Les bases théoriques de l’interprétation marxiste de l’URSS
L’URSS apparaît en premier lieu sous la forme de l’hypertrophie, de l’omnipuissance de l’État. La première question qui se pose dès lors pour un marxiste est la suivante : quels sont les fondements matériels de l’État et quelle est sa place dans les sociétés humaines ?
Marx et Engels avaient clairement établi la relation générale entre la pénurie, la division sociale du travail, l’aliénation de certaines fonctions sociales au profit d’un groupe d’hommes séparés - de la bureaucratie - et les origines ainsi que l’expérience continuelle de l’État : « Aussi longtemps que le travail humain était si peu productif qu’il ne dégageait guère de surplus par rapport aux subsistances nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension des échanges, le développement de l’État et du droit, le fondement des arts et des sciences n’étaient possibles que par une division du travail accrue, qui devait avoir comme fondement la grande division de travail entre les masses qui fournissent le simple travail manuel et les quelques privilégiés qui s’occupent de la direction du travail, du commerce, des affaires d’État et plus tard d’art et des sciences (1). »
« Le second trait distinctif de l’État, c’est l’institution d’un pouvoir public qui ne concorde plus directement avec la population, laquelle s’organise elle-même en force armée. Ce pouvoir public spécial est indispensable parce que l’organisation spontanée de la population en armes est devenue impossible depuis la division de la société en classes... Ce pouvoir public existe dans tous les États. Il ne comprend pas seulement des hommes armés mais encore des accessoires matériels, prisons et institutions coercitives de toutes sortes qu’ignorait la société gentilice (2). »
I. Division sociale du travail, État et pénurie
Le dépérissement de l’État et des classes sociales - processus parallèles aux yeux de Marx et d’Engels - présuppose un niveau de développement des forces productives universelles qui rend possible le dépassement de la pénurie et le développement intégral de tous les individus. Dès lors, la soumission de ces individus à la tyrannie de la division ,sociale du travail n’est plus inévitable. Ou, pour paraphraser Engels, les « affaires communes de la société » peuvent dorénavant être conduites par tous et toutes et non plus par un appareil spécial.
« C’est seulement l’énorme accroissement des forces productives, rendu possible par la grande industrie, qui permet de répartir le travail parmi tous les membres de la société, sans exception aucune, et ainsi de réduire le temps de travail de tous de manière telle à ce que chacun dispose d’assez de loisirs pour participer aux affaires communes [ générales ] de la société - théoriques comme pratiques (3). » Et Engels précise explicitement que ces « affaires communes de la société » incluent toutes les fonctions qui sont celles de l’État dans la société de classes. Le dépérissement de l’État, c’est donc le retour à l’exercice par la société elle-même de ces fonctions, sans l’existence d’appareils spécialisés pour leur exercice, c’est-à-dire sans bureaucratie.
Dans L’Idéologie Allemande, Marx et Engels avaient déjà précisé que le communisme avait pour précondition « un grand accroissement de la force productive », ainsi que son caractère universel (mondial) : « Car sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait, et l’on retomberait fatalement dans la même vieille m...(4). » Il découle de cette thèse fondamentale du matérialisme historique que l’absence du socialisme en tant que premier stade inférieur du communisme en Union soviétique et dans d’autres sociétés similaires a trois causes matérielles à savoir : 1. le niveau insuffisant de développement des forces productives ; 2. l’isolement de ces sociétés par rapport aux nations industrielles hégémoniques et 3, la résurrection de la lutte pour la satisfaction des besoins matériels qui en résulte nécessairement ou le retour à la « même vieille m... ».
Trotsky l’a exprimé de la façon la plus claire dans La Révolution Trahie : « Si l’État, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique, si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société rénovée, ce n’est pas pour des raisons secondaires telles que les survivances psychologiques du passé, etc. C’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle. (...) L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte de tous contre ce qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter (5)... »
L’État comme contrôleur, exécutant, des « affaires communes de la société » (l’accumulation d’une partie du surproduit social ; l’administration territoriale ; les affaires militaires ; le respect de normes de cohabitation entre citoyens et citoyennes ; la création et l’entretien de l’infrastructure, etc.) distinctes des activités économiques immédiates (production et répartition) s’incarne dans une série d’appareils qui, comme le rappelle Engels, dans l’Anti-Dühring, se rendent autonomes de la société, se transforment de serviteurs en maîtres de celle-ci. Lorsque les porte-parole de Solidarnosc se réfèrent à cette situation de fait en Pologne, ils sont marxistes sans le savoir et sans le vouloir - et de bien meilleurs marxistes que les dirigeants du POUP qui tentent de nier cette réalité manifeste.
En Union soviétique et dans d’autres formations sociales similaires, il est évident que l’État n’a pas commencé à dépérir. Il continue au contraire à s’étendre en une puissante force indépendante érigée au-dessus de la société. Les dirigeants du PCUS prônent d’ailleurs franchement son renforcement continuel (cf. le nouveau programme du PCUS de 1986). Ceci prouve que nous sommes encore fort éloignés d’une société socialiste sans classes, qu’il existe de fortes tensions sociales et que la régulation de ces contradictions sociales exige l’existence de l’hypertrophie des appareils bureaucratiques : « L’État ne représente nullement une force imposée du dehors à la société (...) L’État est un produit de la société à une certaine étape de son développement. Il constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu’elle s’est scindée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser (6). »
Les marxistes-révolutionnaires n’accusent pas la fraction stalinienne et ses successeurs des « partis communistes » au pouvoir d’avoir « causé » la croissance monstrueuse de l’État et de la bureaucratie par « trahison » ou par « erreurs politiques ». Le contraire est vrai. Les marxistes-révolutionnaires expliquent la victoire, la ligne politique et l’idéologie de la fraction stalinienne et de ses successeurs par Ies conditions matérielles et sociales esquissées plus haut. A la fraction stalinienne et ses successeurs, on peut reprocher (dans la mesure où pour le socialisme scientifique des « reproches » jouent un rôle en politique ) ce qui suit : 1. Qu’ils cachent la réalité sociale en justifiant la bureaucratie par une idéologie spécifie, une « fausse conscience » et, de ce fait, abandonnent le marxisme et le matérialisme historique dans l’interprétation de la société. Par là, ils trompent la classe ouvrière de leur propre pays et du monde entier et répandent des mensonges. 2. Qu’au nom du « communisme » et du « marxisme », ils ont déclenché des processus d’exploitation et de répression sur une grande échelle contre les travailleurs, la jeunesse, les paysans, les femmes et les minorités nationales, ce qui constitue un crime contre le socialisme et le prolétariat. 3. Que par leur pratique politique, ils n’ont pas limité la pénurie et les excès bureaucratiques au minimum possible, mais qu’ils les ont développés outre mesure. Cela veut dire qu’ils n’ont pas agi et qu’ils n’agissent pas dans l’intérêt du socialisme et du prolétariat en tant que classe, mais qu’ils subordonnent ces intérêts aux intérêts spécifiques de la bureaucratie privilégiée.
La question générale posée par cette explication marxiste de l’hypertrophie de l’État et de la bureaucratie en Union Soviétique est la suivante : les mencheviks n’avaient-ils donc pas raison, contre Lénine et Trotsky, en S’opposant à la révolution d’octobre avec l’argument que la Russie n’était pas mûre pour le socialisme ? La réponse historique à cette question, c’est que le processus de la révolution socialiste mondiale doit être séparé conceptuellement de celui de la construction achevée d’une société socialiste sans classes. En fait, la Russie n’était certes pas « mûre » pour l’établissement d’une telle société. Jusqu’en 1924, ce fut le point de vue commun de tous les marxistes révolutionnaires : non seulement de Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg, Boukharine, Zinoviev, Lukacs, Gramsci, Thalheimer, Korsch, Radek, etc. mais aussi de Staline. Mais le monde était mûr pour le socialisme. En fait, déjà dans l’Anti-Dühring, Engels le tenait pour un fait certain.
Ce qui était déjà vrai en 1875 l’était incomparablement plus en 1917. Or, l’appropriation des moyens de production par l’État ouvrier est un acte politique, qui n’est pas seulement lié à des conditions préalables matérielles mais aussi à des conditions préalables subjectives. Sur la base de la découverte de la loi du développement inégal et combiné, Trotsky fut en mesure de prédire dès 1905-1906 que, dans le cadre du monde impérialiste, et vu son unique combinaison de retard socio-économique et de maturité politique, le prolétariat de certains pays moins développés comme la Russie aurait la possibilité de biser le pouvoir d’État du capital avant que cette éventualité ne se produise dans les nations industrielles les plus développées. L’impérialisme entrave simultanément le plein développement des conditions objectives du socialisme dans les pays attardés (le développement complet du capitalisme) et des conditions subjectives pour le socialisme dans les pays hautement industrialisés (le plein développement de la conscience de classe prolétarienne). Mais c’est précisément de la combinaison de ces deux processus qu’émerge la forme concrète de la révolution socialiste mondiale qui peut commencer dans des pays comme la Russie, mais qui n’aboutira au plein développement d’une société socialiste que par son extension aux nations industriellement les plus avancées. Rosa Luxemburg l’exprimait succinctement : « En Russie, le problème ne pouvait être que posé : il ne pouvait pas être résolu en Russie. Et c’est en ce sens que l’avenir appartient partout au "bolchévisme" (7). » Toute la tragédie du XXe siècle est contenue dans ces prévisions confirmées par l’histoire.
La révolution d’Octobre, non pas comme moyen pour le « développement du socialisme dans un seul pays » mais comme moteur de la révolution socialiste mondiale : telle fut, dès le début, la justification historique que Lénine, Trotsky, Luxemburg et leurs camarades lui ont donnée. Écoutons encore une fois Rosa (on pourrait y ajouter des dizaines de citations de Lénine, Trotsky, Boukharine, Zinoviev) : « Les socialistes gouvernementaux d’Allemagne peuvent bien crier que la domination des bolcheviks en Russie est une caricature de dictature du prolétariat. Qu’elle l’ait été ou qu’elle le soit, ce ne fut qu’en tant que produit de l’attitude du prolétariat allemand, laquelle est une caricature de lutte de classe socialiste. Nous vivons tous sous la loi de l’histoire et l’ordre social socialiste ne peut absolument s’établir qu’internationalement. Les bolcheviks ont montré qu’ils peuvent tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire est en état de donner dans les limites des possibilités historiques. Ils ne peuvent pas faire des miracles. Car une révolution prolétarienne exemplaire dans un pays isolé, épuisé par la guerre, étranglé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat international, serait un miracle. Ce qui importe, c’est de distinguer dans la politique des bolcheviks l’essentiel et l’accessoire, la substance de l’accident. Dans cette dernière période où nous sommes à la veille des batailles décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme a été et est encore la brûlante question du jour : non pas tel ou tel détail de tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la force d’action des masses, la volonté de conquérir le pouvoir pour le socialisme en général. à cet égard, Lénine et Trotsky, avec leurs amis, ont été les premiers qui aient devancé le prolétariat mondial par leur exemple : ils sont jusqu’ici les seuls qui puissent s’écrier avec Ulrich von Hutten : "J’ai osé cela !" (8) ».
Avec la Première Guerre mondiale, une série de révolutions virtuellement ininterrompue éclata de par les contradictions internes de l’impérialisme et du mode de production capitaliste, intensifiées par la guerre. Ces révolutions furent hautement stimulées par la révolution d’Octobre et par la fondation de l’État soviétique mais elles ne furent pas causées par celles-ci. Le processus réel de la révolution socialiste mondiale, avec la possibilité de victoire de la révolution dans les pays industriels avancés comme l’Allemagne et l’Italie, fut favorisé par l’existence de l’État soviétique. Pendant cette période, la possibilité de la réalisation du socialisme à l’échelle mondiale progressait, malgré l’impossibilité de réaliser le socialisme en Russie. La révolution d’octobre fut donc pleinemerrt justifiée du point de vue historique.
II. Pénurie et production marchande
La contradiction entre la production marchande et une société de producteurs associés, c’est-à-dire une société socialiste comme phase inférieure du communisme, figure parmi les éléments de base du matérialisme historique. Pour Marx et Engels, le champ d’action de la production marchande ne fut en aucune manière limité au mode de production capitaliste. « L’économie politique commence avec la marchandise, avec le moment où des produits sont échangés les uns contre les autres, soit par des individus, soit par des communautés primitives (9). » Or, dans le chapitre I du premier volume du Capital, Marx précise que les produits ne deviennent marchandises que lorsqu’ils résultent de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres. à partir du moment où le travail perd son caractère privé, qu’il devient immédiatement social, que sa répartition entre divers secteurs d’activité ne résulte plus de décisions spontanées d’individus, d’unités de production ou de firmes, mais de décisions prises à priori par la société tout entière, la production marchande disparaît : « En une société coopérative, fondée sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; le travail dépensé dans ces produits n’apparaît pas non plus comme valeur de ces produits (...) puisque maintenant, à l’opposé de la société capitaliste, les travaux individuels font directement partie du travail global [ social ] et pas seulement après un détour (...). Ce dont il s’agit ici, c’est de la société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur sa propre base, mais au contraire telle qu’elle vient juste de surgir de la société capitaliste, donc encore marquée à tout point de vue, économiquement, moralement, spirituellement par les stigmates de la vieille société du sein de laquelle elle provient. De ce fait, chaque producteur reçoit encore exactement de la société ce qu’il lui donne - compte tenu des déductions (10). »
En même temps que la persistance et l’hypertrophie de l’appareil d’État bureaucratique, la persistance de la production marchande est donc une preuve concluante que, du point de vue du matérialisme historique, en Union soviétique et dans les autres formations sociales similaires, il n’existe pas d’économie ou de société socialistes, pas de socialisation pleinement développée des moyens de production ou du processus de production. Des apologistes de la bureaucratie soviétique (soutenus par les sourires bienveillants des idéologues bourgeois et petit-bourgeois en Occident) contestent cette position de deux manières. D’une part, ils disent que Marx et Engels se trompaient sur le « mouvement réel » du socialisme et que la pratique aurait prouvé que le socialisme peut coïncider avec un « État fort », et avec la production marchande. Ils rappellent dans ce contexte que les deux maîtres répétèrent tout le temps que le communisme n’est pas un but à atteindre mais le mouvement réel qui abolit « l’état de choses existant », à savoir la propriété privée. Ce point de vue réducteur est basé sur la falsification manifeste d’une citation de L’Idéologie Allemande : « (...) Une fois abolie la base, la propriété privée, et instaurée la réglementation communiste de la production, qui abolit chez l’homme le sentiment d’être devant son propre produit comme devant une chose étrangère, la puissance du rapport de l’offre et de la demande est réduite à néant, et les hommes reprennent en leur pouvoir l’échange, la production, leur mode de comportement réciproque. Le communisme n’est pour nous ni un État qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes (11). »
Marx et Engels disent donc justement que l’abolition de « l’état de choses existant » ne doit pas être limitée à la seule abolition de la propriété privée des moyens de production. Elle doit inclure au moins : 1. L’abolition de la production marchande et le dépérissement de l’argent (« la puissance du rapport de l’offre et de la demande réduite à néant »). 2. L’abolition de l’échange des biens de consommation, du moins à l’intérieur de la commune. 3. Le contrôle des producteurs sur les produits de leur travail et sur leurs conditions de travail, ce qui inclut, entre autres, le pouvoir des producteurs associés de disposer des moyens de production des biens de consommation. 4. Le contrôle des gens eux-mêmes sur « leur mode de comportement réciproque », ce qui exclut l’existence d’un appareil répressif séparé de la société.
On n’a pas besoin d’énumérer de nombreuses données empiriques pour prouver que l’Union soviétique et les autres formations similaires sont loin d’avoir rempli ces conditions. Il n’y a pas encore eu de mouvement réel qui, quelque part dans le monde, ait abolit « l’état de choses existant ». Il n’y a nulle part de société socialiste. D’autre part, les apologistes de la bureaucratie accusent les marxistes révolutionnaires et d’autres « critiques de gauche » d’« élever » consciemment les exigences du socialisme de manière à pouvoir démontrer qu’en Union soviétique et ailleurs la réalité n’atteint pas « l’idéal » (12). Selon eux, cela serait de « l’idéalisme historique », de « l’utopie normative », du « moralisme » se substituant aux catégories du matérialisme historique.
A cela nous répondons que le matérialisme historique implique justement que les catégories scientifiques ( y compris les « normes » ) sont les produits de relations sociales réelles et non pas les produits de « raisonnements faux » ou d’un « anticommunisme » diabolique. La base matérielle des « catégories » marchandise, valeur, argent, en Union soviétique et autres sociétés similaires, c’est l’absence d’une, socialisation suffisante de la production. Le travail n’a pas encore complètement un caractère immédiatement social. Il n’y a pas encore accès direct des producteurs aux moyens de production et aux biens de consommation. Du même fait, ces producteurs ne sont pas encore des producteurs associés. Il n’y a donc pas abolition totale du travail privé et de la propriété privée.
En d’autres termes : ce n’est pas parce que les conditions sociales en URSS ne sont pas conformes aux « normes » de Marx qu’elles sont « non socialistes » et « mauvaises ». Pareil raisonnement serait en effet idéaliste et « normatif ». C’est parce que des preuves empiriques abondantes prouvent que ces fonctions sont « mauvaises », c’est-à-dire encore partiellement exploiteuses, très opprimantes et aliénantes, qu’elles sont « non socialistes ». Le fait qu’elles ne sont pas non plus conformes à la définition du socialisme de Marx confirme que les normes de Marx furent correctes sur ce que devrait être le socialisme. Ces « normes » propres au socialisme se révèlent être ni des projections « idéalistes » ni des concepts utopiques, mais des conditions nécessaires à l’événement d’une société sans classes non exploiteuse et non oppressive. Ni en Union soviétique ni ailleurs, on ne rencontre un « socialisme réellement existant ». La bureaucratie, la bourgeoisie internationale et leurs idéologues respectifs affirment bien entendu le contraire parce qu’une telle affirmation correspond à leurs intérêts. L’intérêt des uns est de voiler ou d’excuser l’inégalité, les privilèges matériels et le monopole du pouvoir qui existent en URSS. L’intérêt des autres est de discréditer le socialisme aux yeux des ouvriers en Occident, en présentant la situation réelle en Union soviétique et ailleurs... comme « le socialisme réellement existant ».
Des apologistes moins instruits ajoutent : les critiques « opportunistes de gauche » de la société soviétique confondent le socialisme avec le communisme. Ce qui est exigé d’une société socialiste n’est possible qu’en société communiste. Ces apologistes oublient la caractérisation claire de Lénine : « C’est cette société communiste qui vient de sortir des flancs du capitalisme et qui porte dans tous les domaines les stigmates de la vieille société, que Marx appelle la "première" phase ou phase inférieure de la société communiste. Les moyens de production ne sont déjà plus la propriété privée d’individus. Ils appartiennent à la société tout entière. Chaque membre de la société accomplissant une certaine part du travail socialement nécessaire reçoit de la société un certificat constatant la quantité de travail qu’il a fournie (13)... »
Ils oublient que cette définition du socialisme se trouve également dans les citations sus-mentionnées de Marx et Engels, que l’ensemble de la tradition marxiste de 1875 à 1928, à l’exception possible de Karl Kautsky, se basait sur la même définition. Staline lui-même le répétait jusqu’à juin 1928 (14) !. Une simple question de définition ? Certainement pas. On ne peut maintenir que la production marchande et la loi de la valeur continuent à opérer dans une société socialiste qu’en rejetant tout le tome 1 du Capital de Marx, son analyse de la marchandise, de la valeur, de la valeur d’échange (forme.valeur) et de la loi de la valeur. Cela implique non seulement le rejet de la définition du socialisme de Marx mais aussi le rejet de toute son analyse du capitalisme et des origines des classes et de l’État, c’est-à-dire le rejet du matérialisme historique tout entier. Chacun a le droit de penser que l’histoire a réfuté ces théories de Marx. Mais personne n’a droit de s’appeler « marxiste », c’est-à-dire de prétendre adhérer aux découvertes scientifiques de Marx, et d’avancer en même temps des théories sur l’essence et la dynamique de la production marchande, de la valeur et de la loi de la valeur, de l’argent, du capitalisme et du socialisme, qui sont en contradiction totale avec celles de Marx.
La remarque de Marx selon laquelle le « droit bourgeois » subsiste encore sous le socialisme (la première phase inférieure du communisme) ne peut en aucune manière impliquer l’existence de la production marchande et de la loi de la valeur. La citation sus-mentionnée de la Critique du Programme de Gotha de Marx affirme explicitement le contraire. Malgré la disparition de la production marchande et de la valeur sous le socialisme, le droit bourgeois continue à dominer, parce qu’il y a seulement égalité formelle (échange de quantités équivalentes de travail individuel, immédiatement reconnu comme travail social). Du fait que des individus différents ont des besoins différents et des capacités différentes à produire des quantités de travail, d’aucuns peuvent largement satisfaire leurs besoins et d’autres pas. Ce qui existe aujourd’hui en Union soviétique, ce n’est justement pas l’égalité formelle dans la distribution des biens de consommation à laquelle Marx se réfère avec la formule « droit bourgeois » mais une inégalité formelle énorme et croissante. En échange de sept heures de travail, un travailleur manuel non qualifié reçoit X biens de consommation ; un haut bureaucrate reçoit pour les mêmes sept heures de travail 10 ou 20 X de biens de consommation (en ne prenant pas seulement en considération le salaire en argent mais aussi la distribution en nature des biens et des services).
Ce « droit bourgeois » va bien au-delà de la notion de Marx concernant la première phase socialiste du communisme. Et de ceci découle, comme il découle de l’existence persistante de la production marchande et de la valeur, que la « lutte pour l’existence », la lutte générale pour l’enrichissement personnel, le froid calcul des « avantages personnels », l’égoïsme, le carriérisme, la corruption continuent à dominer la société (même si c’est à un degré moindre que sous le capitalisme). Cette dynamique sociale ne résulte pas en premier lieu des « résidus de l’idéologie capitaliste » ou de « l’influence de l’Occident », mais principalement de la structure socio-économique existante de l’URSS elle-même.
Nous trouvons encore une fois ici la même pénurie, le même développement insuffisant des forces productives qui ont déjà servi à expliquer la survie et l’hypertrophie de l’État et de la bureaucratie. Distribution, relations juridiques et conditions de pouvoir ne peuvent se trouver à un niveau qualitativement supérieur à celui que permet le niveau de développement des forces productives. La façon dont s’organise la distribution, dont se détermine qui la règle et comment il la règle dépend finalement de combien on peut distribuer, c’est-à-dire de combien on a produit. La volonté la plus forte, les intentions les plus louables, l’idéalisme le plus élevé ne peuvent rien y changer à long terme. Aussi longtemps que la société de l’Union soviétique ne peut se combiner avec les secteurs industriels les plus avancés du monde ( l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, le Japon ), il n’y aura pas de socialisme. Le sort du socialisme continue à dépendre du sort du capitalisme international, de la victoire ou de la défaite du prolétariat mondial, c’est-à-dire de l’avenir de la révolution mondiale.
Ceci nous débarrasse d’un autre malentendu concernant l’attitude des marxistes-révolutionnaires à l’égard de l’URSS. Le fait que les marxistes soulignent que les relations marchandes qui persistent en Union soviétique et ailleurs prouvent qu’il n’y existe pas encore une société socialiste n’implique pas qu’ils « exigent » que le parti ou la classe ouvrière en finissent « immédiatement » avec la production marchande et avec l’argent, qu’ils abolissent « immédiatement » l’État ou d’autres absurdités similaires. La production marchande et la valeur ne peuvent être « abolies » arbitrairement, de même que l’État ne peut être « supprimé » artificiellement. Ils ne peuvent que dépérir progressivement. Le fait qu’en Union soviétique, plutôt que de dépérir ils continuent à croître est un élément indispensable d’une analyse scientifique, marxiste objective de ces sociétés, une preuve irréfutable de l’inexistence du socialisme. Mais ce n’est pas une base pour des suggestions irresponsables et irrationnelles. Dans les conditions internes et externes données, la survivance de la production marchande et de la circulation monétaire est inévitable, de même que celle de l’État ouvrier. S’ils étaient « abolis » du jour au lendemain, il en découlerait une désintégration encore plus rapide des relations de production existantes non en faveur du socialisme mais en fin de compte plutôt en faveur de la restauration du capitalisme.
Les suggestions concrètes faites pour une réforme de l’économie et de la société soviétique (1922-1933), puis le programme pour une révolution politique élaborée par les marxistes-révolutionnaires n’ont jamais appelé à « l’arrêt » immédiat de la production marchande. Ils ont plutôt appelé à son inclusion optimale dans un système de production et de planification socialisées qui visait simultanément un développement optimal à long terme des forces productives et des relations de production réellement socialistes. L’un ne peut être séparé arbitrairement de l’autre.
Sans un accroissement des forces productives existantes, pas de socialisme. Mais sans l’émergence de vraies relations de production socialistes, la construction du socialisme est tout aussi impossible. Il ne peut s’agir de produire « en premier lieu » tant de tonnes d’acier, de ciment ou de quantité d’automobiles, de maisons, etc., jusqu’à ce que les producteurs(trices) deviennent brusquement (par quel miracle ?) maîtres et maîtresses de leurs conditions de travail et de vie. Simultanément, et par un processus d’interaction constante, on doit progresser sur le front de la production et de la productivité du travail d’une part, et sur celui de l’essor d’autogestion des travailleurs dans l’économie et dans l’État ( le pouvoir effectif des conseils, de la démocratie socialiste) d’autre part. Sans progrès décisif dans l’autogestion ouvrière, dans l’égalité sociale et la démocratie politique, les sources d’un développement ultérieur des forces productives se tariront graduellement, l’une après l’autre. Au même titre, il est complètement déplacé, comme le fait Lukacs, d’accuser les critiques marxistes-révolutionnaires de la thèse stalinienne de la « construction d’un seul pays », de défendre comme solution de rechange : « Le socialisme à travers la guerre révolutionnaire ou le retour aux circonstances d’avant le 7 novembre, c’est-à-dire le dilemme entre l’aventurisme ou la capitulation. Par rapport à ce dilemme, l’histoire ne justifie pas une réhabilitation de Trotsky. En ce qui concerne les questions stratégiques décisives de l’époque, Staline avait complètement raison (15) . »
Cette falsification de l’histoire accepte les légendes de la bureaucratie thermidorienne, qui sont directement réfutées par tous les documents concernant les discussions au sein du PCUS et du Komintern de 1923 à 1933. Loin d’avoir été prisonniers du dilemme décrit par Lukacs, Trotsky et l’opposition de gauche maintenaient — initialement contre Staline-Zinoviev, plus tard contre Staline-Boukharine, et finalement contre la seule fraction stalinienne, le PCUS étant devenu monolithique — que les communistes devaient simultanément accomplir deux tâches. Ils devaient accélérer l’industrialisation de l’Union soviétique, introduire la planification économique, élever la base technique de l’agriculture (à l’aide de l’industrialisation) et la réorganiser dans un cadre coopératif, mais seulement avec l’accord librement consenti des paysans. En même temps, ils devaient élargir la révolution sur le plan international selon les lois et les exigences internes de la lutte des classes dans chaque pays (et non selon la nécessité conjoncturelle de la défense de l’Union soviétique). Cette ligne rejetait aussi bien la capitulation que l’aventurisme, comme c’est indiqué dans la critique de Trotsky du programme du Komintern : « Durant ce Congrès [le troisième de l’IC], nous avons répété des dizaines de fois aux gauchistes impatients : ne vous hâtez pas de nous sauver, vous ne feriez que nous perdre, vous et nous ; suivez le chemin de la lutte systématique pour conquérir les masses, pour arriver à la prise du pouvoir ; nous avons besoin de votre victoire et non pas d’un combat mené dans des conditions défavorables ; nous, en Russie soviétique, avec la NEP, nous maintiendrons nos positions et nous irons quelque peu de l’avant ; vous pourrez encore venir en quelque temps voulu à notre aide, si vous préparez vos forces et si vous profitez d’une situation favorable (16). »
Finalement, dans le cadre de la théorie de la révolution permanente, la compréhension des lois du développement inégal et du développement combiné n’implique point que les peuples des pays moins industrialisés ne peuvent rien faire pour leur propre libération et doivent attendre la victoire du prolétariat dans les nations industrialisées avancées pour créer la base pour la construction réussie du socialisme. Au contraire, Trotsky était arrivé à la conclusion que seule une révolution socialiste dans les pays retardés pouvait les libérer de l’héritage barbare du passé qui pèse sur eux. A l’âge de l’impérialisme, le capitalisme est incapable de nettoyer les écuries comme il le fit pour la plus grande partie en Occident. Cette raison suffit à elle seule pour justifier pleinement les révolutions socialistes dans le tiers monde. Elles seules peuvent résoudre les tâches inaccomplies de développement du socialisme. Mais ce processus ne peut être complété sur les bases économiques et sociales trop restreintes de ces seuls pays. Il doit être élargi aux pays industrialisés dirigeants lorsque la conjoncture de la lutte de classes le permet.
III. La combinaison hybride de l’économie marchande et du despotisme bureaucratique
Résulte-t-il de notre analyse que, par suite du développement insuffisant des forces productives en Union soviétique, la bureaucratie est devenue une classe dirigeante : ou bien une « classe capitaliste-d’État » ou bien une « nouvelle classe » ? Certainement pas. Réfuter cette thèse mécaniste implique d’examiner de plus près l’imbrication contradictoire entre la production marchande et l’opération de la loi de la valeur d’une part et la domination bureaucratique d’autre part. Cette relation contradictoire (qui mène à des rapports de production spécifiques et hybrides qui, historiquement, ne peuvent se reproduire automatiquement ) doit être insérée dans la problématique plus générale des sociétés de transition entre les modes de production historiques « progressives », pour reprendre la célèbre formule de Marx.
Nous l’avons déjà dit : la restriction du fonctionnement de la production marchande à la seule époque du capitalisme contredit les thèses du matérialisme historique développés par Marx et Engels. La valeur d’échange et la production marchande, et par là aussi le jeu de la loi de la valeur existaient des siècles avant l’émergence du mode de production capitaliste. Ce qui distingue les différentes formes de la petite production marchande du capitalisme, c’est le fait que ce n’est que sous le capitalisme que la production marchande et de la valeur deviennent généralisées. Ce n’est qu’au sein de ce mode de production que les moyens de production et la force de travail deviennent en général des marchandises. Bien que le capital, le capitalisme et leurs contradictions soient déjà présents embryonnairement dans la petite production marchande, ils ne le sont justement qu’au stade d’embryon. Afin de se développer pleinement, toute une série de conditions économiques et sociales supplémentaires doivent être créées pour permettre à cet embryon de grandir et de mûrir. En Occident et dans les grandes civilisations de l’Orient, ce processus a pris 2 500 ans. Dans les pays les moins développés, il n’est pas encore complété aujourd’hui.
Les obstacles sur le chemin de ce processus sont énormes. Pour n’en mentionner qu’un : la nécessité de séparer les producteurs, dans leur très grande majorité des paysans, de tout accès direct à la terre. Sans cette condition, le plein développement du mode de production capitaliste et la transformation des producteurs directs en salariés sont impossibles. Mais la séparation des paysans de leurs moyens de production et de subsistances élémentaires exige une énorme transformation des relations de propriété à la campagne (17) . La plantation d’esclaves et le domaine foncier d’État, aussi bien que les communautés villageoises originales avec pouvoir d’accès de fait à la terre pour les paysans (soit dans le cadre du « mode de production asiatique », soit dans celui du féodalisme « pur ») sont des obstacles énormes pour une telle transformation. Ils doivent être anéantis. Des transformations économiques, sociales et politiques supplémentaires dans la production et le commerce, à la ville et à la campagne, sont en outre nécessaires. La lenteur de leur mûrissement conduisait, même dans les régions avancées d’Europe occidentale, à la coexistence pendant de longues périodes de la petite production marchande, de rapports de production à prépondérance non capitaliste et de rapports de production capitalistes émergeant progressivement.
Cette phase de transition du féodalisme au capitalisme produisait une combinaison hybride de production marchande et de production de valeurs d’usage seules. La loi de la valeur fonctionnait dans la sphère de la production marchande, sous une forme propre à cette société de transition. Mais pendant une longue période, elle fonctionnait peu ou pas du tout au niveau des villages. Un paysan européen pendant le haut moyen âge, un paysan indien ou chinois au XVIIIe siècle, un paysan mexicain ou africain au milieu du XIXe siècle, ne change pas le volume ou la nature de sa production selon les fluctuations du prix de marché, aussi longtemps que cette production est destinée avant tout à sa subsistance. Des impôts-rentes, la guerre ou des famines peuvent augmenter ou diminuer (parfois drastiquement) la part de la totalité des valeurs d’usage produites qui lui reste pour sa propre consommation. Mais ce fait ne le transforme pas en producteur de marchandises, dépendant du marché, c’est-à-dire de la loi de la valeur.
Pour que cela se produise, il faut une transformation des rapports de propriété dans le village (des rapports de propriété compris non seulement dans un sens juridique mais économique). Une séparation de fait du paysan du libre accès à la terre est nécessaire. Nous définissions la logique d’une telle société hybride par la formule : la loi de la valeur fonctionne dans de telles sociétés de transition mais elle n’y domine pas. La distribution des ressources productives socialement disponibles entre les différentes branches n’est pas déterminée par la loi de la valeur mais plutôt par la coutume et les traditions, les besoins des paysans, leurs techniques de production, leurs habitudes, leur organisation communautaire, etc. L’analyse que Marx a faite de cet état des choses est bien connue.
De tels rapports de production hybrides ne mènent pas nécessairement à la stagnation des forces productives et de la société. Une contradiction entre l’économie traditionnelle et la production marchande s’y développe lentement, y compris par l’expansion de l’usure et du capital commercial et manufacturier. Elle peut produire à long terme une dynamique économique et sociale qui mène finalement à la prédominance de la loi de la valeur et du mode de production capitaliste. Néanmoins, il s’agit d’un processus historique concret, qui doit être étudié concrètement et dont la réalité doit être démontrée empiriquement. Il ne peut être déduit de syllogismes abstraits du type : émergence de la production marchande - prédominance automatique de la loi de la valeur - capitalisme - domination de la classe capitaliste.
L’analogie avec la structure économique et sociale de l’Union soviétique et d’autres sociétés similaires est frappante. De même que dans les sociétés précapitalistes, la production marchande persiste dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme. Mais il s’agit dans ces deux cas d’une production marchande non généralisée et seulement partielle. Les biens de consommation et les moyens de production échangés entre les coopératives agricoles et les entreprises d’État sont des marchandises, de même que les produits insérés dans le commerce extérieur. Mais la masse des grands moyens de production ne sont pas des marchandises. La plus grande partie de la force de travail ne l’est pas non .plus (18). Pour la masse des machines, les matières premières ou la force de travail, il n’y a pas de marché à proprement parler.
La distribution des ressources sociales entre les différentes branches de production ne s’effectue pas sur base de la loi de la valeur. Les machines et la force de travail ne se déplacent pas des branches ayant un « taux de profit » inférieur vers les branches ayant un taux de profit supérieur. Les prix, les « profits » (d’ailleurs purement comptables, et découlant de prix arbitraires) ne sont pas les signaux qui déterminent ou réorientent l’investissement. Ce n’est pas la loi de la valeur mais l’État, c’est-à-dire la bureaucratie, qui décide en dernière instance des proportions du produit social qui seront investies et de celles qui seront consommées, ainsi que de la dynamique de l’économie prise dans son ensemble. L’économie soviétique n’est -pas une économie de marché généralisée. C’est une économie d’allocation centrale des ressources, une économie centralement planifiée.
Ce n’est pas pour autant une économie d’allocation « pure ». C’est une combinaison hybride d’économie d’allocation et de production marchande dans laquelle la loi de la valeur ne prédomine pas mais continue à fonctionner. Et celle influence de la loi de la valeur limite en dernière instance le despotisme bureaucratique et lui fixe des frontières infranchissables. C’est ce que n’admettent pas Sweezy et Magdoff qui rejètent - correctement - l’existence de prétendues « lois économiques du socialisme », mais en déduisent à tort la possibilité d’un despotisme économique plus ou moins illimité de la bureaucratie.
D’une part, l’arbitraire de la bureaucratie est circonscrit par des contraintes objectives internes, c’est-à-dire par les limites des ressources matérielles que l’économie peut allouer. En effet, la bureaucratie peut déterminer de façon despotique que certaines branches industrielles reçoivent de manière prioritaire des ressources rares, par exemple techniquement avancées. Elle peut ainsi accorder successivement la priorité à l’industrie lourde, à l’industrie d’armements, à la navigation spatiale, aux gazoducs vers l’Europe, etc. Mais elle ne peut se libérer des lois de la reproduction élargie (19). Chaque allocation disproportionnée de ressources au bénéfice d’une branche distincte de l’économie mène à des disproportions d’ensemble qui minent la productivité du travail, y compris dans l’industrie lourde et dans celle de l’armement, et qui détournent par exemple une partie des ressources économiques soviétiques vers l’importation de produits alimentaires au lieu d’importer des machines, de la technologie moderne, etc. Ceci n’est d’ailleurs qu’un aspect du problème. Mille liens unissent les secteurs non marchands aux relations marchandises-argent, en dépit de toute la terreur, de toute la pression et de tout le despotisme de la bureaucratie.
D’autre part, l’arbitraire de la bureaucratie est restreint par la pression du marché capitaliste mondial. Sur le marché mondial, c’est la loi de la valeur qui domine. Là, il n’y a en définitive qu’une seule structure des prix, déterminée par la loi de la valeur. Tout le commerce extérieur du bloc soviétique (y compris le commerce à l’intérieur du COMECON) se traduit en définitive sur la base des prix du marché mondial.
La nature hybride de la société de transition en URSS se reflète clairement dans la structure dualiste des prix. Une série de prix sont déterminés par la loi de la valeur. Une autre série de prix sont fixés arbitrairement par les autorités du plan. Le deuxième groupe de « prix » domine encore en Union soviétique. C’est pourquoi l’économie soviétique est encore une économie d’allocation centralisée - protégée par le monopole étatique du commerce extérieur -, c’est-à-dire une économie planifiée. Mais plus grand est le poids du commerce extérieur au sein du produit national brut dans un pays du bloc soviétique, plus augmentent les contraintes du marché mondial, et plus les prix « planifiés » sont influencés par la loi de la valeur. Cela influence la distribution des ressources même au sein du secteur étatique de l’économie. De ce fait, la possibilité socio-matérielle de l’économie planifiée, c’est-à-dire de l’allocation centralisée des ressources économiques décisives, se trouve restreinte. Le conflit entre l’aile « politique » et l’aile « technocratique » de la bureaucratie, entre les instances de planification « centrale » et les managers d’entreprise, sont en dernière analyse des reflets de ces contradictions objectives.
Bien que l’existence persistante de la production marchande et la domination despotique de la bureaucratie découlent de la même source (l’isolement de la révolution socialiste dans une partie du monde relativement attardée sur le plan industriel), ce despotisme reste lié à la propriété collective des moyens de production, à l’économie planifiée et au monopole étatique du commerce extérieur : La production marchande et le fonctionnement de la loi de la valeur ne peuvent à la longue se généraliser sans briser le despotisme de la bureaucratie.
Nous trouvons ici la raison décisive pour laquelle la bureaucratie n’est pas devenue une classe dominante. Elle ne peut le devenir en évoluant en « nouvelle » classe dominante mais seulement en se transformant en une classe capitaliste « classique ». Pour que puisse émerger un « nouveau » mode de production « bureaucratique » non capitaliste, la bureaucratie soviétique devrait se libérer définitivement de l’influence de la loi de la valeur. Cela exigerait non seulement la dissolution des rapports de distribution basés sur l’échange à l’intérieur même de l’Union soviétique mais cela exigerait aussi l’émancipation totale de l’URSS vis-à-vis du marché mondial, c’est-à-dire l’élimination du capitalisme à l’échelle mondiale, au moins dans les nations industrielles les plus importantes (20), ce qui dépend à son tour de l’issue finale de la lutte des classes entre le capital et la classe ouvrière à l’échelle mondiale.
Aussi longtemps que cette lutte n’est pas conclue de façon définitive, C’est-à-dire aussi longtemps que nous n’avons pas vécu soit la victoire de la révolution socialiste mondiale, soit l’autodissolution de la bourgeoisie et de la classe ouvrière dans une nouvelle barbarie ou dans la poussière radioactive, le sort de l’Union soviétique reste indécis.
Une nouvelle classe dominante présuppose un nouveau mode de production, avec sa propre logique interne, avec ses propres lois motrices. Jusqu’à maintenant, personne n’a été capable ne fût-ce que d’esquisser les lois motrices de ce « nouveau mode de production bureaucratique » - pour la simple raison qu’il n’existe pas. D’autre part, il nous a été possible de déterminer les lois motrices spécifiques de la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, gelée à une phase intermédiaire par la bureaucratie. Les données empiriques des trente dernières années confirment amplement l’opération de ces lois motrices (21).
Les partisans de la notion de « classe bureaucratique » écument en maudissant la bureaucratie. Mais ils sont en même temps contraints d’admettre que ces « assassins, criminels, voleurs, tyrans » jouent un rôle partiellement progressif. Ce n’est pas accidentel : dans l’histoire, chaque classe dominante a en effet joué un rôle progressif à l’aube de sa domination. Pour les marxistes-révolutionnaires, les aspects partiellement progressifs incontestables du rôle intérieur et extérieur de l’État soviétique découlent précisément du fait qu’il s’agit encore d’un État ouvrier, même si c’est un État ouvrier bureaucratisé. La classe ouvrière est et reste aujourd’hui la seule force sociale progressive à l’échelle mondiale, la seule qui peut résoudre la crise de l’humanité, la crise du XXe siècle. Quant aux aspects non prolétariens de l’État ouvrier bureaucratisé, à tout ce qui se rapporte aux intérêts particuliers et à la nature spécifique de la bureaucratie en tant que couche sociale (son antagonisme envers la classe ouvrière, son appropriation d’une partie du surproduit social, son rôle conservateur dans l’arène internationale), ils sont profondément et totalement réactionnaires (22).
Dans, l’histoire, les classes dirigeantes ont été capables de maintenir leur domination à long terme sur la seule base de la propriété (au sens économique du terme : le pouvoir de disposer du surproduit social et des moyens de production). Le sort des fonctionnaires d’État dans le mode de production asiatique est très significatif à cet égard.
En Chine, pendant les phases initiales de chaque dynastie, la fonction objective de la bureaucratie fut de protéger l’État et la paysannerie des prétentions de la noblesse terrienne (gentry) afin de permettre la reproduction élargie (travaux d’irrigation, centralisation du surproduit, garantie de la productivité du travail adéquate dans les villages, etc.), ce qui permettait le paiement - souvent très généreux - de la bureaucratie par l’État, au travers du surproduit social centralisé. Mais le bureaucrate restait dépendant de l’arbitraire de l’État (de la Cour, de l’empereur). Sa position n’était jamais sure (23). Il ne pouvait garantir que son fils ou son neveu obtiennent la même bonne position de bureaucrate que lui. C’est pourquoi, pendant la seconde moitié de chaque cycle dynastique, s’opérait généralement une intégration progressive de la noblesse terrienne (gentry) et de la bureaucratie. Des bureaucrates devenaient propriétaires privés, initialement d’argent et de valeurs mobilières, de terres (ce fut souvent un processus formellement « illégal », comparable à l’appropriation de stocks de matières premières et de produits finis par le « marché noir » en Union soviétique). Dans la mesure où les bureaucrates d’État se fondirent dans la noblesse terrienne, la centralisation du surproduit social fut minée, le pouvoir d’État affaibli, la pression sur la paysannerie renforcée, le revenu de la paysannerie réduit. La productivité du travail agricole diminua. L’exode rural, les révoltes paysannes, le banditisme, les insurrections se généralisèrent.
Finalement, la dynastie s’écroula. Une nouvelle dynastie - souvent originaire de la paysannerie - émergea et restaura l’indépendance relative de l’État et de sa bureaucratie vis-à-vis de la noblesse terrienne.
Un processus analogue s’est développé pendant les dernières décennies au sein de la société soviétique. Aussi longtemps que la pénurie absolue de biens de consommation y persista - c’est-à-dire en gros de 1929 à 1950 -, la nécessité de satisfaire leurs besoins immédiats pousse les bureaucrates à forcer les travailleurs à doubler ou tripler d’efforts. Quand ces besoins immédiats furent assurés, l’économie soviétique fut confrontée au problème qui a caractérisé toutes les sociétés précapitalistes. Des classes ou des couches (castes, etc. ) dominantes, dont les privilèges sont en gros réduits à des avantages de consommation privée, n’ont pas d’intérêt objectif à long terme à l’accroissement durable de la production (24). C’est pourquoi l’accroissement de la production et de la consommation de luxe vont de pair avec le gaspillage, le luxe insensé, la décadence individuelle (alcoolisme, orgies, stupéfiants). A ce propos, la conduite de la noblesse de l’Empire romain, de la noblesse de cour française au XVIIIe siècle, de la noblesse ottomane au XIXe siècle, de la noblesse tsariste à la veille de la Révolution russe est quasi identique.
Le parallèle avec des fractions des couches supérieures de la bureaucratie soviétique, ainsi qu’avec des couches rentières parasitaires sous le capitalisme des monopoles, est évident. Seule la classe des entrepreneurs capitalistes est forcée par la pression de la concurrence (c’est.à-dire de la propriété privée et de la production marchande généralisées) de se comporter de manière fondamentalement différente. Si la concurrence s’affaiblit, le capitalisme tend à la stagnation, disait Marx. Mais la concurrence découle de la propriété privée (encore une fois au sens économique du terme). Sans l’une, l’autre perd toute signification.
Au cours des années cinquante, les critiques de notre thèse selon laquelle l’URSS reste une société de transition ont crié à tue-tète que dans ce pays prévaut « la production pour la production », qui conduit en permanence à un taux de croissance exceptionnellement élevé. Notre analyse nous a permis de prédire que le contraire allait arriver, étant donné la nature particulière de la bureaucratie. L’histoire a déjà tranché.
De là une dynamique empiriquement vérifiable de l’économie soviétique. Plus se ralentit la croissance économique soviétique, plus une partie de la bureaucratie pousse à une décentralisation du contrôle des moyens de production et du surproduit social, au nom de l’accroissement des « droits des directeurs », ainsi qu’à une appropriation illégale des ressources pour la production privée et le profit privé. Cela sape progressivement la planification centrale. Cela conduit à l’opération renforcée de la loi de la valeur et débouche en définitive sur une tendance à la restauration du capitalisme. Parallèlement à ce processus, on assiste à une division grandissante au sein de la bureaucratie, et surtout à l’opposition grandissante de la classe ouvrière (25). Car les ouvriers constatent en pratique que l’appropriation privée et la propriété privée ne peuvent s’imposer qu’au détriment du plein emploi et au prix d’une inégalité toujours plus grande. Les exemples de la Pologne et de l’Union soviétique confirment que la classe ouvrière sa bat avec acharnement pour le plein emploi et contre l’inégalité sociale (26). C’est pourquoi l’autogestion ouvrière, combinée avec une prétendue « économie de marché socialiste », ne fait que masquer la contradiction au lieu de la résoudre. Il n’y a pas de véritable pouvoir de décision des collectifs ouvriers (et donc pas de véritable autogestion) si la loi de la valeur peut leur imposer des fermetures d’entreprises. Il n’y a pas de véritable « économie de marché » si des collectifs ouvriers peuvent effectivement empêcher des fluctuations de l’emploi.
En bref, si l’on assiste en Union soviétique et dans les sociétés similaires à une transformation embryonnaire de parties de la bureaucratie en une « classe dirigeante », ce n’est pas d’une « nouvelle classe dirigeante bureaucratique » qu’il s’agit, mais bien de l’embryon de la bonne vieille classe de capitalistes et de propriétaires privés des moyens de production. Si elle devait se réaliser, cette transformation des bureaucrates en capitalistes reflèterait le processus par lequel la loi de la valeur parviendra finalement à dominer l’économie soviétique au lieu de l’influencer. Un tel processus exige une généralisation de la production marchande, c’est-à-dire une transformation des moyens de production et de la force de travail en marchandise. Pour aboutit, ce processus devra détruire la propriété collective des moyens de production, le plein emploi institutionnellement garanti, la planification centrale dominante et le monopole étatique du commerce extérieur. Cela ne peut se passer simplement sur le terrain économique et exigerait une nouvelle défaite historique de la classe ouvrière soviétique au niveau économique et social. Cette défaite n’a pas encore eu lieu (27).
Les forces qui favorisent une révolution politique antibureaucratique (et qui, à long terme, sont plus fortes que celles qui conduisent à la restauration de la propriété privée et du capitalisme) poussent la société soviétique dans la direction opposée : celle d’un rétrécissement de l’opération de la loi de la valeur, du renforcement de la propriété collective des moyens de production, de la limitation résolue du champ d’activité de la bureaucratie et de l’inégalité sociale. du dépérissement de l’État. Elles opèrent objectivement en faveur d’un nouveau progrès décisif vers le socialisme et la révolution mondiale.
La révolution d’Octobre et la domination bureaucratique qui résultait de son isolement ne peuvent s’expliquer que par une combinaison des limites spécifiques du « développement interne » russe (un capitalisme « barbare » dans un État semi-féodal, sous forte influence extérieure impérialiste ; une faible bourgeoisie « indigène » ; une classe ouvrière relativement plus forte, plus concentrée et plus consciente) et du développement prodigieux du capitalisme mondial et du prolétariat mondial à l’époque impérialiste. Pour cette même raison, la bureaucratie russe ne peut se transformer en « classe dirigeante » aussi longtemps que le sort du capitalisme n’est pas décidé internationalement d’une manière ou d’une autre. Pour cette même raison, la « même vieille m... » qui émergea de nouveau en URSS après la victoire de la révolution ne pouvait prendre la forme d’une nouvelle société de classe mais celle d’une bureaucratisation de la société de transition entre capitalisme et socialisme.
IV. L’impact concret de la politique de la bureaucratie sur la réalité sociale
Notre interprétation marxiste révolutionnaire de l’Union soviétique n’est pas basée sur une conception « objectiviste » et encore moins « économiciste » de l’histoire (28). Nous n’affirmons en aucun cas que le « facteur subjectif » (la ligne politique appliquée par la direction de l’État et du parti) et ses relations avec la conscience de classe moyenne du prolétariat « national » et « international » aient eu ou ont un impact purement marginal. Les circonstances objectives (le degré de développement des forces productives) imposent certes des limites strictes à la politique de l’État et du parti. Même les meilleurs révolutionnaires en Union soviétique ne pourraient pas aujourd’hui (pour ne pas parler de 1920, de 1927, de 1933 ou de 1953) abolir complètement la production marchande, l’économie monétaire, l’État et la bureaucratie.
Mais, dans ces limites objectives, la gamme des politiques possibles est plus étendue qu’on ne le croit généralement. Il y a près de vingt-cinq ans, nous avons essayé d’expliquer (dans le chapitre 16 de notre Traité d’Économie Marxiste) la base théorique fondamentale de ces variantes politiques possibles. Personne ne nous a jusqu’à maintenant donné de réplique théorique ou n’a réfuté cette argumentation.
Dans chaque société où s’effectue une reproduction élargie plus ou moins continue du produit social, celui-ci se subdivise en trois et non pas en deux secteurs de base : 1, le fonds de consommation productive (A), qui permet de reconstituer la force de travail et les moyens de production usés au cours de la production ; 2. le fonds d’accumulation (B), constitué par la somme des moyens de production et de consommation de producteurs supplémentaires, rendue disponible par la reproduction élargie, mesurée en valeurs d’usage (dans ce contexte, nous ne considérons évidemment pas les relations de valeur d’échange, car nous ne parlons pas seulement du mode de production capitaliste) ; 3. le fonds de consommation non productive (C) (il comprend aussi la production d’armements) qui ne contribue en rien à la reproduction élargie future, encore une fois en termes de valeurs d’usage (29). L’idéologie économique bureaucratique (soutenue par d’innombrables idéologues occidentaux, y compris des pseudos et semi-marxistes) insiste sur le fait qu’une limitation du fonds de consommation productive est nécessaire pour garantir un haut niveau d’accumulation pour la croissance économique qui assurerait alors à long terme la « croissance optimale » de la consommation. C’est ce qui expliquerait le taux d’accumulation élevé de l’économie soviétique (en moyenne 25 % du revenu national par an). Cette thèse est théoriquement et pratiquement incorrecte, et ce pour deux raisons fondamentales : - Elle néglige premièrement le fait que le fonds de consommation pour les producteurs directs représente en réalité un fonds de moyens de production indirects. Chaque écart par rapport à ce que ceux-là considèrent comme fondamental pour leur consommation cause une diminution relative ou même absolue de la productivité du travail. Des investissements supplémentaires rendus possibles par cette chute relative ou absolue de la consommation des producteurs aboutissent dés lors à des taux d’augmentation de la production finale.
Le taux d’accumulation de 25 % implique initialement une croissance annuelle de 7 %, puis de 5 %, puis de 4 %, puis de 3 % seulement. Des économistes occidentaux parlent à ce propos d’un « coefficient du capital croissant » en URSS : les économistes soviétiques officiels désignent le même phénomène avec le concept de « ralentissement de la [durée de] la rotation des fonds fixes » (30).) - Deuxièmement, cette idéologie néglige le fait que les producteurs qui consomment moins qu’ils ne le voudraient, qui consomment des biens de mauvaise qualité, et qui ne sont pas satisfaits de leurs conditions de travail et de vie (y compris de l’absence de droits politiques et civils) travaillent de façon indifférente, sinon consciemment au ralenti. On doit donc les forcer à travailler.
Dans une économie capitaliste, cela se réalise essentiellement par le marché du travail, c’est-à-dire par les fluctuations des salaires, par la peur de perdre l’emploi, par le chômage de masse périodique pendant les crises économiques et les dépressions, etc. En Union soviétique, ces contraintes ne fonctionnent que marginalement ou pas du tout : ce n’est justement pas du tout une société capitaliste. Au lieu des lois de marché, ce sont le contrôle administratif, la pression et la répression qui opèrent : le despotisme de la bureaucratie. Ces circonstances expliquent précisément l’hypertrophie des contrôleurs et des policiers de toutes sortes : l’hypertrophie de la bureaucratie et de l’État. Cela aboutit à la croissance énorme du C sus-mentionné (le fonds de consommation non productive). De ce fait, B diminue plus que dans le cas d’une augmentation raisonnable d’A. L’expansion des dépenses improductives réduit ou supprime les bénéfices de croissance qu’on croyait pouvoir obtenir en limitant la consommation des producteurs (A).
Voilà tout le secret de la politique et de l’ histoire économique de la bureaucratie, de ses succès initiaux et de ses échecs de plus en plus apparents. à cause de ces contradictions internes de sa gestion et de sa planification, la bureaucratie freine de plus en plus l’expansion des forces productives. Cet obstacle sur le chemin du socialisme doit être éliminé afin de reprendre la marche en avant.
En Union soviétique, l’ampleur de la bureaucratie, ainsi que celle de la production marchande, est beaucoup plus grande que ce qui est objectivement inévitable. L’interaction entre l’inévitabilité objective et la politique bureaucratique (c’est-à.dire le produit des intérêts bureaucratiques spécifiques) détermine la réalité soviétique et sa dynamique. Les conséquences de cette interaction peuvent se résumer en une formule : un gaspillage énorme. Un récent chef de la bureaucratie, Youri Andropov, estimait qu’un tiers des heures de travail annuelles sont gaspillées. On ne saurait trouver un jugement plus accablant sur la gestion de l’économie soviétique par la bureaucratie.
En commençant par Marx, les marxistes-révolutionnaires ont toujours été conscients du danger que la classe ouvrière, venue au pouvoir, serait opprimée de nouveau par ses propres bureaucrates. Dans La Guerre Civile en France, Marx esquissait les mesures par lesquelles l’État-Commune - la dictature du prolétariat - devrait se distinguer fondamentalement de l’État bourgeois : élection de tous les fonctionnaires au suffrage universel ; révocabilité au gré des électeurs ; limitation de leur traitement à celui du salaire d’ouvrier moyen. Marx ajoute : « La Commune a réalisé ce mot d’ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l’armée permanente et le fonctionnarisme d’État (31). »
Dans l’introduction qu’il écrivit à cette brochure de Marx, Engels affirmait explicitement : « La Commune dut reconnaître d’emblée que la classe ouvrière, une fois au pouvoir, ne pouvait continuer à administrer avec la vieille machine d’État ; pour ne pas perdre à nouveau sa propre domination qu’elle venait à peine de conquérir, cette classe ouvrière devait, d’une part, éliminer la vieille machine d’oppression jusqu’alors employée contre elle-même mais, d’autre part, prendre des assurances contre ses propres mandataires et fonctionnaires en les proclamant, en tout temps et sans exception, révocables (32). » (nous soulignons). à partir de cette base, Lénine pouvait tirer la conclusion suivante : « Il est certain qu’en société socialiste une « sorte de Parlement » composé de députés ouvriers déterminera le régime du travail et surveillera le fonctionnement de « l’appareil ». Mais cet appareil-là ne sera pas « bureaucratique ». Les ouvriers, après avoir conquis le pouvoir politique, briseront le vieil appareil bureaucratique, le démoliront jusqu’en ses fondements, n’en laisseront pas pierre sur pierre et le remplaceront par un nouvel appareil comprenant ces mêmes ouvriers et employés. Pour empêcher ceux-ci de devenir des bureaucrates, on prendra aussitôt des mesures minutieusement étudiées par Marx et Engels (33). » (nous soulignons).
Vers la fin de sa vie consciente, Lénine reconnaissait avec amertume que ces garanties ne fonctionnaient pas en Union Soviétique. Pour cette raison, il qualifiait l’État existant d’État ouvrier avec déformations bureaucratiques, un État ouvrier bureaucratiquement déformé (34). Cette formule n’est pas une invention de Trotsky ou de la IVe Internationale. Elle vient de Lénine, qui l’employait notamment pour justifier les grèves en URSS. (Entre-temps, le droit de grève a été rayé de la Constitution de l’Union soviétique et de celle de la République populaire de Chine). Il n’est pas non plus permis de parler du « dépérissement de la bureaucratie ». La bureaucratie soviétique est bien forcée de reconnaître que dans sa formation sociale et dans les formations sociales similaires existent de puissantes contradictions sociales (35). Après le XXe Congrès du PCUS, la faillite de la Révolution culturelle chinoise, et l’explosion de Solidarnosc en Pologne, il serait difficile de le nier. Mais elle ne peut pas permettre qu’on rende compte de ses contradictions par des concepts sociaux. Elle doit se limiter à des « explications » historisantes ou même purement moralisatrices, idéologiques : « erreurs ». « déviations », « mauvaise conduite », « fractionnisme », « cliquisme ». « crimes », absence de « moralité communiste » (on ne dit plus : moralité prolétarienne), etc.
Il est vrai qu’à l’occasion un auteur soviétique critique peut s’aventurer plus loin. Mais il doit dès lors s’empêtrer immédiatement dans des contradictions parce qu’il ne peut pas aller jusqu’au bout de sa pensée. Il s’expose en outre à des réprimandes violentes de la part des autorités. C’est ce que le philosophe soviétique Butenko avait d’ailleurs prévu. C’est ce qui lui est arrivé, après qu’il eut dénoncé, à la lumière des événements polonais, « les déformations » du Système polonais à partir de 1948-1949, c’est-à-dire à partir de ses débuts mêmes, c’est-à-dire pendant plus de trente (!) années. Ainsi, il écrit qu’une déformation du socialisme pouvait consister en ce que « la propriété commune des moyens de production... pouvait être remplacée... par la propriété d’État bureaucratique, séparée des travailleurs ».
En plus, « les mécanismes du pouvoir dans les intérêts des travailleurs et par les travailleurs eux-mêmes [ nous soulignons] pourraient être remplacés par un "mécanisme du pouvoir des travailleurs mais pas dans leurs intérêts" ». Est-ce que cela vaut uniquement pour la République populaire de Pologne et pas pour l’URSS ? Ne devons-nous pas répondre : de te fabula narratur ? Et que penser de la conclusion suivante : « L’analyse de ces contradictions est une tâche lourde de responsabilité [en effet, en effet, E. M. ] qui touche aux intérêts des groupes les plus divers [Quels « groupes » ? Pourquoi cette façon de parler gentille, apaisante, indulgente E. M.] et de laquelle chaque remarque imprécise [Seulement chaque im-précision ? Peut-être davantage encore chaque remarque précise ? E. M.] peut être utilisée au détriment de la société [ Pourquoi les intérêts de « groupe » sont-ils soudainement identifiés aux intérêts de la société, alors qu’ils se contredisent mutuellement ? E. M.] aussi bien qu’au désavantage du chercheur en question [Voilà le vrai problème ! Qui peut l’utiliser ? Le prolétariat en tant que classe dirigeante ? ou les plénipotentiaires du parti, de l’État et de la bureaucratie ?]. »
Butenko va aussi loin que d’avancer la conclusion : « Ces manifestations ou déformations du socialisme se produisent chaque fois sur une base historique concrète, qui sont normalement des éruptions parasitaires sur le processus réel de la croissance socialiste, et qui sont entretenues par des groupes déterminés dans leur propre intérêt... [nous soulignons] (36). Qui sont ces « groupes déterminés » mystérieux ? Pourquoi ne sont-ils pas nommés ? Ne sont-ils pas précisément la bureaucratie ?
La même chose vaut pour les apologistes non-Soviétiques les plus « libéraux ». Ainsi Georges Lukacs commence-t-il son commentaire sur le XXe Congrès du PCUS en rejetant carrément le « culte de la personnalité » comme explication du stalinisme. Il pose les premiers pas timides vers une explication sociale, matérialiste du phénomène. « Ma première réaction, presque immédiate, au XXe Congrès fut dirigée au-delà de la personne, contre l’organisation : contre l’appareil bureaucratique qui a produit le culte de la personnalité et qui, ensuite, s’y figeait comme une reproduction permanente et expansive (37). » Mais la déviation vers l’idéalisme historique s’effectue immédiatement. Au lieu de ramener cette autonomie de l’appareil à un conflit d’intérêts sociaux, dans la tradition et avec la méthode du matérialisme historique, Lukacs explique les cimes énormes de Staline - ce tyran a assassiné plus de communistes qu’Hitler ; il a coûté quelques quinze millions de gens au peuple soviétique - par les idées fausses de Staline : « Je n’ai pas du tout maîtrisé la matière. Mais déjà ces commentaires passagers et fragmentaires peuvent vous montrer qu’avec Staline, il ne s’agissait en aucune manière d’erreurs isolées, occasionnelles, comme beaucoup voulaient le croire pendant longtemps. Il s’agissait plutôt d’un système de perceptions fausses, qui s’est graduellement développé (38). » Autrement dit : la bureaucratie n’œuvrait pas à introniser le « culte de la personnalité » et « le système d’idées fausses de Staline » au service d’intérêts matériels qui la firent affronter la classe ouvrière comme une force sociale étrangère. La défense entêtée de son monopole du pouvoir n’est pas expliquée par le fait que ce pouvoir constitue la base de ses privilèges matériels. Non, les « idées fausses » de Staline (qui émergent dans la situation spéciale de l’Union soviétique dans les années trente) ont produit l’autorité totale et l’arbitraire de la bureaucratie. N’est-ce pas une rupture complète avec le matérialisme historique ? Ce qui peut expliquer cette rupture chez un marxiste aussi éduqué et intelligent que George Lukacs, c’est sa volonté de trouver une excuse pour la dictature bureaucratique, plutôt que de l’expliquer scientifiquement (et aussi en passant de justifier sa propre capitulation pendant des dizaines d’années devant cette dictature).
Le pendant des thèses idéalistes de Lukacs, c’est l’interprétation « objectiviste-historiciste » à la Elleinstein qui explique le phénomène stalinien par les « circonstances historiques », en évacuant encore une fois le phénomène social spécifique de la bureaucratie.
Pour résumer : isolée dans un pays moins développé, la révolution socialiste russe ne pouvait se déployer en direction de la dictature du prolétariat et de la construction de la société socialiste sans classes, telle que la théorie marxiste classique l’avaient prévue. Une productivité insuffisante créa la pénurie généralisée. Dans ces conditions, et vu le modeste niveau culturel du prolétariat, il perdit graduellement l’exercice direct du pouvoir politique au profit d’un appareil de fonctionnaires professionnels : la bureaucratie.
Le prolétariat international et russe fut de même trop faible (avant tout pour des raisons subjectives en ce qui concerne le premier, pour des raisons objectives pour le second) pour garantir la limitation progressive de l’économie marchande et monétaire et l’extension internationale victorieuse de la révolution vers les pays les plus avancés. Mais la crise croissante de l’impérialisme et du capitalisme, jointe à la force réelle du prolétariat et à l’extension partielle de la révolution empêchèrent la restauration du capitalisme en URSS. De là découle la manière spécifique du jeu de la loi de la valeur et la nouvelle division du travail, basée sur la pénurie, dans la société soviétique : non pas sous la forme de l’émergence d’une nouvelle classe dominante, mais par l’hypertrophie d’une couche (caste) bureaucratique pas encore libérée de la propriété collective des moyens de production et de l’économie centralement planifiée.
Cette couche bureaucratique jouit de privilèges matériels croissants et d’un monopole politique du pouvoir pour les garantir. Mais elle est en même temps obligée de limiter ses privilèges à la sphère des biens de consommation. Dc là les contradictions insurmontables au sein de la société et de l’économie soviétique. Dc là la nécessité d’une deuxième révolution, politique, antibureaucratique, seule alternative historique à la désintégration de l’économie planifiée et de la propriété collective par la transformation d’une partie de la bureaucratie en classe capitaliste dominante.
Dans ce cadre, la politique de la direction du PCUS n’est ni objectivement prédéterminée ni sans influence quant à l’évolution du pays et du monde. Elle possède une marge d’autonomie évidente. Face à l’élargissement de la production marchande et à l’expansion de la bureaucratie, cette direction peut stimuler ou combattre ces développements. Jusqu’à maintenant, elle les a accélérés de façon significative. Elle a ainsi aiguisé les contradictions sociales. Loin d’être une arme des masses prolétariennes (du prolétariat en tant que classe) contre la bureaucratie, comme l’espérait et le voulait Lénine, le parti s’est transformé lui-même en instrument de l’autorité bureaucratique. Au lieu d’élever le prolétariat à la position de classe dominante directe pendant la dictature du prolétariat, le parti s’est transformé de plus en plus en appareil bureaucratique à part, séparé de la classe ouvrière. La bureaucratisation du parti s’est fondue avec la bureaucratisation de l’État pour opprimer de nouveau le prolétariat.
Il est évident que toute cette problématique est très liée à celle du Thermidor. Mais il est beaucoup moins connu que, déjà en 1921, Lénine avait posé le problème d’un Thermidor éventuel en Union soviétique dans ses notes pour la 10e Conférence du parti : « Thermidor ? Raisonnablement on doit dire : c’est possible, n’est-ce pas ? Est-ce que ça viendra ? Nous verrons (39). »
V. L’idéologie fétichiste de la bureaucratie
L’évolution idéologique de la bureaucratie stalinienne et poststalinienne en URSS correspond de manière frappante - nous dirions même : de manière surprenante - avec cette réalité sociale hybride et contradictoire de l’URSS, avec cette imbrication spécifique de despotisme bureaucratique et d’influence de la loi de la valeur.
La bureaucratie ne dispose pas d’une idéologie propre. Elle continue à s’appuyer sur une déformation systématique du marxisme comme substitut à une telle idéologie. Mais il ne s’agit point d’une déformation fortuite ou exclusivement pragmatique. A travers le cynisme de la realpolitik qui a conduit le Kremlin à imposer mille cabrioles conjoncturelles déterminées à ses malheureux idéologues officiels, des traits plus fondamentaux ont émergé petit à petit.
Le premier de ces traits, c’est la fétichisation de l’État, poussée à l’extrême. Dans la Critique du Droit d’État de Hegel ( Kritik des Hegelschen Staatsrecht), Marx avait déjà présenté cette fétichisation comme une caractéristique idéologique de toute bureaucratie. Il le fit en termes pénétrants et brillants, qui s’appliquent en toutes lettres à la bureaucratie soviétique : « L’esprit bureaucratique est un esprit tout à fait jésuitique, théologique. Les bureaucrates sont les Jésuites de l’État, les théologues de l’État. La bureaucratie, c’est la république-prêtre (...) La bureaucratie se considère comme le but ultime de l’État.
Comme la bureaucratie transforme ses buts [ fonctions ] « formels » en contenu, elle entre partout en conflit avec les buts « réels ». Elle se voit donc obligée de présenter ce qui est purement formel comme étant le contenu, et ce qui est le contenu [ réel ] comme simplement formel. Les buts de l’État se transforment en buts des bureaux, et les buts des bureaux en [ réels ] buts de l’État. La bureaucratie devient un cercle dont personne ne peut s’échapper. Sa hiérarchie se présente comme une hiérarchie des connaissances. Le sommet attribue aux cercles inférieurs la connaissance des détails, alors que les cercles inférieurs confient au sommet la connaissance en général [ de la réalité dans son ensemble ] : ils se trompent mutuellement. La bureaucratie détient l’État, l’essence spirituelle de la société, comme si elle lui appartenait en tant que propriété privée. L’esprit général de la bureaucratie, c’est le secret, c’est le mystère, conservé en son sein par la hiérarchie, et par rapport aux tiers par son apparition [ action ] comme corporation fermée. L’esprit public d’État, et donc aussi la conviction d’État [ la conviction politique ] apparaissent de ce fait pour la bureaucratie comme une trahison de ce mystère. L’autorité, voilà le principe de ses connaissances, l’adoration de l’autorité comme sa conviction [ politique ]. En son propre sein, le spiri tualisme se transforme en matérialisme, le matérialisme grossier de l’obéissance passive, de la foi (aveugle) en l’autorité, du mécanisme d’une activité fixe et formelle, de principes, de convictions et de traditions figés. En ce qui concerne le bureaucrate individuel, le but de l’État devient son but privé, celui d’essayer de conquérir des postes plus élevés, de faire carrière. (...) Alors que la bureaucratie est d’une part ce matérialisme grossier, son spiritualisme non moins grossier se manifeste en ceci qu’elle cherche à faire tout, c’est-à-dire qu’elle élève la volonté jusqu’à en faire la causa prima [ cause fondamentale ] de tout (...) puisqu’elle reçoit son contenu de l’extérieur, et ne peut prouver [ justifier ] son existence qu’en pétrissant, qu’en limitant ce contenu. Le bureaucrate ne voit dans le monde qu’un simple objet pour être traité [ de manière volontariste ] (40). »
Voyons ce que cela donne en pratique chez les idéologues de la bureaucratie soviétique : avant tout une doctrine qui nie le parasitisme et le caractère histori quement limité, transitoire de l’État. Écoutons le docteur L. S. Mamut, cet auteur particulièrement doué : « D’un point de vue rétrospectif sur la réalité de l’État, on s’aperçoit qu’à l’échelle de l’histoire mondiale, il développe un niveau toujours plus élevé de liberté politique pour la société et ses sujets sociaux (...) Selon Marx, la liberté ne peut être créée qu’à l’aide d’institutions (d’État) ; à cette fin, elles sont transformées fondamentalement et, ce qui est plus important, doivent être placées sous le contrôle effectif des travailleurs de la nouvelle société (... ) Après la victoire du prolétariat révolutionnaire sur la bourgeoisie, la liberté de la société inclura la liberté de chaque travailleur. Une liberté collective qui n’a pas comme condition préalable la liberté de chacun des individus associés est, selon Man et Engels, simplement absurde. La société ne peut se libérer sans libérer chaque individu (41). »
A l’exception des deux dernières phrases, qui sont de Max et Engels et non pas d’un idéologue de la bureaucratie soviétique, cet extrait est théoriquement et empiriquement absurde. La « victoire du prolétariat révolutionnaire sur la bourgeoisie » s’est produite en Union soviétique il y a soixante-huit ans. Chaque travailleur soviétique a-t-il aujourd’hui la liberté de créer indépendamment un syndicat, une organisation politique ou un journal mensuel, sans l’approbation préalable d’un organisme d’État ? Peut-il écrire et diffuser sans censure une brochure ou un tract qui ne plaît pas aux « fonctionnaires » ? S’il essaie de le faire, n’est-il pas conduit immédiatement au commissariat, si ce n’est dans un camp de travail ou à l’hôpital psychiatrique, et ne perd-t-il pas immédiatement son emploi ? Est-ce cela la liberté de l’individu ? La classe ouvrière soviétique contrôle-t-elle effectivement le KGB ? Où ? Comment ? Quand ?
Des cyniques intelligents n’ont-ils pas honte d’écrire de telles âneries ? Où est « le contrôle des travailleurs soviétiques » sur les organismes d’État centraux, les mêmes organismes d’État qui prétendument garantissent « un niveau toujours plus élevé de liberté politique pour la société et les sujets sociaux » ? Ce contrôle existe peut-être par rapport à la régulation de la circulation du métro ou de la température de la soupe dans la cantine de l’usine (même cela n’est pas certain !). Mais un tel « contrôle » existe également sous différentes formes de démocratie bourgeoise : ce n’est pas un « niveau de liberté politique plus élevé pour le sujet social ».
Un sophiste pourrait répliquer : la « liberté politique » est moins importante que la liberté économique. Admettons. Mais d’abord en quoi et pourquoi s’op posent-elles l’une à l’autre ? Et puis, les travailleurs soviétiques sont-ils libres de déterminer les proportions du plan économique d’État, de décider du rapport de l’accumulation et de la consommation ? Sont-ils libres de critiquer en public les décisions du Gosplan, de proposer des proportions alternatives pour les dépenses économiques, salariales ou sociales, pour la politique de santé et d’éducation ? N’est-ce pas cela la « liberté économique » ? Et comment peut-on jouir de la liberté économique sans jouir des libertés politiques, lorsque l’État détient les moyens de production et le surproduit social ?
Est-il compatible avec le marxisme de prétendre que, même si les travailleurs contrôlaient effectivement les organismes d’État, ils transformeraient ainsi l’État en un moyen pour garantir « la liberté toujours plus grande » ? Pas du tout. Engels écrivait : « En possession du pouvoir public et du droit d’encaisser des impôts, les fonctionnaires [ de l’État ] se présentent maintenant comme des organes de la société au-dessus de la société. Le respect libre, bénévole, dont jouissaient les organes de la société gentilice, ne leur suffit plus, même s’ils pouvaient l’obtenir : porteurs d’un pouvoir aliéné de la société, ils doivent obtenir le respect par des lois d’exception, grâce auxquelles ils jouissent d’une sainteté et d’une inviolabilité particulières [ Voilà qui s’applique merveilleusement aux bureaucrates soviéti ques ! ]. L’agent de police le plus bas de l’État civilisé détient plus d’« autorité » que tous les organes de la société gentilice pris dans leur ensemble ; mais le monarque !e plus puissant et l’homme d’État ou le chef militaire le plus grand de la civilisation peuvent être jaloux du plus petit administrateur de la société gentilice, étant donné le respect sans contrainte et sans contestation qui lui est voué. C’est que ce dernier se trouve au bon milieu de la société, tandis que l’autre est obligé de devoir représenter quelque chose à l’extérieur et au-dessus d’elle (42). »
Qu’on est loin de « l’État qui », du point de vue de l’histoire mondiale, « développe de plus en plus de liberté » pour les individus ! Ces lignes d’Engels résument brillamment toute la théorie marxiste de la bureaucratie. Qui plus est, Engels écrivait à Bebel exactement le contraire de ce que Mamut disait sur « l’État comme Garant de la Liberté ». « Aussi longtemps que le prolétariat utilise encore l’État, il l’utilise non dans l’intérêt de la liberté, mais pour opprimer ses adversaires et, dès qu’il peut être question de liberté, l’État en tant que tel cesse d’exister (43) ».
Quant à la différence entre l’État bourgeois - et l’État de toutes les classes dominantes antérieures - d’une part, et l’État prolétarien (la dictature du prolétariat) tel que Marx et Engels l’avaient conçu, Lénine fut encore plus tranchant et plus radical. Dans L’État et la Révolution, il écrivait, en se référant à la Commune de Paris et à la dictature du prolétariat : « Réprimer la bourgeoisie et briser sa résistance n’en reste pas moins une nécessité... Mais ici, l’organisme de répression est désormais la majorité de la population et non la minorité, comme cela a toujours été le cas... Or, du moment que c’est la majorité du peuple qui réprime elle-même ses oppresseurs, point n’est plus besoin d’une « force spéciale » de répression ! C’est en ce sens que l’État commence à dépérir. Au lieu d’institutions spéciales d’une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l’armée permanente), la majorité elle-même peut s’acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions du pouvoir de l’État sont exercées par l’ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire... C’est là justement qu’apparaît avec le plus de relief le tournant qui s’opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne, de la démocratie des oppresseurs à la démocratie des classes opprimées, de l’État comme « force spéciale » destinée à réprimer une classe déterminée, à la répression des oppresseurs par la force générale de la majorité du peuple... (44). » Lénine résumait la différence entre l’État bourgeois et la dictature du prolétariat en ces termes succincts et radicaux : « Le pouvoir soviétique est un type nouveau d’État, sans bureaucratie, sans police, sans armée régulière (45). »
Nous voyons encore une fois tout ce qui sépare l’État ouvrier bureaucratisé et le pouvoir des conseils conçu par Marx, Engels et Lénine. L’ironie veut que si quelqu’un publiait et diffusait aujourd’hui en URSS cette citation de Lénine, il recevrait une peine de cinq à dix ans de travaux forcés au goulag pour le crime d’« agitation antisoviétique » ou de « diffamation des autorités soviétiques ». Pire encore, il subirait peut-être des années d’internement dans un hôpital psychiatri que, soumis aux médicaments de lavage de cerveau. On doit effectivement être fou - aussi fou que Lénine - pour imaginer un État soviétique sans bureaucrates, sans police et sans armée permanente... Le fétichisme de l’État frise parfois le grotes que : des idéologues de la bureaucratie envisagent tranquillement le maintien dans une société communiste « pleinement développée » ( sic) et sans État, de la police secrète, c’est-à-dire du KGB : « L’État dépérit mais les organes restent » ! Com ment en effet prévoir sa propre disparition en tant que groupe social distinct et privilégié sans se nier soi-même ? On ne saurait trouver meilleure preuve de ce que les idéologues de la bureaucratie sont en dernière analyse les idéologues de la police.
Mais dans l’idéologie de la bureaucratie, la fétichisation de l’État se combine de manière à la fois bizarre et significative avec le fétichisme classique de la marchandise, caractéristique de toute société à production marchande importante (partielle ou générale). Marx avait démontré que la production marchande n’existe qu’en fonction du caractère privé du travail, donc de la propriété privée (encore une fois : partielle ou générale). Non, répondent les idéologues staliniens et poststaliniens. La loi de la valeur règne en URSS en fonction d’une « nécessité objective » ; c’est une « loi objective ».
Empruntant à Engels une formule d’ailleurs tronquée, et la remplissant ainsi d’un contenu tout à fait différent de celui d’Engels, ils ajoutent : la liberté ne peut être que la reconnaissance de la nécessité. Mais avec cette formule, Engels se réfère explicitement aux lois de la nature. Pour les idéologues staliniens et poststaliniens, la « loi de la valeur » aurait donc la force d’une « loi de la nature », alors que pour Marx et Engels, elle était justement une loi ni « naturelle » ni éternelle, mais strictement liée à des conditions sociales particulières, limitées dans le temps, celles précisément de sociétés dans lesquelles les producteurs travaillent séparé ment les uns des autres du fait de la propriété privée, et n’entrent en rapports mutuels que par l’échange des produits de leurs travaux privés.
La combinaison hybride de la fétichisation de l’État et de la fétichisation de la marchandise dans l’idéologie de la bureaucratie prend à son tour la forme spécifique de justification du rôle propre et de la fonction de la bureaucratie en tant que telle. La bureaucratie « utilise » (le jeune Marx disait : pétrifie) les « lois objectives » pour diriger l’économie. L’État despotique manipule « la loi de la Valeur », c’est-à-dire la viole à chaque pas. Mais en même temps, la planification bureaucratique doit s’incliner devant « l’intéressement matériel » des producteurs (en fait celui des bureaucrates), et ne peut pas se fonder sur la réalisation prioritaire des besoins démocratiquement définis par les travailleurs en termes de « valeurs d’usage », car « la loi de la valeur l’interdit ». Elle « régnerait » donc malgré la souveraineté de l’État.
Tantôt l’arbitraire de la gestion bureaucratique est ainsi légitimé, et tantôt c’est son dysfonctionnement gaspilleur, qui serait un « fait » indépendant de la volonté et de l’action de la bureaucratie. « On ne devrait pas tomber dans l’autre extrême : si la production marchande prévaut, alors l’anarchie du marché, la loi de la valeur agissant de manière spontanée, la production pour un marché inconnu et libre seraient inévitables, vu le rôle régulateur de cette loi, etc. La spontanéité est empêchée par l’État socialiste, puisqu’il est en mesure d’endiguer les côtés négatifs [ ! ] des rapports marchandises-argent et de subordon ner leurs instruments [ ? ] à des buts consciemment planifiés. Grâce à la théorie du marxisme-léninisme et à la pratique de la construction du socialisme et du communisme, le grand potentiel économique de l’État socialiste en tant que sujet et force d’organisation du mécanisme économique a été découvert [ ! ] et démontré. Ce serait cependant une erreur de croire que dans le socialisme, la détermination de la quantité [ de la mesure ? ] du travail et de la consommation dépendent seulement [ ! ] de l’État. Dans une mesure importante, cette fonction est remplie par la loi de la valeur (46) ».
Selon Marx, la loi de la valeur s’impose dans une économie marchande de manière objective, dans le dos des hommes et des femmes, et agit indépendamment de leur volonté. Elle détermine à moyen terme - non au jour le jour - la valeur des marchandises, et donc aussi la valeur de la marchandise « force de travail », pour autant que celle-ci soit une marchandise. En société socialiste, le fonds de consommation des producteurs est-il déterminé par leur décision consciente de consacrer disons 75 % de la production à celle des biens de consommation ? Non, répond notre professeur pas très rouge : l’État socialiste (et quid des producteurs associés ?) n’est pas libre de déterminer à lui tout seul l’ampleur de ce fonds : « dans une mesure importante », cette fonction est remplie par la loi de la valeur.
C’est donc que la force du travail serait encore une marchandise ! Sinon, comment peut-elle avoir une valeur déterminée par « la loi de la valeur » ? Mais si la force de travail est une marchandise, de même que les moyens de production, comment « l’État socialiste » peut-il empêcher « la loi de la valeur » - une loi objective, indépendante de la volonté humaine - de déterminer la valeur de toutes les marchandises, et donc la dynamique de la croissance économique ? C’est que « l’État socialiste » peut « endiguer » cette loi ! Si ce galimatias a un sens, c’est celui de démontrer que le désordre dans la « théorie » de la bureaucratie est à la mesure du désordre de sa gestion pratique. Le tout culmine dans le concept révisionniste de la survie de l’État non seulement dans la société socialiste mais même dans la société communiste « non entièrement achevée », et ce malgré la disparition complète des classes. A quoi sert alors cet étrange État ? « Le dépérissement de l’État dépendra en premier lieu du succès avec lequel les restes du capitalisme sont éliminés de la conscience des hommes (47). »
En d’autres tertres : il faut un appareil de répression, « des groupes d’hommes armés », pour imposer exclusivement la discipline (le monolithisme) idéologique ! La police se borne à faire la police des idées, puisqu’elle n’a plus rien d’autre à faire. Mais elle doit tout de même survivre pour remplir cette fonction « vitale ». N’est-il pas évident que nous sommes en présence d’une idéologie d’autojustifi cation qui reflète l’existence matérielle de la bureaucratie en tant qu’appareil qui s’approprie l’exercice de fonctions que la société avait exercées auparavant sans appareils spéciaux, qu’elle pourrait demain exercer de la même manière mais qu’elle n’est pas « autorisée » à exercer parce que la bureaucratie, elle, veut survivre à tout prix ?
La portée historique de la révolution politique antibureaucratique, et sa nécessité objective ne peuvent être saisies qu’à condition de comprendre à la fois le rôle objectif de la bureaucratie et la fonction objective de la démocratie socialiste en URSS. Il ne s’agit point d’appliquer des « normes idéales ». Il s’agit de nécessités socio-économiques qui découlent des contradictions immanentes de la société soviétique.
Dès que l’État prend le contrôle de tous les grands moyens de production, s’approprie et distribue centralement le surproduit social, la question de la gestion des uns et de l’autre devient décisive pour la dynamique de la société. Cette question implique celle de la répartition du produit social entre les trois grands fonds mentionnés plus haut. Lorsqu’en absence de démocratie effective des conseils, l’État est conduit à effectuer cette gestion sans une articulation effective avec les besoins et les préférences de la grande masse des producteurs et des consommateurs clairement reconnus et exprimés à la fois, le despotisme social (c’est-à-dire l’oppression) et le dysfonctionnement économique sont inévitables.
Pour cette raison, le caractère arbitraire-despotique de l’économie d’allocation centrale en Union soviétique ne reflète pas « l’essence » de la propriété collective et encore moins « l’essence » des impératifs de la planification économique. La bureaucratie peut appliquer des « réformes » afin de corriger son caractère arbi traire. Elle peut recourir à des doses supplémentaires d’économie marchande. Mais le centralisme bureaucratique n’en reste pas moins despotique et gaspilleur ; il est condamné à le rester. Il n’y a qu’une alternative à l’arbitraire bureaucratique : un système de gestion et de planification dans lequel la masse des travailleurs allouent eux-mêmes centralement les ressources et déterminent démocratiquement les priorités. Un tel système exige que les masses elles-mêmes articulent leurs besoins en tant que producteurs, consommateurs et citoyens, autrement dit qu’elles deviennent maîtresses de leurs conditions de travail et de vie, qu’elles se libèrent progressi vement du despotisme, du diktat bureaucratique, et de celui du marché ( la tyrannie du portefeuille).
Ce n’est qu’ainsi que l’on peut vaincre dans l’immédiat l’irresponsabilité et l’incompétence de la bureaucratie. La solution satisfaisante des relations production/besoins signifie le centralisme démocratique, c’est-à-dire l’administration autocentralisée de l’économie et de l’État, planifiée et réalisée par les travailleurs eux-mêmes (48). Cela n’est possible qu’avec la restriction progressive ( pas l’abolition immédiate) aussi bien de la production marchande que de la bureaucratie, dans le cadre de la démocratie socialiste des conseils.
Notes :
- Friedrich Engels, Anti-Dühring, p, 168, Marx-Engels-Werke, MEW, t. 20. Notre propre traduction.
- Friedrich Engels, Les Origines de la Famille, de la Propriété Privée et de l’État, MEW, t. 21, p. 165-166.
- Friedrich Engels, Anti-Dühring, ibidem, p. 169,
- Karl Marx, L’Idéologie Allemande, Éditions Sociales, Paris, 1966, p. 51-53.
- Léon Trotsky, La Révolution Trahie, Paris, Grasset, 1937, p. 70, 131-132.
- Friedrich Engels, Les Origines de la Famille, de la Propriété Privée et de l’État, ibidem, p. 165.
- Rosa Luxemburg, La Révolution Russe, Paris, Maspero, 1964, p. 71.
- Ibidem, p. 70.
- Friedrich Engels, « La Contribution à la Critique de l’Économie Politique de Karl Marx », in œuvres Choisies en 2 vol., t. 1, p. 390, Éditions du Progrès, Moscou, 1955.
- Karl Marx, Critique du Programme de Gotha, MEW, t. 19, p. 20.
- Karl Marx, L’Idéologie Allemande, op. cit., p. 53-54.
- Par exemple, Fédosseiev et al., L’Enseignement Marxiste-Léniniste sur le Socialisme et l’Actualité, Moscou, 1975, p. 97.
- V. l. Lénine, L’État et la Révolution, in V, 1. Lénine, œuvres, t. 25, Paris - Moscou, Éditions Sociales - Éditions du Progrès, 1971, p. 502. Il faut noter que Lénine parle de la quantité de travail et non de la quantité et la qualité du travail.
- « Nous disons souvent que notre République est une République socialiste. Est-ce que cela signifie que nous avons déjà réalisé le socialisme, éliminé les classes et l’État, parce que la réalisation du socialisme signifie le dépérissement de l’État ? Ou est-ce que cela signifie que les classes, l’État, etc. survivront sous le socialisme ? il est évident que ça ne signifie pas cela. » (J. V. Staline, « Lettre à Kouchtyssev », du 28 décembre 1928, dans Werke, t. 11, p. 278. Notre traduction de l’allemand.
- George Lukacs, « Lettre à Alberto Carocci », dans Forum, mensuel autrichien pour la liberté culturelle, 10e année, Hefte 115-116, 117, 1963. lci cité d’après Lukacs, Schriften zur ldeologie und Politik, Luchterhand Verlang, 1967, p. 661.
- Trotsky, L’Internationale Communiste après Lénine, Paris, PUF, 1969, t. l, p. 188.
- Cf. Marx, « Formes qui précèdent la production capitaliste », im Grundrisse, p. 471-514, sur le rôle de la propriété commune comme obstacle aux relations de production capitalistes et même à la production de valeurs d’échange dans les villages. « Sa première tâche [celle de la grande industrie] est d’incorporer la campagne dans toute son ampleur dans la production non de valeurs d’usage mais de valeurs d’échange. » Les passages les plus significatifs de Marx à ce sujet se trouvent dans Le Capital, vol.I, in MEW, t. 23, p. 378-379.
- Nous ne pouvons pas analyser en détail ici le travail « salarié » soviétique. Le concept de « salaire » rend compte de deux phénomènes (processus) qui se combinent sous le capitalisme, mais pas dans les sociétés pré ou postcapitalistes (ou du moins pas avec la même dynamique). D’une part, il signifie l’accès indirect aux biens de consommation, uniquement en échange d’un revenu monétaire et limité par lui. Dans ce sens, le travailleur russe est certainement encore un travailleur salarié. Mais le travail salarié signifie aussi l’existence d’un marché du travail, la contrainte des producteurs de vendre leur force de travail sur ce marché, et la détermination du prix de la marchandise « force de travail » par l’offre et la demande sur ce marché, un prix qui oscille autour d’une valeur sociale objective de cette marchandise. Pour que cela se produise, le travailleur salarié doit être privé d’accès aux moyens de production autant qu’aux moyens de subsistance. Cela n’existe pas encore en Union soviétique, dans la mesure où le « droit au travail » est garanti non seulement par la Constitution mais aussi en pratique. La force de travail (avec des exceptions significatives) n’est donc pas une marchandise, et le travailleur salarié n’est pas un travailleur salarié dans le sens capitaliste.
- Cela constitue l’erreur théorique fondamentale de Castoriadis et d’autres qui prétendent que le secteur d’armements a atteint une autonomie complète en URSS. Cornélius Castoriadis, Devant la guerre I, Fayard, 1981.
- Nous ignorons le « cas spécial » irréalisable où l’URSS atteindrait une telle avance écrasante dans la productivité du travail moyenne vis-à-vis du capitalisme international qu’elle pourrait se libérer de façon « purement économique » de la loi de la valeur. Dans ce cas, elle serait devenue un royaume de l’abondance, c’est-à-dire une société communiste où il n’y aurait pas de place objective pour une « nouvelle classe dirigeante ».
- Cf. parmi d’autres notre essai « Dix Thèses sur la Société de Transition », dans Probleme des Sozialismus und der Uebergangsgesellshaft, Suhckamp, 1972, ainsi que « The Laws of Motion of the Soviet Economy », in Critique n° 12, 1970. Nous avons exprimé ce même point de vue fondamental dans le chapitre consacré à l’économie soviétique du Traité d’Économie Marxiste, écrit en 1960 et publié pour la première fois en 1962.
- Cf. notre polémique avec Paul M. Sweezy dans Monthly Review, et avec L’Alternative de Rudolf Bahro. La formule « État bureaucratique » n’a pas de sens. L’État est « bureaucratique » par définition ! Il représente des appareils séparés de la société. Tout dépend de la nature de classe de l’État et donc de la bureaucratie. il y a des bureaucraties despotiques (celles soumises au mode de production asiatique), des bureaucraties esclavagistes, des bureaucraties féodales et semi-féodales (ces dernières dans les monarchies absolues), des bureaucraties bourgeoises, des bureaucraties ouvrières, etc. Apparemment, la bureaucratie soviétique est encore une bureaucratie ouvrière, ce qui ne « justifie » ou n’adoucit nullement ses caractéristiques parasitaires, son énorme gaspillage des ressources sociales ou ses crimes. Mais une « bureaucratie bureaucratique », c’est une formule qui ne veut rien dire.
- Le parallèle entre d’une part le système d’offices d’État compliqué, hiérarchisé et extrêmement formalisé en Chine classique, et la Nomenklatura dans la bureaucratie soviétique d’autre part (qui sont tous les deux basés sur des examens, dans le cas de l’URSS des examens théoriques et pratiques en « marxisme-léninisme ») saute aux yeux et est sociologiquement très significatif.
- « (...) En partie parce que dans chaque mode de production antérieur, le propriétaire principal du surproduit social... l’esclavagiste, le seigneur féodal, l’État, par exemple le despote oriental, représentent les riches fainéants ». Marx, Le Capital, vol. lll, MEW, vol. XXV, p. 343.
- Toutes les couches de la bureaucratie - pas seulement la prétendue bureaucratie « politique » - qui n’ont pas de relations directes avec les moyens de production, et qui peuvent les « commander » seulement de façon indirecte à travers des ordres, sont beaucoup moins inclinées à abandonner l’économie d’allocation centrale, l’impératif du plan, et la propriété collective des moyens de production. Mais cela ne signifie pas du tout qu’ils soient moins corrompus ou moins intéressés à l’enrichissement privé, y compris l’accumulation privée d’or, de devises étrangères, de bijoux, d’œuvres d’art, de comptes bancaires en Suisse, etc. que les couches technocratiques et administratives (au niveau de l’usine) de la bureaucratie.
- Différents observateurs de la vie quotidienne soviétique, surtout le philosophe et satiriste Alexandre Zinoviev ( cf. Alexandre Zinoviev, Le Communisme comme Réalité, l’Age d’Homme, Paris, 1981) mais aussi, malheureusement, le socialiste-révolutionnaire oppositionnel Ticktin affirment que la stabilité de l’Union soviétique repose sur une connivence tacite entre la bureaucratie et les travailleurs (Ticktin, Critique n° 12, p. 132-135, et p. 129). La faiblesse de cette thèse a été démontrée par les événements polonais de l’été 1980, et la lutte acharnée des travailleurs polonais pour obtenir plus d’égalité sociale et économique. En fin de compte, il s’agit d’une thèse apologétique des conditions « réellement existantes », exactement comme la thèse parallèle sur le prétendu « consensus » entre les capitalistes et la « majorité silencieuse » en Occident. Le « noyau rationnel » de cette thèse découle du fait qu’en « privé » (les secteurs noirs et gris du marché), les salaires en URSS peuvent effectivement être six ou sept fois plus élevés que dans le secteur d’État. Mais, en Union soviétique, cela n’est possible que précisément parce que ces secteurs sont marginaux et n’ont pas de poids décisif au sein de l’économie (à ce sujet, des exagérations ridicules circulent en Occident). Il n’y a aucune base matérielle pour que le salaire réel moyen puisse être six fois plus élevé en URSS qu’il ne l’est aujourd’hui. Cf. les observations de Marx à propos du rôle de la production esclavagiste au sein du capitalisme. « il n’y a pas de contradiction à ce que, au sein du système de production bourgeois, l’esclavage est possible quelque part. Mais il n’est possible que parce qu’il n’existe pas ailleurs, et qu’il apparaît comme une anomalie vis-à-vis du système bourgeois lui-même. » Grundrisse, p. 368, édition allemande.
- Bettelheim, Les Luttes de Classe en Union Soviétique, analyse en détail les luttes des travailleurs qui eurent lieu en Union soviétique dans les années vingt et trente. Mais il ne prouve nulle part que cette lutte s’est terminée par la résurrection d’un marché du travail, c’est-à-dire par la transformation du prolétariat en « travailleurs salariés libres », c’est-à-dire par une défaite économique des travailleurs. Ce qu’il prouve, c’est la grave défaite politique et sociale de la classe ouvrière soviétique. Mais cela, c’est une thèse que l’opposition de gauche soviétique - ignorée par Bettelheim - et plus tard le mouvement trotskyste ont défendue pendant plus de quarante-cinq ans. Cette défaite fut précisément le Thermidor soviétique. Comme le Thermidor de la Révolution française, il conservait la fondation économique de la société qui fut créée au cours de la révolution, au lieu de la détruire.
- Pour les maoïstes orthodoxes, il rallait une large dose d’inconscience et de cynisme pour accuser le prolétariat chinois, et certaines fractions de la bureaucratie chinoise après la « révolution culturelle chinoise », d’économisme, parce qu’ils demandaient une augmentation modeste des salaires. Ce prolétariat avait vécu pendant plus d’une décennie avec des salaires monétaires stagnants et des salaires réels déclinants. En même temps, les couches dirigeantes de la bureaucratie -y compris la fraction Mao au sens restrictif du terme - vivaient en abondance, ayant des privilèges énormes, avec villas, cinémas privés, jardins et piscines privés et des tas de serviteurs privés dans ces villas de luxe. Ce cynisme ne fut pas seulement partagé par la fraction dirigeante en République populaire mais aussi par les intellectuels maoïstes les plus importants en dehors de la Chine... Un cynisme qui ne peut être « excusé » que par leur ignorance flagrante des conditions réelles. Mais pour des intellectuels cela n’est pas une excuse, surtout lorsque cette ignorance naïve se manifeste deux fois : d’abord par rapport à la réalité soviétique, puis par rapport à la réalité chinoise.
- Ernest Mandel, Traité d’Économie Marxiste, Paris, collection 10/18, 1969, t. 4, p. 84-149.
- Cf aussi A. Bagdarassov, S. Pervouchine, « Productivité du Travail, Réserves pour la Croissance », Kommunist n° 2, 1983. « Une cause majeure des mauvaises statistiques quantitatives et qualitatives de la croissance économique découle du fait qu’au lieu d’une réelle économie de travail sur une base non équivalente, il se produit un échange entre le travail vivant et le travail mort, objectivé, aux termes duquel chaque pas nouveau vers l’accroissement de la productivité du travail basé sur une plus grande dépense pour le travail objectivé, n’est pas compensé par une économie dans les dépenses pour le travail vivant. »
- Karl Marx, La Guerre Civile en France, in œuvres Choisies en 2 vol., op. cit., p. 555.
- ibidem, p. 512.
- Lénine, L’État et la Révolution, op. cit., p. 252.
- Lénine, Werke, t. 32, p. 7. Alexandre Zimine ( Le Stalinisme et son « socialisme réel », Paris, La Brèche, 1982 ) présente un réquisitoire accablant contre la thèse révisionniste d’un « socialisme » qui irait de pair avec la survie persistante de diverses classes sociales.
- à ce propos, cf. l’article de W. S. Semjonov, l’éditeur en chef du journal soviétique Voprossi Philosophii, « Le Problème des Contradictions sous le Socialisme », in n° 7, 1982, et A. Butenko, « Les Contradictions dans le Développement du Socialisme en tant qu’Ordre Social », n° 10, 1982.
- A. Butenko, op. cit.
- George Luckacs, Lettre à Carocci, op. cit., p. 658.
- ibidem, p. 674.
- V. l. Lénine, Sochineniya (œuvres Complètes en russe), t. 43, p. 403 de la cin quième édition.
- Karl Marx, Kritik des Hegelschen Staatsrecht, MEW t. l., p. 248-250.
- L. S. Mamut, Aspects Socio-Philosophiques de la Doctrine Marxiste de l’État, in Voprossi Phiiosophii n° 2, 1982. La citation de Marx in MEW vol. XX, p. 273.
- Friedri ch En gels, Les Origines de la FamilIe, de la Propriété Privée et de l’État, op. cit., p. 166.
- Friedrich Engels, Lettre à Babel du 18-28 mars 1875, in MEW, t. 34, p. 129.
- Lénine, L’État et la Révolution, op. cit. p. 194-195.
- Lénine, Sämtliche Werke, première édition, t. 22, p. 390.
- Professeur A. l. Malych, « Fragen der Ökonomischen Theorie in Friedrich Engels "Anti-Dühring" », in Marx-Engels Jahrb uch 2, Dietz-Verlag, Berlin, 1979, p. 103-104.
- Grundlagen der Marxistischen Philosophie (traduction allemande d’un ouvrage soviétique), Dietz-Verlag, Berlin, 1959, p. 584.
- L’expérience a montré que sans le pluralisme politique, c’est-à-dire sans un système effectif (et non pas seulement formel) de différents groupements politiques, des élections li bres et la possibilité d’élire et de révoquer les dirigeants aux postes mêmes les plus hauts es t impossible dans un État ouvrier déjà consolidé. Cf. les thèses adoptées sur « Dictature du Prolétariat et Démocratie Socialiste » par le XIIe Congrès de la lVe Internationale.