L’inflation permanente est une des principales caractéristiques du capitalisme en déclin. C’est par l’emploi de techniques d’inflation que le capitalisme contemporain cherche à éviter que les crises économiques périodiques et inévitables (aujourd’hui appelées pudiquement "récessions") ne se transforment en des crises d’ampleur catastrophique du type de celle de 1929-32. C’est en manipulant l’inflation du crédit aux entreprises par le système bancaire que les grands monopoles s’assurent les moyens financiers nécessaires pour effectuer leurs projets d’investissements de plus en plus gigantesques. C’est en stimulant l’inflation du crédit à la consommation (les ventes à crédit) que le grand capital cherche à faciliter l’écoulement des monceaux de marchandises qu’il fait produire, sans accroître dans la proportion nécessaire les salaires réels des travailleurs. C’est en élargissant sans cesse les dépenses improductives de l’Etat bourgeois (avant tout les dépenses militaires) que les monopoles s’assurent les livrets de commande nécessaires pour garantir les profits des trusts de l’industrie lourde.
Il serait vain de vouloir désigner le responsable "principal" de l’inflation : l’âpreté au gain des monopoles industriels ? La course aux bénéfices et donc à l’expansion du crédit des banques ? La politique des gouvernements bourgeois ? La course aux armements ? Tout cela se tient, tous ces aspects du capitalisme contemporain sont intimement liés les uns aux autres. C’est répandre de dangereuses illusions que de faire croire aux travailleurs qu’on abattra le dragon de l’inflation si on remplace des ministres des finances "inféodés aux monopoles" par des ministres des finances "progressistes" ; si on pratique seulement jusqu’au bout "la politique de détente et de désarmement" ; si on "réduit les marges bénéficiaires", etc.
La vérité, sans doute désagréable à entendre, c’est qu’il n’y a pas moyen d’arrêter l’inflation sans supprimer le régime capitaliste. Les seules conditions dans lesquelles le capitalisme contemporain pourrait, à la rigueur, modérer l’inflation, ce seraient des conditions désastreuses pour la classe ouvrière : chômage massif et blocage des salaires. L’expérience a cependant enseigné que même dans ce cas, la machine infernale inflationniste ne ferait que se ralentir et non s’arrêter définitivement.
Particulièrement pernicieuse est la thèse répandue par des experts bourgeois, et reprise par une aile réformiste du mouvement ouvrier, selon laquelle les travailleurs devraient faire des sacrifices pour arrêter l’inflation, puisqu’elle les frappe plus que toute autre classe de la société. Cette mystification débouche sur des propositions concrètes : la politique des revenus, la limitation autoritaire (ou avec consentement de la bureaucratie syndicale) des augmentations des salaires nominaux, le contrôle sur les augmentations de salaires, assorti d’un "contrôle" sur les revenus des patrons grands et petits (les dits "indépendants") et sur les prix.
En pratique, seuls les salaires peuvent être effectivement contrôlés par l’Etat bourgeois, si syndicats et masses laborieuses se laissent faire. Mais aucun gouvernement capitaliste n’a encore réussi à effectivement contrôler les prix ou les bénéfices patronaux. En économie capitaliste, la bourgeoisie dispose en effet de mille instruments pour truquer ses bilans, manipuler les profits, faire monter les prix malgré toutes les mesures légales de "blocage". Elle dispose en outre de mille connivences au sein de l’appareil d’Etat bourgeois pour "modérer" ou "esquiver" des mesures de contrôle d’en haut par trop embarrassantes. La bourgeoisie et ses idéologues sont d’ailleurs profondément convaincus eux-mêmes du caractère vain du "contrôle des prix", puisque ces contrôles violeraient "les lois économiques" (les lois du marché, lire : la logique de profit et de concurrence du régime capitaliste).
Ils n’agitent l’épouvantail du "con-trôle des prix et des bénéfices" que pour mieux tromper les travailleurs, que pour les entraîner à échanger leur droit d’aînesse - la liberté de négocier les salaires avec le patronat en jetant dans la balance leur force organisée collective - contre un plat de lentilles. Tout au plus, des mesures limitées de "contrôle des prix" servent-elles quelquefois à accélérer la concentration capitaliste, c’est à dire à accélérer l’élimination des petits patrons au profit des grands.
L’inflation est sans doute un mal dont les effets frappent les travailleurs. Mais ceux-ci ne doivent pas lâcher la proie pour l’ombre. Sacrifier les intérêts immédiats de la classe ouvrière sur l’autel de la "lutte contre l’inflation", c’est devenir complice d’une entreprise de redistribution du revenu national, aux dépens des salaires et des salariés, par l’accroissement des profits capitalistes. Toute politique des revenus, de prétendu contrôle "simultané" des salaires, prix et profits, se transforme inévitablement, en régime capitaliste, en police des salaires pure et simple. Pareille "lutte contre l’inflation", les travailleurs et les syndicats doivent la rejeter sans reserve et inconditionnellement, car elle est une arme de lutte de classes du Capital contre le Travail.
L’inflation sera définitivement jugulée lorsque le capitalisme sera brisé, lorsque les travailleurs détiendront tout le pouvoir politique et économique. D’ici là, il ne s’agit pas de sacrifier les intérêts des travailleurs au nom d’un principe abstrait ("modérer l’inflation"), mais de défendre le pouvoir d’achat des travailleurs contre les effets de l’inflation. Voilà l’impératif pour les syndicats et les masses laborieuses confrontés avec le phénomène de "l’inflation permanente".
Vu que cette inflation est inhérente au capitalisme en déclin, les capitalistes, malgré toutes leurs simagrées anti-inflationnistes, ne cherchent qu’une seule chose : que les avantages de l’inflation tombent dans les coffres-forts des patrons et de la bourgeoisie ; que les frais de l’inflation soient payés par les travailleurs et les masses laborieuses.
L’attitude de la classe ouvrière et des organisations qui se réclament d’elle devrait être exactement à l’opposé de cet effort persistant, souvent couronné de succès, de la part du Capital. Elles devraient viser avant tout le refus de payer les frais de l’inflation, la protection des salaires et revenus réels des travailleurs contre tous les effets directs et indirects de l’inflation.
L’échelle mobile des salaires, seule arme efficace contre l’inflation
Depuis sa fondation en 1938, la IVème Internationale défend l’idée que seule l’échelle mobile des salaires constitue une défense efficace du pouvoir d’achat des travailleurs contre les conséquences de l’inflation et de la vie chère.
Longtemps combattue par les réformistes et les ultra-gauches simultanément, cette idée fait son chemin au sein de la classe ouvrière et du mouvement syndical du monde entier. D’innombrables exemples de luttes pour arracher l’échelle mobile, soit au niveau d’entreprises isolées, soit au niveau de branches d’industrie, soit au niveau interprofessionnel national, pourraient être cités. C’est un fait que l’expérience pratique de l’inflation démontre aux travailleurs que la défense et la protection de leur pouvoir d’achat au moyen de l’échelle mobile représentent la première et indispensable réaction d’auto-défense face à la flambée de plus en plus prononcée des prix.
L’argument selon lequel l’échelle mobile "démobiliserait" les travailleurs, en enlevant le stimulant des luttes annuelles pour les augmentations des salaires, est contredit par la pratique. Des pays comme l’Italie ou la Belgique, où l’échelle mobile est appliquée en tout ou en partie, ne sont certainement pas des pays où le nombre de grèves et de luttes revendicatives est inférieur à celui de pays où les travailleurs ne jouissent pas encore de l’échelle mobile.
En réalité, l’échelle mobile ne se substitue nullement à la lutte pour les augmentations de salaires. Bien au contraire, elle crée justement les conditions nécessaires pour permettre une telle lutte. Ce qui s’appelle aujourd’hui "lutte pour les augmentations de salaires", c’est à l’époque de l’inflation permanente, neuf fois sur dix, une lutte pour rattraper le retard des salaires par rapport à la hausse du coût de la vie, c’est à dire une lutte pour rétablir et non pour augmenter le pouvoir d’achat des salaires. Lorsque ce rétablissement devient automatique, par le truchement de contrats garantissant l’échelle mo-bile, la lutte pour les véritables augmentations du pou-voir d’achat ne pourra que débuter pour de bon.
L’expérience de nombreux contrats collectifs dans de nombreuses branches d’industries de plusieurs pays démontre qu’à l’époque de l’inflation permanente et accélérée, tout délai dans l’adaptation des salaires au coût de la vie est synonyme de perte de pouvoir d’achat pour les salariés. L’Institut d’Etudes Economiques et Sociales de la très catholique Université de Louvain a ainsi calculé que les travailleurs belges, qui jouissent pourtant de l’échelle mobile, ont tout de même perdu 3% de leur pouvoir d’achat au cours des deux dernières années, par suite du fait que les adaptations des salaires à l’index des prix se font avec retard.
Certes, obtenir pareille adaptation automatique chaque fois que les prix montent au-dessus d’un palier négocié (par exemple 2% ou 2,5% - ce qu’on appelle en Gran-de-Bretagne "threshold agreements"), c’est un pas sur la voie vers l’échelle mobile, qu’il ne faut point dédaigner. Mais cela ne représente pas encore une échelle mobile effective, à proprement parler. Les travailleurs risquent d’y perdre à deux fois. D’abord parce que toute augmentation des prix inférieure au palier (par ex. 1,7% dans l’exemple du palier de 2%, ou 2,2% dans l’exemple du palier de 2,5%) n’entraîne aucune augmentation des salaires, alors qu’elle implique bel et bien perte de pouvoir d’achat pour les salariés. Ensuite, parce qu’elle constitue une véritable "invitation" aux gouvernements et aux appareils d’Etat bourgeois à manipuler l’index officiel des prix à la consommation afin de le maintenir un rien en dessous du palier déclenchant l’adaptation automatique des salaires et traitements.
Une véritable échelle mobile signifie donc l’adaptation automatique, chaque mois, des salaires nominaux, à toute augmentation des prix, sans palier quelconque. De cette manière, l’intégrité du pouvoir d’achat des travailleurs peut être conservée. C’est ce qu’ont notamment obtenu, lors des dernières négociations salariales, les travailleurs du Livre et ceux du gaz et de l’électricité en Belgique.
Echelle mobile et fiscalité, échelle mobile et inégalité
Cependant, pour que cette intégrité soit entièrement sauvegardée, il faut encore tenir compte de l’incidence de la fiscalité sur le pouvoir d’achat des travailleurs. Jadis, le mouvement ouvrier défendait la thèse selon laquelle les impôts indirects frappent surtout les gagne-petit, alors que les impôts directs frappent les riches. La première partie de cette thèse reste vraie aujourd’hui. La deuxième partie l’est de moins en moins.
L’alourdissement de la fiscalité directe s’est surtout opéré au cours des dernières décennies par une accentuation de l’impôt direct sur les salaires et traitements. Aujourd’hui, dans de nombreux pays capitalistes, les travailleurs ne paient pas seulement la majeure partie des impôts indirects, ils paient encore la majeure partie des impôts directs.
C’est d’autant plus vrai que les impôts directs sur les salaires et traitements sont généralement retenus à la source, c’est à dire payés de manière anticipée et intégralement transférés, directement par les patrons, à la caisse de l’Etat bourgeois, alors que les impôts sur les bénéfices capitalistes et sur les revenus des professions dites "libérales" et "indépendantes" sont payés avec retard et sans contrôle véritable. Ainsi les bourgeois profitent-ils deux fois. Payer des impôts avec retard, cela veut dire bénéficier de la perte de pouvoir d’achat de la monnaie (une somme fixe d’impôts sur le profit, payée 6 mois après la réalisation de ce profit capitaliste, c’est un impôt diminué de 5% si le taux d’inflation annuelle est de 10%). Payer des impôts sans contrôle effectif sur le montant réel des profits cela veut dire les vannes grandes ouvertes à l’évasion et à la fraude fiscale. Celle-ci se répand comme un torrent dans l’économie de la plu-part des pays impérialistes.
Pour les travailleurs, la progressivité de l’impôt sur les salaires signifie que chaque fois que l’échelle mobile fait monter les salaires nominaux dans une tranche supérieure de revenus, taxée plus fortement, cela entraîne une augmentation de l’impôt sur les salaires plus forte que l’augmentation du salaire elle-même.
Prenons un exemple fictif, à usage purement démonstratif. Mettons qu’un ouvrier qualifié gagne 2.000 francs français par mois, et que la hausse du coût de la vie entraîne, par le jeu de l’échelle mobile, au bout d’un an, l’augmentation du salaire de 10%, donc à 2.200 FF par mois. Admettons qu’il est taxé sur l’ensemble de ce revenu et que la taxation est de 15% sur les revenus compris entre 20.000 et 25.000 FF par an, et de 20% sur les revenus compris entre 25.000 et 30.000 FF par an.
Avant l’adaptation des salaires, il payait donc 15% d’impôts sur un revenu annuel de 24.000 FF, soit 3.600 FF d’impôts. Il lui restait donc un salaire net de 20.400 FF. Après l’adaptation des salaires, il paie, sur un revenu annuel de 26.400 FF, un impôt de 20%, soit 5.280 FF. Il lui reste donc net 21.120 FF. Or le coût de la vie a augmenté de 10%. Le pouvoir d’achat du salaire net de 21.120 FF n’est donc égal qu’au pouvoir d’achat de 19 008 FF l’année précédente. Il y a donc dans ce cas perte de pouvoir d’achat de 20.400 FF à 19.008 FF, soit plus de 1.000 FF par an, rien que comme résultat de la progressivité de l’impôt sur les salaires.
Ce qui intéresse le travailleur, ce n’est pas le "salaire brut", notion purement fictive, dans les faits comme pour la théorie. Ce qui l’intéresse, c’est le salaire net réel, c’est à dire la quantité globale des marchandises et des services qu’il peut effectivement acheter avec ce qu’il touche à sa quinzaine ou à la fin du mois. L’échelle mobile des salaires doit sauvegarder le pouvoir d’achat de la paie effectivement touchée. Il faut donc qu’elle joue de sorte à neutraliser les retenues accrues par suite de la progressivité de l’impôt.
La solution réclamée par le mouvement ouvrier de plusieurs pays, et notamment par le mouvement syndical belge, c’est l’indexation complète des barèmes de l’impôt sur les salaires. Chaque fois que le salaire nominal est augmenté pour l’adapter à la hausse du coût de la vie, le barème de l’impôt sur les salaires est augmenté du même pourcentage.
Dans l’exemple cité plus haut, le plafond de la catégorie des salaires et traitements qui paient 15% d’impôts passerait automatiquement de 25.000 FF par an à 27.500 FF par an, si le coût de la vie a augmenté de 10%. De ce fait, l’augmentation du salaire nominal de 24.000 à 26.400 FF l’an ne modifie guère le taux d’imposition fiscale qui reste de 15%. La protection du pouvoir d’achat des salaires est intégrale.
On objecte quelquefois que par le truchement d’une telle indexation intégrale des salaires, des traitements, et des impôts, la "tension" entre les salaires les plus bas et les salaires les plus élevés, tout en restant la même en proportion, augmenterait sans cesse en chiffres absolus. Ainsi, si au départ les salaires les plus bas sont de 6.000 FF l’an et les traitements les plus élevés des employés de 60.000 FF (mettons dans les deux cas nets d’impôts), une adaptation intégrale de 10% augmenterait la paie annuelle de l’ouvrière non qualifiée de 600 FF l’an, alors que celle du directeur appointé augmenterait de 6.000 FF. L’écart entre les deux revenus était au départ de 54.000 FF l’an. Après le jeu intégral de l’échelle mobile, il deviendrait 59.400 FF.
Il y a deux réponses à apporter à cette argumentation :
- D’abord, il n’est que justice de limiter l’indexation des barèmes fiscaux à un plafond déterminé, basé sur les revenus des ouvriers qualifiés. Dans notre exemple fictif, on pourrait par exemple supposer que l’indexation des plafonds de l’impôt sur les salaires et traitements s’arrêterait à 30.000 FF l’an. Au-dessus de ce plafond, la progressivité de l’impôt continuerait à jouer à fond, réduisant donc quelque peu l’écart entre les salaires bas et élevés.
- Ensuite, le meilleur moyen pour combattre la "tension" excessive des revenus des salariés, c’est de lutter pour des primes de vie chère, des primes de fin d’année, et de véritables augmentations des salaires (au-delà du jeu de l’échelle mobile) égales pour tous et pour toutes, l’application du principe à travail égal salaire égal, de nuancer le jeu de l’échelle mobile, en introduisant des plafonds des salaires-traitements, à partir desquels les adaptations ne seraient plus automatiques mais donneraient lieu à des négociations. Pareille position se justifie théoriquement par le fait que les traitements élevés des cadres ne sont pas destinés intégralement à l’achat de biens de consommation courante, servant à l’établissement de l’index du coût de la vie. Une partie de ces revenus sert à l’achat de biens de luxe, dont les prix évoluent différemment de ceux des biens de consommation courante. Une autre partie est destinée à l’accumulation privée des capitaux (épargne) que l’action syndicale efficace (dans ce cas précis : la conquête de l’échelle mobile des salaires) n’a aucun intérêt à favoriser.
Il y a cependant des objections contre cette thèse. L’introduction de plafonds purement numériques compliquerait l’automatisme de l’échelle mobile, qu’il faut justement arracher, et risquerait de se retourner contre les ouvriers eux-mêmes, si l’inflation devient galopante. Elle entraînerait donc la nécessité d’une révision périodique de ces plafonds, ce qui entraverait encore davantage le jeu automatique de l’adaptation. En outre, en freinant l’adaptation des traitements élevés à l’augmentation du coût de la vie, on n’augmenterait nullement les salaires touchés par les gagne-petit ; on augmenterait simplement les profits patronaux. Sous prétexte de freiner l’accumulation des capitaux privés (l’épargne) des cadres, on favoriserait l’accumulation des capitaux des trusts et des monopoles.
Finalement, cette thèse nous semble surtout peu efficace. Si le patronat paie des traitements élevés à certaines catégories de cadres, c’est qu’il y trouve son intérêt, économiquement et socialement. On ne peut guère l’empêcher de le faire sans jeter bas le régime capitaliste. Même si les traitements élevés n’étaient pas indexés, le patronat les "arrondirait" volontairement, sans y être obligé.
La véritable lutte contre les écarts excessifs des traitements et salaires ne s’opère pas en limitant le jeu de l’échelle mobile, mais en arrachant les primes et augmentations égales pour tous. Les ouvriers ont intérêt à arracher une échelle mobile simple, transparente et automatique, pour éviter d’être grugés et de perdre leur pouvoir d’achat. L’échelle mobile sert à cette fin, et non à celle de combattre l’inégalité des rêve nus. Faisons-la servir cette fin de la manière la plus précise possible, et utilisons d’autres armes pour atteindre d’autres buts.
La lutte pour l’échelle mobile est une lutte de l’ensemble de la classe des salariés (y compris des employés) et non une lutte catégorielle. Elle doit surtout permettre une mobilisation interprofessionnelle unitaire pour protéger efficacement l’extension du principe de l’échelle mobile aux travailleurs (et allocataires sociaux) les moins bien payés, qui sont généralement aussi les moins bien organisés. Justement à cette fin, son application intégrale à tous les salaires et traitements, en pourcentages et non en somme fixe, est indispensable pour assurer l’unité d’intérêts de l’ensemble de la classe. Faire jouer l’échelle mobile de manière à ce que les couches les mieux payées de la classe ouvrière ne conservent pas leur pouvoir d’achat par l’adaptation automatique de leur salaire à la hausse du coût de la vie, ce n’est pas favoriser la cohésion ou l’égalité croissante au sein des travailleurs, mais au contraire la division.
Il reste un argument en faveur d’un traitement privilégié des bas salaires dans le cadre de l’échelle mobile : la structure différente des dépenses de ménage des gagne-petit, par rapport à celle des dépenses des catégories mieux rétribuées, ferait diminuer le pouvoit d’achat des premiers plus fortement que celui des secondes, en cas d’inflation. Cet argument est certainement valable dans des pays comme l’Italie ; il l’est moins dans des pays comme la Grande-Dretagne, où les prix des produits alimentaires sont subventionnés par le gouvernement. De toute façon plutôt que de limiter le jeu automatique de l’échelle mobile, la réponse à de telles injustices, il faut réclamer le contrôle ouvrier sur le calcul de l’indice des prix utilisé comme point de départ pour l’échelle mobile, indice qui doit "coller" de la manière la plus fidèle à la structures des dépenses d’un ménage ouvrier à salaire moyen.
Ce qui est par contre indispensable pour protéger la classe ouvrière dans son ensemble, et non les seuls travailleurs au travail, contre les effets de l’inflation, c’est l’extension du principe de l’échelle mobile à tous les allocataires sociaux. Les retraites et pensions, les allocations de chômage et de mutilés, les allocations de maladie et d’infirmité, les primes de naissance et allocations familiales, devraient être indexées et automatiquement adaptées aux augmentations mensuelles du coût de là vie, de même que les salaires et traitements. Cette revendication est d’autant plus nécessaire que les gagne-petit à revenus fixes sont les plus durement frappés par la hausse des prix des produits de première nécessité, et précipités dans une misère noire par l’inflation.
L’échelle mobile et la « sincérité de l’Index »
Dès que les travailleurs ont arraché l’échelle mobile des salaires, le centre de gravité de la lutte pour éviter que la classe ouvrière ne paie les frais de l’inflation se déplace vers le calcul de la hausse réelle des prix. Partout, patronat et Etat bourgeois s’efforcent de faire admettre les index des prix (ou du coût de la vie) établis par l’administration publique comme base de calcul pour déterminer les adaptations des salaires. Partout, l’expérience démontre que ces indices-là sont truqués et servent d’arme patronale pour retarder les adaptations des salaires, c’est à dire pour accroître les profits capitalistes.
Les techniques les plus couramment utilisées par la bourgeoisie pour arriver à cette fin sont :
- Le dosage malhonnête des articles et services, dont on tient compte pour calculer l’index du coût de la vie. En effet, cet index mensuel est une moyenne résultant des fluctuations des prix d’un nombre élevé d’articles et de services. Si on glisse dans la masse totale de ces articles une série de biens peu ou pas consommés par les travailleurs, dont les augmentations de prix sont inférieures à la moyenne, on obtient une hausse de l’index qui ne reflète pas sincèrement l’augmentation réelle du coût de la vie. Ainsi, le mouvement syndical belge a longtemps dénoncé ce qu’il appelle "l’index-chapeau-boule", parce que des articles comme les chapeaux-boules que les travailleurs n’achètent guère, furent pris en considération pour calculer l’index du coût de la vie.
A la même catégorie de manipulations malhonnêtes appartient l’usage d’exclure du calcul du coût de la vie des services dont les prix augmentent à une vitesse particulièrement rapide (par exemple, dans certains pays : les loyers et les frais médicaux non remboursés par la Sécurité Sociale), ou de les y inclure dans des proportions inférieures à leur poids réel dans les dépenses des ménages. Si les travailleurs consacrent par exemple 20% de leurs revenus au paiement des loyers et charges, que ces loyers augmentent de 15% par an, alors que les hausses des marchandises consommées n’est que de 10%, et que l’index n’accorde dans sa "pondération" que 5% aux loyers, au bout d’un an, ce calcul malhonnête de l’index aura fait perdre aux travailleurs plus de 2,5% de pouvoir d’achat sur leur salaire annuel global !
- Le relevé malhonnête des prix réels. En régime capitaliste, malgré la concentration commerciale qui se poursuit, les mêmes articles sont souvent vendus à des prix fort différents. C’est particulièrement vrai pour les produits alimentaires. Continuer à relever les prix de la nourriture dans des marchés, où de moins en moins de ménagères ont la possibilité de s’approvisionner régulièrement ; ou bien les relever dans des supermarchés près des autoroutes, où la masse des travailleurs ne s’approvisionne pas non plus, cela peut conduire à un index des prix qui s’écarte sérieusement des dépenses réelles des ménages des travailleurs.
- Manipuler le résultat global de l’index en "pesant" sur le prix de certains articles. C’est ce qu’on a appelé en Belgique "la politique de l’index", qui n’est cependant payante pour le patronat et l’Etat bourgeois que s’il y a des seuils, en dessous desquels aucune adaptation des salaires n’a lieu. Si ce seuil s’établit par exemple à 2%, le gouvernement peut, en bloquant arbitrairement le prix de certains produits de large consommation (par ex. le pain), maintenir la hausse de l’index artificiellement à 1,9% ou 1,8%, causant ainsi pendant des mois des pertes de pouvoir d’achat de près de 2% pour les travailleurs.
Le trucage de l’index des prix est tellement manifeste que dans plusieurs pays, notamment en Italie et en France, les fonctionnaires des Instituts de Statistiques l’ont eux-mêmes dénoncé, et ont offert aux organisations syndicales leur aide pour calculer un index "sincère".
En Belgique, les syndicats ont obtenu un droit de veto sur la "reconnaissance officielle" de l’index. Siégeant dans une "commission des prix" aux côtés des représentants patronaux et gouvernementaux, ils peuvent refuser de reconnaître valable l’index publié chaque mois par le gouvernement. Mais ce "veto suspensif" n’a qu’une valeur purement propagandiste, puisqu’il n’implique nullement que des augmentations de salaires qu’entraînerait un index plus sincère sont automatiquement obtenues.
C’est pourquoi, vouloir garantir une échelle mobile protégeant le pouvoir d’achat des travailleurs, cela implique arracher le droit des syndicats d’établir leur propre index du coût de la vie comme base du calcul des augmentations des salaires.
Ce calcul syndical du niveau mensuel des prix ne devrait pas s’opérer dans la pénombre des bureaux, fussent-ils des bureaux syndicaux, ni par le truchement des seuls techniciens, fussent-ils des techniciens qui se mettent au service de la classe ouvrière. Les prix devraient être relevés régulièrement par des équipes de ménagères et de travailleurs, dans les magasins, par des comités de contrôle des prix. Ces relevés devraient être comparés et discutés publiquement et contradictoirement devant les masses laborieuses. Associer dès aujourd’hui la masse des travailleurs à l’application de l’échelle mobile, c’est assurer demain la plus large démocratie ouvrière, la plus large initiative de la base, la véritable auto-organisation et auto-gestion des travailleurs, lorsqu’ils auront conquis le pouvoir politique et renversé le régime capitaliste.
Et si l’inflation devient galopante ?
L’inflation ne cesse de s’amplifier au cours des dernières années. Le danger d’une inflation galopante, où les prix n’augmentent plus de 6% ou 10% par an, mais de 40% ou de 50%, est une menace réelle suspendue sur l’avenir des salaires et traitements, si le régime capitaliste continue à se survivre. Surtout en période de crise sociale et politique aiguë, l’inflation galopante est une arme couramment utilisée par la bourgeoisie, comme ce fut le cas récemment au Chili, sous le gouvernement de l’Unité Populaire.
Alors que les travailleurs sont payés en monnaie en dépréciation rapide, les capitalistes, eux, détiennent les " valeurs réelles ", à savoir les marchandises, les machines, les terrains, dont la valeur exprimée en monnaie augmente dans la même proportion que le pouvoir d’achat de cette monnaie diminue. Lorsqu’un climat d’inflation galopante s’établit, on assiste donc à un scénario connu notamment en Allemagne dans la période 1922-23 et au cours de l’occupation nazie en Europe occidentale pendant la deuxième guerre mondiale. Stockage, spéculation et agiotage massifs, rationnement légal ou de fait des gagne-petit, marché noir, queues devant les magasins.
La baisse du niveau de vie des travailleurs est inévitable dans ces conditions. L’échelle mobile, pour pouvoir protéger le pouvoir d’achat des travailleurs, devrait être d’application hebdomadaire, voire quotidienne, et non plus simplement mensuelle. L’extension du marché noir rendrait d’ailleurs le calcul d’un index de prix « sincère » de plus en plus malaisé.
Dans ces conditions, la lutte pour protéger la classe ouvrière contre les effets de l’inflation ne pourrait plus être centrée seulement autour de l’échelle mobile et du contrôle des prix par des comités. Il faudrait joindre à cet arsenal de revendications d’auto-défense de la classe ouvrière une série de mesures d’urgence pour la protection de l’intégrité physique et nerveuse des travailleurs :
- contrôle de la présence et des acheminements de tous les stocks par les travailleurs dans les entreprises de production, de transport et de distribution ;
- dépistage et saisie systématique par des comités de quartier des stocks détournés vers le marché noir ;
- distribution directe, par des comités d’usine, de produits de première nécessité aux masses laborieuses, par le truchement de comités de quartier et de coopératives ouvrières de distribution ;
- établissement d’un plan de production d’urgence pour la satisfaction des besoins élémentaires des travailleurs, plan qui serait imposé aux entreprises de production, de transport et distribution par des organismes de contrôle ouvrier ;
- confiscation sans indemnité ni rachat de toutes les entreprises qui détournent des marchandises des circuits de distribution normaux ;
La liste de ces mesures d’urgence indique clairement que l’inflation galopante instaure une situation dans laquelle la suppression du régime capitaliste cesse d’être un objectif purement propagandiste pour la classe ouvrière, mais se confond de plus en plus avec la lutte quotidienne pour la défense des intérêts immédiats vitaux des travailleurs.
D’une manière plus générale, au fur et à mesure que l’échelle mobile est conquise mais que l’inflation se maintient ou s’aggrave, le centre de gravité de la lutte ouvrière se déplace forcément d’une simple protection du pouvoir d’achat des salaires vers un combat contre les nuisances du régime capitaliste dans son ensemble.
La responsabilité des grandes firmes capitalistes, des banques et de l’Etat bourgeois dans l’organisation systématique de la hausse des prix doit être concrètement dépistée et dénoncée. Le contrôle ouvrier sur le calcul des prix de revient dans les entreprises de production ; le contrôle ouvrier sur les canaux intermédiaires entre centres de production et ventes au consommateur final, doit permettre de révéler les marges bénéficiaires et le parasitisme ainsi que la spéculation qui sont les sources de l’inflation.
La revendication de la nationalisation, sans indemnité ni rachat, des grands trusts et intermédiaires financiers responsables de l’inflation et leur gestion sous contrôle ouvrier, deviennent alors la réponse-clé du mouvement ouvrier contre l’inflation dans son ensemble.