1934-1936 : Le grand tournant
La Gauche, 22 avril 1986
  • La crise économique de 1929-1933 n’a pas seulement frappé le régime capitaliste. Elle a aussi été un désastre pour la classe ouvrière. Le chômage l’affaiblit d’une manière bien plus forte que la crise actuelle. Il y eut jusqu’à 15 millions de chômeurs aux Etats-Unis. En Allemagne, un ouvrier sur trois était victime du chômage, en Belgique, un ouvrier sur quatre.

    Comme les allocations de chômage étaient faibles ou inexistantes, la misère était largement répandue. Il y eut des marches de la faim en Grande-Bretagne. En Allemagne, en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Pologne, la presse signale des cas de chômeurs vendant leurs lits pour acheter du pain.

    Affaiblis par la misère

    Chômage et misère affaiblissent le mouvement syndical et paralysent temporairement la résistance ouvrière. En Grande-Bretagne, pays classique de la combativité syndicale au cours des années ’20, il n’y eut pratiquement pas de grève entre 1929 et 1935 ; les syndicats perdent la moitié de leurs membres. En Allemagne, en Autriche, en Belgique, la force numérique des syndicats reste intacte, mais la résistance ouvrière est affaiblie entre 1928 et 1932 (en Belgique, le premier signe de reprise de cette résistance se situe en 1932, avec la grève des mineurs).

    Patronat et Etat bourgeois essayent d’exploiter cet affaiblissement conjoncturel de la classe ouvrière pour frapper un grand coup et modifier durablement les rapports de force entre le Capital et le Travail salarié. Ils cherchent à établir un Etat fort, des régimes autoritaires. Ils favorisent la croissance des mouvements fascistes qui essayent de détruire le mouvement ouvrier organisé dans son ensemble et d’atomiser la classe ouvrière.

    La montée du fascisme est, certes, un phénomène autonome. Elle s’explique par la paupérisation et le désespoir des classes moyennes, par l’organisation d’éléments déclassés de toutes les couches de la société. Mais c’est un mouvement autonome de masse de « desperados » petits-bourgeois mis au service du Grand capital, financé et protégé par lui. Au sein de son Etat, il jouit de mille complaisances et complicités.

    La défaite allemande

    L’affaiblissement graduel du mouvement ouvrier en Europe, en Amérique du Nord et au Japon se transforme en défaite historique en Allemagne en février 1933. Le 30 janvier 1933, Hitler devient chancelier du Reich. Quelques semaines plus tard, à l’occasion de l’incendie du Parlement (le Reichstag), le parti communiste d’abord, les partis social-démocrate et chrétien ensuite, puis après le 1er Mai tous les syndicats, sont dissous et mis hors la loi. Une dictature terroriste est établie au profit des grands capitalistes, devenus seuls maîtres des usines et de l’économie. Leurs profits vont tripler en l’espace de 10 ans (de 1928 à 1938).

    Il y avait en Allemagne plus de 6 millions de travailleurs organisés dans le PS, le PC et les syndicats. Les deux partis ouvriers avaient jusqu’aux dernières élections libres près de 14 millions de voix, autant que les nazis. Toute cette force colossale capitula sans combat centralisé devant son ennemi principal : le fascisme.

    Le sursaut

    Capitulation sans combat et division entre PS et PC : tels apparut la caractéristique et la cause principale de la victoire du fascisme en Allemagne. Le choc fut énorme, dans toute la classe ouvrière internationale. Une exigence monta dans les entrailles de la classe : plus jamais ça. Unité contre le fascisme, résistance face aux assassins, mieux vaut mourir debout que de vivre en esclave ; c’est ainsi qu’ont peut résumer la réaction des ouvriers conscients après 1933. Elle se concrétisera rapidement.

    Les travailleurs autrichiens prirent les armes pour défendre leurs organisations et leurs droits menacés par le régime clério-fasciste de Dolfuss, en février 1934 contre la menace d’établissement d’un régime similaire. Ces aspirations confluèrent dans la résistance victorieuse du prolétariat de l’Etat espagnol contre le coup d’Etat militaro-fasciste de juillet 1936.

    C’est en France, pays-clé du continent européen après la défaite du prolétariat allemand que le grand tournant s’est produit dès 1934. Le 6 février 1934, les groupes d’extrême droite cherchent à prendre d’assaut le Parlement. Une répression, d’ailleurs très modérée, est ordonnée par le gouvernement libéral bourgeois. Elle provoque son remplacement immédiat par un gouvernement conservateur de droite, à claire orientation autoritaire. La riposte ouvrière est presqu’instantannée.

    Dirigeants socialistes et dirigeants communistes organisent deux cortèges séparés quelques jours plus tard à Paris. Seule l’Opposition de gauche trotskyste appelle à l’unité d’action ouvrière contre le fascisme. Les deux cortèges fusionnent dans la rue sous la pression de l’immense vague unitaire qui propulse les travailleurs. L’accord sur l’unité syndicale, et les grandes grèves avec occupation d’usine de juin 1936 provoquèrent une explosion de combats ouvriers dans de nombreux pays (notamment la grève générale de juillet 1936 en Belgique).

    Une chance historique

    Le sursaut de 1936 fut plus qu’un revanche des travailleurs pour les coups reçus de la crise et du fascisme. Il fut la principale montée révolutionnaire internationale, après celle de 1917-1919, la possibilité ouverte de renverser le régime capitaliste en Espagne, en France et ailleurs d’ébranler les régimes de Mussolini et de Salazar. La victoire de la révolution dans ces pays aurait permis d’empêcher la IIe guerre mondiale, de paralyser, voire de renverser Hitler. Mais ce sursaut fut dévié vers la politique de Front populaire, c’est à dire vers le maintien de l’ordre bourgeois, ce qui causa le recul et la défaite de la contre-offensive ouvrière.