Qu’est-ce que le communisme ?
The new Palgrave : a dictionary of economics / ed. by John Eatwell ; Murray Milgate ; Peter Newman. - 1. - London [etc.] :Macmillan, 1987. XXXI, 949 pp. « Communism », Ernest Mandel, pp.512-513. Traduction de l’anglais : Céline Caudron
  • Le terme "communisme" est d’abord utilisé pour désigner une doctrine économique (ou un régime) spécifique, ainsi qu’une croyance politique destinée à introduire un tel régime. C’est la définition qu’adoptait, à la fin des années 1830 le juriste français Etienne Cabet dont les travaux, en particulier l’utopie d’Icarie, ont influencé la classe ouvrière parisienne avant la révolution de 1848. En 1840, le premier "banquet communiste" se tient à Paris, banquets et discours étant une forme commune de protestation politique sous la monarchie de juillet. Le terme se répand rapidement, si bien que Karl Marx intitule un de ses premiers articles politiques daté du 16 octobre 1842 « Der Kommunismus und die Augsburger Allgemeine Zeitung ». Il y notait que le "communisme" était déjà un mouvement international, visible non seulement en France mais aussi en Grande-Bretagne et en Allemagne, et dont les origines pouvaient remonter à Platon. A propos des origines du communisme, on peut aussi mentionner les anciennes sectes juives et les premiers monastères chrétiens.

    Quelques "socialistes utopiques", en premier lieu l’allemand Weitling, s’appelaient eux-mêmes communistes. Ils ont contribué à étendre l’influence de la nouvele doctrine à travers toute l’Europe via les artisans ambulants allemands et les travailleurs industriels établis dans la région du Rhin. Sous l’influence de Marx et Engels, la Ligue des Justes (Bund des Gerechten), qu’ils avaient eux-mêmes créée, change son nom en Ligue Communiste en 1846. La Ligue invite les deux jeunes auteurs allemands à rédiger une déclaration de principe. Cette déclaration apparaît en février 1848 sous le titre de « Manifeste Communiste » et va rendre les mots "communisme" et "communistes" célèbres à travers le monde.

    Dès lors, le terme communisme désigne à la fois, d’une part, la société sans biens, sans propriété - ni privée ni nationalisée - des moyens de production, sans marchandise, sans argent et sans appareil d’état distinct et issu des membres de la communauté qu’elle compose et, d’autre part, un mouvement socio-politique qui lutte pour une telle société communiste. Après la victoire de la révolution russe d’octobre 1917, ce mouvement est progressivement identifié à travers les partis communistes et son Internationale Communiste (ou, du moins, le "mouvement communiste international", qui comprennait également les communistes-conseillistes).

    Les premières tentatives de construction d’une société communiste (en dehors des communautés chrétiennes anciennes, médiévales et plus modernes) sont apparues aux Etats-Unis au cours du XIXe siècle, à travers l’installation de petits établissements agraires au sein d’une propriété collective, où le travail des champs était organisé collectivement et qui se caractérisaient par une absence totale d’argent à l’intérieur de leurs frontières. De ce point de vue, ces établissements étaient radicalement différents des systèmes de production coopérativistes promus, par exemple, par l’industriel et le philanthrope anglais Robert Owen. Une telle communauté, appelée de manière significative « Communia », avait été créé par Weitling lui-même. Bien qu’elles étaient généralement installées par une élite de partisans qui partageaient les mêmes convictions et intérêts, ces communautés agraires n’ont pas survécu davantage dans un environnement hostile. Les kibboutz d’Israël constituent l’exemple le plus contemporain de ces premiers établissements communistes.

    Assez rapidement, et certainement après l’appartition du « Manifeste Communiste », le communisme est moins associé aux petites communautés fondées par des élites morales et intellectuelles qu’au mouvement général d’émancipation de la classe ouvrière moderne, si pas dans sa totalité, du moins dans sa majorité, ce mouvement recouvrant d’ailleurs les principaux pays du monde (principaux en termes de quantité de richesse et de population). Dans le traîté théorique majeur de leurs jeunes années, « L’Idéologie Allemande », Marx et Engels ont énergiquement déclaré :

    « Empiriquement, le communisme n’est réalisable qu’à travers l’action immédiate et simultanée des populations majoritaires, ce qui présuppose le développement universel des forces de production et des relations internationales qui y sont rattachées... Le prolétariat ne peut ainsi exister qu’au sein de l’histoire mondiale ; comme le communisme, ses activités ne peuvent avoir qu’une existence "historico-mondiale". »

    Et, plus loin dans le même passage : « Ce développement des forces de production (qui explique en même temps que l’extistence empirique actuelle des hommes dans leur histoire mondiale prenne le dessus sur leur existence locale) est une prémice pratique absolument nécessaire, sans laquelle la privation serait rendue générale, ce qui relancerait la lutte pour les biens nécessaires, et ce qui restaurerait ainsi tout le sale vieux business... » (1845-46,p. 49.)

    Ce type d’argument est aujourd’hui repris par la plupart des marxistes orthodoxes (communistes), qui y ont trouvé une explication de ce qui a "mal tourné" en Russie Soviétique, dès qu’elle fut isolée au milieu d’un environnement capitaliste hostile, suite à la défaite de la révolution dans les autres pays d’Europe au cours des années 1918-1923. Toutefois, beaucoup de partis communistes "officiels" sont encore attachés à la version stalinienne particulière du communisme, selon laquelle il est possible d’achever avec succès la construction du socialisme et du communisme dans un seul pays, ou dans un petit nombre de pays.

    La définition radicale et internationale du communisme donnée par Marx et Engels mène inévitablement à une perspective de transition (période de transition) entre le capitalisme et le communisme, Marx et Engels en premier, notament dans leurs écrits sur la Commune de Paris - « La guerre civile en France » - et dans leur « Critique du programme de Gotha » (du parti social-démocrate allemand) et Lénine ensuite - particulièrement dans son livre « Etat et Révolution » - ont essayé de donner au moins un aperçu général de ce que cette transition devrait être. Cette ébauche s’articule autour des idées suivantes :

    Le prolétariat, en tant que seule classe sociale radicalement opposée à la propriété privée des moyens de production et qui a potentiellement le pouvoir de paralyser et de renverser la société bourgeoise - avec le choix de la coopération collective et de la solidarité, qui constituent les forces motivantes pour la construction du communisme - conquiert le pouvoir politique (d’Etat). Il utilise ce pouvoir ("la dictature du prolétariat") pour faire de plus en plus "d’invasions despotiques" dans les domaines de la propriété et de la production privée, en leur subsituant une gestion collectivement et consciement (de manière planifiée) organisée, de plus en plus tournée vers la satisfaction directe des besoins. Cela implique un dépérissement graduel de l’économie de marché.

    La dictature du prolétariat, cependant, en tant qu’instrument de la majorité pour maîtriser une minorité, n’a pas besoin d’un lourd appareil de fonctionnaires à plein temps, et certainement pas d’un lourd appareil de répression. C’est un Etat « sui generis », un Etat qui parvient à se détacher de ses origines, qui commencem par exemple, à transférer de plus en plus de fonctions de l’état traditionnel à des organes auto-administrés de citoyens, puis à la société dans sa totalité. Ce dépérissement de l’Etat s’accompagne d’un dépérissement significatif de la production de marchandises et d’argent, et d’un dépérissement général des classes sociales et des stratifications sociales, par exemple au travers de la disparition de la division de la société entre administrateurs et admnistrés, entre dirigeants et dirigés.

    Cette vision de la transition vers le communisme est un processus évolutif essentiel qui comporte évidemment des préconditions : que les pays engagés dans cette voie bénéficient déjà d’un niveau de développement relativement haut (industrialistation, modernisation, richesse matérielle, infrastructures, niveau de capacité et de culture de la population, etc.), créé par le capitalisme lui-même ; que la construction de la nouvelle société soit supportée par la majorité de la population (par exemple que les salariés représentent déjà la grande majorité des producteurs et qu’ils aient dépassé le seuil du niveau nécessaire de conscience de classe politique socialiste) ; que le processus embrasse les pays principaux du monde.

    Marx, Engels, Lénine et leurs principaux disciples et co-penseurs comme Rosa Luxemburg, Trotsky, Gramsci, Otto Bauer, Rudolf Hilferding, Boukharine - et à l’occasion Staline aussi, avant 1928 - ont distingué des étapes successives de la société communiste : un stade basique, généralement appelé "socialisme", dans lequel il n’y aura ni production de marchandises, ni classes, mais dans lequel l’accès individuel aux biens de consommation serait toujours strictement mesuré en fonction de la quantité de travail, évaluée en heures, fournie par l’individu concerné ; et un stade plus avancé, généralement appelé "communisme", dans lequel les principes de la satisfaction des besoins pour chacun serait appliqués indépendament de toute mesure exacte du travail accompli. Marx a notament établi cette différence de base entre les deux étapes du communisme dans sa « Critique du programme de Gotha ». Cette différence s’est aussi élaborée tout au long de l’ouvrage « L’Etat et la révolution » de Lénine.

    A la lumière de ces principes, il est clair que la société socialiste ou communiste n’existe nulle part au monde aujourd’hui. Il est seulement possible de parler de "socialisme réel" à présent, si on introduit une nouvelle définition "réductionniste" de la société socialiste, en se rapportant seulement à la prédominance de la propriété nationalisée des moyens de production et de la planification centrale de l’économie. C’est évidemment bien différent de la définition du socialisme présentée par les écrits marxistes classiques. Qu’une telle définition nouvelle soit légitime ou non à la lumière de l’expérience historique est une question de jugement politique et philosophique. Une toute autre question concerne plutôt le fait de savoir si les buts radicaux d’émancipation projetés par les fondateurs du communisme contemporain ont été réalisés dans les sociétés existentes se proclamant « socialistes ». Et là, ce n’est clairement pas le cas.