Il y a cent ans, « Die Neue Zeit »
Inprécor n°210, 6 janvier 1986
  • En 1885, la direction de la social-démocratie allemande décida de fonder une revue théorique, intitulée « Die Neue Zeit ». Son rédacteur en chef était Karl Kautsky ; son éditorialiste devint rapidement Franz Mehring. D’abord revue mensuelle, elle fut transformée en hebdomadaire en 1891. Pendant un quart de siècle, elle joua la fonction d’organe théorique et politique du marxisme international. Car, d’abord dans toute l’Europe, puis dans le reste du monde où le mouvement socialiste s’implanta, la Neue Zeit fut considérée comme le porte-parole de Frédéric Engels et de l’aile marxiste de la IIe Internationale dirigée par le SPD allemand, avant tout par Bebel et Kautsky, collaborateurs et amis de Frédéric Engels.

    Dans toute l’histoire du mouvement ouvrier, aucun autre organe de presse n’a pu rendre de tels services au prolétariat mondial et à son avant-garde révolutionnaire que ceux rendus par la Neue Zeit.

    Ces services furent d’abord d’ordre théorique. Il aurait suffi de mentionner le fait que les lettres de Marx et d’Engels rassemblées sous le titre de Critique du Programme de Gotha, furent d’abord publiées dans la Neue Zeit, pour que la place de cette revue dans l’histoire du marxisme soit déjà assurée une fois pour toutes. Mais sa contribution au développement du marxisme est bien plus riche.

    L’apport de la Neue Zeit

    C’est dans les pages de la Neue Zeit que furent publiées les premières contributions d’économistes à la théorie marxiste des crises (y compris, soit dit en passant, à la théorie des « ondes longues »), à la théorie de l’impérialisme, à la théorie de la monnaie (voir le fameux débat triangulaire entre Kautsky, Hilferding et Eugène Varga). C’est dans les pages et les « Cahiers annexes » (Beihefte) de la Neue Zeit que parurent les premières applications remarquables du matérialisme historique à l’ethnologie, à la critique et à l’histoire de la littérature et des arts, à l’histoire militaire, à l’histoire des révolutions bourgeoises, à celle de la naissance du capitalisme moderne. Il y a plus de mille fascicules de Neue Zeit de la belle époque. La richesse de leur contenu reste inégalée et encore en bonne partie inconnue des lecteurs qui ne connaissent pas l’allemand, car ces matériaux n’ont pour la plupart guère été traduits.

    Cette revue eut également un rôle plus directement politique. C’est dans la Neue Zeit que se déroula une partie non négligeable du combat entre la droite réformiste de la IIe Internationale (dirigée par Bernstein) et la gauche unie de l’époque, dirigée par Kautsky, Bebel et Rosa Luxemburg. C’est dans la Neue Zeit que Rosa mena son grand combat contre le millerandisme (la participation ministérielle) en France, et contre la déviation réformiste du POB belge. C’est dans la Neue Zeit qu’eut lieu une controverse extrêmement profonde autour de la révolution russe de 1905, qui amenèrent Kautsky et Rosa Luxemburg à deux doigts de la stratégie de Trotsky de la révolution permanente.

    C’est dans la Neue Zeit que se livrèrent les grands combats théorico-politiques contre le « marxisme légal » russe des Strouvé et Tougan-Baranovsky, combats inspirés par Plekhanov, Lénine et Martov. C’est dans la Neue Zeit que se constitua un premier noyau de gauche du POB belge, autour de Louis de Brouckère et d’Henri de Man. C’est dans la Neue Zeit que le pro-colonialisme honteux de l’extrême droite réformiste autour du Hollandais Van Kol et de l’Allemand Schippel fut battu en brèche. C’est dans la Neue Zeit que le problème posé par les petites nationalités opprimées de l’Empire austro-hongrois et le problème du nationalisme polonais sont soumis à une analyse critique.

    C’est encore dans la Neue Zeit qu’on trouve les premières analyses marxistes de la révolution en Orient, notamment de la révolution iranienne de 1909, de la révolution chinoise de 1911, du crépuscule de l’Empire ottoman. On pourrait allonger la liste. Elle témoigne en tout cas du caractère de la revue en tant qu’instrument d’un marxisme militant, d’un marxisme engagé dans la lutte de classe à l’échelle internationale, d’un marxisme qui ne se replie guère vers la « recherche théorique pure », même s’il ne dédaigne point les sujets les plus compliqués et les tâches théoriques les plus ardues.

    Ce double caractère de la Neue Zeit apparut dès sa transformation en hebdomadaire. Engels, qui fut d’abord sceptique à ce propos - il avait connu trop de déboires avec les organes de presse qui ne survécurent pas à la première bourrasque et il appréciait fortement la continuité - en fut par la suite l’avocat le plus enthousiaste. Il n’hésita pas à écrire qu’il attendait chaque semaine avec impatience l’arrivée de la Neue Zeit pour lire l’éditorial de Franz Mehring.

    Mais cette transformation traduisait elle-même un fait organisationnel : le renforcement de la social-démocratie allemande, de sa puissance militante, financière et politique. Elle correspondait à un besoin politique concret : orienter et éduquer chaque semaine plusieurs milliers de cadres politiques engagés dans le combat quotidien. Elle jouait par ailleurs un autre rôle, que ses fondateurs n’avaient pas entièrement prévu, celui de fournir une base de réflexion théorique commune et d’homogénéiser le courant marxiste au sein de maints pays où existaient déjà des sections de la IIe Internationale. Lénine n’a jamais caché ce qu’il devait à ce propos à Kautsky et à la Neue Zeit, - même si c’est dans cette revue que parut la critique la plus sévère de « Que faire ? » à savoir l’article « Problèmes organisationnels de la Social-démocratie russe » de Rosa Luxemburg.

    Trois périodes

    Parce que la Neue Zeit fut intimement liée à un projet politique et organisationnel, à savoir la construction du SPD et de la IIe Internationale sous la houlette de l’équipe de Bebel, dont Kautsky fut le théoricien principal, son histoire se confond avec celle du « centre marxiste » de ce parti, qui fut marqué par trois périodes.

    La première va de sa fondation jusqu’en 1908, atteignant son point culminant au lendemain de la révolution russe, et de la grève générale pour le suffrage universel que celle-ci suscita en Autriche. C’est l’âge d’or de la Neue Zeit, sa belle époque. Elle échoue sur la position centriste adoptée par Kautsky à l’égard de la question de la prise du pouvoir en Allemagne (controverses avec la direction du parti au sujet de sa brochure « Der Weg zur Macht » (Le chemin du pouvoir), qu’il accepta de censurer lui-même, puis à l’égard de l’agitation en faveur de la grève politique de masse que Rosa Luxemburg déclencha.

    La deuxième va de 1908 à 1914-15, pendant laquelle la Neue Zeit occupe une position centriste entre la droite réformiste dirigée par Ebert, Scheidemann et la gauche révolutionnaire dirigée par Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Clara Zetkin. La gauche garde d’ailleurs un pied dans la maison, car l’éditorialiste Franz Mehring lui est acquis. Les articles de Rosa continuent à être publiés, fût-ce suivi de réponses de Kautsky. Ce dernier chancelle sur chaque terrain politique et théorique comme l’indiquent les débats publiés dans la Neue Zeit

    Il perd pied dans la question de l’impérialisme, allant jusqu’à prédire l’impossibilité de la guerre par suite de « l’ultra-impérialisme », dans un article qui paraîtra au lendemain de l’éclatement de la première guerre mondiale. Il perd pied dans la question de la guerre, où il reste largement passif devant la honteuse capitulation des réformistes, à commencer par la majorité de la direction du SPD, devant la guerre impérialiste en août 1914, capitulation exprimée par le vote des crédits de guerre.

    Il est vrai qu’il manifeste des velléités d’opposition en appuyant dès 1915 la minorité centriste de la direction du parti autour de Hugo Haase, qui finira par rompre avec le SPD en 1916 et par fonder l’USPD. Mais ce sera l’occasion pour la direction du parti de l’éliminer en tant que rédacteur en chef de la Neue Zeit, et de lui substituer le principal théoricien de la droite réformiste, Cunow.

    Ainsi commence la troisième période de la Neue Zeit, qui ne durera que quatre ans. Au lendemain de la révolution de 1918-1919, la Neue Zeit est sabordée par la direction du SPD. Un « parti de gouvernement » (en coalition avec la bourgeoisie), un parti engagé dans la reconstruction du capitalisme, n’a que faire d’un organe théorique à filiation et à prétention marxiste ou marxisante, fût-il devenu totalement révisionniste. Plus tard, le SPD publiera encore pendant une décennie la revue « Die Geselischaft », pâle substitut de la Neue Zeit, même révisionniste, revue rédigée par Rudolf Hilferding et qui sombrera dans la victoire du fascisme (à la veille de laquelle Hilferding, répétant l’exploit de Kautsky de 1914, affirmera qu’Hitler ne pourra pas prendre le pouvoir).

    Le déclin et la chute de la Neue Zeit reflétèrent plus que le déclin du SPD en tant que force objectivement socialiste. Car l’effort de la gauche marxiste allemande de lui substituer la revue Die Internationale, fondée par Rosa Luxemburg en 1915, puis transformée en organe théorique officiel du jeune KPD dès 1919, n’aura une réelle vitalité que durant quelques années. Malgré la présence au sein du KPD de théoriciens brillants dont Levi, Thalheimer et Korsch sont les plus connus à l’étranger, Die Internationale n’arrivera jamais aux chevilles de la Neue Zeit. Ce ne fut pas seulement le résultat de pressions terribles exercées par l’actualité de la révolution en Allemagne, la priorité accordée de ce fait aux problèmes tactiques, la gravité des luttes fractionnelles. Cela refléta un tournant de l’histoire ; le centre de gravité du courant marxiste révolutionnaire s’était déplacé hors de l’Allemagne. Peut-être l’assassinat de Rosa Luxemburg et de ses plus proches collaborateurs, Liebknecht, Jogiches, Leviné ; ainsi que la mort de Mehring et celle, plus tard de Levi, y furent-ils quand même pour quelque chose.

    De nouveaux centres de gravité

    Le centre de gravité de courant marxiste révolutionnaire se trouva manifestement dès février 1917 en Russie. La montée de la révolution, l’essor du Parti bolchevique, la victoire d’octobre, la fondation de la IIIe Internationale dont le siège était à Moscou, sa transformation lors du deuxième congrès en 1920, après lequel elle se rallia des partis de masse dans une dizaine de pays, son extension vers l’Asie, avant tout la Chine et l’Inde, firent des marxistes résidant en Russie les principaux artisans de la réaffirmation et du développement du marxisme pendant plusieurs années. La revue « Internationale communiste », secondée par la « Correspondance » russe, puis par « Inprecor », jouèrent alors un rôle analogue à celui de la Neue Zeit. Rédigée pour l’essentiel par Zinoviev et Radek, appuyée par de nombreuses contributions de Lénine et de Trotsky, ainsi que par des collaborateurs étrangers de valeur comme Souvarine, (dont le « Bulletin communiste » compléta souvent les publications de Moscou), Victor Serge, les principaux communistes allemands et italiens, la presse de l’IC dé-ploya un effort d’analyse et de formation marxistes prodigieux.

    Mais cette profusion dura moins de dix ans. Bientôt, le reflux de la révolution internationale, la bureaucratisation du Parti bolchevique s’étendant rapidement à celle de l’IC, transformèrent ces organes en de simples instruments de la fraction stalinienne, à fins de déformation théorique et de désinformation politique. La destinée tragique de la deuxième révolution chinoise en 1927, puis la défaite encore plus tragique du prolétariat allemand de 1933, scellèrent définitivement le sort de cette Internationale dégénérée. C’est en vain que Léon Trotsky et l’Opposition de Gauche s’efforcèrent de maintenir la tradition marxiste révolutionnaire grâce au « Bjuletin Oppositsii » (le Bulletin de l’Opposition). L’assise organisationnelle trop étroite, puis l’assassinat des cadres de l’Opposition dans la terreur stalinienne allait détruire ce qui subsistait de la continuité léniniste en Union soviétique.

    Un moment, il pouvait sembler que le centre de gravité du courant marxiste allait se déplacer vers les Etats-Unis. La revue « New International », puis « Fourth International », put maintenir la continuité sinon au niveau de la Neue Zeit du moins à celui de « Die Internationale », du « Bulletin communiste » ou du « Bjuletin Oppositsii » pendant près de deux décennies. Encore une fois, cette traversée de l’Atlantique ne fut pas simplement l’expression d’un projet politico-organisationnel inspiré par James P. Cannon, fondateur du mouvement trotskyste aux Etats-Unis. Elle exprima la montée du prolétariat des Etats-Unis, dans les grandes grèves de 1934-1937, puis de 1945-1946. Mais cet essor fut limité dans le temps, brisé par l’absence de débouché politique, ce qui inaugura un long déclin à partir du vote de la loi Taft-HartIey, de la guerre froide et du Maccarthysme. La scission au sein de la IVe Internationale, en 1953, en fut le sous-produit et sapa la créativité, sinon la continuité, de cette branche du courant.

    La seule revue théorique marxiste qui a su survivre pendant plus de vingt ans avec un contenu fort riche est la « New Left Review » de Londres. Du point de vue théorique, elle représente ce qu’il y a eu de plus valable depuis la Neue Zeit, mais du point de vue théorique seulement. C’est que ses déficiences politiques sont évidentes, elles découlent du fait que contrairement à la Neue Zeit et à ses divers successeurs, elle n’est pas liée à un projet politico-organisationnel précis : la construction d’un parti d’avant-garde de la classe ouvrière.

    C’est donc en langue française que la tradition marxiste révolutionnaire a finalement été la plus constante : du « Bulletin communiste » à travers l’organe de l’Opposition « Lutte de classe », jusqu’à la jeune Quatrième Internationale de 1936-1939, débouchant sur « Quatrième Internationale » publiée clandestinement sous l’occupation nazie et sur la « Quatrième Internationale » publiée légalement depuis 1946. Cela fait plus d’un demi-siècle depuis « Lutte de classe » lancée en 1929, un demi-siècle interrompu plusieurs fois par les déboires du mouvement trotskyste en France, les aléas des défaites ouvrières, les faiblesses organisationnelles et financières.

    La modestie de la production théorique est évidente par rapport à la Neue Zeit. L’analyse politique est plus impressionnante, avant tout grâce aux contributions de Trotsky pendant les années 1930. Mais un bilan objectif permet de confirmer que la continuité de l’analyse et du développement marxistes, face à tant d’événements nouveaux et imprévus et face à l’aridité et la pauvreté théorique des partis communistes et des partis socialistes a été en gros maintenue, que ce soit sur l’analyse du fascisme et du stalinisme ou bien sur les révolutions coloniales, la révolution anti-bureaucratique dans les pays de l’Est, l’essor du mouvement ouvrier et révolutionnaire en Amérique latine, ou encore la prévision et l’analyse de la crise de Mai 1968 et celles de la crise capitaliste actuelle.