Après l’âge d’or
Michel Husson[1]. Source : « Le marxisme d’Ernest Mandel », sous la direction de Gilbert Achcar, Paris, PUF, 1999, pp. 49-78
  • La réédition du livre d’Ernest Mandel[2] est l’occasion d’une mise en perspective des débats contemporains. Pour autant, le commentaire qui en est proposé ici ne vise pas à une discussion systématique. Il est plutôt le fruit d’un travail intéressé qui a consisté à se plonger dans le magnum opus de Mandel, non pour une défense et illustration posthume, mais comme une invitation aux bilans et aux avancées critiques. C’est là, sans doute, le meilleur moyen de s’inscrire dans la tradition et la méthode d’un marxisme ouvert auquel Mandel était tellement attaché.

    La thèse centrale du Troisième âge est ainsi résumée au tout début de son dernier chapitre : "Le troisième âge du capitalisme est l’époque de l’histoire du mode de production capitaliste au cours de laquelle la contradiction entre la croissance des forces productives et les rapports de production capitalistes vieillissants a pris une forme explosive. Cette contradiction déclenche une crise généralisée de ces rapports de production"[3]. L’ouvrage de Mandel a été écrit entre 1970 et 1972, et cette thèse doit donc être replacée dans la conjoncture de l’époque. L’explosion sociale de 1968 avait déjà eu lieu, mais la première récession généralisée de 1974-75 restait à venir. La proposition de Mandel n’était donc pas un simple constat mais en grande partie une anticipation. Certes, on parlait de crise du capitalisme, mais plutôt sous forme d’une crise générale de civilisation. Les Etats-Unis étaient entrés dans une crise de domination, avec un retournement cyclique très marqué en 1967, la fin de la convertibilité annoncée par Nixon en 1971, et évidemment la guerre d’intervention impérialiste au Vietnam. Mais la fin des années d’expansion, et le passage à une longue période de croissance faible et de montée du chômage de masse ne faisaient pas partie de l’horizon économique. La critique du capital était directement sociale et politique et, pour le reste, il suffisait de proclamer "les patrons peuvent payer". L’actualité du socialisme était de nouveau à l’ordre du jour, mais c’était en un certain sens les succès économiques du capitalisme qui rendaient plausibles le passage à une autre organisation de la société. Que l’anticapitalisme ait ensuite régressé avec les taux de croissance n’est donc pas complètement paradoxal.

    Prophéties

    La dimension prophétique de l’oeuvre de Mandel peut fournir un premier fil directeur à cette relecture. Une plaisanterie courante chez ses adversaires consistait à dire qu’à force de prévoir la crise, on finit évidemment par avoir raison. Cet humour de bon aloi n’est cependant pas parfaitement réversible : tant de bons esprits promettent la fin de la crise depuis un quart de siècle, et le temps passe sans que la réalité vienne confirmer leur bel optimisme. Mais justement, il s’agit de restituer le climat intellectuel et politique d’une époque qu’une génération sépare de la nôtre. Il n’est donc pas inutile de rappeler à quel point l’affirmation de la supériorité d’un capitalisme dorénavant capable de maîtriser ses contradictions faisait alors figure d’évidence. Dans son livre sur la crise[4], Mandel se délecte lui-même en citant quelques autorités de l’époque, comme Samuelson : "grâce à l’emploi approprié et renforcé de politiques monétaires et fiscales, notre système d’économie mixte peut éviter les excès des booms et des dépressions, et peut envisager une croissance progressive saine". En 1969, Harrod écrit dans son manuel Money que "le plein emploi plus ou moins intégral devrait être considéré maintenant comme un aspect institutionnel de l’économie britannique". En 1970, dans L’équilibre et la croissance économique, Stoleru renchérit : "On a dit, souvent, qu’une crise telle que la Grande Dépression ne pourrait plus se reproduire de nos jours, compte tenu des progrès des moyens d’intervention anticyclique de l’Etat. Ces prétentions, pour quelques présomptueuses qu’elles paraissent ne sont pas sans fondement".

    On ne peut ensuite séparer les pronostics de la méthode qu’ils utilisent, ni des hypothèses qu’ils mettent en oeuvre. Ceux que faisaient Mandel, à contre-courant, n’étaient pas avancés au hasard, et ne relevaient pas non plus d’un catastrophisme systématique. C’est pourquoi il est utile de revenir encore un peu en arrière, comme il y invite d’ailleurs lui-même quand il explique dans sa préface à l’édition allemande que le projet de rédiger le Troisième âge découlait de son insatisfaction par rapport au chapitre 14 du Traité d’économie marxiste[5]. Ce chapitre, rédigé en 1961, s’appelle "L’époque de déclin du capitalisme" et mérite quelques commentaires. Il propose une analyse du capitalisme monopoliste d’après guerre, avec une insistance particulière accordée à l’Etat et à l’inflation, et à leur rôle dans le financement de l’accumulation. (Mandel parle même de "surcapitalisation"). L’intervention de l’Etat permet d’atténuer "l’ampleur des fluctuations cycliques", mais ce résultat est contradictoire car il débouche sur l’inflation. Quant au Welfare State, son développement est borné par son effet en retour sur le taux de profit, dans la mesure où une politique de redistribution du revenu en faveur des salariés "tendraient à accroître considérablement le salaire minimum vital, les éléments historiquement considérés comme nécessaires dans ce salaire, et ce, non par suite d’une augmentation de la productivité du travail, mais par une véritable redistribution du revenu social, c’est-à-dire par une baisse considérable du taux de profit".

    Néocapitalisme

    C’est donc dès le début des années soixante que Mandel prend conscience des performances du capitalisme d’après-guerre, et ce constat le conduit à introduire le terme de "néocapitalisme". L’exposé le plus pédagogique de ses conceptions se trouve dans les conférences prononcées en 1963 à l’occasion d’un stage de formation du PSU[6]. Mandel s’y réfère à Kondratieff puis souligne que "la vague à long terme qui a commencé avec la deuxième guerre mondiale et dans laquelle nous sommes encore – disons la vague 1940-1965 ou 1940-1970 – a, au contraire, été caractérisée par l’expansion". Celle-ci permet "une élévation tendancielle du niveau de vie des travailleurs". Ce fonctionnement relativement inédit du capitalisme renvoie à une configuration particulière qui prend avant tout la forme d’une intervention croissante des pouvoirs publics dans la vie économique. Sa nécessité résulte en grande partie de la guerre froide et, de manière plus générale, du défi lancé au capitalisme par "l’ensemble des forces anticapitalistes". Cette expansion continue admet aussi une base matérielle, qu’il faut aller chercher dans les effets d’une "révolution technologique permanente" qui n’obéit plus au rythme cyclique d’évolution décrit par Schumpeter, en raison de la part prépondérante de la recherche militaire. La course aux armements représente de ce point de vue "un véritable stimulant d’une recherche permanente, sans interruption et pratiquement sans considération économique". Cette révolution technologique a pour effet de raccourcir la "période de renouvellement du capital fixe" et de réduire la durée mais aussi l’amplitude des cycles. Parmi les instruments anticycliques, Mandel mentionne également l’importance accrue des prestations sociales dans le revenu national. Ce salaire différé "joue le rôle d’un coussin d’amortissement qui empêche une chute trop brusque et trop forte du revenu national en cas de crise".

    La tendance à l’inflation permanente est la conséquence de ces dispositifs nouveaux, et principalement des dépenses d’armement. Elle résulte aussi du comportement des monopoles qui introduisent une rigidité à la baisse des prix. Economie concertée et politique des revenus contribuent également à réduire les fluctuations cycliques en essayant d’éviter les mouvements revendicatifs durant "la seule phase du cycle pendant laquelle les rapports de force entre les classes jouent en faveur de la classe ouvrière", de telle sorte qu’on obtient au total "un cycle dans lequel la part relative des salariés dans le revenu national aura tendance à baisser en permanence". Le tableau est donc dressé et il sera développé de manière plus systématique en 1964, dans un article des Temps Modernes[7].

    Ces divers éléments permettent à Mandel d’analyser les fondements de la "vague à long terme", et d’annoncer, dans le même mouvement, sa fin prochaine La notion de néocapitalisme est de ce point de vue l’inverse d’une théorisation de la fin des contradictions capitalistes. Le texte qui synthétise sans doute le mieux la logique de ce pronostic se trouve dans les thèses sur "la nouvelle montée de la révolution mondiale" adoptées en avril 1969 par le 9ème congrès de la Quatrième Internationale[8] : "Les marxistes révolutionnaires ont offert (...) une analyse globale des raisons de la longue période d’expansion de l’économie impérialiste qui cadre avec la théorie marxiste générale (...) Cette analyse débouchait sur trois conclusions : d’abord, que les moteurs principaux de cette longue période d’expansion allaient s’épuiser progressivement, provoquant du même fait une aggravation de plus en plus nette de la concurrence inter-impérialiste ; ensuite, que l’application délibérée des techniques keynésiennes anticrise accentuerait l’inflation universelle et l’érosion permanente du pouvoir d’achat des monnaies, ce qui finirait par provoquer une crise très grave du système monétaire international ; enfin, que ces deux facteurs pris conjointement allaient multiplier les récessions partielles et qu’on s’orienterait vers une récession généralisée de l’économie impérialiste, certes différente de la grande crise de 1929-1932 tant par son ampleur que par sa durée, mais qui frapperait néanmoins tous les pays impérialistes et dépasserait largement l’ampleur des récessions des vingt dernières années. Deux de ces conclusions se sont déjà vérifiées ; la troisième s’annonce pour le début des années soixante-dix".

    Ce texte force l’admiration, si on se souvient encore une fois qu’il est antérieur à la récession de 1974-75. On voit qu’il s’inscrit dans une longue série de travaux consacrés au capitalisme concret, et qu’on ne peut donc pas le taxer de catastrophisme permanent. Au contraire, la réflexion sur le néocapitalisme pouvait paraître peu orthodoxe aux partisans d’une version dogmatique du marxisme, qui leur interdisait d’intégrer les transformations du capitalisme et, accessoirement, de simplement citer Mandel.

    Salaire

    L’analyse de l’onde longue d’après-guerre conduit à poser la question de la progression du salaire réel. Comment s’inscrit-elle dans une lecture marxiste ? Chez Mandel, le point de départ est une critique de la "théorie" de la paupérisation absolue développée notamment par les économistes staliniens des années cinquante. La question est ensuite de savoir si le capitalisme peut durablement augmenter le salaire réel des travailleurs ou, plus exactement, dans quelle mesure il peut ristourner aux salariés tout ou partie des gains de productivité. Cette question est évidemment absolument centrale et l’expérience de l’après-guerre montre que la réponse doit être positive, comme l’illustre le tableau 1, construit à partir de données françaises, qui n’ont rien d’exceptionnel. La période qui va de 1946 à 1976 est caractérisée par une progression annuelle moyenne de 4,5 % du salaire réel, qui a donc été multiplié par 3,8 en trente ans, alors qu’il ne l’a été que de 1,7 sur le reste du siècle qui vient de s’écouler.

    Tableau 1 : salaire et productivité
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    Période Croissance du salaire réel Croissance de la productivité
    1896-1938 (42 ans) 1,3 fois (0,6 %) 2,0 fois (1,6 %)
    1946-1976 (30 ans) 3,8 fois (4,5 %) 5,0 fois (5,5 %)
    1976-1996 (20 ans) 1,4 fois (1,5 %) 1,6 fois (2,5 %)
    1896-1996 (100 ans) 6,3 fois (1,9 %) 13,5 fois (2,6 %)
    Accroissement sur chaque période. Entre parenthèses, taux annuel moyen. Source : Pierre Villa[9]

    C’est pourquoi Mandel souligne à juste titre la présence d’une "élévation tendancielle du niveau de vie des travailleurs". Faut-il y voir un démenti flagrant apporté par le capitalisme d’après-guerre à la théorie marxiste ? Si l’on remonte à Marx lui-même, cette question ne manque pas de pertinence. On trouve par exemple dans la version allemande du Capital cette affirmation catégorique : "au fur et à mesure que croît la productivité du travail, le travailleur devient meilleur marché, donc le taux de plus-value augmente, même si le salaire réel augmente également. Ce dernier ne croît jamais dans la même proportion que la productivité du travail"[10]. Cette dernière phrase est d’ailleurs citée par Varga dans un texte consacré à la question de la paupérisation absolue[11]. Or, ce passage est rédigé de manière différente dans l’édition française, où il ne reste plus que cette affirmation banale : "En mettant les subsistances à meilleur marché, le développement des pouvoirs productifs du travail fait que les travailleurs baissent aussi de prix"[12]. Maximilien Rubel signale bien dans une note à l’édition de la Pléiade qu’il s’agit d’une rectification portant sur l’idée que le taux de plus-value augmente, en dépit de la progression du pouvoir d’achat ouvrier.

    Il ne s’agit pas là de pure marxologie, car l’hésitation de Marx pose, au fond, la question de savoir, si le concept régulationniste de "fordisme" est ou non antithétique à celle du marxisme sur ce point. On a beaucoup de raisons de penser que c’est effectivement ce schéma que Marx avait en tête, autrement dit qu’il raisonnait la plupart du temps sur un modèle de capitalisme incompatible avec une progression du salaire réel parallèle à celle de la productivité du travail ; si tel est le cas, il se trompe, sans que cette erreur remette d’ailleurs en cause la cohérence d’ensemble de sa théorie. En fait, la discussion la plus approfondie de Marx se trouve dans le texte présenté comme le chapitre inédit du Capital. On y retrouve une proposition semblable : "L’analyse du procès de production capitaliste a montré qu’abstraction faite de l’allongement de la journée de travail, la force de travail tendait à devenir meilleur marché du fait de la diminution de prix des marchandises entrant dans la consommation de l’ouvrier et déterminant la valeur de sa force de travail autrement dit, la partie payée du travail diminue, tandis que la partie non payée s’accroît"[13]. Ce raisonnement est à moitié macro-économique et plutôt statique. Il montre bien que les gains de productivité font baisser la valeur de la force de travail, mais que se passe-t-il en dynamique ? Dans la mesure où Marx refuse la loi d’airain des salaires, il existe toujours la possibilité que la détermination de la valeur de la force de travail intègre des valeurs d’usage supplémentaires. Par ailleurs, surgit immédiatement la question de la réalisation. Si le taux de plus-value augmente uniformément avec la progression de la productivité, alors la part des salaires doit baisser régulièrement, et, en même temps, les débouchés qu’elle représente. Et c’est bien sur cette question que, dans le même passage, Marx polémique avec Proudhon : "Comment la classe ouvrière, avec sa recette de la semaine, c’est-à-dire son seul salaire, pourrait-elle acheter une masse de marchandises qui, en plus du salaire, contient une plus-value ?"[14]. Il répond classiquement en disant que l’ouvrier n’achète qu’une part du produit social. C’est cependant une autre question qui se posait dans le contexte, celle de savoir qui achète la fraction du produit social correspondant à une plus-value croissante.

    Au fond, on peut lire un grand nombre de contributions marxistes de l’après-guerre comme un moyen de répondre à cette question tout en excluant, au moins théoriquement, la possibilité d’une croissance des salaires réels. Mandel a clairement critiqué la théorie de la paupérisation absolue et adopte dans le Troisième âge une position d’indétermination de principe : "Dés lors que l’armée de réserve industrielle demeure stable ou décroît à long terme, l’élévation de la productivité du travail a un effet double et contradictoire sur le niveau des salaires : d’une part, elle réduit la valeur de la force de travail, puisque les marchandises habituellement considérées comme nécessaires à la reproduction de la force de travail perdent de la valeur ; d’autre part, elle augmente la valeur de la force de travail, puisque de nouvelles marchandises sont incorporées au minimum vital (par exemple les biens de consommation durables, dont le prix est entré peu à peu dans le salaire moyen)"[15]. Ensuite, le chapitre 5 sur le taux de plus-value bifurque insensiblement, en ce sens qu’il laisse de côté la question de l’évolution relative des gains de productivité et du salaire réel. Aucun des chiffres cités n’examine la progression des gains de productivité, et la discussion porte directement sur des indicateurs, d’ailleurs souvent discutables, du taux de plus-value.

    Mandel insiste à juste titre pour dire que ce rapport fondamental dépend étroitement du taux de chômage, pris comme indicateur des rapports de force sociaux, et accessoirement seulement du taux d’accumulation. Par ailleurs, Mandel fait jouer un rôle essentiel à ce que l’on pourrait appeler l’élévation primitive de la plus-value aux lendemains immédiats de la Seconde Guerre Mondiale, en ce qu’elle a permis d’emmagasiner des réserves de rentabilité. Tout cela ne prête pas vraiment à débat. En revanche, la question du salaire réel, en relation avec la productivité a une nouvelle fois disparu. Il y a là un point aveugle de l’analyse de Mandel, qui conduit à négliger la croissance absolument exceptionnelle des gains de productivité, comme base possible d’une progression du salaire réel (voir à nouveau le tableau 1).

    Avec le recul du temps, c’est sans doute là que réside l’apport régulationniste, que la représentation par certains côtés orthodoxe de Mandel l’a empêché de prendre complètement en considération. On peut en effet identifier deux caractéristiques essentielles de son "modèle". La première est une approche des schémas de reproduction déconnectée du mode concret de satisfaction des besoins sociaux. La seconde est, quitte à introduire des notions étrangères à la théorie marxiste, une conception d’un progrès technique fortement biaisé dans le sens de l’alourdissement du capital. Ces deux aspects sont évidemment liés.

    Les schémas de reproduction

    Les schémas de reproduction ont souvent donné, lieu dans la tradition marxiste, à une utilisation hors de propos. C’est ce que dit Mandel dès les premières pages du Troisième âge : "nous estimons que les schémas de reproduction ne sont pas utilisables pour la recherche des lois de développement du capital ou de l’histoire du capitalisme"[16]. C’est un point de vue méthodologique qu’il est important de rappeler, d’autant plus que Mandel l’enfreint à plusieurs reprises. A un premier niveau, il consiste à montrer qu’il existe un nombre trop grand de paramètres, et que les évolutions des grandeurs fondamentales sont donc relativement indéterminées. La tentation est donc grande de vouloir réduire le nombre de "degrés de liberté" en imposant des conditions supplémentaires afin d’engendrer un modèle déterministe de l’évolution du capitalisme, par exemple en imposant une règle de proportionnalité entre les deux sections de l’économie. De telles contraintes n’ont pas de raison d’être, et ce type de théorisation de la dynamique du capital, de ses crises (voire de son effondrement final) repose sur des formulations ad hoc sans grand intérêt. Symétriquement, on ne peut pas non plus se prévaloir de simulations arithmétiques pour démontrer qu’une croissance harmonieuse est compatible avec les lois de l’accumulation capitaliste. Ces versions opposées, catastrophistes ou au contraire harmonicistes, tombent de surcroît dans un travers identique, qui est la difficulté à comprendre l’alternance d’ondes longues expansive et récessive. Dans un cas, ce sont les crises qui apparaissent comme incompréhensibles, dans l’autre, c’est au contraire le non-effondrement du système qui devient inexplicable.

    Le second niveau de critique de l’utilisation habituelle des schémas de reproduction suppose un détour. Il s’agit cette fois de s’extirper d’une vision simpliste opposant un marxisme qui ne s’intéresserait qu’aux valeurs d’échange à une théorie néo-classique faisant jouer un rôle central à l’utilité. Or, les valeurs d’usage importent, même dans le champ du marxisme, et le bouclage concret des schémas de reproduction suppose une certaine correspondance entre ce qui est produit et ce qui est consommé. Marx écrit par exemple que "pour qu’une marchandise puisse être vendue à sa valeur de marché, c’est-à-dire proportionnellement au travail social nécessaire qu’elle contient, la masse totale du travail social utilisée pour la totalité de cette sorte de marchandise doit correspondre à l’importance du besoin social existant pour cette marchandise, c’est-à-dire du besoin social solvable"[17]. Cette nécessaire adéquation entre la production et les biens concrets qui matérialisent les besoins sociaux vaut encore plus si on raisonne en dynamique. Il faut alors que la structure des besoins sociaux (solvables) progressent en correspondance avec l’offre, et pas seulement du seul point de vue de la masse de valeurs, mais aussi de la structure des valeurs d’usage qui "portent" cette valeur d’échange globale. Autrement dit, il faut que la structure de consommation soit compatible avec l’orientation de l’accumulation, et la reproduction d’ensemble induit par conséquent une dialectique entre production et consommation sur laquelle Marx insistait à l’occasion : "La faim est la faim ; mais si elle est apaisée avec de la viande préparée et mangée à l’aide d’une fourchette et d’un couteau, elle est différente de celle qui est calmée en avalant de la chair crue, déchirée avec les mains, les ongles et les dents. Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, c’est aussi le mode de consommation que la production crée objectivement et subjectivement (...) Elle produit donc la consommation : a) en lui fournissant sa matière ; b ) en déterminant le mode de consommation ; c ) en suscitant chez le consommateur le besoin de produits, qu’elle a d’abord créés matériellement"[18]. Il s’agit d’autre chose que d’une condition de proportionnalité très globale entre grandes sections, entre accumulation et consommation. C’est à l’intérieur de chacune d’entre elles que cette adéquation structurelle doit être reproduite. De ce point de vue, on peut discerner chez Mandel une certaine réticence à aborder la question et à prendre en considération ce qu’il y a pu avoir de neuf dans la consommation de masse de biens manufacturés. Cette idée centrale qui a été introduite par les régulationnistes, et qui représente à nos yeux un approfondissement de l’analyse de Marx, conduit à une première sous-estimation des caractéristiques exceptionnelles de cette période.

    La composition organique du capital

    Du côté de la production, il existe un fil directeur qui tient une place importante dans l’analyse de Mandel. C’est l’idée que la révolution technologique permanente conduit forcément à une croissance de la composition organique du capital, et cette approche s’inscrit dans une lecture assez orthodoxe de la baisse tendancielle du taux de profit. Dans le très intéressant texte adjoint à la réédition du Troisième âge[19], Mandel synthétise ses principales thèses et en propose le résumé suivant : "La hausse de la composition organique du capital conduit à la chute tendancielle du taux moyen de profit. Celle-ci peut être partiellement compensée par diverses contre-tendances, la plus importante d’entre elles est la tendance à l’accroissement du taux de plus-value (le taux d’exploitation de la classe ouvrière) indépendamment du niveau des salaires réels (qui peuvent augmenter dans les mêmes circonstances, étant donné un taux suffisant d’accroissement de la productivité du travail). Cependant, à long terme, le taux de plus-value ne peut augmenter proportionnellement au taux d’accroissement de la composition organique du capital, et la plupart des contre-tendances tendent au moins périodiquement (et aussi à très long terme) à être supplantées à leur tour".

    Cette formulation, par ailleurs classique, n’est pas vraiment satisfaisante, pour plusieurs raisons. Encore une fois, la formulation concernant le taux de plus-value n’est pas claire. Ce dernier est déterminé par l’évolution relative du salaire réel et de la productivité du travail : cette dernière a pour effet de baisser la valeur de la force de travail à salaire réel donné, mais elle peut compenser une amélioration du niveau de vie des travailleurs, sans que cela se traduise par une baisse du taux d’exploitation. Il n’y a pas ici de loi générale selon laquelle le taux d’exploitation devrait ou non augmenter : cela dépend du rythme de la productivité du travail et du rapport de forces capital/travail. On voit donc que l’on est obligé de distinguer les deux composantes du taux de plus-value (salaire réel et productivité du travail) à moins de se situer dans un cas très particulier de maintien à moyen terme du salaire réel. Mais, à partir du moment où l’on introduit cette distinction, l’observation vaut aussi pour la composition organique du capital.

    Le rapport en valeur du capital constant au capital variable n’obéit pas non plus à une loi générale d’augmentation qui découlerait de l’accumulation du capital mort par rapport au capital vivant. Il y a trois raisons à cela. La première est que le capital mort transmet petit à petit sa valeur aux marchandises produites. Le capital constant augmente avec l’accumulation, mais baisse avec ce transfert de valeur qu’on peut appeler amortissement, de telle sorte que la composition organique aurait plutôt tendance à se stabiliser. Pour illustrer cette proposition, on peut imaginer une économie où la dépense de travail, donc la valeur totale créée chaque année, est constante, le taux de plus-value constant, et où toute la plus-value est accumulée. Si le taux d’amortissement est constant, alors la composition organique du capital tend vers une constante[20]. Ce résultat est assez simple à saisir : en valeur, l’amortissement augmente proportionnellement au capital, tandis que la valeur nouvelle accumulée est constante. La première grandeur augmente jusqu’à égaler progressivement le surcroît (constant) de capital accumulé et à ce moment le capital constant n’augmente plus en valeur, puisque la quantité de valeur qu’on lui ajoute (l’accumulation) est égale à ce qu’on lui retire (l’amortissement). On peut certes construire des exemples où la composition organique augmente indéfiniment, mais cette tendance est obtenue comme sous-produit d’autres tendances que l’on ne peut considérer comme représentatives du fonctionnement normal du capitalisme, par exemple une augmentation de la partie accumulée du produit social, où un allongement continu de la durée de vie du capital, etc.

    Ce résultat heurte cependant l’intuition selon laquelle l’accumulation augmente le poids du capital relativement au travail. Cet alourdissement des combinaisons productives est un fait avéré, mais il concerne la composition technique, dont la croissance n’entraîne pas forcément celle de la composition en valeur. L’indicateur le plus simple est le capital par tête qui rapporte le stock de capital – le nombre de machines si l’on veut – aux effectifs employés ou au nombre total d’heures de travail. Mais, fera-t-on remarquer, un tel concept de "capital" défini comme un stock de moyens de production est étranger à la théorie marxiste et ne fait sens que dans la théorie néo-classique. Une telle objection n’est cependant pas légitime, parce qu’elle confond des problèmes de mesure avec la critique d’un concept. Le concept de capital de la théorie marginaliste est certes critiquable, parce qu’il est censé préexister aux prix relatifs. Autrement dit, il devrait être théoriquement possible de déterminer la quantité de cette substance particulière, de ce "facteur de production" que serait le capital en général, indépendamment des prix et donc de la répartition. Cette exigence résulte logiquement du fait qu’on va ensuite construire une théorie de la répartition établissant que le profit est déterminé par la productivité marginale du capital, le salaire reflétant de manière symétrique la productivité marginale du travail. On reconnaît la critique dite "cambridgienne" de la théorie du capital qui consiste à dire que cette théorie est circulaire et que la mesure du capital physique ne peut préexister au système de prix[21]. Tout ceci est parfaitement juste, mais n’a rien à voir avec la possibilité de construire un agrégat baptisé capital fixe. Personne ne discute la pertinence d’une notion de productivité du travail, qui suppose la mesure d’un produit "physique" en tant qu’agrégat, que "panier" de valeurs d’usage que l’on ne peut combiner qu’à l’aide d’un système de prix. Le stock de capital additionne quant à lui des générations d’investissement et est redevable de conventions semblables, à laquelle vient s’ajouter une loi raisonnable d’amortissement.

    Donc, le capital par tête augmente, et c’est un fait empirique qui ne fait l’objet d’aucune discussion. Pourquoi alors ne peut-on en déduire la tendance à la hausse de la composition organique ? Cette impossibilité découle pour l’essentiel de l’action de la productivité du travail, ce qu’une formalisation minimale permet de percevoir[22]. Le passage de la composition technique à la composition organique dépend de l’évolution de la productivité et du salaire réel. A taux de plus-value constant, la composition organique ne s’élève que si la composition technique du capital croît plus vite que la productivité du travail. En d’autres termes, l’identité entre les évolutions de la composition technique et de la composition valeur ne peut être établie en toute généralité.

    Le taux de profit

    Ces développements font apparaître un cas hypothétique où tout croît au même taux : le salaire réel, la productivité du travail, et le capital par tête. C’est ce que Joan Robinson appelait Age d’or et définissait ainsi : "Quand le progrès technique est neutre et survient régulièrement sans modifier la périodisation des processus de production, alors que les mécanismes concurrentiels fonctionnent sans entraves et que la croissance de la population (le cas échéant) est régulière et que l’accumulation est assez rapide pour fournir la capacité de production nécessaire à la population active disponible qui cherche à s’employer, le taux de profit a tendance à être constant et le niveau des salaires à s’élever avec la production par tête. Le système est dépourvu de contradictions internes (...) Nous pouvons désigner cet ensemble de conditions comme la caractéristique de l’“âge d’or” (en indiquant ainsi que cela constitue une situation fort improbable dans une économie concrète)"[23]. Dans ce cas, la composition organique, la taux de plus-value et le taux de profit sont constants. Etablir une loi tendancielle de baisse du taux de profit, c’est dire pourquoi cette configuration est impossible (version forte) ou non tenable longtemps (version faible). La version forte doit être rejetée, dans ses deux variantes. La première repose sur une hypothèse de biais du progrès technique, selon laquelle le capital par tête augmenterait toujours plus vite que la productivité du travail. Mais on vient de voir qu’une telle hypothèse n’a aucune justification. La seconde variante stipule que le salaire ne peut jamais croître aussi vite que la productivité et donc qu’il existe une loi universelle de baisse de la part des salaires qui contribue à son tour à l’élévation de la composition organique. Or, l’évolution du salaire réel est un produit de la lutte des classes et, là encore, rien ne permet d’affirmer qu’il augmente forcément moins vite que la productivité.

    On retrouve en fin de compte la sous-estimation des performances du fordisme, par ailleurs éphémères à l’échelle historique. Mandel aborde indirectement ce point, quand il analyse les quatre principaux dispositifs qui permettent en général au capitalisme de maîtriser la question des débouchés. Il y a d’abord l’auto-développement de la section des moyens de production qui admet des limites évidentes puisqu’en fin de compte la demande pour les machines est induite par la demande de biens de consommation. Le second élément est la demande émanant d’autres classes sociales que les salariés. Ces deux facteurs ont joué un rôle relativement secondaire durant l’expansion d’après-guerre. Mandel y ajoute le fait "qu’une part croissante des biens de consommation n’est pas vendue contre des revenus, mais contre du crédit" mais force est de reconnaître que cette formulation n’est pas correcte, car la réalisation de la valeur s’effectue toujours par échange "contre des revenus" et la fonction du crédit est de réaffecter les revenus courants, sans pouvoir constituer un débouché autonome. Enfin, le dernier facteur porte sur la "la consommation de masse", notamment celle des salariés, mais Mandel ajoute aussitôt qu’elle croît "moins rapidement que la valeur totale des marchandises produites"[24]. On retrouve donc bien l’expression "classique" de la baisse tendancielle :"L’élévation du taux social moyen de plus-value a deux résultats contradictoires qui aboutissent en définitive à une diminution du taux moyen de profit, c’est-à-dire du rapport entre le capital social total et la masse de plus-value totale. D’un côté, l’accumulation du capital s’accroît. D’un autre côté, la part du travail vivant dans la dépense de travail social totale diminue. Mais comme le travail vivant est seul créateur de plus-value, il s’agit d’une simple question de temps pour que l’élévation de la composition organique du capital due à l’accélération de l’accumulation du capital ne dépasse l’élévation du taux de plus-value et ne diminue finalement le taux de profit".[25]

    La version faible de la baisse tendancielle du taux de profit renvoie quant à elle à la dynamique d’ensemble du capitalisme et à deux de ses caractéristiques essentielles, la concurrence entre capitalistes et la lutte des classes. La première pousse à la recherche incessante de gains de productivité au moyen d’un accroissement du capital par tête : il s’agit de gagner contre les concurrents, mais aussi contre les salariés, en réduisant leurs effectifs. La lutte des classes, à ses différents niveaux, vise quant à elle à maintenir la progression des salaires en dessous de celle de la productivité. L’absence de maîtrise sociale sur ces processus conduit à l’idée que les conditions exceptionnellement complexes et fragiles qui permettent une progression harmonieuse du système ne peuvent être établies que de manière relativement courtes à l’échelle historique. Au bout d’un certain temps, les contradictions ont raison des meilleures régulations : la résistance à la montée salariale, et le surinvestissement de substitution finissent par porter atteinte à la rentabilité.

    Stagnation, monopoles, inflation

    Malgré ce qui vient d’être dit sur son orthodoxie, l’oeuvre de Mandel ne peut évidemment pas être rangée parmi les versions dogmatiques du marxisme. Deux points essentiels de sa méthode l’en préservent absolument : c’est d’abord la perspective historique, et c’est aussi l’analyse du système capitaliste pris dans sa totalité, qui apparaît alors "comme une structure articulée de différences de productivité, comme le produit d’un développement inégal et combiné d’Etats, de régions, de branches industrielles et de firmes, en dernière analyse déterminé par la recherche de surprofits"[26]. Les trois principales sources de ce surprofit correspondent à des transferts de valeur en provenance des régions agricoles, des colonies et semi-colonies ou encore des branches de production techniquement moins développées. Mandel propose une périodisation marquée par un déplacement progressif de la dynamique du capitalisme. Le centre de gravité du capitalisme de libre concurrence "se situe dans la juxtaposition de développement et sous-développement régionaux au sein de pays s’industrialisant" ; avec l’impérialisme classique, le facteur de dynamisme principal se trouve dans la "juxtaposition du développement international (dans les pays impérialistes) et du sous-développement (dans les pays coloniaux et semi-coloniaux)". Quant au capitalisme du troisième âge, son dynamisme est plus autocentré et prend la forme d’une "juxtaposition du développement et du sous-développement de branches industrielles de croissance et de branches industrielles en stagnation ou en déclin dans les pays impérialistes et, de manière secondaire, dans les semi-colonies" [27].

    Cette approche historicisée s’accompagne d’un projet constant qui vise à montrer comment les contradictions fondamentales du capitalisme, contradictions classiques pourrait-on dire, se reproduisent à travers des formes nouvelles qui ne font que les déplacer. Trois thèmes dominaient à l’époque le débat hétérodoxe : les monopoles, l’inflation et les dépenses d’armement. Sur chacun de ces points, Mandel tient une position théorique intermédiaire entre "modernistes" et "conservateurs", autrement dit entre deux manières de considérer les transformations du capitalisme. Les modernistes insistent sur les aspects fonctionnels de ces transformations qui permettraient au système de dépasser ses contradictions, et d’adopter un registre radicalement nouveau. La notion d’un capitalisme organisé était à l’époque dominante, et la critique marxiste avait pour tâche de remettre en cause cette vision harmonieuse, sans tomber dans un dogmatisme catastrophiste, sans grand rapport avec la réalité. Les "conservateurs" cherchent au contraire à montrer que rien ne change, et que les mêmes contradictions sont à l’oeuvre.

    En ce qui concerne les monopoles, Mandel ne s’est jamais rallié aux thèses stagnationnistes d’inspiration keynésienne (Steindl[28]) ou marxiste (Baran et Sweezy[29]). Pour lui, la concentration du capital n’impliquait pas la disparition de la concurrence. Mandel reprend à son compte une réflexion de Marx : "Si la formation de capital devenait le monopole exclusif d’un petit nombre de gros capitaux arrivés à maturité, pour lesquels la masse du profit l’emporterait sur son taux, le feu vivifiant de la production s’éteindrait définitivement"[30] et présente comme une évidence le fait qu’"un capitalisme sans concurrence serait un capitalisme sans croissance"[31]. Mais, reprenant une idée déjà présente dans le Traité, il cherche plutôt à théoriser son mode de fonctionnement sous le capitalisme des monopoles : "Ainsi se constitue l’équivalent d’une peréquation tendancielle des surprofits, c’est-à-dire une juxtaposition de deux taux de profits moyens, celui du secteur monopolisé et celui du secteur non monopolisé des pays impérialistes"[32]. Ce transfert de valeur permet de rendre compatible le pouvoir attribué aux monopoles de fixer leurs prix, le phénomène de l’inflation permanente et la loi de la valeur. Une grande partie du débat entre économistes marxistes portait en effet sur cette question des prix et du profit. Beaucoup de positions approximatives insistaient sur le fait que l’inflation était un moyen de garantir le taux de profit, quitte à admettre une certaine déconnexion des prix par rapport à la valeur des marchandises. L’un des travaux fondateurs de l’école de la régulation portait justement sur une analyse de l’inflation, rendue possible par le passage à une "régulation monopoliste"[33]. Cette discussion s’articulait par ailleurs avec un débat plus théorique sur la transformation des valeurs en prix, ouvert par la critique néo-ricardienne de la théorie marxiste, à partir, notamment, des travaux de Sraffa. La double peréquation des taux de profit et l’analyse de l’inflation permanente proposée par Mandel ont fourni les éléments d’une réponse globalement correcte à la remise en cause de la loi de la valeur. L’idée centrale est qu’aucun dispositif même aussi permissif que la monnaie de crédit ne peut conduire à une création de valeur qui irait au-delà de la plus-value engendrée par l’exploitation du travail salarié, ni non plus compenser durablement les mécanismes profonds qui viennent peser sur la rentabilité.

    Le traitement de l’économie d’armement s’inscrit dans la même logique. Pour tout un courant marxiste stagnationniste, les dépenses d’armement jouent dans le capitalisme d’après-guerre un rôle absolument central. Baran et Sweezy écrivent par exemple : "Il semble qu’ici, le capitalisme monopoliste ait définitivement trouvé la réponse à la question de savoir dans quel domaine doivent s’effectuer les dépenses gouvernementales pour empêcher le système de sombrer dans les marais de la stagnation. Il s’agit d’acheter des armes, des armes encore et toujours des armes"[34]. Pour Mandel, les dépenses d’armement ne constituent pas une réponse durable à la baisse tendancielle du taux de profit, parce qu’elles représentent une ponction sur la plus-value sociale, et qu’elles contribuent, au même titre que d’autres branches, à un alourdissement de la composition organique.

    Le retournement

    D’où vient le retournement ? On a là un problème théorique de grande ampleur, où il s’agit de rendre compatible une histoire concrète avec des schémas théoriques intégrant à la fois la possibilité de phases d’extension et l’inéluctabilité des crises. Cette articulation est extrêmement complexe, car il ne faut pas que les théories soient "trop bonnes". Il existe ainsi des lectures "catastrophistes" qui expliquent si bien la crise qu’on ne comprend pas comment elle n’est pas permanente ; vice versa, les approches "harmonicistes" conduisent à se demander comment une mécanique si bien huilée a pu jamais se détraquer. On ne peut non plus exiger des formulations théoriques qu’elles fournissent une grille de lecture universelle et atemporelle, applicable à toutes les situations de crise, puisque ce serait nier leur dimension historique. Une autre manière d’exprimer cette difficulté consiste à insister sur la contradiction qui existe entre les causes structurelles de la crise, et ses formes brutales d’apparition. On pourrait aisément montrer que le lieu d’irruption de la crise désigne toujours un "faux coupable", une causalité superficielle. En 1973-1974, on a ainsi immédiatement parlé de choc pétrolier, en mélangeant allègrement un facteur direct de l’entrée en récession et ses causes profondes. Les Bourses sont le lieu de prédilection d’émergence des crises, non pas que la dimension financière soit première, mais parce qu’il s’agit de la scène naturelle où se dénoue la nécessité d’une dévalorisation violente du capital. Ce problème d’interprétation existe aussi au sein du marxisme le plus traditionnel : comment, et à quelles conditions, une tendance comme celle de la baisse du taux de profit, peut-elle en effet engendrer des krachs périodiques ? Une difficulté semblable s’exprime par la variété de significations du terme de crise qui s’applique aussi bien au choc brutal du krach, qu’à l’enlisement dans la crise qui dure. Trois figures théoriques permettent d’avancer sur ces terrains : l’accumulation des contradictions, le retournement des cercles vertueux, la distinction entre variables du temps long et variables du temps court.

    La première figure utile à la lecture de la crise est celle des tensions accumulées. On peut prendre l’image d’un barrage qui cède : la catastrophe intervient dans un temps très court mais elle est le résultat d’un lent travail d’usure. La première brèche peut être minuscule, mais elle déclenche un processus de transformation qualitative, provoque un déséquilibre qui se transforme en rupture. L’endroit où s’est produit la première fissure est indifférent : sa localisation ne donne aucune indication sur une quelconque causalité. Pour filer la métaphore, la position de Mandel consiste à observer le barrage avant qu’il cède et à montrer à la fois pourquoi il a tenu jusque là, et pourquoi il ne peut pas résister aux pressions qui s’accumulent. Si l’on oublie l’un des termes de ce pronostic, on obtient un discours unilatéral facilement critiquable. Et c’est d’ailleurs ce qui explique que Mandel ait été pris entre des critiques contradictoires. Il y a eu des défenseurs du dogme pour lui attribuer la thèse selon laquelle le capitalisme avait résolu ses contradictions. Mais, d’autres, en sens inverse, lui ont reproché de prévoir en permanence l’effondrement du système.

    Un second instrument conceptuel conduit à observer comment les dispositifs vertueux peuvent se transformer progressivement en leur contraire pour devenir en quelque sorte des accélérateurs de contradiction. L’inflation présente ainsi bien des avantages pour le financement du capital, mais elle se borne à étaler les contradictions dans le temps, jusqu’au moment où elle se transforme en son contraire, à savoir un obstacle à la gestion capitaliste de la crise. On a vu que l’inflation joue un rôle central dans les analyses du capitalisme d’après-guerre, et c’est sans doute Mandel qui en a le mieux montré la double nature. Mais c’est aussi autour du mot d’ordre de lutte contre l’inflation que va s’effectuer le tournant néolibéral, l’objectif réel étant évidemment d’imposer l’austérité salariale comme nouvelle norme. Et, pour cela, il fallait bien défaire cet instrument de régulation, qui devenait un obstacle à la mise en place des politiques de sortie de crise. Le même raisonnement s’applique aux dépenses sociales ou, plus récemment, aux dépenses militaires, dont tout le monde s’accordait à décrire l’impact anti-récession, mais dont Mandel a été l’un des rares théoriciens à saisir la dimension contradictoire, à savoir le poids croissant qu’elles représentaient dans la formation du profit.

    Enfin, une dernière distinction devrait être opérée entre les variables de long terme et les variables de court terme. Le passage de l’onde longue expansive à l’onde longue récessive ne peut être compris que par une modification de la configuration capitaliste d’ensemble que Mandel propose d’analyser à partir d’une combinatoire de ce qu’il nomme "variables partiellement indépendantes". Les principales sont : 1) la composition organique du capital en général et dans les deux sections ; 2 ) la répartition du capital constant entre capital fixe et capital variable ; 3 ) l’évolution du taux de plus-value ; 4 ) l’évolution du taux d’accumulation (rapport entre plus-value consommée productivement et improductivement) ; 5 ) la durée du cycle de renouvellement du capital ; 6 ) les relations d’échange entre les deux sections. La thèse que soutient Mandel est que "l’histoire du capitalisme, à la fois histoire du développement de ses contradictions et de sa logique interne, ne peut être appréhendée et comprise qu’en fonction du jeu combiné de ces six variables. Les fluctuations du taux de profit sont le séismographe de cette histoire, parce qu’elles expriment le plus clairement le résultat de ce jeu combiné."[35].

    Pourtant, ces variables ne peuvent à elles seules rendre compte des retournements conjoncturels. La récession généralisée de 1974-75, qui clôt la période d’expansion, ne peut être directement expliquée par des variations tendancielles de productivité ou encore moins par des évolutions lentes de la demande sociale. Ce sont pourtant ces mouvements tectoniques lents, souterrains, qui mènent à la crise (puis à la non-sortie de crise) même si celle-ci prend la forme concrète de l’éruption, du tremblement de terre ou du raz-de-marée. Le récit des crises et l’analyse historique des ondes longues supposent donc une maîtrise de la "discordance des temps", pour reprendre la belle expression (et pas seulement métaphorique) de Bensaïd.[36]

    Pourquoi la crise ?

    Malgré les réserves critiques soulevées dans ce qui précède, l’explication de la crise qui découle de l’analyse de Mandel apparaît bien plus cohérente que celle des régulationnistes, même si elle repose sur des prémisses incomplètes. Que disent en effet les régulationnistes ? Pour eux, la crise est liée à un épuisement des gains de productivité, ce qui est fondamentalement juste. Mais à quoi est dû ce ralentissement ? Là, les régulationnistes oscillent entre plusieurs versions, que l’on peut classer en trois rubriques. La première est technologique : on a tiré tout ce que l’on pouvait du "paradigme taylorien", accéléré les chaînes de montage au maximum, et entré dans une phase de rendement décroissant du taylorisme. La seconde est plus "ouvriériste" et met en avant les résistances à l’intensification du travail. Enfin, la troisième est plus classiquement keynésienne et insiste sur l’épuisement des débouchés de masse par saturation progressive des marchés. Ces explications ont toutes leur domaine de validité mais entrent en opposition avec l’originalité théorique de la régulation. A l’intérieur de cette théorie, il est en effet paradoxalement difficile de comprendre pourquoi le capitalisme bien régulé n’a pas pu opérer les tournants nécessaires vers de nouvelles formes d’organisation du travail, vers un ajustement transitoire des salaires, et vers la satisfaction de nouveaux besoins sociaux. Et d’ailleurs, logiques avec eux-mêmes, les régulationnistes ont depuis le début des années quatre-vingt cherché à dégager les contours d’une régulation "post-fordienne" sans réussir à construire un scénario alternatif par rapport au rouleau compresseur néolibéral.

    Mandel a eu raison contre les régulationnistes, parce que son analyse et ses pronostics prenaient en compte la nature contradictoire du mode de production capitaliste, et le fait qu’il n’est pas orienté vers la satisfaction optimale des besoins sociaux. La régulation fordiste lui a été dans une large mesure imposée, et sa logique immanente est entrée en conflit avec la trajectoire sur laquelle se situait l’onde longue expansive, qui menait effectivement à une socialisation progressive et à une réorientation de la demande sociale vers les services collectifs. Il faut ici hiérarchiser les déterminations, et bien distinguer facteurs déclenchants et modalités profondes de la crise. Mandel a polémiqué à juste titre contre toutes les interprétations monocausales de la crise, qu’il s’agisse des théories symétriques du profit squeeze[37] ou de la difficulté d’absorption du surplus à la Sweezy. L’analyse de la crise doit combiner ces éléments explicatifs – baisse du taux de plus-value, suraccumulation, baisse ultérieure de la productivité – en une lecture qui soit cohérente avec la configuration de l’onde d’expansion qui s’achève.

    Rétrospectivement, la variable de long terme la plus caractéristique est le glissement de la demande sociale vers les services collectifs, que mesure par exemple la croissance de la part socialisée du salaire. Il s’agit là d’une sorte d’anti-fordisme, sous deux aspects : les travailleurs du secteur marchand ne consomment plus ce qu’ils produisent mais, pour une partie croissante, les produits du secteur non marchand ; de plus, les biens et services qui sont les supports concrets de cette consommation n’engendrent pas des gains de productivité aussi importants qu’il le faudrait. Le "fordisme" se détraque dans la mesure où le salaire s’autonomise par rapport à la productivité. Les gains de salaires obtenus dans les luttes sociales de la fin des années soixante font alors reculer le taux de plus-value. Les capitalistes ripostent par des investissements de productivité qui ne donnent pas les résultats escomptés, et le taux de profit chute. En arrière-fond, l’aspect dominant est sans doute l’épuisement des normes de consommation, d’ou l’importance de cette notion. C’est ce qui apparaît en tout cas avec vingt ans de recul, à partir d’un constat fondamental, qui est le rétablissement du taux de profit, obtenu par le blocage des salaires et la dévalorisation du capital. Qu’est-ce qui manque alors pour renouer avec une croissance de type "fordiste" ? Cette question est le point obscur de l’école de la régulation, et c’est chez Mandel que l’on peut trouver la méthode pour bien la poser.

    Technologie

    Une autre manière de formuler cette interrogation est de se demander à quel endroit de l’onde longue on peut se situer aujourd’hui. Voit-on s’esquisser, notamment aux Etats-Unis, une nouvelle phase d’expansion ? Pour aborder cette discussion, il faut se garder d’un certain nombre de simplifications, et l’approche de Mandel est sur ce point une référence indispensable. Il faut d’abord se garder d’une conception mécanique des cycles longs selon laquelle il suffirait d’attendre 25 ans pour que cela redémarre. La seule base objective de cette périodisation serait un cycle spécifique de l’innovation. Or, un tel cycle n’existe pas, et même si cela était le cas, la transformation des innovations en forces productives n’aurait aucune raison d’obéir à une telle régularité temporelle. On a pourtant trop souvent interprété l’approche de Mandel en rabattant sa théorie des ondes longues sur une forme à peine renouvelée de l’approche de Schumpeter. Dans un texte fondateur de l’école de la régulation, Boyer reprend à son compte cette assimilation : "On ne saurait se contenter de l’interprétation assez mécanique proposée par N.D.Kondratief, récemment reprise par E. Mandel, qui représente l’histoire du capitalisme comme la succession de vagues de forte puis de faible accumulation de durée approximative d’un quart de siècle (...) Aucun principe téléologique ne vient garantir ni la succession mécanique de phases ascendantes, puis descendantes, ni le passage automatique d’un régime d’accumulation principalement extensif à un régime à dominante intensive"[38]. Il s’agit là d’une lecture fautive du chapitre correspondant du Troisième âge (et d’ailleurs aussi de Kondratief), sur laquelle l’école de la régulation n’est plus jamais revenue. Dockès et Rosier[39] souligneront au contraire que Mandel a été "l’un des tout premiers auteurs se réclamant de Marx à introduire explicitement la lutte des classes dans son explication des cycles longs" même s’ils lui adressent le reproche presque symétrique d’en faire un élément exogène, ce qui est aussi un contresens, mais d’une autre nature.

    La nouvelle édition des Ondes longues[40] fait justice de cette critique, qui s’applique à la rigueur aux écrits de Mandel du début des années soixante. Mais – et la découverte des Grundrisse est passée par là – l’élaboration ultérieure de Mandel fait jouer un rôle croissant à l’incapacité des rapports sociaux capitalistes à rendre effectives toutes les potentialités du progrès technique. Ainsi, dans le Troisième âge, Mandel cite, pour le dénoncer, ce passage d’Habermas : "Dès lors, on ne voit vraiment pas de quelle manière nous en viendrions jamais à pouvoir renoncer à la technique, en l’occurrence à notre technique, au profit d’une autre qui en serait qualitativement différente, aussi longtemps que la nature humaine ne se modifie pas et que par conséquent nous devrons continuer à entretenir notre existence grâce au travail social et à l’aide de moyens se substituant au travail"[41]. Mandel récuse absolument cette position, où il discerne "la croyance apologétique que seule la technique développée selon la logique capitaliste serait en mesure de surmonter l’insuffisance du travail manuel simple." En effet, pourquoi, "dans un contexte social radicalement changé, les hommes, largement libérés de la contrainte du travail mécanique, mais développant en même temps pleinement leurs capacités créatrices, seraient-ils incapables de développer une technique “qualitativement différente”, adaptée aux besoins de la “riche individualité” ?"[42]. Quelques années plus tard, dans un texte resté inédit en français, Mandel insistera à nouveau sur cette position : "Il faut également souligner que toute conception faisant de la technologie contemporaine – qui détruit la nature et menace directement la vie – le produit “inévitable” de la logique interne de la science, doit être rejetée comme obscurantiste, a-historique et, en dernière analyse, apologétique à l’égard du capitalisme. Il n’y a rien de neuf dans la compréhension du fait que la technologie développée en régime capitaliste n’est pas la seule possible, que c’est une technologie spécifique introduite pour des raisons précises découlant de la nature même de l’économie capitaliste et de la société bourgeoise." [43]

    Cette onde longue...

    Pour répondre à la question de la trajectoire du capitalisme contemporain, mieux vaut également éviter les décalques historiques un peu rapides. La théorie des ondes longues doit être débarrassée de ses oripeaux mécanistes et ne pas conduire à une vision selon laquelle les flux et reflux historico-économiques se dérouleraient selon un grand calendrier des marées écrit par avance quelque part. En particulier, chaque "onde" combine différemment les contradictions internes du capitalisme, obéit à une dynamique particulière, et conduit à esquisser des issues différentes. La dernière fois, ce fut la guerre et le fascisme, mais ce schéma n’est pas le seul possible et c’est d’ailleurs un autre, tout à fait différent, qui a ouvert une phase expansive à la fin du siècle dernier[44]. Il faut enfin se garder d’une conception où le taux de profit représenterait l’alpha et l’oméga, de telle sorte qu’il existerait un seuil de rentabilité qu’il suffirait d’atteindre pour que s’amorce spontanément une nouvelle phase d’expansion.

    Depuis un quart de siècle, le capitalisme s’est installé dans une phase récessive et a mis en place une régulation néolibérale relativement cohérente et assez nouvelle dans son histoire. Ce n’est pas une phase expansive en ce sens que le taux d’accumulation et le taux de croissance restent modestes par rapport aux niveaux atteints dans le passé ; le salaire réel progresse lentement et le sous-emploi se répand à travers le monde. Mais le trait le plus nouveau est le rétablissement du taux de profit à des niveaux comparables à ceux d’avant la crise. Le graphique 1 retrace en détail les différentes phases des relations entre ces deux grandeurs fondamentales que sont le taux de profit et le taux d’accumulation. Les données portent sur des moyennes pondérées établies à partir d’un échantillon des principaux pays industrialisés pour lesquels les statistiques de l’OCDE sont disponibles : Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni, Belgique, Danemark, Espagne, Grèce, Norvège, Suède, Finlande et Suisse. Au cours des années soixante, profit et accumulation progressent ensemble jusqu’à un premier palier, suivi de la première récession généralisée de 1975-1975. Un cycle de reprise semble alors s’esquisser mais ne réussit pas à décoller, et c’est la seconde récession généralisée du début des années quatre-vingt. A partir de cette date charnière, le rétablissement du taux de profit est amorcé avec la généralisation des politiques néolibérales à travers les différents pays. Mais le taux d’accumulation ne suit pas. Le cycle de la fin des années quatre-vingt semble esquisser un rattrapage, mais un retournement très net se produit au début des années quatre-vingt-dix, de telle sorte que le taux d’accumulation retombe à des niveaux faibles, du même ordre de grandeur en moyenne depuis vingt ans.

    C’est cette déconnexion entre profit, d’une part, accumulation et croissance d’autre part, qui permet de parler de la phase 1974-1998 comme du versant récessif d’une onde longue, dont le capitalisme mondial ne semble pas vouloir sortir. Cette incapacité à retrouver des taux d’accumulation semblables à ceux des années soixante est ce qui permet de rejeter l’idée d’une nouvelle phase expansive, et on arrive évidemment à une conclusion semblable en examinant les taux de croissance. Mais il convient en même temps d’insister sur les spécificités de cette configuration néolibérale qui associe un taux de profit dynamique et une accumulation peu vigoureuse. Du point de vue de la capacité du système à rentabiliser le capital, on se situe aujourd’hui dans une période particulièrement florissante. Mais la plus-value ainsi dégagée a de plus en plus de mal à trouver des lieux d’accumulation convenables. Si l’on revient au graphique, la surface délimitée par les deux courbes représente la plus-value non accumulée, en d’autres termes la place croissante occupée par la finance. On peut même y observer comment le krach d’octobre 1987 a eu pour effet de crever la bulle financière, et de rapprocher les deux courbes. Mais celles-ci ont recommencé à diverger, et l’écart s’est depuis durablement creusé entre elles.

    Autrement dit, la phase récessive de l’onde longue se perpétue sous forme de la mise en place d’un régime d’accumulation qui associe un taux de plus-value croissant et un taux d’accumulation constant, et s’accompagne de la financiarisation, chargée de redistribuer la plus-value non accumulée vers les couches sociales qui ont pour fonction de la consommer. Mandel avait bien anticipé ce durcissement néolibéral des rapports sociaux : "Le passage de l’onde longue expansive à une onde longue à tendance au ralentissement de la croissance aiguise la lutte de classes internationale. Ce n’est plus l’atténuation souhaitée des contradictions sociales mais la tentative de faire payer aux salariés les coûts d’amélioration de la compétitivité de l’industrie, qui devient la ligne directrice de la politique économique bourgeoise. Le mythe du plein emploi assuré disparaît (...) La lutte pour augmenter le taux de la plus-value devient le centre de toute la dynamique économique et sociale, comme ce fut le cas entre le début du siècle et les années trente"[45]. Ce tableau est cependant incomplet, en raison même des modalités de restauration du profit, qui ne sont pas indifférentes à la trajectoire suivie, puisqu’il implique un environnement de croissance médiocre des débouchés. Ce résultat a en effet été obtenu par des moyens régressifs, autrement dit par le blocage des salaires plutôt que par le développement de la productivité sociale. Mais, d’un autre côté, il n’y a pas eu non plus de grande défaite infligée à la classe ouvrière, ni de "facteur exogène" qualitativement nouveau. L’ouverture au marché mondial des pays de l’Est s’est faite de manière extrêmement sélective et régressive et n’a pas modifié la donne.

    Mandel a d’ailleurs progressivement intégré à son analyse cet étirement temporel du cycle de la lutte des classes. En 1985, il écrivait par exemple : "C’est précisément parce que la force organique de la classe des travailleurs salariés reste si grande lors de la première phase de la dépression, que l’issue de l’offensive systématique du Capital est loin d’être écrite à l’avance. La probabilité d’une défaite brutale du prolétariat dans l’un des principaux pays capitalistes, comparable à celle de l’Allemagne en 1933, de l’Espagne en 1939 ou de la France en 1940, ne semble pas très élevée (...). La variante la plus probable en régime capitaliste est par conséquent la prolongation de la dépression actuelle, avec un développement seulement partiel de l’automatisation et de la robotisation qui s’accompagnerait d’importantes surcapacités (donc de surproduction de marchandises), d’un chômage de masse et de pressions constantes pour extraire toujours plus de plus-value de travailleurs productifs dont le nombre tendrait à stagner ou à baisser lentement. Cette pression croissante à la surexploitation de la classe ouvrière (par la baisse des salaires réels et des prestations sociales) chercherait à affaiblir, voire à détruire, le mouvement ouvrier indépendant et à vider de leur contenu les libertés démocratiques et les droits de l’homme"[46]. L’explication de fond de l’incapacité du capitalisme à impulser une nouvelle phase expansive renvoie enfin à une autre thèse centrale de Mandel, qui porte sur les limites de l’automation.

    L’automation et le temps de travail

    L’influence de la lecture des Grundrisse[47] se retrouve dans Le troisième âge, où Mandel avance une thèse centrale qui, en un sens, ne trouve qu’aujourd’hui sa pleine actualité : "C’est dans le double caractère de l’automation que se reflète de manière concentrée toute la contradiction historique du capitalisme. Potentiellement l’automation pourrait signifier achèvement du développement des forces productives matérielles, qui pourrait libérer l’humanité de toute contrainte d’un travail mécanique, répétitif, non créateur et aliénant. Dans les faits, elle signifie, à nouveau, mise en péril de l’emploi et du revenu, renforcement du climat de peur d’une remontée du chômage chronique massif et de l’insécurité, allant périodiquement jusqu’à la baisse de la consommation et du revenu, donc à l’appauvrissement intellectuel et moral. L’automation capitaliste en tant que développement puissant à la fois de la force productive du travail et de la force destructive et aliénante de la marchandise et du capital devient l’expression la plus caractéristique des contradictions inhérentes au mode de production capitaliste"[48]. Mandel va même encore plus loin en parlant d’impossibilité : "L’automation générale dans la grande industrie est impossible en régime capitaliste. Attendre une telle automation généralisée aussi longtemps que les rapports de production capitalistes ne sont pas supprimés, est tout aussi faux que d’espérer la suppression de ces rapports de production des progrès mêmes de cette automation"[49].

    Cette position permet de souligner ce qui constitue la raison primordiale de l’enlisement capitaliste, dont on a cherché ailleurs[50] à montrer qu’elle renvoie à une double difficulté. Outre les résistances sociales qui s’appuient sur les acquis légitimes des années d’expansion, le capitalisme se heurte à sa propre incapacité à combler l’écart croissant entre son offre de marchandises et la demande sociale. Il cherche, sans y parvenir à une échelle suffisante, à individualiser, à "remarchandiser" un mode de satisfaction des besoins assez largement socialisé. Les multiples innovations accumulées au cours des deux dernières décennies ne donnent pas lieu à des gains de productivité suffisants, faute de l’effet d’entraînement de l’extension des débouchés, et en raison aussi de la très rapide obsolescence des différents produits. C’est ce qui explique le "paradoxe de Solow" qui constate que les gains de productivité restent médiocres en dépit des innovations technologiques et des transformations dans l’organisation du travail[51]. C’est l’absence de marchandises susceptibles de porter une production et une consommation de masse qui empêche de renouer avec le "cercle vertueux fordiste". Si cette lecture est correcte, le capitalisme se trouve, peut-être pour la première fois de son histoire, confronté à une crise systémique. Celle-ci remet en cause ses propres critères d’efficacité, en ce sens que le capitalisme réussit de moins en moins à "traduire" en marchandises rentables les besoins aujourd’hui dominants, qu’il s’agisse de santé, d’éducation, de logement, de qualité de vie, et surtout, par définition, de temps libre. Si, selon la formule de Robert Boyer, le mauvais capitalisme chasse le bon, c’est parce que la bonne manière de faire du profit (l’augmentation rapide de la productivité sociale) est évincée par la mauvaise, à savoir le blocage du salaire sous toutes ses formes. Faire de la financiarisation la caractéristique majeure d’une telle configuration, c’est prendre un symptôme pour la cause et c’est aussi rester à la surface des choses en n’adressant pas au capitalisme une critique qui va à la racine de ses présupposés[52]. En d’autres termes, un hypothétique contrôle instauré sur le pouvoir des marchés financiers n’apporterait en rien une réponse à sa difficulté fondamentale, qui est de ne pouvoir prendre en compte les besoins sociaux tels qu’ils s’expriment historiquement et concrètement dans les sociétés les plus développées.

    La réponse à cette difficulté est aujourd’hui régressive. Plutôt que de reconstituer les conditions d’une nouvelle expansion, la solution du capitalisme consiste à mettre en place "une société duale, qui divise le prolétariat contemporain en deux groupes antagonistes : ceux qui restent intégrés au processus capitaliste de production de plus-value, ou le deviennent – notamment dans les pays dits du “tiers monde” – avec un salaire qui tend souvent à baisser ; ceux qui sont expulsés de ce processus et survivent par toutes sortes de procédés autres que la vente de leur force de travail : allocations ; développement des activités “indépendantes” ; petite paysannerie et artisanat ; retour au travail domestique pour les femmes ; communautés “ludiques”, etc. En cherchant à instaurer une société duale, l’objectif du Capital est de réduire la masse salariale aux seuls salaires directs, qui commenceraient immédiatement à baisser avec le gonflement de l’armée industrielle de réserve. Le grossissement du nombre de travailleurs “précaires” ou “intermittents” qui ne bénéficient généralement pas de prestations sociales est, comme le chômage en tant que tel, un moyen d’avancer vers cet objectif. Mais cela va plus loin, et on arrive ici à la véritable pierre d’achoppement quant aux potentialités réellement émancipatrices des nouvelles technologies et de la “robotique”. Une telle orientation revient en effet à perpétuer de manière élitiste une partition de la société entre, d’un côté, ceux qui bénéficient d’un temps de loisir et des dispositions nécessaires pour s’approprier pleinement les fruits de la science et de la civilisation – ce qui inclut la satisfaction des besoins matériels essentiels – et, de l’autre, ceux qui sont condamnés (voire se condamnent eux-mêmes en choisissant l’ascétisme) à consacrer de plus en plus de leur temps à travailler comme des “bêtes de somme”, pour reprendre l’éloquente formule de Marx.

    Le vrai dilemme, qui synthétise le choix historique décisif auquel est aujourd’hui confrontée l’humanité, se pose en ces termes : ou bien une réduction radicale du temps de travail pour tous – en commençant par la demi-journée, ou la demi-semaine de travail – ou bien la perpétuation de la division de la société entre ceux qui produisent et ceux qui décident. Cette réduction radicale de la durée du travail pour tous - qui était la grande vision émancipatrice de Marx - est indispensable à la fois pour l’acquisition par tous des connaissances scientifiques, et pour l’autogestion généralisée, autrement dit l’instauration d’un régime de producteurs associés. Sans une telle réduction, ces objectifs sont utopiques"[53].

    Troisième âge ou sénilité ?

    Dans un texte publié en 1968, Mandel avoue ne pas être absolument convaincu par l’appellation de capitalisme "tardif", rendue en français par l’expression de Troisième âge : "Le terme allemand de Spätkapitalismus présente un certain intérêt, mais il indique simplement une séquence temporelle, et il n’est pas facile à traduire. Aussi, jusqu’à ce que l’on en propose un qui soit meilleur, nous nous en tiendrons au terme de néocapitalisme"[54]. Cette hésitation, qui sera finalement tranchée autrement, a quelque chose de curieux dans la mesure où les deux qualificatifs ont une connotation presque inverse. Le terme de néocapitalisme suggère plutôt une seconde jeunesse, alors que le capitalisme tardif implique une idée de vieillissement, rendue en français par celle de troisième âge. Sans vouloir attacher une importance démesurée à ce débat terminologique, il semblerait plus approprié de parler de capitalisme de la maturité. C’est en effet un capitalisme en pleine possession de ses moyens, et cela permet de rappeler le caractère exceptionnel de ses performances entre 1945 et 1975. Mais c’est aussi un capitalisme qui tend à s’épuiser, à s’essouffler, et à laisser apparaître ses limitations. Pour filer la métaphore, on pourrait dire aussi qu’il est aujourd’hui guetté par la sénilité, et qu’il cherche en vain à retrouver la belle sauvagerie de ses vingt ans, à l’aide de potions néolibérales.

    Peu importent après tout les adjectifs. L’essentiel est de comprendre que la conception de Mandel se distingue résolument d’un déterminisme historique qui consisterait à présenter le capitalisme "tardif" comme le stade ultime, que rien ne séparerait plus d’un inéluctable effondrement. Ce que dit Mandel est différent. Pour lui, les exceptionnelles performances du capitalisme d’après guerre n’impliquent pas que ses contradictions auraient été maîtrisées de façon irréversible ; elles préfigurent au contraire une remise en question radicale. Les réussites du "fordisme" ont représenté ce qui peut se faire de mieux en matière de capitalisme mais, la parenthèse une fois refermée, l’incapacité du système à se perpétuer autrement que par une gigantesque régression n’en devient que plus criante. Il est alors temps, comme y invite Mandel, de se réapproprier la critique marxiste la plus radicale du capitalisme, et de poser pratiquement la question de son dépassement.

    Notes

    1. Economiste, auteur de Misère du capital. Une critique du néolibéralisme, Syros, 1996.
    2. Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Editions de la Passion, 1997.
    3. Le troisième âge, p.447.
    4. Ernest Mandel, La crise, Flammarion, coll. "Champs", 1985.
    5. Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Ed. Christian Bourgois, 1986. La première édition était parue en 1962 aux Editions Julliard.
    6. Ernest Mandel, Initiation à la théorie économique marxiste, EDI, 1983.
    7. Ernest Mandel, "L’apogée du néocapitalisme et ses lendemains", Les Temps Modernes n°219-220 (août-septembre 1964), reproduit en annexe de la réédition du Traité.
    8. Revue Quatrième Internationale, 27ème année, n°37, mai 1969.
    9. Pierre Villa, Un siècle de données macroéconomiques, INSEE Résultats n°303-304, avril 1994.
    10. Cité d’après Roman Rosdolsky, La genèse du "Capital" chez Karl Marx, Maspero, 1976, p.371.
    11. in Eugène Varga, Essais sur l’économie politique du capitalisme, Editions du Progrès, Moscou, 1967.
    12. Karl Marx, Le Capital, La Pléiade, Economie I, p.1111 ; Editions Sociales, tome 3, p.45.
    13. Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, Ed.10/18, 1971, p.108-109.
    14. Un chapitre inédit, p.110.
    15. Le troisième âge, p.122.
    16. Le troisième âge, p.28.
    17. Karl Marx, Le Capital, Editions sociales, tome 6, p.207.
    18. Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Editions Anthropos, 1968, tome 1, p.21.
    19. "Variables partiellement indépendantes et logique interne dans l’analyse marxiste classique". Ce texte est paru initialement dans Ulf Himmelstrand, Interfaces in Economic & Social Analysis, Routledge, 1992.
    20. Si on appelle d le taux d’amortissement fixe, et m la fraction accumulée de la valeur nouvelle, alors la composition organique tend vers une limite finie m/d. Avec un taux d’amortissement de 10 %, et un taux d’accumulation de 20 % de la valeur produite, la composition organique tend vers 2.
    21. Pour une présentation récente, voir Gérard Jorland, Les paradoxes du capital, Editions Odile Jacob, 1995, chap.8.
    22. Pour évaluer le nombre d’heures de travail cristallisées dans le capital fixe engagé, on divise le volume de capital K par la productivité moyenne du travail dans la production des biens de capitaux. Comme il s’agit d’un assemblage de biens produits à des époques différentes, il faut donc appliquer, non pas la productivité courante, mais la productivité moyenne de ces différentes générations. Si la durée de vie du capital est de T années, son âge moyen est voisin de T/2, et on peut donc en première approximation lui appliquer la productivité (prod) d’il y a T/2 années. La valeur du capital constant est donc K/prodt-T/2. La valeur du capital variable est égal à wN/prodt où w est la salaire réel, N les effectifs et prodt la productivité courante. La composition organique (CO) se calcule finalement selon la formule CO = [(K/N)/ prodt-T/2] / [w/ prodt]. Si le taux de plus-value [w/ prodt] est constant alors la composition organique (CO) n’augmente que si la composition technique (K/N) croît plus vite que la productivité moyenne du travail sur la période, soit prodt-T/2.
    23. Joan Robinson, L’accumulation du capital, Dunod, 1972, p.90-91.
    24. Le troisième âge, p.455.
    25. Le troisième âge, p.423.
    26. Le troisième âge, p.85.
    27. Le troisième âge, p.86.
    28. Josef Steindl, Maturity and Stagnation in American Capitalism, 1952.
    29. Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Le capitalisme monopoliste, Maspero, 1968.
    30. Karl Marx, Le Capital, Editions Sociales, tome VI, p.271.
    31. Le troisième âge, p.33.
    32. idem, p.79.
    33. Robert Boyer, Alain Lipietz et alii, Approches de l’inflation. L’exemple français, Cepremap, 1977.
    34. Le capitalisme monopoliste, p.174.
    35. Le troisième âge, p.29.
    36. Daniel Bensaïd, La discordance des temps, Editions de la Passion, 1995. Toute cette partie est fortement influencée par les travaux de Francisco Louçã, auquel Mandel fait référence dans la dernière édition des Long waves. Outre sa propre contribution à ce livre, on renvoie à son ouvrage magistral, Turbulence in Economics, Edward Elgar, 1997.
    37. Andrew Glyn and Bob Sutcliffe, British Capitalism, Workers and the Profit Squeeze, Penguin Books, 1972.
    38. Robert Boyer, "La crise actuelle : une mise en perspective historique", Critiques de l’Economie Politique n°7-8, 1979.
    39. Pierre Dockès et Bernard Rosier, Rythmes économiques. Crises et changement social : une perspective historique, La Découverte/Maspero, 1983, p.183.
    40. Ernest Mandel, The long waves of capitalist development, Verso, 1995. Une traduction française de cette nouvelle édition révisée est annoncée aux Editions Page Deux pour 1998.
    41. Jürgen Habermas, La technique et la science comme "idéologie", Gallimard, coll. Tel, 1993, p.14.
    42. Le troisième âge, p.400.
    43. Ernest Mandel, "Marx, the present Crisis and the Future of Labour", Socialist Register 1985/86, The Merlin Press, p.449.
    44. Pierre Dockès et Bernard Rosier, op.cit., chapitre 4.
    45. Le troisième âge, p.373-374.
    46. Marx, the present Crisis and the Future of Labour, op.cit., p.441 et p.444.
    47. Voir en particulier le livre d’Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Maspero, 1967.
    48. Le troisième âge, p.173.
    49. Le troisième âge, p.453.
    50. Michel Husson, Misère du capital. Une critique du néolibéralisme, Syros, 1996.
    51. Voir Michel Husson, "Du ralentissement de la productivité", La Revue de l’Ires n°22, automne 1996, ainsi que Les ajustements de l’emploi, à paraître en 1998 aux Editions Page Deux.
    52. Michel Husson, "Contre le fétichisme de la finance", Critique communiste n°149, 1997.
    53. Marx, the present Crisis and the Future of Labour, op.cit., p.447.
    54. Ernest Mandel, "La situación de los obreros dentro del neocapitalismo" in Ensayos sobre el neocapitalismo, Ed. Era, México, 1971.Texte original publié dans International Socialist Review, New York 1968, vol.29, n°6.