Jamais la construction d’une internationale n’aura été d’une aussi brûlante actualité. Les catastrophes qui menacent la planète ne sauraient en effet être contrecarrées par un projet ne reposant que sur des constructions nationales.
La théorie selon laquelle on pourrait parachever la construction du socialisme dans un seul pays a fait faillite. Ceci se manifeste par la terrible crise de système, ouverte depuis des années en URSS. Mais aussi dans la prise de conscience parmi les dirigeants du Parti communiste soviétique qu’une série des problèmes qui se posent, à la société soviétique comme à l’humanité toute entière, ne peuvent être résolus qu’à l’échelle mondiale.
Cette prise de conscience n’est pas arbitraire. Elle reflète une évolution matérielle bien tangible. Au cours des vingt-cinq dernières années, la société bourgeoise a franchi une nouvelle étape d’internationalisation des forces productives, du capital et de la lutte des classes. Le poids prédominant de quelques centaines de compagnies transnationales sur le marché mondial résume bien cette évolution.
Une donnée supplémentaire rend encore plus utopique tout projet de construction nationale d’une société sans classes. Les catastrophes menaçant l’avenir du genre humain ne peuvent en effet plus être contenues par les seuls efforts d’un nombre restreint de pays. Après Tchernobyl, toute personne de bon sens a compris que les nuages nucléaires ne respectaient aucune frontière. Empêcher une guerre nucléaire, ou avec de » armes « conventionnelles » qui transformeraient les centrales nucléaire en autant de fusées d’extermination du genre humain, refouler la pollution des océans, empêcher la destruction de la couche d’ozone, arrêter la destruction des forêts tropicales, poumon de l’humanité toute entière, sauver les quatorze millions d’enfants qui meurent chaque année de faim et de maladies guérissables dans le « tiers monde »n résoudre le problème de la misère et du sous-développement du tiers inonde n’est possible qu’à l’échelle mondiale, par l’effort conjoint des peuples de la grande majorité des pays.
Lorsque Mikhaïl Gorbatchev exprime ces vérités élémentaires d’une façon plus nette que ne le firent avant les dirigeants les moins bornés de la social-démocratie ou des partis communistes, nous ne différons guère sur le diagnostic. Il représente un pas en avant sur la conception démentielle selon laquelle « le camp socialiste » ou « le monde libre » pourraient gagner une guerre nucléaire. On ne construit pas le socialisme, on ne préserve pas « la démocratie » sous les cendres de la poussière atomique.
Notre différend avec Gorbatchev porte sur les conclusions à tirer du défi de la mondialisation de la crise de l’humanité. Pour le dirigeant soviétique et ceux qui lui emboîtent le pas, la seule réponse réside dans une extension qualitative de la détente et de la collaboration avec les puissances impérialistes, avec la classe dominante bourgeoise des principaux pays capitalistes du monde, y compris les pays dépendants semi-industrialisés.
Promouvoir le désarmement nucléaire - ce que nous approuvons évidemment, mais sans semer d’illusions sur ses chances de succès aussi longtemps que la bourgeoisie impérialiste conserve le pouvoir à Washington - devient ainsi une première étape vers la solution « pacifique » desdits « conflits régionaux ». La solution pacifique (par pression conjointe de Washington et de Moscou) des « conflits régionaux, y compris en sacrifiant des mouvements révolutionnaires dans le tiers monde, est une étape vers la collaboration économique plus étroite, fondée sur l’octroi de crédits très importants à l’URSS. Cette collaboration devrait déboucher sur l’atténuation des difficultés économiques internes, tant à l’Est qu’à l’Ouest, ce qui conduirait sans doute à l’atténuation des contradictions sociales et des crises politiques internes. Comme l’a dit un des principaux conseillers de Gorbatchev, « le XXe siècle fut placé sous le signe de l’aggravation des conflits de classe, le XXIe siècle sera placé sous le signe de l’extension progressive de la collaboration de classes ».
Le hic, c’est que cette perspective de Gorbatchev, comme celle de la social-démocratie, comme celle du gradualisme prôné par Bernstein dès la fin du XIXe siècle, est totalement utopique. Elle est fondée sur une sous-estimation grave de la tendance du capitalisme à provoquer des crises et des catastrophes. Il suffît de regarder l’histoire de notre siècle : la Première Guerre mondiale, la crise de 1929, l’arrivée au pouvoir des nazis, la Seconde Guerre mondiale, Auschwitz, la bombe d’Hiroshima et de Nagasaki, les innombrables guerres coloniales et « régionales » depuis 1945, la faim et la misère du tiers monde, la nouvelle dépression économique de longue durée depuis 1973, la torture institutionnalisée dans soixante pays, l’approfondissement de la crise écologique, cette succession de catastrophes, le capitalisme les a déjà produites. Les réformistes ne les ont pas empêchées. La collaboration de classes ne les a pas résolues, elle les a même souvent aggravées. Il en fut ainsi hier, il en sera ainsi demain.
La crise de la société bourgeoise et des systèmes de gestion bureaucratique ne s’atténue pas. Elle a tendance à s’aggraver. Les contradictions à l’échelle mondiale ne se résolvent d’aucune manière. Elles deviennent au contraire plus explosives et risquent littéralement de détruire le genre humain.
Vouloir, dans ces conditions, résoudre les problèmes de la mondialisation, en laissant subsister la société bourgeoise, la propriété privée, la concurrence et la guerre de tous contre tous, le « chacun pour soi » et l’irrationalité globale croissante de « solutions » que la concurrence inspire, est tout aussi insensée que vouloir supprimer le chômage en maintenant le capitalisme. Cent soixante-cinq ans d’expériences de-puis 1823 prouvent que c’est totalement irréaliste.
Aujourd’hui, ce sont les sociaux-démocrates, les gradualistes de tout poil, les néo-réformistes à la Gorbatchev, qui sont manifestement des utopistes. Leurs « solutions » n’ont aucune chance de se réaliser.
La perspective des révolutionnaires est beaucoup plus réaliste : essayer de faire déboucher les graves crises que la société bourgeoise et la dictature bureaucratique produisent périodiquement sur des révolutions victorieuses réalisées par les masses laborieuses des pays concernés ; paralyser les ripostes possibles de l’impérialisme par la puissance des mobilisations de masse à l’intérieur des forteresses impérialistes ; préparer, au cours des mobilisations partielles préalables et par la propagande systématique, des expériences d’auto-organisation et d’auto-administration ; construire des partis révolutionnaires d’avant-garde qui, lors de ces crises, deviendront des partis révolutionnaires de masse s’ils dépassent un certain seuil numérique, d’implantation, d’influence dans la classe, de crédibilité ; arracher le pouvoir aux capitalistes et aux bureaucrates responsables de la crise actuelle ; construire une fédération socialiste mondiale, seul cadre dans lequel les problèmes dé la « mondialisation » peuvent être effectivement résolus.
On pourrait objecter que le succès n’est pas garanti. Peut-être. Mais l’échec sur l’autre voie est, lui, assuré. Tout le passé l’atteste. Se berner aujourd’hui avec l’illusion qu’il n’en ira pas ainsi, c’est répéter l’erreur suicidaire des sociaux-démocrates et des communistes allemands d’avant 1933, des Juifs d’Europe d’avant 1939, des jeunes Japonais et Américains la veille d’Hiroshima. Ce sera non seulement aussi grave que ce que prédisent les « prophètes de mal-heur ». Mais ce sera pire.
Face à cette course vers l’abîme, la seule attitude raisonnable est d’arrêter à temps la machine infernale. Il n’y aura pas de fédération socialiste mondiale sans l’effort conjoint des prolétaires des principaux pays du monde. Il n’y aura pas de solution révolutionnaire aux problèmes de la « mondialisation » sans construction d’une internationale révolutionnaire de masse. Il n’y aura pas construction d’une internationale révolutionnaire de masse sans construction conjointe, dès maintenant, de partis « nationaux » et d’un parti international s’habituant en pratique à la solidarité universelle des exploités et opprimés, sans exception ni réserve aucune. Tout le reste, c’est illusion et utopie spontanéiste.
Jamais depuis cinquante ans, la nécessité de construire la IVe Internationale n’a été aussi brûlante. L’internationale devra être, sera le genre humain, car sans internationale, il n’y aura plus de genre humain.