En défense de la planification socialiste
Quatrième Internationale n°25, septembre 1987
  • Le livre de Alec Nove « The Economics of feasible Socialism » critique la méthode de la théorie économique marxiste. Cette méthode serait sans objet pour la construction du socialisme. Le but de la conception politique marxiste - le socialisme sans production de marchandises - serait un leurre impossible a réaliser. Toute réponse réelle à ces objections doit suivre l’approche qu’adopta Marx dans son étude de la formation du capitalisme.

    Rien ne sert de partir d’un idéal final ou d’un but normatif à atteindre : il faut prendre comme point de départ les éléments de la nouvelle société qui se développent déjà dans l’ancienne, les lois et les contradictions internes du mode de production capitaliste et de la société bourgeoise telle qu’elle existe.

    Quelle a été la tendance historique fondamentale du développement capitaliste à partir de la révolution industrielle ? Une croissance de la socialisation objective du travail. Toutes les lois. intimement liées l’une à l’autre, du mode de production capitaliste - la recherche constante d’une intensité et productivité du travail accrues, la recherche inlassable de nouveaux marchés, la tendance à introduire des innovations technologiques pour économiser la force de travail (augmentation de la composition organique du capital), la concentration et la centralisation du capital, la chute tendancielle du taux de profit ; l’éclatement de crises périodiques de surproduction et de suraccumulation, la tendance implacable à l’internationalisation du capital - tout cela amène à un tel aboutissement.

    1. La socialisation objective du travail

    Qu’est-ce que la socialisation objective du travail ? Il s’agit, en premier lieu, d’une interdépendance croissante entre les processus de travail eux-mêmes et le choix de la production des biens que nous consommons. Cette interdépendance concernait au XIVe siècle quelques centaines de personnes sur la population moyenne d’un pays d’Europe ou d’Asie. Elle englobe aujourd’hui des millions de personnes. La socialisation objective du travail implique quelque chose de plus important encore. Elle suppose un élargissement spectaculaire de l’organisation planifiée du travail. Lorsque l’industrialisation progresse, ce n’est pas le marché mais le plan qui prédomine au sein de l’entreprise. Plus l’entreprise est grande, plus sont grands l’échelle et le volume d’un tel plan.

    Avec l’apparition du capitalisme monopolistique, le plan s’étend de l’entreprise à la firme, c’est-à-dire, dans les cas typiques, à une institution qui comprend plusieurs entreprises. A l’époque du développement des sociétés multinationales, le plan devient international et concerne souvent des firmes multiples au plan juridique.

    La conséquence de ce processus à long terme est à l’heure du capitalisme tardif une réduction drastique du travail attribué sur le marché par rapport au travail attribué directement. La raison principale du déclin de l’allocation du travail sur le marché n’est pas une intervention croissante de l’Etat dans l’économie ni l’émergence du Welfare State ou les conquêtes des luttes de la classe ouvrière. même si tout cela a contribué à ce résultat final. Elle réside dans la logique interne du capitalisme lui-même et dans sa dynamique propre d’accumulation et de concurrence.

    L’allocation directe du travail peut certes aller de pair avec une comptabilité monétaire, comme c’est le cas en Union Soviétique, en Chine ou en Europe orientale. Cela ne l’identifie pas pour autant avec une allocation par le marché.

    Lorsque General Motors produit les pièces détachées de ses camions dans l’usine X, les composants du véhicule dans l’usine Y et réalise le montage dans l’usine Z, le fait qu’un ordinateur calculant les coûts de la façon la plus minutieuse fait accompagner le transport des pièces détachées par des pseudo-factures ne signifie aucunement que l’usine X « vend » ces pièces à l’usine Z. Une vente implique un changement de propriété et par là une fragmentation effective des décisions reflétant une réelle autonomie de la propriété et des intérêts financiers. Ce n’est pas le marché, mais l’objectif planifié de la production de camions qui détermine le nombre de pièces qui doivent être fabriquées. L’usine qui produit les unités ne peut pas « faire faillite » parce qu’elle délivre « trop » de pièces à l’usine de montage.

    Bien entendu, l’économie de marché capitaliste règne encore compte tenu que tous ces processus sont typiquement limités au stade de biens intermédiaires, qu’ils ne parviennent au client final (nous disons ici « client » et non « consommateur » parce que le client peut être une firme qui achète des machines ou l’Etat qui achète des armes). Ce fonctionnement a de plus en plus recours à des mécanismes qui ne sont pas ceux du marché, non seulement dans la sphère de la production, mais aussi dans celle de la circulation. Le fait que cette socialisation du travail sous le capitalisme soit en outre liée au développement de formes politiques d’allocation du travail non déterminées par le marché rend les contradictions du processus dans son ensemble encore plus explosives.

    Le plan

    Nous avons utilisé le terme « plan ». Mais le concept lui-même doit être précisé. Le plan n’implique pas une allocation « parfaite » des ressources ni une allocation « scientifique » ou « plus humaine ». Il implique tout simplement une allocation « directe », ex ante qui s’oppose dans ce sens à l’allocation par le marché qui se réalise ex post. Ce sont deux formes d’allocation des ressources fondamentalement différentes, même si elles se combinent parfois en des formes précaires et hybrides qui ne se reproduisent pas automatiquement.

    Elles ont une logique interne essentiellement différentes et déterminent des lois de développement différentes. Elles engendrent des motivations différentes parmi les producteurs et les organisateurs de la production et elles s’expriment par des valeurs sociales divergentes.

    Les deux formes d’allocation du travail ont existé dans l’histoire à l’échelle la plus large et la plus durable et sont donc l’une et l’autre parfaitement réalisables. Elles ont été appliquées sous les formes les plus variées et avec les résultats les plus divers. On peut avoir un plan « despotique » et un plan « démocratique » (ceux qui nient celui-ci n’ont jamais étudié un village bantou précolonial). On peut avoir un plan « rationnel » et un plan « irrationnel ». On peut avoir un plan basé sur la routine, les mœurs, la tradition, la magie, la religion, la superstition (les plans dictés par des faiseurs de pluie, des fakirs et des analphabètes de toute sorte). On peut avoir - ce qui est pire - un plan dirigé par des généraux : chaque armée est en effet basée sur une allocation à priori des ressources.

    On peut voir encore un plan organisé sous une forme à demi rationnelle par des technocrates ou, au niveau le plus élevé de l’intelligence scientifique, par des ouvriers et des spécialistes désintéressés. Mais, quelles qu’en soient les formes, tous ces plans comportent une allocation des ressources (y compris la force de travail) à priori, par le choix délibéré d’un corps social. Au pôle opposé, il y a l’allocation des ressources par les lois du marché qui contrebalance ou corrige à posteriori les décisions fragmentaires prises auparavant par des organismes privés, agissant indépendamment les uns des autres.

    L’économie de marché se manifeste historiquement sous les formes les plus variées dans le sens d’une distribution des ressources ex post. En principe, on peut avoir des économies de marché avec une libre concurrence « parfaite » même si, dans la pratique, cela se trouve difficilement réalisé. On peut avoir des économies de marché marquées par la prédominance de monopoles puissants, capables de contrôler de larges secteurs d’activité et par conséquent de fixer les prix pendant des longues périodes. Des marchés peuvent coexister avec des formes dures d’autocratie et de despotisme, comme, par exemple, l’absolutisme, du XVIIIe siècle et le tsarisme du XIXe siècle, pour ne pas parler des régimes militaires ou des dictatures fascistes du XXe siècle. Ils peuvent aussi coexister avec des formes avancées de démocratie parlementaire, comme c’est le cas dans la deuxième moitié de ce siècle, même si c’est dans une vingtaine de pays seulement parmi les cent cinquante du monde capitaliste.

    L’économie de marché peut aggraver la misère des larges masses par une baisse de leur niveau de vie ; cela s’est passé dans la plupart des pays occidentaux pendant une grande partie du XVIIe siècle et du XIXe siècle, puis en Europe orientale. Au XXe siècle, c’est maintenant le lot de l’hémisphère sud. Le marché peut également, dans des conditions données, permettre des augmentations sensibles du niveau de vie moyen de la majorité de la population, comme ce fut le cas dans les pays occidentaux pendant les trente années qui ont précédé la Première Guerre mondiale et dans le quart de siècle qui a suivi la seconde.

    Mais, dans tous ces cas, c’est toujours le principe du marché qui domine, c’est à-dire une allocation des ressources à posteriori suivant les fluctuations des ventes et des revenus (sous le capitalisme, du profit).

    Historiquement, l’économie de marché a atteint son niveau le plus étendu pendant la transition de la petite production marchande aux phases initiales d’un capitalisme fondé sur des entreprises relativement petites, dans le monde du
    laissez-faire au milieu du XIXe siècle. Par la suite, les principes purs de l’allocation par le marché se sont heurtés de plus en plus aux exigences de production rationnelle au sein des grandes entreprises et des grandes firmes.

    Les deux systèmes différents d’allocation des ressources sont largement identiques et structurellement liés à deux formes différentes d’adaptation de la production aux besoins. Toute société humaine est orientée en dernière analyse vers la consommation parce que sans la consommation des producteurs (c’est à dire la reproduction de leur force de travail) il n’y aurait pas de production, ni de survivance humaine. Ces besoins peuvent être donnés au départ, établis par exemple par un organisme social dominant quelconque et la production est organisée pour les satisfaire. Ou bien il faut les considérer comme des inconnus ou, en tous cas, incertains et on suppose que c’est le marché qui les révèle exposés par le truchement des dépenses de la « demande solvable ».

    Après la Seconde Guerre mondiale à l’époque de l’économie visant à régler les cycles et du Welfare State, cette demande elle-même était considérée par la science bourgeoise conventionnelle comme dépendante dans une certaine mesure des décisions et de l’intervention des pouvoirs publics. Mais, au cours de la dernière décennie, il y a eu dans le monde capitaliste une dure réaction contre les idées et les techniques keynésiennes avec une réhabilitation sans limite du marché et de la production de marchandises comme valeurs de civilisation. Ce changement a également eu une influence sur la gauche.

    Aujourd’hui, l’ensemble de la pensée socialiste (qui est plus vieille que Marx mais à laquelle celui-ci a donné une expression scientifique systématique) qui représente une critique de la production de marchandises et du marché en tant que telle et une démystification historique d’une série de conceptions qui remontent à Hobbes, Locke et Smith risque d’être rejeté d’une façon indiscriminée. Non seulement les professeurs et les politiciens conservateurs, mais aussi de nombreux sociaux-démocrates de gauche et euro-communistes, redécouvrent et réintroduisent dans leur pensée des axiomes bourgeois qui n’ont aucune base empirique ou scientifique. La conclusion logique d’un tel changement d’opinion est une perte de confiance dans la possibilité d’une planification consciente et une acceptation, sinon le culte, du marché qui frappent au cœur la cause du socialisme.

    L’enjeu réel des débats actuels est de savoir non pas dans quelle mesure l’échange de marchandises est nécessaire immédiatement après une révolution anticapitaliste, mais si le but à long terme du socialisme, c’est-à-dire une société sans classes, dont la construction peut durer un siècle, mérite d’être atteint et pourquoi il le mérite. C’est la question fondamentale pour tous les théoriciens socialistes de Babeuf et Saint-Simon à Engels et Rosa Luxemburg.

    Pour nous aussi. Toute tentative de répondre à Alec Nove et à d’autres avocats du « socialisme de marché » se heurte à une difficulté. Ces gens veulent analyser et corriger les graves distorsions des économies de transition en Union soviétique, en Europe orientale et en Chine. C’est une préoccupation légitime et nécessaire. Nous ne pensons pas que ces sociétés sont, sous quelque forme que ce soit, des sociétés socialistes. Nous ne pensons pas non plus que le socialisme, tel que Marx l’a défini, y soit au coin de la rue. Dans aucun de ces pays une suppression radicale des rapports de marché qui subsistent n’est souhaitable ni réalisable. Le sens du livre de Nove est d’expliquer que le « socialisme marxiste », dans sa définition classique est à l’ordre du jour nulle part et qu’il ne fut dès le début qu’un projet utopique.

    En d’autres termes, l’argumentation de Nove ne se réfère pas seulement à la période de transition avec ses problèmes économiques spécifiques mais à la nature même du socialisme. L’expérience de l’Union soviétique avec tout son fardeau historique d’arriération, de destructions provoquées par la guerre et de désordre bureaucratique, est utilisée pour donner du poids aux arguments classiques contre la planification socialiste en tant que telle.

    Posons la question : est-ce que les problèmes particuliers d’économies comme celle de l’URSS ne dépendent pas partiellement de l’immaturité des conditions d’une socialisation généralisée ? Or, il existe dans les pays avancés des tendances objectives qui révèlent l’existence des ressources matérielles, techniques et humaines nécessaires pour une planification. Nous pouvons aussi constater ce qu’est le prix payé dans ces sociétés par l’absence d’une planification.

    Incontestablement tout programme réaliste visant à lutter contre le chômage massif, la surexploitation des travailleurs et des minorités ethniques ou les conséquences de l’irresponsabilité écologique des grandes sociétés et des gouvernements devra se baser sur des priorités sociales tout à fait nouvelles, fixées par une socialisation authentique et une planification démocratique. Marx, lui-même, ne rejette pas la production de marchandises sous le socialisme pour de simples raisons d’efficacité économique ou par confiance aveugle dans le prolétariat. Il serait absolument erroné de renoncer à l’énorme contribution de la tradition socialiste qui culmine dans ses écrits, seulement parce que cette contribution est revendiquée frauduleusement par les partisans soviétiques de la centralisation bureaucratique. Nous ne rejetons pas les principes des droits de l’homme du fait que ces principes sont invoqués aussi par des capitalistes réactionnaires.

    Trop de décisions ?

    Voyons maintenant qu’elles sont quelques-unes des principales objections que Nove avance contre la conception marxiste classique d’une planification socialiste. Partant de sa connaissance incontestable de l’économie soviétique, il explique qu’à tout moment douze millions de biens différents sont en train d’être produits en Union soviétique et que seul le marché peut accomplir la tâche de les distribuer rationnellement. Le nombre des décisions à prendre est tout simplement trop grand pour qu’une quelconque association démocratique de producteurs puisse le faire.

    Il faut d’abord préciser que les chiffres de Nove incluent un nombre énorme de biens intermédiaires et de pièces détachées ainsi que de types d’équipement spécialisés que le commun des citoyens ne voient ni ne consomment jamais. Ils incluent également une grande quantité de variantes du même bien de consommation. Cela correspondrait dans les sociétés occidentales à dix types différents de détergents ou à trente types de pain. Des gens normaux ne consomment d’habitude qu’un ou deux de ces types de biens. Il faut en tenir compte pour délimiter la difficulté dont parle Nove. En réalité, le marché ne « distribue » pas dans les pays capitalistes avancés des millions de marchandises.

    Au mieux, des consommateur privés n’achètent que quelques milliers de biens différents tout au long de leur vie (pour beaucoup d’entre eux, il s’agit même là d’une estimation exagérée). Ils n’ont guère le temps de consommer des « millions » de biens ni de répondre à des millions de « signaux du marché » en les « choisissant ». L’idée - chère aux économistes libéraux aussi bien qu’à Staline - ! selon laquelle les « besoins de consommation » sont illimités et que leur satisfaction exige un « nombre illimité » de biens est tout simplement ridicule. Il est impossible de consommer un nombre illimité de biens dans un espace de temps limité et, malheureusement, notre séjour sur la Terre est bien limité !

    La situation ne change pas substantiellement en ce qui concerne les biens de production y compris les biens intermédiaires. Comme nous l’avons déjà remarqué, l’essentiel des biens intermédiaires ne sont pas distribués par le truchement du marché. Ils sont produits sur commande. Cela est évident. Cela vaut aussi, même si on le signale moins souvent, pour la plupart des grosses machines. Les turbines hydroélectriques pour des barrages ne sont pas achetées sur le marché : elles sont commandées avec des indications très précises. Même si cela se réalise sur la base d’offres publiques ce n’est pas la même chose qu’une distribution par le marché. Les différentes offres n’aboutissent pas à des différents produits effectivement fabriqués parmi lesquels on peut choisir.

    Elles aboutissent à l’élaboration d’un seul produit qui est automatiquement utilisé. La même procédure peut être adoptée sans introduire aucun mécanisme formel de marché. Au lieu d’examiner des offres concurrentielles, il serait possible de calculer les coûts de revient différents dans des unités de production différentes et d’opter par l’offre la plus bon marché à condition que toutes les exigences techniques et de qualités soient respectées.

    Nous arrivons ainsi à une conclusion plutôt surprenante. Aujourd’hui déjà, dans les pays capitalistes les plus avancés, l’essentiel des biens de consommation et des biens de production ne sont nullement produits en fonction de « signaux du marché » changeant brusquement d’une année à l’autre, voire d’un mois à l’autre. L’essentiel de la production courante correspond à des modèles de consommation et à des techniques de production données qui sont dans une large mesure, sinon entièrement, indépendants du marché. Comment cela s’est-il produit ? C’est justement le résultat de la socialisation objective croissante du travail.

    Pourquoi le problème de la distribution des ressources en ce qui concerne les produits qui sont connus, dans une très large mesure d’avance, ne pourrait-il pas être résolu par les producteurs associés à l’aide des ordinateurs modernes qui peuvent calculer des « millions » d’équations ? Certes, les habitudes des consommateurs ne sont pas immuables. Des changements technologiques à long terme peuvent radicalement transformer l’éventail prédominant de biens de consommation de même que la façon de les produire. Il y a un siècle, les chariots tirés par des chevaux étaient des éléments de production standardisés. Aujourd’hui, ils ont été remplacés par les voitures. Il y a un siècle on n’utilisait presque pas de ciment, d’acier ou de vitre, l’aluminium dans la construction de maisons.

    Maintenant, on n’a presque plus recours au bois et aux briques... Des changements de cette nature ne se produisent toutefois sur une échelle massive qu’à long terme. Qui plus est, la poussée vers de tels changements ne provient jamais du marché ou du consommateur. Elle provient de l’innovateur et de l’unité de production associée. Il n’y a jamais eu des dizaines de milliers de consommateurs. s’écriant : « Cher Henry Ford, donne-nous des automobiles ! Chers amis de la Apple Corporation, donnez-nous des micro-ordinateurs ! » Marx a souligné la pression en direction du changement technologique constant déterminée aussi bien par la concurrence inter capitaliste que par la lutte de classes entre le capital et le travail et du lancement de nouveaux produits pour créer la demande nécessaire et vendre le plus possible de marchandises. Cela, plus d’un demi-siècle avant Schumpeter.

    2. Pénurie et abondance

    Le problème de la complexité extrême de l’allocation tel que le présente Nove, est dans une large mesure illusoire pour une économie industrielle avancée. Personne ne nie qu’une planification socialiste démocratique se heurtera à des difficultés pratiques propres, dont certaines peuvent être facilement prévues et d’autres pour l’instant, beaucoup moins. Mais il n’y a aucune raison de croire qu’elles seront insolubles dans le sens technique indiqué par Nove. En tout cas, sa critique de la conception marxiste du socialisme ne se limite pas aux méthodes de construction d’une société sans classes mais concerne la définition du but lui-même. En effet, la précondition de l’abondance, sur laquelle était fondée l’idée que Marx avait du communisme, est, selon Nove, irrémédiablement utopique : « 

    Définissons l’abondance comme ce qui est nécessaire pour satisfaire les besoins au prix zéro de manière qu’aucune personne raisonnable ne soit mécontente ou désire quelque chose de plus (ou, du moins, quelque chose de plus qui soit reproduisible). L’abondance joue un rôle crucial dans la vision que Marx a du socialisme-communisme. Elle supprime les conflits sur l’allocation des ressources puisqu’elle implique, par définition, qu’il y a assez pour tout le monde et par conséquent il n’y pas de choix qui s’excluent mutuellement... Il n’y a aucune raison que des individus ou des groupes différents luttent entre eux, s’approprient à leur propre usage ce qui est à la disposition de toute le monde. Prenons l’exemple de l’approvisionnement d’eau dans les villes écossaises. Il implique évidemment des coûts : il faut employer de la force de travail pour construire les réservoirs et les canalisations, pour purifier l’eau, pour faire des réparations et assurer l’entretien...

    Il y a pourtant une grande quantité d’eau. Il n’est pas nécessaire d’en régler l’usage par » un rationnement sur la base du prix «  ; on peut en disposer dans des quantités suffisantes pour tous les usages. Elle n’est pas » vendue sur le marché « sous quelques formes que ce soit et son approvisionnement n’est réglé par aucune » loi de la valeur « ou par aucun critère de profit. Il n’y a pas de concurrence pour l’eau, il n’y a pas de conflits à ce sujet... Si les autres biens étaient librement disponibles comme l’eau en Ecosse, des attitudes humaines nouvelles se développeraient ; l’instinct de possession disparaîtrait ; les droits de propriété de même que les crimes concernant la propriété disparaîtraient également ». ( The Economies of feasible Socialism, p. 15-16).

    Nove et ses contradictions

    Nove commence en disant qu’" abondance « signifie absence de conflit pour l’allocation des ressources. Il réduit ensuite l’ » allocation des ressources « aux besoins de consommation. En effet, il n’y aurait pas » abondance « d’eau en Ecosse si cinquante centrales électriques commençaient à y travailler. En d’autres termes, Nove part de la prémisse tacite que ce qui est » abondance « est déterminé par les besoins courants des consommateurs locaux et seulement par eux, toutes les autres choses restant égales. Ou, pour l’exprimer sous une autre forme, il considère comme acquises et permanentes les habitudes des consommateurs (et les modèles de production qui en découlent). Il ne rend guère explicite sa prémisse parce que s’il le faisait, il serait contraint de nier son affirmation initiale selon laquelle l’abondance est impossible et le socialisme de Marx irréalisable.

    Il y a une autre contradiction dans son argumentation. D’un côté, Alec Nove explique que pour assurer l’ » abondance « d’eau aux habitants de l’Ecosse, il faut employer de la force de travail (pour construire des conduites, des réservoirs, assurer l’entretien, etc.). Or, la force de travail est » relativement rare « . La même force de travail qui est employée pour construire des conduites ou des réservoirs, pourrait être utilisée dans des buts alternatifs (construire des terrains de golf, des centrales électriques ou même des missiles).

    Pourtant, pour des raisons mystérieuses, malgré l’inévitabilité, en général, de » conflits « pour » l’allocation des ressources « . l’eau peut être distribuée gratuitement en Ecosse. Le lien que Nove et d’autres économistes, sociologues et philosophes, misanthropes, proclament entre la pénurie globale des ressources et les modèles spécifiques de comportement humain est, le moins qu’on puisse dire, empiriquement non prouvé. L’exemple qu’il avance lui-même démontre qu’il est parfaitement possible que les gens ne soient pas déterminés par l’instinct de possession à l’égard de biens particuliers, dans des circonstances particulières, pourvu qu’un certain nombre des conditions soient remplies.

    Quelles sont ces conditions ? Pourquoi le » rationnement sur la base du prix « n’est-il pas nécessaire dans le cas de la consommation d’eau des citoyens de l’Ecosse ? Il est étonnant que Nove ne le mentionne pas. alors qu’économistes marxistes et économistes libéraux pourraient se trouver facilement d’accord à ce sujet parce qu’elle explique parfaitement pourquoi on ne pourrait pas dire la même chose dans l’hypothèse d’une multiplication potentielle de centrales électriques dans la région. C’est parce que l’élasticité marginale de la demande d’eau est égale à zéro ou même négative pour le consommateur privé moyen. 11 y a probablement du » gaspillage « du fait que l’eau est distribuée gratuitement.

    Mais ce gaspillage est inférieur à ce que coûterait de faire payer ce bien particulier (installation de compteurs, embauche de personnel de contrôle, envoi des factures, etc.). La demande stable et prévisible (tendanciellement même décroissante) est l’élément empirique opérationnel clé. Tout le reste en découle.

    Si on peut concevoir une abondance d’eau dans le cadre d’une pénurie persistante de l’ensemble de ressources, pourquoi ne pourrait-on pas dire la même chose à propos d’autres biens ou services similaires ? Est-ce que l’eau écossaise est vraiment le seul bien pour lequel l’élasticité de la demande est égale à zéro ou négative ? C’est ici que la conception marxiste du socialisme-communisme prend tout son sens. Grâce à l’augmentation de la richesse sociale, la croissance des forces productives et l’apparition d’institutions post-capitalistes, le nombre de biens et de services caractérisés par une telle inélasticité de la demande et don susceptibles d’être distribués gratuitement, peut augmenter progressivement.

    Lorsque entre 60 et 75 de tous les biens de consommation et de services seront distribués sous une telle forme, ce processus cumulatif aura changé profondément la » condition humaine « dans son ensemble. Une autre pétition de principe s’est glissée dans la conclusion de Nove. Il paraît suggérer que les » droits de propriété « découlent inévitablement de la » pénurie « . Mais pour que la pénurie engendre de tels droits, il faut des institutions sociales spécifiques qui rendent possible, facilitent, maintiennent et défendent l’appropriation privée des moyens de production et en privent la masse des producteurs de même qu’elles les privent de leur base naturelle (la terre, l’eau, l’air). Ces institutions sont à leur tour liées à des classes sociales spécifiques qui défendent leurs intérêts spécifiques contre des classes ayant d’autres intérêts.

    La » pénurie « existait aussi dans un village bantou traditionnel mais elle n’a pas déterminé des » droits de propriété « de la guerre pendant des millénaires. Si les habitants de l’Ecosse (ou de la Grande-Bretagne, de l’Europe ou d’une fédération socialiste mondiale) décidaient démocratiquement de ne pas donner des droits de propriété a des investisseurs potentiels dans l’énergie hydroélectrique, aucune loi économique pourrait mystérieusement transformer l’eau de propriété publique en propriété privée comme résultat de la pénurie.

    Ils pourraient être obligés à payer le prix d’une énergie plus chère (c’est-à-dire à dépenser plus de ressources matérielles et humaines pour la production d’énergie) pour concrétiser l’option de disposer d’eau propre et gratuite. Mais ce serait leur choix et leur droit en tant que consommateurs et citoyens.

    Pour la même raison, il est également erroné de déduire de la pénurie un » instinct humain de possession « générique. Un tel instinct n’existe pas sous une forme générale. Il y a plutôt des inclinations spécifiques à cet instinct, liées plus a l’intensité relative de besoins spécifiques qu’à la pénurie de biens en général ou même a la pénurie de biens particuliers. Une Rolls-Royce, c’est très joli. C’est aussi très rare. Beaucoup de conducteurs (et certainement la plupart de fanatiques de la voiture) voudraient avoir une Rolls-Royce. Mais l’écrasante majorité de la population ne se bouscule pas pour l’obtenir. Par conséquent, l’ » instinct de possession « peut dépérir longtemps avant que la » pénurie « en général ait disparu, de même qu’il a dépéri chez le peuple écossais en ce qui concerne l’eau. Il est suffisant que les besoins les plus intensément éprouvés soient satisfaits ou qu ’il r ait sur ce terrain une saturation de la consommation. C’est sur cette supposition que Marx a fondé sa conception du socialisme qui est tout à fait réaliste et concevable.

    3. La hiérarchie des besoins

    En répondant à la critique de Nove à l’égard de l’héritage marxiste, nous avons introduit le concept de » l’intensité relative des besoins ". Cette notion a plusieurs implications importantes pour une discussion sur la planification socialiste. En Occident, l’intensité variable des besoins s’exprime aujourd’hui par des comportements différenciés vers les biens qui ont un prix (et même vers ceux qui ne l’ont pas). Mais cela ne doit pas être mesuré nécessairement en argent. On peut vérifier empiriquement les changements dans les modèles de consommation physique lorsque le revenu diminue brusquement (comme c’est le cas pour beaucoup de monde pendant la dépression actuelle). Des traits caractéristiques assez communs apparaissent clairement. Certaines dépenses sont en effet coupées avant d’autres.

    Dans le cadre de chaque catégorie importante de consommation, des variétés de biens sont réduites alors que d’autres augmentent (on consomme plus de porc et moins de viande maigre). Les dépenses pour la santé s’avèrent plus rigides que celles pour des produits de toilette.

    Il ne s’agit pas de préférences dues au hasard. L’un des progrès les plus importants dans la connaissance déterminée par le capitalisme - il s’agit dans un certain sens d’un compliment au capital - est que. à la suite de l’augmentation du niveau de vie des classes moyennes puis de couches plus larges de la population on dispose maintenant d’une grande quantité de données empiriques sur les habitudes de consommation qui apparaissent comme remarquablement similaires dans beaucoup de pays. On peut ainsi constater un ordre objectif de priorité commun a des centaines de millions de personnes au cours de nombreuses décennies. Toute recherche sérieuse sur les besoins humains devrait partir de telles données.. D’une telle recherche, il apparaît ce que le statisticien prussien Engel avait déjà constaté il y a cent cinquante ans. Au fur et à mesure qu’à la suite de la croissance économique les besoins se diversifient, on peut saisir une hiérarchie bien définie. Il y a des besoins fondamentaux. Il y a des besoins secondaires. Il y a aussi des besoins de luxe ou marginaux.

    En gros, (nous sommes prêts à accepter des corrections, mais sur la base de données empiriques et non de spéculation métaphysiques), nous pouvons inclure dans la première catégorie : nourriture de base et boissons, vêtements, logement avec le confort annexe (eau courante, chauffage, électricité, toilette meubles) dépenses pour l’éducation et la santé ; transports pour aller au travail et un minimum de frais pour les distractions nécessaires à la reconstitution de la force de travail a un niveau donné de rythme et de stress du travail. Ce sont là des besoins qui, selon Marx, doivent être satisfaits pour qu’un salarié moyen puisse continuer à travailler à un niveau d’effort donné.

    Ils peuvent être subdivisés en besoins physiologiques minimaux et besoins historico-moraux additionnels Ils varient dans l’espace et le temps. Leurs fluctuations dépendent de changements majeurs dans la productivité du travail moyenne. Elles dépendent également des grandes variations dans le rapport de forces entre les classes sociales en lutte à chaque moment donné, dans chaque pays donné, ce sont des données objectives qui se reflètent aussi dans la conscience de la grande majorité de la population. Ils ne peuvent pas être altérés d’une façon arbitraire (y compris par le truchement des « forces du marche ») sans perturbations violentes du cadre social et économique.

    Dans la deuxième catégorie de biens et de services, nous pourrions inclure la plupart des aliments et des boissons supplémentaires, des vêtements des objets de maison sophistiqués, les biens et les services les plus élaborés au niveau de la culture et des loisirs et les moyens de transports privés (distincts des moyens de transports publics). Tous les autres biens de consommation et services font partie de la troisième catégorie, celle des dépenses de luxe. Bien entendu, il est difficile de fixer des frontières précises entre ces trois catégories de besoins.

    Le passage graduel de besoins (et de biens et services satisfaisant ces besoins) de la deuxième a la première catégorie dépend de la croissance économique et du progrès social (notamment des résultats de la lutte de classes du prolétariat). Les congés payés pour tout le monde sont une conquête récente de la classe ouvrière qui remonte à la vague d’occupation d’usine de 1936-1937 et à ses répercussions dans le monde industrialise. La distinction entre la troisième et la deuxième catégorie est une question autant de préférences socioculturelles que de phénomènes de masses qu on puisse observer.

    Si tous ces points méritent d’être soulignés, le modèle général qui s’esquisse est très clair. La hiérarchie des besoins humains a évidemment une base physiologique et une base socio-historique. Elle n’est ni arbitraire ni subjective. Elle peut être rencontrée dans tous les continents, dans les conditions les plus diverses, même si sous une forme non synchronisée à cause du développement inégal et combiné de la croissance économique et du progrès social. La hiérarchie des besoins n’est le résultat d’aucun diktat que ce soit des forces du marché, de bureaucraties ou d’experts éclairés.

    Elle s’exprime par le comportement spontané ou semi-spontané du consommateur. Le seul « despotisme » qui existe est celui de la grande majorité. Les minorités « excentriques » - qui le plus souvent ne sont pas si peu nombreuses en chiffres absolus - ne font pas partie du modèle général. Mais la loi des grands nombres tend à contrebalancer les exceptions et maintenir dans l’espace et dans le temps un modèle qui indique une hiérarchie définie des besoins de la majorité écrasante des consommateurs. Cette hiérarchie a un aspect encore plus important.

    L’élasticité de la demande tend à zéro ou devient négative en descendant l’échelle des priorités, à chaque stade successif de la croissance économique. Le même phénomène se produit en ce qui concerne les catégories les plus importantes de produits. La consommation, par tête d’habitant, de nourriture de base (pain, pommes de terre, etc.) dans les pays industrialisés les plus riches diminue aujourd’hui très sensiblement aussi bien en chiffres absolus qu’en pourcentage des dépenses nationales en termes monétaires. La même chose vaut pour les fruits et les légumes du pays, les sous-vêtements de base, les chaussettes aussi bien que pour l’ameublement élémentaire. Les statistiques indiquent aussi que, malgré la différenciation croissante de goûts et de produits, la consommation globale d’aliments, de vêtements et de chaussures tend à être saturée et même à décliner.

    Modèles de consommation

    Ces faits réfutent l’idée bourgeoise et stalinienne selon laquelle les besoins des gens ordinaires augmenteraient sans limite. La saturation des besoins de base est une tendance vérifiable en Occident non seulement du fait qu’ils diminuent une fois qu’on atteint un certain palier, mais aussi parce qu’il y a un changement de motivation. Des modèles rationnels de consommation remplacent le désir prétendument instinctif de consommer de plus en plus. Ici, ce qui est « rationnel » n’a pas besoin d’être dicté (ne doit pas être dicté) par les forces du marché, par des planificateurs bureaucratiques ou par des experts omniscients.

    La consommation alimentaire est un exemple éloquent de ce processus. Depuis un temps immémorial l’humanité a vécu au bord de la famine. Même dans notre siècle tel a été le sort de la grande majorité de la population de la planète. Dans ces conditions, il est naturel que les êtres humains soient obsédés par l’idée de manger. Cinq ans de restrictions sévères dans l’alimentation en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale avaient suffît à provoquer une véritable explosion de gloutonnerie dés qu’une espèce de « consommation alimentaire illimitée » fut à nouveau possible à partir de 1945 (dans certains pays européens beaucoup plus tard). Combien de temps cette réaction a-t-elle duré ?

    Moins de vingt plus tard (une génération !), les priorités ont changé d’une façon spectaculaire. La règle est devenue de manger moins et non de manger plus. La santé est devenue plus importante que la gloutonnerie. Ce changement n’a pas été « imposé » comme un « nouveau modèle de consommation » par des médecins ou par l’industrie de la santé. Il a été stimulé par l’instinct d’auto conservation.

    Bien avant que l’industrie de la santé soit apparue, une telle mentalité existait d’ailleurs déjà parmi les gens riches qui réalisaient « le socialisme pour eux-mêmes ». Le modèle de consommation des gens malades ou valétudinaires est analogue. Il est assez évident que personne ne s’amuse à se faire enlever des organes justement parce que la chirurgie est gratuite. La forte augmentation dans la consommation de médicaments après la guerre de même que la consommation de prothèses dentaires et de lunettes après l’introduction du service de santé gratuit en Grande-Bretagne n’a pas été principalement due à une acceptation passive des pressions de la publicité irresponsable des industries pharmaceutiques. Elle est le résultat de l’accumulation d’un retard dans la satisfaction de besoins élémentaires.

    Dès que ce retard est surmonté et qu’on atteint un certain palier, toute campagne systématique visant à illustrer les effets négatifs d’une consommation excessive de médicament donnera fort probablement les résultats escomptés. Par ailleurs, on peut sans optimisme excessif constater que la campagne sur les effets nuisibles du tabac a engendré un déclin incontestable dans la consommation des cigarettes malgré les efforts publicitaires de l’industrie du tabac.

    Deux conclusions découlent de ces réflexions. Dans la mesure où la « pénurie » est de plus en plus limitée aux biens et aux services les moins essentiels, il est tout à fait possible de réduire le rôle de la monnaie dans l’économie dans son ensemble.

    Les biens et les services, qui n’ont pas un prix, deviennent plus nombreux que les biens et les services achetés. La supposition selon laquelle les consommateurs ne peuvent déterminer leurs besoins qu’indirectement par l’allocation de leurs revenus monétaires à l’achat de différents biens et services est absurde. Pourquoi les individus auraient-ils besoin du détour monétaire pour se rendre compte de leurs nécessités ? Ils ont au contraire besoin d’une certaine quantité de nourriture, de vêtements, de loisirs, avec certaines préférences, et se disent donc : « J’ai tant d’argent pour satisfaire mes besoins, cela veut dire que je ne peux pas les satisfaire tous et que je dois faire des choix. » Ce n’est pas parce qu’ils ont l’argent qu’ils se promènent en disant : « Grâce à l’argent que j’ai dans ma poche et à la vitrine qui est devant moi, je comprends maintenant que j’ai faim ! » Le moyen le plus simple et en même temps le plus démocratique d’adapter les ressources matérielles aux besoins sociaux n’est pas d’interposer la monnaie entre les deux, mais de vérifier les besoins des gens tout simplement en leur demandant quels sont ces besoins.

    Certes, les pays capitalistes avancés d’aujourd’hui sont composés de millions d’êtres humains différents avec leurs propres goûts et inclinations individuels. Dans la transition au socialisme, toute standardisation uniforme de la production à la manière du capitalisme sera tendanciellement réduite. A un certain palier de satisfaction - ou de saturation - des besoins, ils se produit tout naturellement un changement d’une consommation passive à une consommation active de même qu’une individualisation des besoins exige une créativité plus grande. En gros, il y aura vraisemblablement deux catégories de nouveaux besoins. Il y aura ceux qui seront développés par des minorités audacieuses et riches d’imagination, anxieuses d’expérimenter de nouveaux produits et services.

    Mais la production de masse de nouveaux biens ne sera pas automatiquement le produit de nouvelles inventions. C’est la majorité qui devra faire un choix conscient. 20 de la population n’aura pas le droit d’imposer la généralisation de nouveaux biens à tous les citoyens, même s’ils pouvaient travailler plus eux-mêmes pour en assurer la production. D’autre part, il y aura des cas où la majorité optera pour différents nouveaux biens ou services. Un réajustement fondamental du plan général sera nécessaire pour s’adapter aux nouveaux besoins. Dans l’histoire du XXe siècle, de telles grandes révolutions dans la consommation ont été relativement rares. Les trois plus importantes ont été celles de l’automobile, de l’électroménager et des produits en plastique qui ont radicalement changé la vie de centaines de millions de personnes.

    Sous le socialisme, de telles transformations de masse se produiront non d’une façon impitoyable et anarchique mais rationnellement et humainement, pour la première fois sur ordre et sous le contrôle de ceux qui en seront affectés. Tout cela constituera la base objective du dépérissement de la production des marchandises et de l’échange monétaire. En même temps l’intensité des conflits sociaux pourra diminuer, pourvu qu’il existe des institutions grâce auxquelles la satisfaction des besoins essentiels pour tout le monde deviendra une expérience quotidienne automatique, habituelle, allant de soi. Ce sera la base subjective du dépérissement de la monnaie et de l’économie du marché.

    En effet, les conflits sociaux sont extrêmement violents et amers lorsqu’ils concernent la nourriture, la terre, les formes de travail fondamentales, l’éducation et la santé élémentaires, les droits de l’homme et les libertés essentiels. Mais il n’y pas d’exemples de millionnaires qui s’entretuent quotidiennement pour pouvoir entrer dans des plages réservées aux Bahamas ou de guerres qui éclatent pour les tableaux de maître ou l’obtention de sièges à la Chicago Exchange. Des intrigues politiques occasionnelles, la corruption sur grande échelle et même l’assassinat peuvent être employés pour résoudre des conflits concernant l’allocation de « ressources rares ». De tels agissements ne sauraient être comparés aux horreurs de la famine irlandaise, de la Grande Dépression ou du système de castes indien.

    Si de tels conflits, provoqués par la famine, le chômage et la discrimination disparaissent, nous aurons un monde différent, avec d’autres modèles de comportement et d’autres structures mentales. Si l’instinct de possession se limite aux produits de luxe et la concurrence à des disputes pour les cigares cubains, il s’agira de conflits qualitativement différents de ceux qui se produisent aujourd’hui. Nous n’hésitons pas à affirmer qu’un tel monde sera meilleur pour 99% de ses habitants.

    Tyrannie sur les besoins ?

    Il y a, toutefois, des gens qui n’acceptent pas ces conclusions. En effet, dés que nous utilisons le concept d’une « hiérarchie des besoins sociaux » dans laquelle certaines exigences ont la priorité sur d’autres, une très grande suspicion surgit, surtout sur la base de l’expérience des économies bureaucratiquement centralisées de notre époque. Avec quel droit, au nom de quelle autorité et avec quels résultats inhumains, de telles priorités seraient elles imposées à des êtres humains réels ?

    Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une « voie à la servitude » ? Dans un livre recommandé par Nove, la Dictature sur les besoins, Ferene Feher accuse les dirigeants de l’URSS, de la Chine et des pays d’Europe orientale d’exercer une tyrannie totale sur les besoins de leurs peuples. L’argument est très valable, mais en même temps partiel et contradictoire. La contradiction réside dans le concept qui revient constamment dans l’œuvre non seulement de Ferene Feher et Agnès Heller, mais aussi de Ota Sik, Branko Horvath, Wlodimierz Brus et d’autres partisans du « socialisme du marché ».

    Ce n’est pas par hasard que la même notion est également avancée dans les écrits des néo-libéraux les mieux préparés théoriquement et les plus conséquents intellectuellement sans parler de libéraux classiques comme von Mises, von Hayek ou Friedman. Il s’agit du concept de « besoins socialement reconnus ». Pour tous ces théoriciens, indépendamment de leurs divergences majeures, la pénurie de ressources est le fondement sur lequel la théorie économique (toute la théorie économique) doit être construite. La pénurie de ressources implique cependant automatiquement que les besoins individuels ne peuvent pas être tous satisfaits. C’est la prémisse tacite de la formule « besoins socialement reconnus » : les besoins individuels ne sont pas reconnus automatiquement par la société. Seulement une partie en est reconnue. Un individualiste conséquent doit en conclure que la formule " besoins socialement reconnus « implique en tout cas une tyrannie de la société sur les besoins individuels. Cela vaut aussi bien pour une économie de marché que pour une économie planifiée. La tyrannie est inévitable. La seule question consiste à savoir les formes spécifiques qu’elle prendra et quelles en seront les conséquences politiques.

    Pour les libéraux aussi bien que pour les partisans du » socialisme de marché « . il est évident que le despotisme du marché - » le rationnement par le porte- feuille « - est moins pénible pour les individus et moins nuisible à la liberté personnelle que le despotisme d’un plan ou le rationnement tout court. Cela peut apparaître comme plausible si on compare des cas extrêmes dans l’hémisphère septentrional, par exemple le rationnement par les différences de revenu dans la Suède du Welfare State et le rationnement par les décisions du Gosplan en Union soviétique à l’époque de Staline. Ces cas extrêmes constituent historiquement plus l’exception que la règle. Si on considère le rationnement moyen historique sous le capitalisme par les rapports du marché et les différences de revenu, qui a été caractérisé au cours des cent cinquante-deux cents dernières années par une grande misère de masse et une inégalité extrême des revenus, la conclusion n’est pas du tout évidente.

    Moins les besoins élémentaires sont satisfaits par la distribution courante des revenus, plus les gens sont indifférents aux formes spécifiques que prend ce manque de satisfaction. Selon des informations récentes, un prêtre catholique a déclaré à Santiago du Chili qu’après la dernière dévaluation du peso chilien les pauvres de la ville (50 de la population !) ne peuvent même pas acheter du pain avec leur revenu monétaire.

    Milton Friedman et ses Chicago boys auront de la peine à les convaincre qu’ils sont » plus libres « que les citoyens de l’Allemagne orientale qui ne manquent pas de nourriture de base quelle que soit la tyrannie exercée sur leurs autres besoins élémentaires. L’Afrique contemporaine constitue un autre exemple de cette vérité. Lorsque la famine fait des ravages au Sahel, est-ce que quelqu’un pourrait condamner une distribution de nourriture par le rationnement comme une allocation » dictatoriale « alors que la vente de cette nourriture impliquerait plus de liberté ? Si une épidémie éclate au Bangladesh, est-ce qu’une distribution de médicaments en quantités données peut être considérée nuisible par rapport à leur vente sur le marché ? En réalité, il est beaucoup moins coûteux et plus raisonnable de satisfaire les besoins élémentaires non par la voie indirecte d’allocation par l’argent sur le marché que par une distribution ou redistribution directe de toutes les ressources disponibles.

    Par contre, la monnaie et le marché sont des instruments permettant une plus grande liberté du consommateur dans la mesure où les besoins élémentaires sont déjà satisfaits. En effet, la liberté du consommateur implique le choix du consommateur et, face à des besoins effectivement élémentaires, le consommateur n’a justement aucun choix. On ne choisit pas entre le pain et une place sur un avion. l’éducation élémentaire et un deuxième téléviseur, la santé et un tapis persan. La monnaie, en tant qu’instrument de liberté pour le consommateur, n’est efficace que pour des décisions concernant des biens relativement superflus à un degré élevé d’égalité des revenus. Comme moyen de déterminer les lignes fondamentales d’allocation des ressources, elle est plutôt injuste et inefficace.

    Certes, si une société décide démocratiquement de donner la priorité à la satisfaction des besoins élémentaires, elle réduit automatiquement les ressources disponibles pour la satisfaction des besoins secondaires ou de luxe. Dans ce sens, on ne peut pas éviter une certaine » dictature sur les besoins « aussi longtemps que les besoins insatisfaits ne sont pas devenus complètement marginaux. C’est justement à ce propos qu’on peut vérifier les avantages politiques du socialisme. En effet, est-il plus juste de sacrifier les besoins élémentaires de millions de gens ou les besoins secondaires de quelques dizaines de milliers ? Cela ne veut pas dire qu’on envisage une frustration en matière de besoins plus sophistiqués qui se sont développés avec le progrès de la civilisation industrielle elle-même. La perspective socialiste vise à une satisfaction graduelle de besoins de plus en plus nombreux et non à une réduction aux besoins élémentaires.

    Marx n’a jamais plaidé en faveur de l’ascétisme ou de l’austérité. Au contraire, le concept de personnalité pleinement développée, qui est au centre de sa conception du communisme, comporte une grande variété de besoins humains et leur satisfaction. Le dépérissement des rapports de marché et de la monnaie impliquera l’extension graduelle du principe de l’allocation des ressources ex ante à un nombre de plus en plus grand de biens et de services, avec une variété plus ample que celle qui existe aujourd’hui sous le capitalisme.

    4. La tyrannie sur les producteurs

    Les citoyens des pays industrialisés ne sont pas que des consommateurs. Pendant la plus grande partie de leur vie, ils sont avant tout des producteurs. Ils passent, en moyenne, au moins neuf ou dix heures par jour au travail et en se déplaçant pour aller au travail et en revenir. Etant donné que la plupart des gens dorment huit heures, cela leur laisse six heures pour la consommation, le repos, les loisirs, les rapports sexuels et les relations sociales.

    Il faut constater ici une double contrainte dont les partisans de la » liberté du consommateur « ne se préoccupent pas excessivement. En effet, plus on multiplie le nombre des besoins à satisfaire dans le cadre d’une population donnée, plus on exige de travail des producteurs à un niveau donné de la technologie et de l’organisation du travail. Si les décisions concernant les charges de travail ne sont pas prises consciemment et démocratiquement par les producteurs eux-mêmes, elles leur sont imposées d’une façon dictatoriale, soit par la législation du travail inhumaine de Staline, soit par la loi impitoyable du marché du travail avec ses millions de chômeurs.

    De telles récompenses ou de tels châtiments impliquent non seulement des revenus plus élevés et des revenus plus bas. des travaux » meilleurs « ou des travaux » pires « . Ils impliquent également des licenciements périodiques, la misère du chômage (y compris la misère morale d’avoir le sentiment de ne servir à rien). l’accélération des cadences, l’esclavage des contrôles et des lignes de montage, la discipline autoritaire des équipes de production, l’usure nerveuse et physique, les effets nuisibles du bruit, l’exclusion de toute connaissance du processus de production dans son ensemble, la transformation des êtres humains en simples appendices des machines ou des ordinateurs.

    Pourquoi faudrait-il que des millions de gens se soumettent à de telles contraintes pour assurer une augmentation de 10 de la satisfaction de leurs besoins à 50 ou même à 20 de leurs contemporains ? C’est exactement ce que l’économie du marché les oblige à faire s’ils veulent être en condition de pourvoir aux besoins de leurs familles et d’eux-mêmes. Le moins qu’on puisse dire est que la cause n’est pas entendue. Ne serait-il pas préférable de renoncer à la vidéo, à la deuxième voiture (même à la première, s’il y a des transports publics adéquats), et travailler dix heures par semaine de moins avec beaucoup moins de stress, si la satisfaction de tous les besoins élémentaires n’est pas menacée par une telle réduction ? Qui sait ce que les producteurs décideraient s’ils étaient effectivement libres de choisir ? Dans une économie de marché - n’importe quelle économie de marché soit-elle une économie mixte ou une économie » socialiste « de marché -, ces décisions ne peuvent pas être prises librement par les producteurs. Elles sont prises indépendamment d’eux, soit par des employeurs, soit par des » lois objectives « sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle. Pourtant ce despotisme n’est pas une fatalité.

    Le prétendu empereur est en réalité tout nu. Il n’y a aucune raison impérieuse qui empêche les producteurs d’une communauté libre de dire : » Nous sommes un million. Si nous travaillons vingt-cinq heures par semaine en utilisant pendant vingt millions d’heures de travail un équipement donné et en respectant une organisation du travail donnée, nous sommes en état de satisfaire nos besoins élémentaires maintenant et dans un avenir prévisible. Nous pouvons essayer par une rationalisation de la technologie et de l’organisation du travail de réduire notre temps de travail à vingt heures par semaine dans les vingt prochaines années. Nous pensons que c’est la priorité fondamentale.

    Il y a encore des besoins additionnels à satisfaire, mais nous ne sommes pas disposés à travailler plus de cinq heures par jour actuellement et plus de quatre heures par jour dans vingt ans pour satisfaire ces besoins additionnels. Donc, nous décidons que la semaine de travail sera de vingt-cinq heures aujourd’hui et elle deviendra graduellement de vingt heures au cours des prochaines années, même si cela implique que certains besoins ne seront pas satisfaits. « Sur la base de quels principes le droit de décider en la matière serait-il arraché aux producteurs eux-mêmes ?

    5. La coopération informelle objective

    Nove n’aborde jamais la question. Il pourra certainement répondre que son livre contient une réponse tacite. En effet, il explique que. même si le marché a ses inconvénients, la seule alternative au marche en tant que force organisatrice conséquente de l’économie est une puissante bureaucratie centralisée. C’est l’un des leitmotive de son livre. II s’agit là d’un préjugé dogmatique qui reste à démontrer. En réalité, on peut prouver empiriquement que cela devient de plus en plus faux, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, avant même que soit réalisée quelque forme que ce soit de socialisme » marxiste « .

    Ce que Nove néglige, c’est que la contradiction croissante entre la socialisation objective du travail et la fragmentation constante du processus de décision peut être de moins en moins maîtrisée par le marché aussi bien que par la planification bureaucratiquement centralisée. Ce qui empêche l’écroulement de ces deux systèmes peu efficaces et irrationnels est le fait qu’ils sont contournes dans la pratique par des milliers d’actes quotidiens allant dans le sens d’une coopération informelle objective. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour comprendre l’enjeu, il est nécessaire d’introduire une distinction importante. Les rapports monétaires ne s’identifient pas complètement avec les rapports de marché : ils peuvent être des rapports de quasi-marché ou de pseudo-marché.

    Dans ces cas, la même forme monétaire cache des contenus tout à fait différents. Or, une économie de marché est une économie guidée par les fluctuations des prix. Les » acteurs économiques « , consommateurs ou entreprises, réagissent aux signaux du marché. Si une telle réaction ne se produit pas, il est difficile de prouver que le signal est économiquement important (sauf s’il s’agit d’un axiome qui n’a pas besoin de preuve, donc d’un dogme révélé). Qu’est-ce que nous disent à ce propos les études sur le comportement réel des consommateurs, y compris ceux appartenant à la classe ouvrière, dans les pays capitalistes avances ? Elles indiquent que la grande majorité des biens couramment produits sont achetés dans des magasins ou des distributeurs habituels, indépendamment des fluctuations des prix. Cela vaut au moins pour 80 de la consommation d’un consommateur moyen.

    En fait, les consommateurs considèrent que leur temps (et souvent leurs habitudes, le désir de bavarder avec les vendeurs qu’ils connaissent ou avec d’autres clients) est plus précieux que des différences marginales de prix. En ligne générale, c’est seulement lorsque se produisent des catastrophes économiques (augmentation de 300 du prix du pétrole ou chute de 30 du revenu a la suite du chômage) que les modèles de consommation répondent aux signaux orthodoxes du marche - et même dans ce cas cela ne vaut pas pour tous les biens et les services.

    Il est prouvé que des réponses courantes non déterminées par le marché ont pris le dessus sur les réactions de marché dans beaucoup de domaines dans le comportement économique quotidien. Même dans un quartier ouvrier, une offre soudaine de pommes bon marché peut être considérée avec suspicion (s’agit-il d’une qualité moins bonne ou d’un truc publicitaire ?). Une augmentation limitée dans les prix des voyages de vacances peut stimuler plutôt que réduire les dépenses de ce type aussi longtemps que le revenu et l’emploi restent inchangés. De tels rapports économiques n’impliquent pas une réelle économie de marché ni une planification bureaucratiquement centralisée.

    Ils représentent en fait des formes élémentaires de coopération spontanée. Ils peuvent souvent rester relativement stables pendant des années, sinon pendant des décennies. Certes, ils peuvent être changés à volonté par les individus ou par les familles, et ils le sont souvent, mais sans qu’aucune force extérieure ne dicte ces changements ou qu’aucun bouleversement économique majeur n’en découle.

    La même chose est vraie en ce qui concerne des nombreuses transactions entre les firmes. Une recherche effrénée parmi une multitude de fournisseurs pour réduire les dépenses en matériaux de 5 n’a aucun sens pour une grande firme, ne fût-ce que parce que les fournisseurs habituels ont tendance a assurer des temps de livraison réguliers et une qualité raisonnable des produits, garantie par l’expérience, ce qui est plus important que des petites différences de prix. C’est de cette façon qu’on agit aujourd’hui dans les pays capitalistes et les pays » socialistes ". en se basant sur les habitudes, la routine et la coopération naturelle qui découle de la connaissance réciproque et des résultats prévisibles.

    On pourrait avancer une objection : ces millions d’actes de coopération volontaire, tout en n’étant pas guidés par des signaux du marche ou par des directives bureaucratiques, sont toutefois soutenus et rendus possibles par des forces puissantes de centralisation économique, qu’il s’agisse du marche ou d’un plan économique. La coopération routinière ne règle que des opérations décentralisées relativement petites.

    Cette objection contient un grain de vérité. Sa force réside dans le contraste entre, d’un côté, ces millions de clients de petits magasins qui ne se préoccupent pas de petits changements de prix et, de l’autre, des firmes comme Nestlé ou Carnation qui sont obligées par le marché de prêter la plus grande attention aux prix de revient du lait sous peine de risquer la faillite. Est-ce que ce n’est pas le marché qui a effectivement oblige ces géants à fusionner ?

    Pourtant, le réseau de distribution propre de Nestlé est complètement rationalisé et sa production de lait condensé est également automatisée et rationalisée. En fait, le « marché » ne joue sur ce terrain aucune rôle économique un tant soit peu significatif puisque Nestlé, en tant que monopole, peut naturellement imposer des prix de vente basés sur des coûts de revient moyens plus une marge de profit préétablie.

    Les gens ont besoin en tout cas de lait et le consomment dans des quantités plus ou moins prédéterminées. Ainsi, les seuls éléments économiques significatifs à ce propos résident dans la question de savoir quelle proportion du revenu national (ou du produit national brut) sera consacrée à la consommation de lait et quelle partie des ressources productives sera destinée à la production et à la distribution de lait à des conditions optimales diététiques et hygiéniques. Dans le cadre des techniques avancées qui existent déjà, toutes les autres fluctuations sont absolument insignifiantes.

    L’industrie de l’électricité fournit un exemple encore plus frappant. Un réseau national d’énergie - en fait le réseau international de la CEE avec quelques autres pays - n’a pas besoin des forces du marché ou d’une bureaucratie centralisée pour fonctionner normalement. L’élasticité marginale de la demande peut être calculée avec assez de précision sur les base de séries statistiques.

    La charge maximale à des moments déterminés au cours d’une année peut être prévue d’avance. Des réserves suffisantes peuvent être maintenues pour faire face à tout danger d’interruption brusque ou à toute augmentation constante de la demande. Le résultat est que la distribution régulière de l’énergie électrique parmi des centaines de millions de consommateurs n’a pas besoin, essentiellement, de forces du marché ni de grandes bureaucraties. Elle peut être réglée par des ordinateurs se basant sur les données statistiques disponibles.

    C’est en réalité le fait de faire payer ces biens qui devient de plus en plus irrationnel (du moins pour les consommateurs privés et les entreprises moyennes, car les industries peu nombreuses qui sont de grands consommateurs d’énergie pourraient continuer à payer). Si le paiement était supprimé, il serait possible d’éliminer 90 des bureaucraties existantes de ce secteur, à l’Ouest comme à l’Est. Cela ne peut pas être généralisé en ce qui concerne tous les biens et les services.

    Des problèmes de centralisation sont techniquement d’une telle nature que la routine ne pourrait pas remplacer des organismes de décision. La division globale des ressources (à l’échelle nationale et internationale) entre les différentes branches d’activité et les différents secteurs de la société doit être réglée par une action délibérée. Mais justement la tendance vers une coopération de fait de plus en plus large entre les gens ordinaires, qui s’est développée à côté de la socialisation objective du travail, montre qu’il y a un chemin entre le Scylla des forces aveugles du marché et le Charybde des gigantesques bureaucraties centralisées : l’autogestion démocratiquement centralisée, c’est-à-dire articulée, basée sur la coopération consciente et libre.

    6. Les innovations et leurs motivations

    Mais est-ce que cette « troisième solution » ne pourrait amener à une idéalisation de la routine et de l’habitude, c’est-à-dire à une stagnation économique ? Certainement pas dans le domaine de la production, où l’intérêt des producteurs

    de réduire leur temps de travail et d’améliorer leur environnement créerait un stimulant intrinsèque à la diminution des coûts. On pourrait peut-être enregistrer un ralentissement de l’afflux de nouveaux biens de consommation. Un changement dans la tendance actuelle n’aurait pas, toutefois, des répercussions significatives. Même les consommateurs les plus riches ont pu après tout vivre heureux dans un passé récent sans disposer de jeux électroniques ou de téléphones mobiles.

    Seule une conception misanthropique de l’humanité peut mesurer le progrès ou la santé relatifs sur la base du nombre croissant de gadgets d’une utilité décroissante. Une démocratie socialiste marquera une croissance dans la civilisation plutôt que dans la simple consommation, c’est-à-dire un élargissement de la gamme des activités et des relations humaines significatives : élever des enfants et élargir la formation, s’occuper des malades et des handicapés, développer un travail créatif, pratiquer les arts et les sciences, faire des expériences amoureuses, explorer le monde et l’univers.

    Est-ce qu’une société qui donnerait la priorité à la lutte contre le cancer et les maladies cardiaques, à l’étude du développement du caractère et de l’intelligence des enfants, à la compréhension des névroses et des psychoses, serait si bornée et ennuyeuse par rapport au monde joyeusement dynamique dans lequel nous vivons actuellement ? Est-ce que la liberté d’avoir une santé mentale et physique plus durable et plus grande serait moins importante que la liberté d’acheter un deuxième téléviseur en couleurs ?

    L’absence de la concurrence sur le marché n’implique nullement un manque d’innovation des produits. Tout au long de l’histoire, en effet, la plupart des découvertes et des inventions majeures ont été réalisées en dehors du cadre marchand. Lorsqu’on a commencé pour la première fois à se servir du feu, le profit n’existait pas. L’agriculture et l’utilisation des métaux n’ont pas été créés par le marché. L’imprimerie n’a pas été inventée en fonction du gain. La plupart des grands progrès médicaux - de Jenner à Pasteur et de Koch à Fleming - n’ont pas été impulsés par l’espoir d’une compensation financière. Le moteur électrique est né dans des laboratoires universitaires et non dans une entreprise travaillant pour le profit. Même l’ordinateur, sans parler des engins spatiaux, a été projeté dans des buts publics (bien que militaires) et non pour enrichir des actionnaire privés.

    Il n’y a pas la moindre raison de supposer que le dépérissement des rapports de marché et des récompenses monétaires conduira à la disparition des innovations technologiques. En effet, l’impulsion à ces innovations réside dans quelque chose de plus profond que la concurrence mercenaire. Elle réside dans la propension naturelle des producteurs à économiser leur travail et dans la curiosité intellectuelle et scientifique spontanée des êtres humains. Il n’y a aucune raison non plus d’accepter la notion très répandue selon laquelle l’égalité sociale est un obstacle à l’efficacité économique. La preuve du contraire peut être fournie par les kibboutz israéliens où vit actuellement la troisième génération de gens baignant dans un milieu caractérisé par une absence fondamentale de rapports monétaires dans le domaine aussi bien de la production que de la consommation. Il va de soi que le kibboutz n’est pas une communauté socialiste.

    Au contraire, il est un village militaire de colons, un coin enfoncé contre la population palestinienne avec toutes les tensions et corruptions qu’un tel rôle comporte. En outre, il est intégré dans le cadre d’une économie capitaliste qui le subventionne et devient par conséquent lié de plus en plus à l’extérieur aux rapports entre le capital et le travail. Mais justement à cause de ces conditions peu propices, il est d’autant plus significatif que la simple abolition de la monnaie et des rapports de marché au sein du kibboutz ait donné tant de résultats analogues à ceux qu’avaient prévu Marx et Engels.

    Malgré la disparition de récompenses et de sanctions monétaires, les gens du kibboutz produisent normalement et efficacement, en fait d’une façon plus efficace, en moyenne, que l’économie de marche qui l’entoure. Aucune forme nouvelle non monétaire d’inégalité économique, de privilèges, d’exploitation ou d’oppression n’est apparue. La violence et le crime ont presque disparu. Il n’y a pas de prison ou de camps de travail « correctionnel ». Le niveau moyen de santé, de culture et de bien-être est remarquablement supérieur à celui de la société israélienne dans son ensemble. Il y a une liberté politique et culturelle illimitée.

    Tout cela est confirme non seulement par des défenseurs du système, mais aussi par des observateurs très critiques comme le psychanalyste Bruno Bettelheim, le libéral Dieter Zimmer et le sociologue Melford Spiro. Il y a certainement beaucoup des conflits entre les générations et les sexes. Le kibboutz n’est pas une utopie réalisée. Les inclinations et les comportements individualistes n’ont nullement disparu comme résultat d’une égalité socio-économique. Après tout, pourquoi auraient-ils disparu ? Le trait d’une société sans classes elle-même ne sera pas une similarité des individus qui en feront partie, mais la plus grande différenciation parmi le plus grand nombre d’individus dans son sein. Le but du socialisme n’est pas la socialisation de la personne, mais le développement le plus large de la personnalité unique de chaque individu.

    7. L’autogestion articulée

    Le problème de la motivation a l’efficacité, la coopération et l’innovation n’est absolument pas insoluble dans une démocratie socialiste. Une difficulté plus immédiate réside dans l’institutionnalisation de la souveraineté populaire elle-même. Comment peut-on combiner un maximum de satisfaction des besoins de consommateurs avec un minimum de travail des producteurs ? Alec Nove insiste à juste titre sur cette contradiction qu’aucun marxiste sérieux ne saurait contester.

    Mais le fait d’enregistrer une contradiction réelle - en l’occurence l’impossibilité de produire des biens et des services à l’infini dans des heures de travail humain qui tendent à une ou zéro heure par semaine sauf une robotisation « totale » qui est encore dans les brumes d’un avenir lointain - ne signifie pas qu’il est impossible d’augmenter d’une façon spectaculaire la satisfaction des besoins de tous les êtres humains tout en réduisant en même temps d’une façon non moins spectaculaire le fardeau et l’aliénation du travail des producteurs directs. Un système d’autogestion articulée peut aller loin dans la réalisation de ces buts. Ses mécanismes et ses institutions fondamentaux pourraient fonctionner comme suit.

    Des congrès réguliers - disons, pour simplifier, annuels - des conseils ouvriers et populaires nationaux - et aussi vite que possible internationaux - détermineraient la division du revenu national dans ses grandes lignes en partant d’alternatives cohérentes discutées auparavant par tous les citoyens lors des élections des délègues aux congrès. Les choix -c’est-à-dire les principales conséquences prévisibles de chaque option - devront être clairs : temps de travail moyen par semaine ; besoins à satisfaire prioritairement pour tout le monde par une allocation des ressources garantie (distribution « libre ») : volume des ressources destinées à la « croissance » (fonds de réserve + consommation de la population additionnelle + investissement net en fonction de choix technologiques clairement précisés) ; volume des ressources qui restent pour des biens et des services « non essentiels » à distribuer par des mécanismes monétaires ; politique des prix des biens et services distribués par le truchement du marché. Le cadre global du plan économique pourra donc être établi sur la base de choix conscients de la majorité de ceux qui sont concernés.

    En partant de ces choix, un plan général cohérent sera alors esquissé en utilisant des tableaux input-output et des inventaires indiquant les ressources disponibles pour chaque branche de la production (secteurs industriels, transports, agriculture et distribution) et de la vie sociale (éducation, santé, communications, défense si elle est encore nécessaire, etc.). Les congrès nationaux et internationaux n’iront pas au-delà de ces instructions générales et ne s’occuperont pas de donner des précisions pour chaque branche ou unité de production ou région.

    Des organismes d’autogestion - par exemple les congrès des conseils ouvriers de l’industrie alimentaire, de l’industrie de la chaussure, des industries de l’électronique, de l’acier ou de l’énergie - devront diviser le temps de travail prévu par le plan général entre les unités de production existantes et/ou projeter la création dans la prochaine période d’unités de travail additionnelles, si la réalisation des objectifs de production le rendait nécessaire avec le temps de travail donné. Ils fixeraient la moyenne technologique (conduisant au niveau technologique optimum sur la base des connaissances existantes) - c’est-à-dire la productivité moyenne du travail ou les « coûts de production » moyens - des biens à produire, mais sans supprimer les unités moins productives aussi longtemps que la production globale ne peut pas satisfaire tous les besoins et aussi longtemps qu’on ne peut pas garantir de nouveaux emplois aux producteurs concernés dans des conditions acceptables par eux.

    Dans les unités de production d’équipement, les coefficients techniques découlant des décisions précédentes détermineront dans une large mesure l’ensemble de la production. Dans les industries de biens de consommation, l’ensemble de la production sera déterminé par des consultations préalables entre les conseils ouvriers et des congrès de consommateurs élus démocratiquement par la masse des citoyens. Des modèles différents - par exemple, des types différents de souliers - seront présentés et les consommateurs pourront les critiquer et les remplacer par d’autres. Des expositions et des tracts publicitaires seront les instruments de vérification.

    Des référendums des consommateurs pourront être organisés et c’est sur cette base que les modèles des biens de consommation pourront être choisis. Par rapport au mécanisme du marché, le grand avantage d’un tel système résidera dans le fait que les consommateurs auront une influence plus grande sur les choix de production d’ensemble (avec la suppression de la surproduction), qui deviendront empiriquement optimales après quelques années. Le bilan des préférences des consommateurs et de la production réelle aura lieu avant la production et non après la vente, avec la production d’un stock nécessaire de réserves sociales produites additionnellement.

    Les conseils ouvriers d’usine seront alors libres de transférer ces décisions des branches au niveau de l’unité de production selon leurs préférences - en organisant la production et les processus de travail de façon à réaliser toute l’économie possible du temps de travail. S’ils peuvent atteindre les objectifs de production en travaillant vingt heures par semaine au lieu de trente, après avoir soumis leurs produits à des vérifications de qualité, ils pourront obtenir une réduction du temps de travail sans aucune réduction de la consommation sociale.

    La supériorité de l’autogestion

    Alec Nove explique : « Dans aucune société une assemblée élue peut décider par cent quinze voix contre soixante-treize l’allocation de dix tonnes de cuir ou s’il faut produire cent tonnes de plus d’acide sulfurique. » (op. cit., p. 77) Dans notre modèle d’autogestion articulée, aucune assemblée ne devra jamais prendre de décisions de cette nature en même temps ; aucune assemblée « centrale » ou aucun comité de planification n’aura à en prendre.

    Mais pourquoi des congrès des conseils ouvriers de l’industrie du cuir ne pourraient-ils pas décider à la majorité (plus probablement par consensus après discussion) la destination du cuir (si la décision sur des quantités plus petites doit être laissée au conseil d’usine, c’est une autre question) une fois que les objectifs de consommation concernant les produits du cuir auront été fixés par d’autres organismes ? Est-ce que les délégués d’un tel congrès ne pourront pas décider à ce propos mieux que n’importe quel technocrate ou qu’un ordinateur, puisqu’ils connaissent leur industrie et qu’ils pourront prendre en considération une quantité d’impondérables qu’aucun marché ni aucun comité de planification central n’introduira dans ses calculs sauf, dans la meilleure des hypothèses, par pur hasard ?

    En fait, des erreurs gigantesques dans l’allocation des ressources, qu’aucune assemblée ouvrière consciente ne commettrait, sont commises tout le temps dans une économie de marché. Des firmes ont planifié la construction du barrage d’Itaipu au Brésil au prix de cinq milliards de dollars. Le coût est aujourd’hui de dix-huit milliards et l’addition n’est pas encore définitive. Dans le trust nord-américain de machines agricoles Deere, de nouveaux produits ont dû être plusieurs fois redessinés, malgré une concurrence très rude. à cause de divergences endémiques entre les techniciens du design et ceux de la fabrication. Au cours d’une récession récente, la firme d’automobile bavaroise BMW a découvert brusquement qu’elle pouvait réduire ses stocks courants de matières premières, des pièces de rechange de plus de 50 .

    De tels exemples pourraient être multipliés à volonté. Des organismes d’autogestion pourront aussi prendre en charge l’administration des services publics, le logement, la santé, l’éducation, les télécommunications, les transports ou la distribution. Dans ces domaines aussi, il y aura des conseils élus par les citoyens qui devront être consultés avant que les décisions prises soient appliquées. Des organismes régionaux et locaux utiliseront les ressources allouées de cette façon, encore une fois avec un maximum de libre initiative, mais qui assure une exploitation optimale dans le but de satisfaire les consommateurs et de réduire l’effort des producteurs.

    Un tel système donnera un contenu concret à la conception marxiste du dépérissement graduel de l’Etat. 11 permettra au moins de remplacer d’un seul coup la moitié des ministères actuels par des organismes d’autogestion. Il impliquera également une réduction drastique du nombre des fonctionnaires, y compris dans le domaine de la planification. Cela signifiera en même temps que des millions de personnes pourront non seulement être consultées, mais aussi participer réellement aux décisions et à la gestion directe de l’économie et de la société. La division sociale du travail entre administrés et administrateurs, entre dirigeants et dirigés commencera à disparaître.

    L’administration ne sera plus monopolisée au « niveau central », de même que l’autogestion ne sera pas limitée au niveau de l’entreprise. Il y aura une combinaison de niveaux centralisés et de niveaux décentralisés. La grande masse des citoyens impliqués dans les processus de prise de décision ne seront pas engagés dans cette activité comme permanents professionnels. Puisque les décisions e question auront une influence directe sur le bien-être et les conditions de travail, on peut présumer qu’ils n’auront pas une attitude indifférente face à leurs responsabilités, mais qu’ils s’engageront sérieusement dans le processus d’administration.

    La réduction de la semaine de travail et le potentiel d’information et de communication des ordinateurs constitueront la base matérielle principale d’une dispersion réelle du pouvoir. Comment pourra-t-on déterminer le revenu monétaire additionnel des unités de production et de distribution au-delà de l’allocation garantie de biens et services gratuits ? Ce revenu dépendra d’un contrôle de qualité et de la satisfaction des consommateurs dans un cadre donné avec un coefficient concernant le stress au travail (ceux qui travaillent dans les mines et dans d’autres lieux de production insalubres auront des rémunérations plus élevées).

    Quant aux biens intermédiaires, la régularité des livraisons fera partie de l’index. Un tel système aura l’avantage de ne pas créer des obstacles au flux libre et honnête d’informations sur les ressources et les potentialités des unités de production et de distribution parce que la force de travail autogestionnaire n’aura aucun intérêt à cacher la réalité. Nove insiste beaucoup sur le fait qu’on ne peut pas garantir d’avance un flux honnête des informations.

    Mais il a tendance à oublier la cause principale de la transmission de données fausses dans des sociétés comme l’URSS, c’est-à-dire l’intérêt matériel des dirigeants industriels, leurs revenues dépendant de la réalisation et du dépassement du Plan. On ne peut pas supprimer les conséquences sans supprimer la cause. En outre, un flux d’informations par ordinateur qui accompagne automatiquement le flux de biens peut beaucoup aider à réunir des données correctes servant à une planification démocratiquement centralisée.

    Comment un tel système pourra-t-il être articulé à l’échelle mondiale ? Il faut souligner d’entrée qu’autogestion démocratique ne signifie pas que tout le monde décide sur tout. Si on partait d’une telle hypothèse, la conclusion serait évidente : le socialisme n’est pas possible. Mais il ne s’agit pas de cela. Certaines décisions peuvent être prises mieux au niveau d’atelier, d’autres au niveau d’usine, d’autres encore au niveau de quartier, au niveau local, régional, national, continental et finalement international.

    En suivant Nove, notre discussion s’est placée jusqu’ici au niveau national. Quelles décisions pourront et devront être prises au niveau international ? Quatre domaines apparaissent immédiatement. Le premier concerne toutes les décisions qui impliquent une redistribution d’ensemble des ressources humaines et matérielles nécessaires à assurer la disparition rapide de maux sociaux et culturels du sous-développement (faim, mortalité infantile, maladies et analphabétisme). Le deuxième concerne la priorité de l’allocation de ressources naturelles effectivement rares, à propos desquelles seule la population du globe dans son ensemble a droit de décider. Le troisième inclut tout ce qui a trait à l’environnement naturel et au climat de la planète. Finalement, il s’agit évidemment des décisions concernant l’interdiction des armes de destruction de masse, de la fabrication de drogues toxiques, etc.

    De ces paramètres globaux, découlent des contraintes par rapport aux ressources disponibles pour la planification et la satisfaction des besoins, qui devront être décidées dans chaque continent et dans chaque pays. Par exemple, dés qu’on aura fixe la quantité globale de tonnes d’acier à utiliser en Amérique, Europe ou Asie, les producteurs et les consommateurs de ces régions seront libres de les allouer selon leur propre choix. Si, malgré tous les problèmes d’environnement ou autres, il veulent maintenir la prédominance des voitures privées et continuer à polluer leurs villes, ce sera leur droit. Les changements dans les comportements de consommateurs à long terme sont en général lents.

    Il est peu probable que les ouvriers des Etats-Unis renoncent à leurs voitures privées au lendemain de la révolution socialiste. Mais la règle que des forces sociales autres qu’eux-mêmes puissent imposer des changements dans leurs habitudes de consommation est plus nuisible que la prolongation pendant quelques décennies du smog à Los Angeles. L’émancipation de la classe ouvrière - qui représente aujourd’hui pour la première fois dans l’histoire la majorité absolue de la population mondiale - ne peut être réalisée que par les ouvriers eux-mêmes, tels qu’ils sont, non pas des gens d’un autre monde mais des êtres humains concrets avec toutes leurs faiblesses.

    Vers le socialisme

    Pareil système d’allocation consciente des ressources, de planification démocratique centralisée et d’autogestion pour l’élévation sera beaucoup plus efficace qu’une économie de marché (capitalisme monopolistique) ou qu’une économie autoritaire (bureaucratiquement centralisée). En effet, il y aura des mécanismes correctifs intrinsèques que les deux autres alternatives ne possèdent pas. Nous ne croyons pas que « la majorité a toujours raison » de même que nous ne croyons pas que le Duce, le pape ou le parti ont toujours raison. Tout le monde fait des erreurs.

    Cela vaudra aussi pour la majorité des citoyens, la majorité des producteurs et la majorité des consommateurs. Mais il y aura une différence fondamentale par rapport au passé. Dans tout système impliquant une inégalité de pouvoirs - inégalité économique, monopole politique ou combinaison des deux -, ceux qui prennent des décisions sur l’allocation des ressources sont rarement ceux qui subissent les conséquences de leurs erreurs et jamais ceux qui les subissent le plus.

    En revanche, si la masse des producteurs/consommateurs vote à la majorité une allocation de ressources erronée, ce seront eux-mêmes qui paieront le prix de leur erreur. A condition qu’il existe une démocratie politique réelle, une réelle information et un choix réel, il est difficile de croire que la majorité opte à continuité pour la mort de ses bois, la chute de la consommation de nourriture indispensable, une réduction de la quantité des logements ou la diminution des travailleurs des hôpitaux, sans corriger rapidement les erreurs qui aboutissent à de tels résultats.

    Le système que nous avons esquissé n’est pas encore un socialisme « pur » tel que Marx et Engels l’avaient envisage. Il est encore un système de transition vers le socialisme -même si carrément vers le socialisme et non vers un avenir inconnu ou vers le capitalisme - parce qu’il comprend encore un secteur réglé par la monnaie et le marché. Ces entreprises privées et coopératives survivent dans la production de petite échelle (agriculture, artisanat, services, etc.).

    Les entreprises ne seront pas interdites ; en effet, puisque tous les citoyens jouissent d’un niveau de consommation minimal garanti, il n’y a aucune obligation à vendre sa force de travail à des entrepreneurs et les contrats sont effectivement volontaires. L’auto-emploi " domestique pourra être étendu dans la mesure où les citoyens recevront tous les outils élémentaires pour produire dans leur temps libre ce qu’ils veulent pour leur propre satisfaction ou pour leurs familles ou leurs voisins. Les possibilités d’initiatives individuelles augmenteront énormément.

    8. La misère « mixte », une critique générale

    Alec Nove a proposé un modèle à cinq secteurs de « socialisme réalisable » : une combinaison d’entreprises d’Etat, d’entreprises socialisées, de coopératives, de petites entreprises privées et d’entreprises individuelles. A première vue, les différences entre ce schéma et le modèle que nous venons d’esquisser peuvent apparaître relativement petites. Pourtant, malgré quelques coïncidences, les deux modèles divergent sous trois aspects essentiels.

    Le premier concerne la nature des unités de production ou de distribution prédominantes. Pour Nove, le calcul de coûts individuels implique une rentabilité individuelle des unités concernées, c’est-à-dire que les revenus des groupes ou personnes impliqués doivent être en rapport avec les différences des coûts calcules en monnaie (ou en valeur) des inputs et des outputs. En d’autres termes, ces unités sont des entreprises indépendantes. Nous ne sommes pas d’accord avec une telle approche.

    Selon nous, si on lie les revenus des personnes ou des groupes aux « profits », on introduit des incitations puissantes à l’irrationalité économique en risquant des ravages sociaux, puisque des décisions aux conséquences générales pour toute la communauté sont prises en fonction d’intérêts particuliers et fragmentés. Pour la même raison, nous ne croyons pas que les accords entre producteurs consommateurs doivent se baser sur des récompenses ou des sanctions monétaires. En d’autres termes, les rapports de marché réels, c’est-à-dire l’échange de marchandises réglé en argent, doivent être essentiellement limites aux rapports entre les secteurs privé et coopératif d’un côté et le consommateur individuel ou le secteur socialisé de l’autre. La conséquence en sera que, dans les pays industriellement avancés, de tels rapports n’auront qu’un rôle secondaire dans la production et la consommation. La dynamique de la transition ira vers le dépérissement de la production de marchandises et non vers son élargissement.

    En deuxième lieu. Nove fait une distinction entre un « secteur d’Etat » centralisé, dans lequel l’autogestion par les producteurs serait impossible à cause de l’échelle et de la complexité technique de la production, et un « secteur socialisé » d’entreprises moins intégrées où l’autogestion serait réalisée. 11 semble aussi supposer que des différences de revenus seraient indispensables dans les deux cas, peut-être même dans le secteur coopératif.

    Nove écrit : « Les différences de revenus (une espèce de marché du travail) représentent la seule alternative connue à la direction du travail : il est essentiel ici d’éviter toute confusion. Quelqu’un pourrait dire que, dans le cadre d’une commune ou d’un bon kibboutz, on peut avoir une égalité complète et une rotation dans le travail... Mais cela ne peut pas être réalisé au niveau de la société tout entière en partie parce que cela n’est applicable qu’à un nombre limité de gens qui se connaissent réciproquement et qui peuvent se rencontrer tous les jours, et en partie parce que de telles communes n’attireraient que des enthousiastes qui aiment un tel style de vie. » (op. cit. p. 211 )

    L’argument semble s’inspirer du bon sens alors qu’il est en réalité fondé sur une série de dogmes et de préjugés non prouvés. Ce n’est pas vrai que le seul choix est celui entre une « direction du travail » despotique et un marché du travail. La distribution coopérative du travail est une alternative réelle. Ce n’est pas non plus vrai que des grands complexes ne peuvent pas être administrés sans des différences de revenus. Au XIXe et au début du XXe siècle, des syndicats et des églises composées de dizaines et de centaines de milliers de personnes étaient souvent gérés par des gens qui n’avaient aucun privilège matériel.

    Cela vaut aussi, comme Nove lui-même le souligne, pour de grandes organisations scientifiques sans parler de grandes coopératives de production. Ailleurs, Nove indique correctement que peu de professeurs préféreraient travailler comme éboueurs, même s’ils étaient mieux payés. L’expérience générale va à rencontre de sa supposition. Il s’agit d’un argument qui vaut plutôt pour des travaux désagréables, sales ou lourds, et non pour un travail administratif ou
    qualifié (à condition que la société paie la formation professionnelle).

    Finalement, la faiblesse principale dans l’argumentation de Nove réside ailleurs, c’est-à-dire dans l’antithèse qu’il voit entre un « petit nombre de gens » et de « grandes organisations ». En effet, les « grandes organisations non structurées », c’est-à-dire atomisées, n’existent pas. Une usine moderne, une banque, un hôpital ou une école supérieure n’appartiennent certainement pas à une telle catégorie.

    Toutes les institutions de ce type sont en réalité basées sur de petites unités de coopération sociale objective : équipes de travail, bureaux, départements, classes, etc. Pourquoi est-il impensable que ces petites unités s’administrent elles-mêmes et élisent des délégués (y compris par rotation) qui pourraient administrer des unités plus grandes qui à leur tour administreraient l’ensemble ?

    Les préconditions d’une autogestion démocratique doivent être saisies dans la façon où fonctionnent les cellules réelles des institutions non démocratiques existantes, à savoir dans les relations de travail d’un petit nombre de gens qui se connaissent, se rencontrent et ont besoin les uns des autres tous les jours ; qui, en d’autres termes, ne peuvent pas faire leur travail sans une coopération réciproque. Par conséquent, contrairement à ce qu’affirme Nove, nous estimons que la portée de l’autogestion est en principe universelle plutôt que sectorielle, et que les récompenses monétaires et les privilèges matériels ne sont pas indispensables à l’exercice démocratique de responsabilités administratives mais, au contraire, l’entravent.

    La troisième différence fondamentale entre le modèle de Nove et notre projet concerne le rôle de la concurrence. Nove est conscient des effets destructifs et corrupteurs qu’a la concurrence sous le capitalisme. Mais il veut maintenir dans son socialisme les stimulants monétaires. Il explique donc qu’il faut distinguer entre formes « bénignes » et formes « indésirables » de la concurrence. (op. cit. p. 204-205) Les exemples qu’il prend pour clarifier cette distinction démontrent en réalité qu’elle a très peu d’importance du point de vue économique.

    Il est en effet évident qu’une concurrence pour une place à l’Orchestre national d’Ecosse, pour la victoire dans une course aux Jeux Olympiques ou même pour l’élection du conseil ouvrier dans une entreprise socialisée n’a rien à voir avec la concurrence pour vendre sur le marché du pétrole, de l’acier, des avions ou des missiles. La première variété de « concurrence » n’a jamais provoqué, à notre connaissance, la misère de millions de gens (elle a peut-être causé de la misère individuelle, mais le socialisme marxiste n’a aucune illusion de pouvoir résoudre tous les cas de cette nature). La deuxième variété, en revanche, a provoqué non seulement le chômage massif et des chutes drastiques du niveau de vie, sans parler de l’extension périodique de la pauvreté, mais aussi des guerres avec des millions de morts.

    Un faux dilemme

    Nove a de plus en plus recours à une casuistique involontaire parce qu’il défend la conception conventionnelle du marché. La combinaison de « marché » et de « socialisme » dans sa pensée le conduit inévitablement à des contradictions déconcertantes. Il accuse les marxistes d’avoir une conception utopique du socialisme. Ce qu’il ne saisit pas, c’est que sa propre hypothèse - un niveau plus élevé de responsabilité sociale librement acceptée par les individus dans un cadre social qui reste marqué par la lutte de tous contre tous pour la récompense financière et l’enrichissement - constitue le summum de l’utopie.

    Cela rappelle sous une forme mitigée la présentation naïve (ou cynique) des dirigeants soviétiques selon lesquels l’URSS pourrait avancer vers la création de l’"homme socialiste" tout en maintenant des inégalités de revenus comme de pouvoirs et le conflit universel pour les avantages matériels privés. Nove est en vérité prisonnier d’un faux dilemme. La logique de son erreur peut être saisie dans le passage suivant : « Admettons qu’il y ait seize, ou plus, firmes (socialisées ou coopératives) engagées dans la production d’un bien ou d’un service. Supposons qu’il s’agisse de vêtements en laine, de pâte dentifrice, de roulements à billes, d’hôtels de vacances ou autres. Elles basent leur activité de production sur des négociations avec leurs clients. Ceux-ci peuvent choisir de qui obtenir les biens et les services dont ils ont besoin. Ils peuvent tous obtenir de leurs-fournisseurs, qu’ils peuvent choisir, ce dont ils ont besoin pour leur production. Ils ont un intérêt intrinsèque à satisfaire leurs clients. Nous voudrions espérer que la motivation de la concurrence ne sera pas principalement monétaire... Mais nous ne pouvons pas présumer que la masse de la population agira seulement pour la satisfaction de réussir, qu’il n’y aura pas besoin de stimulants matériels et même de mesures de découragement. » (op. cit.,p. 204)

    Nous sommes entièrement d’accord avec la première partie de cette argumentation. Nous nous limitons à préciser que dans le cas de la production de biens d’équipement les plus sophistiqués, il n’y aurait pas seize fournisseurs. Mais la deuxième partie ne découle pas du tout de la première. Elle est présentée comme une espèce de supplément ou d’annexé alors qu’elle n’a aucune base ni connexion.

    Nove suppose en réalité que les gens ne peuvent agir que soit d’une manière purement désintéressée soit pour des stimulants monétaires privés. Ce choix n’est pas le seul possible. Pourquoi doit-on exclure des stimulants ou même des mesures de découragement non monétaires et non déterminés par le marché ? L’expérience quotidienne en prouve l’importance même sous le capitalisme. Après tout, si plus de 99 de conducteurs de voiture respectent les feux rouges, ce n’est pas avant tout pour éviter les contraventions mais parce qu’ils veulent vivre plus longtemps.

    Cet instinct sain d’auto conservation n’est pas sans rapport avec un autre instinct humain commun, le désir de réduire au minimum le travail gênant, mécanique, ennuyeux et non créatif qu’on considère tout simplement comme du temps perdu pour notre existence. Il y a toujours un stimulant très puissant à diminuer le temps de travail en l’organisant mieux.

    Mais, qui plus est, Nove semble avoir oublié la possibilité d’un « dividende social ». Pourquoi une quantité additionnelle de biens et services gratuits ne serait-elle pas liée à la performance annuelle d’ensemble de la société, devenue transparente grâce à un débat public et aux télécommunications ? Est-ce que tous les producteurs et les distributeurs ne seraient pas stimulés à augmenter la quantité et améliorer la qualité de leur production, à rationaliser leur organisation du travail si cette augmentation donnée dans la quantité des biens et des services effectivement produite et consommée était liée. par exemple, à une extension spécifique de vacances et de voyages gratuits pour tous (si telle était l’option majoritaire) ?

    Après avoir construit une polarité artificielle des motivations subjectives qui le pousse vers les stimulants matériels individuels, Nove continue à ignorer les conséquences objectivement irrationnelles d’une combinaison entre une vaste économie de marché et un secteur de biens et services gratuits et de propriété sociale. En effet, si le profit reste le mécanisme fondamental d’allocation des ressources, il n’y a aucune raison que les conséquences négatives, bien connues sous le capitalisme, ne réapparaissent pas. Il est significatif que lorsque Nove aborde la question des risques des stimulants monétaires, ses exemples soient très marginaux. Il ne parle pas du gaspillage gigantesque provoqué par la production en fonction du profit, c’est-à-dire de la capacité de production excédentaire, de la surproduction, du chômage, de la destruction d’équipements et de biens. Tous ces phénomènes typiques frappent producteurs et consommateurs beaucoup plus que les coûts prétendument excessifs découlant de l’absence de la « discipline des profits et des pertes ». C’est une leçon que l’on a appris quotidiennement sous le capitalisme. Elle a été tirée péniblement aussi dans des sociétés post-capitalistes.

    L’expérience pratique dans ces sociétés - surtout en Yougoslavie et en Pologne, mais d’autres exemples suivront - démontre que les tentatives de corriger les distorsions d’une planification bureaucratiquement centralisée en se basant de plus en plus sur les mécanismes de marché conduit, après quelques succès initiaux, à une combinaison croissante des maux de la bureaucratie et des maux du marché, les uns accentuant les autres plutôt que de les atténuer. Cette conclusion est valable également pour la Chine, pourtant le cas le plus favorable pour les partisans du « socialisme de marché », parce que plus un pays est arriéré, plus les mécanismes du marché y restent nécessaires, surtout dans l’agriculture. Il n’y a aucun doute que l’abandon de l’héritage désastreux du Grand Bond en avant - la notion complètement irrationnelle et mystifiée de l’introduction immédiate du communisme - a déterminé de grands progrès dans les campagnes chinoises. La productivité et la production ont augmenté et un surplus croissant est en train d’apparaître. Ce fut le résultat de la libération d’énormes énergies productives de la paysannerie, probablement la plus expérimentée du monde, avec une tradition des deux mille ans d’agriculture intensive sans équivalent dans la plupart des pays occidentaux sans parler de l’Europe orientale. Mais le surplus de céréales va de pair avec un surplus croissant de main-d’œuvre rurale du fait que moins de gens produisent davantage.

    Qu’en sera-t-il de ce surplus de population dans quinze, vingt ou trente ans ? S’il est laissé au marché, le résultat sera l’émergence d’un chômage gigantesque (le problème du chômage est déjà sérieux dans les villes). Seule une industrialisation planifiée pourra résorber le surplus de la population rurale et seule une industrialisation planifiée démocratiquement et non bureaucratiquement peut atteindre un tel résultat sans provoquer dans les campagnes les ravages que la collectivisation forcée - réaction panique aux conséquences de la croissance du marché - a provoqués en Union soviétique.

    Négligeant la portée de toutes ces conséquences négatives du marché, Nove nous offre une justification positive, c’est-à-dire le fait que le marché disperserait le pouvoir de décision et représenterait donc un rempart contre la tyrannie. C’est incontestablement la justification libérale traditionnelle du marché. Mais il s’agit d’une conclusion fausse sous un camouflage socialiste. Son acceptation en même temps des différences de revenus en faveur des administrateurs l’éclaircit. En effet, si les administrateurs tirent des avantages matériels de leurs positions de direction, ils ont inévitablement tendance à transformer ces positions en un acquis permanent, c’est-à-dire à s’y accrocher avec tous les comportements économiquement irrationnels et politiquement oppressifs qui en découlent. Le pouvoir tend à être monopolisé. La dispersion de pouvoirs que Nove envisage ne peut pas être réalisée si l’exercice du pouvoir n ’est pas séparé des privilèges matériels. Ce n’est pas une profession de foi, mais une conclusion empirique tirée de toute l’histoire de l’humanité qu’on connaît. Lorsque pouvoir et privilège vont de pair, la logique éloigne de la démocratie et pousse vers le monopole de l’information, de la connaissance et du contrôle par une petite minorité, Nove veut promouvoir un socialisme démocratique. Mais puisqu’il accepte les avantages monétaires pour les dirigeants, ce n’est pas par hasard qu’il termine en parlant de la nécessité d’un Etat fort (op. cit., p. 229).

    Malgré la dureté de sa critique au « socialisme réellement existant », il conclut par deux propositions qui sont désagréablement plus proches de la réalité de l’ordre bureaucratique de l’URSS que du socialisme marxiste. Il est significatif qu’il utilise presque les mêmes termes de la bureaucratie polonaise en critiquant le refus de Solidarnosc d’accepter une diminution du niveau de vie des ouvriers polonais (op. cit., p. 178). Par là, il oublie que la responsabilité de la désorganisation économique n’incombe pas aux revendications ouvrières et aux grèves, mais à la gestion bureaucratique avant et après 1980. Il ne prend pas en considération non plus les contradictions insolubles entre l’autogestion des travailleurs et le « socialisme de marché » qui explosent aujourd’hui en Yougoslavie. Si les « lois économiques objectives » agissant dans le dos des producteurs - c’est justement ce que signifie la loi de la valeur - décident en dernière instance en matière de production et d’emploi, alors les ouvriers ne peuvent pas déterminer la gestion ni à l’échelle de l’usine ni à l’échelle locale ou nationale et l’autogestion reste un leurre. Est-ce qu’il n’y a pas d’autre choix ?

    Le but de cet article est d’affirmer qu’heureusement une troisième solution existe : l’autogestion démocratiquement articulée et centralisée, l’auto gouvernement planifié des producteurs associés. La souveraineté populaire ne dépend pas de la présomption d’une harmonie préétablie ou parfaite entre les intérêts généraux et les intérêts particuliers des membres d’une communauté. Il est, au contraire, sûr qu’il y aura des conflits d’intérêts entre producteurs et consommateurs, unités techniquement plus avancées et unités moins avancées, gens plus actifs socialement et gens moins actifs, régions économiquement et culturellement plus développées et régions moins développées. L’autogestion démocratique est justement un système pour éviter que ces contradictions sapent tout plan rationnel ou toute coopération sociale en provoquant de nouveaux conflits de classes et une nouvelle violence meurtrière.

    Le « socialisme de marché », en revanche, n’est ni une solution aux maux capitalistes du libre marché ni à ceux de la parodie bureaucratique du socialisme. L’économie mixte qu’il propose n’est qu’une misère mixte. L’économie d’un socialisme réalisable et souhaitable sans production marchande remplacera l’un et l’autre. Contrairement à la conviction de Nove. tertium datur. En dernière analyse, notre débat touche au problème central de l’histoire humaine : est-ce que l’humanité a la possibilité de déterminer son propre destin et à quelles conditions ? Est-ce que l’auto-émancipation et l’autodétermination resteront à tout jamais un rêve non réalisé avec les effets qui en découlent ? En effet, si les sciences sociales et la pratique sociale ne réussissent pas à exercer sur l’évolution sociale un contrôle comparable a celui que les sciences naturelles ont atteint jusqu’ici sur la nature, alors les progrès des sciences naturelles risquent d’exploser contre nous et de nous détruire.

    Dans le vieux débat sur les potentialités de la raison et le poids mort de la fatalité - en dernière analyse, un conflit entre la connaissance et la superstition -, les « lois du marché » ne représentent que le destin aveugle, sous le camouflage ténu d’une « rationalité » partielle. Est-ce que la compréhension par l’humanité des lois de sa propre évolution reste un fruit interdit qu’on ne pourra jamais goûter ?