est produite en URSS au début de l’époque stalinienne.

    L’erreur consiste précisément à chercher dans la forme d’organisation, et non dans la lutte de forces sociales, les origines de la bureaucratisation et les remèdes à ce mal. Pour lutter efficacement pour la révolution socialiste dans le sens le plus large du mot - la révolution en permanence comme disait Marx - l’organisation de l’avant-garde ne doit regrouper que des communistes convaincus. Mais le nombre de ceux-ci fluctue fortement d’après la conjoncture politique elle-même. Dans les périodes de réaction, il peut se trouver réduit à quelques centaines d’individus, dont la fonction historique principale consiste alors à sauver, à transmettre et à enrichir le corps d’expériences et d’idées qui expriment la conscience de classe portée à sa plus haute expression. Dans des périodes de révolution, des milliers et des dizaines de milliers de prolétaires peuvent devenir communistes convaincus et affluer au parti.

    Ce n’est pas pour rien que l’histoire démontre qu’en période révolutionnaire, les masses apprennent davantage en un jour qu’elles n’apprennent normalement en de longues années. Mais la révolution peut elle-même être suivie d’un reflux après sa victoire, si elle reste isolée dans un pays arriéré. Il se produit par la suite un reflux des masses vers la passivité politique. L’organisation est alors de nouveau hypertrophiée du point de vue de la conscience communiste moyenne des membres ; elle devient mûre pour la bureaucratisation. La conscience communiste s’incarne dans une minorité d’avant-garde, produit d’une nouvelle sélection. A l’aide de la théorie d’organisation bolchevique, la bureaucratisation du parti s’explique d’une façon parfaitement logique.

    Pour Lénine, la forme d’organisation n’était pas en elle-même la garantie de la victoire du socialisme. Celle-ci reste foncièrement fonction des rapports de forces entre classes. La bureaucratisation du mouvement ouvrier est en définitive le produit des limites imposées aux conquêtes ouvrières par des rapports de forces globalement défavorables (subsistance du capitalisme autour du premier Etat ouvrier). Dans ce sens, tous les discours sur la " faillite " du bolchévisme aboutissent seulement à cette tautologie ennuyeuse, qu’aussi longtemps que la révolution est trop faible, le parti ne peut être efficace, c’est-à-dire victorieux. La faillite du bolchévisme n’est définitive que pour ceux qui ne croient plus à la possibilité d’une victoire révolutionnaire du prolétariat. Si cette prémisse se vérifie, la conclusion est naturellement irréfutable. Lénine n’avait pas l’intention de créer autre chose qu’un instrument efficace pour la victoire de la révolution prolétarienne.

    Mais après le recul révolutionnaire qui causa inévitablement, entre autres choses, la bureaucratisation du parti bolchevik, une nouvelle montée se déploie aujourd’hui dans le monde. Cette montée pose aux révolutionnaires les mêmes problèmes que ceux devant lesquels se trouvaient Marx il y a un siècle et Lénine il y a un demi-siècle.