Sur la nature de l’URSS
Critique Communiste, n°18-19, 1977
  • Denis Berger — On a célébré cette année le soixantième anniversaire de la Révolution russe. C’est aussi le quarantième anniversaire de la publication de la « Révolution trahie » de Trotsky, qui présentait une analyse de l’Union soviétique comme Etat ouvrier dégénéré. Depuis quarante ans, beaucoup d’événements historiques se sont produits ; on a assisté à un maintien, une stabilisation relative de la bureaucratie soviétique, et à l’apparition dans le monde, dans des conditions historiques diverses, d’un certain nombre de régimes qui sont également constitués de bureaucraties. Dans ces conditions-là, un problème se pose à tous les militants, qu’ils soient ou non trotskystes, et dans les débats qui se déroulent à l’heure actuelle dans un certain nombre de groupes révolutionnaires : c’est de savoir quelle est la validité des analyses de Trotsky, quels compléments ont pu lui être apportés par le mouvement trotskyste, bref, pour parler vite, comment l’analyse de Trotsky a-t-elle supporté l’épreuve des événements. comment a-t-elle vieilli ?

    Ernest Mandel — Le point de départ de Trotsky, et ce qui fait la force de sa position sur la nature de l’URSS, était le point de vue que la gauche du mouvement ouvrier international dans son ensemble avait adopté au début de la Révolution russe de 1917 et que toutes les tendances plus ou moins révisionnistes ont été amenées à abandonner successivement : il est impossible d’examiner les origines et le devenir de la Révolution russe en isolant la Russie du reste du monde.

    Le paradoxe qui se trouve à la base de la théorie de la révolution permanente, à savoir que le prolétariat pourrait conquérir le pouvoir dans des pays capitalistes moins développés avant de le conquérir dans les pays capitalistes les plus développés, n’a de sens que dans le cadre d’une analyse spécifique de l’impérialisme et de la lutte des classes à l’échelle mondiale. C’est seulement parce qu’il y a le phénomène de l’impérialisme et plus exactement le phénomène du début du déclin du mode de production capitaliste, que le vieux dicton de Marx selon lequel les pays les plus avancés montrent aux pays les moins avancés leur propre avenir comme dans un miroir ne s’applique plus, ou du moins n’a plus d’application générale au XXe siècle.

    De cette position initiale, Trotsky avait tiré deux conclusions : la première, c’est que la victoire de la Révolution russe n’était possible que par l’établissement de la dictature du prolétariat, s’appuyant sur une paysannerie pauvre ; la deuxième, c’était que la construction d’une société sans classes, d’une société socialiste parachevée dans ce pays arriéré, était évidemment impossible. Les mencheviks en étaient restés à la position de Marx du XIXe siècle. Ils n’ont pas compris les conséquences de l’avènement de l’ère impérialiste. Ils n’ont pas compris le poids et la logique du sous-développement, qui marquent si fortement la sensibilité des révolutionnaires contemporains et qui montre a contrario ce que la Russie risquait de devenir s’il n’y avait pas eu la victoire de la Révolution d’octobre. Staline, les staliniens et toutes les tendances qui essaient d’avancer des analyses de la nature de l’URSS exclusivement en fonction des tendances internes à l’URSS ont commis l’erreur parallèle de croire qu’on pouvait faire abstraction de l’insertion de la Russie dans le monde, des implications économiques, militaires et sociales de cette insertion, et que le parachèvement de la construction d’une société sans classes était possible, sous certaines conditions, dans un seul pays.

    Ce qui sous-tend la position théorique de Trotsky, indépendamment des formulations et mouvements conjoncturels, c’est que pour lui, le sort de l’Union soviétique dépend, en dernière analyse, de l’issue de la lutte des classes à l’échelle mondiale. Le stalinisme apparaît ainsi comme une variante imprévue de l’histoire, en fonction même de ce qu’on pourrait appeler l’équilibre instable entre les forces sociales fondamentales antagonistes à l’échelle mondiale. Le stalinisme est l’expression d’une défaite et d’un recul grave de la révolution mondiale après 1923. Mais il reflète aussi l’affaiblissement structurel à long terme du capitalisme mondial, qui n’a pas été capable de restaurer le mode de production capitaliste en URSS, malgré ses tentatives répétées, aussi bien économiques que militaires. Si nous nous en tenons aux éléments fondamentaux de l’analyse trotskyste, c’est parce que nous croyons que cette méthode d’approche est correcte

    Derrière la formule « d’étape de transition », de « société de transition » il y a en réalité ce caractère non encore définitivement tranché de l’épreuve de force entre le Capital et le Travail à l’échelle mondiale. Dans ce sens aussi maigre le fait qu’il s’est trompé sur les délais, la manière dont Trotsky formulait le dilemme en 1939-1940 reste essentiellement correcte. Une défaite écrasante du prolétariat mondial pour une période historique entière, non seulement peut mais doit conduire à la restauration du capitalisme en URSS. Une défaite écrasante du Capital, de la bourgeoisie mondiale dans quelques-uns des pays clés du monde capitaliste doit remettre l’URSS sur les rails de la construction d’une société sans classes.

    Penser la transition

    Denis Berger — Tu as employé le terme « étape de transition », de « société de transition », les termes mêmes de Trotsky. Or, les délais brefs que prévoyait Trotsky pour la liquidation du stalinisme, soit par une révolution prolétarienne politique, soit par la restauration capitaliste, se sont avérés erronés. En outre, un certain nombre d’Etats se sont créés qui ont vu aussi des bureaucraties s’installer au pouvoir, sous des formes particulières compte tenu de conjonctures Particulières. Est-ce que tous ces faits ne permettent pas de donner à cette de « transision » un caractère marxiste à la fois plus ample et plus précis que celui qui était dans la tradition marxiste au moment où Trotsky écrivait ?

    Ernest Mandel — Tout d’abord je crains qu’il n’y ait pas à proprement parler une « tradition marxiste » en la matière. Marx lui-même n’a pas eu le temps de se pencher sur ce problème. Engels ne l’a pas fait non plus. Après leur disparition, on tombe dans la vulgarisation et la simplification, qui atteint un point culminant avec les fameux textes de Staline sur les modes de production par lesquels passeraient obligatoirement toutes les sociétés (communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme). En réalité, c’est seulement au cours de la dernière période de la renaissance de l’analyse historique marxiste et de pénétration des méthodes inspirées du marxisme dans la recherche historique académique, qu’on a pu donner à ce chapitre passionnant de la théorie marxiste ses premiers fondements, qui sont d’ailleurs largement lacunaires et qui restent à développer.

    Aujourd’hui en réalité, en ne regardant que l’Europe, pour ne pas parler d’autres parties du monde et d’autres civilisations, qu’il y a eu de longues périodes de transition entre tous les grands modes de production. Loin d être un cas exceptionnel et exceptionnellement long le cas de la société soviétique paraît aujourd’hui à la lumière de cette constatation comme quelque chose qui est encore fort limité. Prenons deux exemples :

    Si l’on définit essentiellement le mode de production esclavagiste comme étant fondé sur le travail productif des esclaves dans l’agriculture et l’artisanat, sources principales du produit social, et si l’on définit le mode de production féodal comme étant fondé essentiellement sur le travail des serfs dans la production agricole, on s’aperçoit qu’entre la prédominance du travail des esclaves et la prédominance du travail des serfs, du moins en Europe occidentale, centrale et méridionale - je laisse de côté l’Empire byzantin - s’insère une période de transition qui s’étend sur des siècles. Cette période a vu, sous des formes et des combinaisons diverses, une élévation du sort des esclaves juxtaposée à une détérioration du sort des paysans libres, surtout ceux des tribus ethniques dites barbares qui pénètrent dans l’Empire romain. C’est seulement à travers le brassage de ces deux forces sociales, qui se termine vraisemblablement vers le VIIe et le VIIIe siècle, que le mode de production féodal à proprement parler devient prédominant.

    Deuxième exemple, encore plus clair, bien que de durée moins grande. Dans les parties les plus avancées de l’économie européenne, avant tout dans les Pays-Bas du Sud et du Nord, en Angleterre, dans une partie de la France, dans une partie de l’Italie du Nord et du centre et de l’Allemagne, le déclin du servage est très net à partir du XIVe et du XVe siècles. Dans certaines de ces régions, le servage a pratiquement disparu comme rapport de production prédominant dans l’agriculture.

    Or, la disparition du servage ne débouche pas immédiatement sur la généralisation ou même sur l’extension large du salariat. C’est-à-dire qu’entre le déclin du mode de production féodal et l’épanouissement du mode de production capitaliste - je dis bien « mode de production capitaliste » et non pas « domination du capital marchand ou bancaire », ce qui est tout autre chose : je parle des rapports de production capitalistes - entre le déclin du servage, donc, et la montée du salariat, il y a manifestement de nouveau une période de transition. On pourrait également la caractériser comme l’organisation économique fondée sur la petite production marchande - terme qui prête à discussion - dans laquelle le producteur essentiel n’est ni un serf ni un salarié, mais un petit producteur ayant accès direct aux moyens de production et de subsistance. C’est d’ailleurs la transformation non pas du serf en salarié, mais de ce producteur indépendant en salarié - puisqu’une des caractéristiques du prolétariat, c’est précisément celle d’être libre et non pas soumis à la servitude personnelle - qui va donner naissance au capitalisme comme mode de production prédominant proprement dit.

    Cette période de transition est de plus courte durée que celle qui sépare le mode de production esclavagiste du mode de production féodal. Elle implique des difficultés d’analyse socio-économique beaucoup plus grandes du fait de la complexité des situations. En général, nous sommes en présence d’une manifestation de la loi du développement inégal et combiné. Si l’on voulait définir d’une manière tout à fait précise les rapports de production en Flandre, au Brabant, en Lombardie, en Toscane, en Rhénanie, même dans certaines régions françaises et anglaises à la fin du XVe siècle, on serait confronté à des difficultés très grandes.

    Il serait difficile de les ramener à un seul dénominateur commun. Il y a un mélange de rapports de production semi-féodaux, de rapports de production qui fondent la petite production marchande, de rapports de production semi-capitalistes et il y a le début de la manufacture capitaliste déjà fondée sur le travail salarié. Néanmoins, il est impossible de ramener tout cela à la formule soit féodalisme, soit capitalisme. C’est ce que je veux souligner : malgré les particularités de l’époque, nous sommes donc bien en présence d’une phase de transition.

    Denis Berger — La question qu’on peut se poser est que, s’il est vrai que dans le cadre du mode de production esclavagiste et dans le cadre du mode de production féodal des éléments du nouveau mode de production se développent déjà sous la forme de rapports sociaux de production nouveaux, peut-on dire qu’au sein même de la société capitaliste peuvent se développer des éléments du socialisme comme rapports de production nouveaux ?

    Un pont reste un pont

    Ernest Mandel — Evidemment non, on ne peut pas le dire. On peut dire que les pré conditions pour l’existence d’une société sans classes se développent au sein du mode de production capitaliste, mais pas des rapports de production socialisés. Et c’est exactement pour cette raison que l’avènement d’une société de transition entre le capitalisme et le socialisme est impossible sans le renversement préalable du pouvoir de la bourgeoisie, sans le renversement de l’Etat bourgeois et, je dirais - pour utiliser la formule de Marx et d’Engels dans le Manifeste communiste - sans incursions despotiques dans le droit de propriété. Ceci n’est pas un argument contre la notion de société de transition, en parallèle avec le passé, pour l’Union soviétique. C’est seulement un argument pour justifier une autre articulation des rapports de production nouveaux avec le pouvoir d’Etat. Je suis évidemment tout à fait d’accord avec toi et je dirais que c’est un des éléments les plus forts de notre analyse. On ne peut pas développer des rapports de production post-capitalistes au sein d’une société dominée par la bourgeoisie, gouvernée par un Etat bourgeois, ce qui fait que l’apparition de ces rapports de production n’est possible qu’après une révolution socialiste.

    Je reviens au point de départ : la notion d’étape de transition, la notion de société en transition entre deux grands modes de production « successifs » - si ce terme mécaniste peut être utilisé - dans l’histoire de l’humanité, n’est donc pas un phénomène isolé, limité à la société soviétique et à la problématique du passage du capitalisme au socialisme C’est un phénomène qui se manifeste d’une manière Beaucoup plus large dans l’ensemble de l’histoire de l’humanité.

    Il y a d’ailleurs un sujet particulièrement passionnant à relier à cette problématique aujourd’hui, pour les africanistes marxistes : c’est la définition exacte de ce qu’est la société africaine au moment de l’invasion coloniale, de l’occupation et de la domination colonialistes - et même dans la phase successive à l’établissement de cette domination pour autant qu’elle n’aboutisse pas à une transformation totale et radicale des rapports de production autochtones, surtout en milieu villageois, et même partiellement en dehors de ces milieux. En réalité, il est impossible de comprendre l’Afrique noire de la deuxième moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, sans utiliser la notion éminemment transitoire de « classes sociales en cours de formation » ou « classes sociales en train de naître » ; et c’est le petit noyau rationnel qu’il y a derrière toutes les thèses du socialisme dit « africain » qui prétendent que le marxisme ne s’applique pas à l’Afrique. Ces thèses sont évidemment tout à fait erronées. Elles ne comprennent pas le processus historique, elles ne comprennent pas le devenir : elles photographient un moment de l’évolution.

    Mais la photographie, même si quelquefois elle est mauvaise, n’est pas fausse. On ne peut pas dire qu’à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle il y a dans le village africain - je ne dis pas le village arabe, c’est déjà différent je ne dis pas non plus le village de l’Afrique du Sud, des colonies de peuplement blanc, c’est encore différent, je ne dis même pas les villes coloniales, parce que c’est encore différent - mais dans le village africain typique, dans lequel vivent quand même 80% ou 90% de la population : on ne peut pas dire que là, seigneurs féodaux ou propriétaires privés capitalistes font face à une masse de prolétaires ou de petits paysans qui sont en train de devenir des paysans sans terre. Il y a, bien sûr, des cas de féodalité ou de semi-féodalité dans certains pays africains, dans certaines régions de certains pays ; il y a même des cas d’agriculture semi-capitaliste ou de rapports semi-capitalistes, il y a des survivances esclavagistes qui s’introduisent ; mais je le répète, c’est un processus dans lequel une bonne partie de la population se trouve exactement dans une phase de transition entre la société sans classes et la société de classes.

    L’analyse de ces sociétés est évidemment moins déroutante dans ce cadre conceptuel que dans le cadre d’un marxisme simplifié à outrance Si l’on considère qu’il n’y a que le Blanc ou le Noir, qu’il n’y a qu’ou bien le capitalisme ou bien la société sans classes ; ou bien le pouvoir démocratique des travailleurs ou bien, par définition, a priori, le pouvoir d’une nouvelle classe possédante ; dans tous ces cas-là, on est confronté à des mystères successifs.

    Si. l’on rejette ces simplifications excessives et si l’on revient à des considérations qui intègrent toutes les dimensions du problème de ce qu’est une société de classes, de ce qu’est le processus de dépérissement des classes sociales, de ce qu’est une société sans classes, dans tous ces cas-là, le fait que la période de transition s’avère plus longue qu’originellement prévue, peut paraître moins étonnant, et ne doit de toute manière pas être considéré comme critère de jugement. Ce n’est pas parce qu’un type de société dure plus longtemps qu’on l’avait prévu qu’elle ne serait pas par définition une société de transition. Ce n’est pas parce qu’une transition est plus complexe et - disons-le pour utiliser un paradoxe - moins « dynamique » parce qu’elle « transite » moins rapidement qu’on ne l’aurait pensé, qu’elle n’est pas une transition.

    Le fait qu’on s’arrête longtemps sur un pont au lieu de le traverser ne change pas la nature du pont, ni la nature de la démarche. Cela veut simplement dire qu’il y a des facteurs historiques ou individuels, qui ont modifié le rythme, l’orientation, les possibilités de la démarche du marcheur. Le pont reste défini essentiellement comme un moyen de communication entre deux rives, au-dessus d’une surface d’eau. Par analogie, une étape de transition entre le capitalisme et le socialisme se définit, du moins structurellement, par le fait qu’il n’y a plus une production généralisée de marchandises, que les moyens de production ne sont plus des marchandises, qu’ils ont donc, par définition, perdu leur caractère de capital, qu’il n’y a plus le pouvoir politique économique et social d’une classe de capitalistes qui était présente dans le pays avant la révolution sociale, mais qu’il n’y a pas encore des rapports de production véritablement socialistes, autogestionnaires, libres des producteurs associés qui ont émergé et qu’il y a combinaison hybride entre des éléments du passé et de l’avenir.

    Mais cette combinaison hybride donne naissance - et c’est peut-être sur ce point de vue que nous avons un peu avancé, par rapport à l’analyse de Trotsky - à quelque chose de spécifique - à des rapports de production spécifiques de cette étape de transition. Ici, je dois soulever un problème théorique qui n’est pas facile à comprendre, mais qui est une des clés théoriques pour saisir la réalité socio-économique de l’Union soviétique. Il s’agit de la distinction entre la notion de rapports de production spécifiques, qui caractérisent toute formation sociale déterminée - une formation sociale donnée sans rapports de production serait une formation sociale sans production, c’est-à-dire une formation sociale sans survie, sans vie et sans existence - et la notion de mode de production.

    Autant il est juste de dire qu’il n’y a pas de formation sociale sans rap-ports de production spécifiques, autant il est faux de dire que tout rapport de production spécifique implique l’existence d’un mode de production spécifique ou prédominant. Je crois justement qu’une des distinctions essentielles entre les périodes de transition et les grandes « étapes progressives » de l’histoire, comme dit Marx dans la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, c’est que les périodes de transition n ont pas de mode de production qui leur soit spécifique alors que les grandes étapes progressives de l’histoire de l’humanité sont, par définition caractérisées par des modes de production spécifiques.

    Voyons d’abord l’explication théorique de cette distinction Revenons ensuite a la lumière de cette distinction, à l’analyse socio-économique de l’Union soviétique.

    Ce qui caractérise un mode de production, c’est que c’est une structure et que ses modifications quantitatives, graduelles, par évolution ne sont possibles que pour autant qu’elles sont compatibles avec la logique interne de ce tout, qui, même s’il est déchiré et contradictoire, n’en reste pas moins un tout organique. Ce tout, comme tout ce qui est organique peut se reproduire plus ou moins automatiquement.

    Je ne dis pas peut se reproduire plus ou moins automatiquement par le seul automatisme économique - c’est une caractéristique qui n’est applicable en dernière analyse qu’au seul mode de production capitaliste Dans les modes de production pré capitalistes, les articulation entre les différents instruments de reproduction économiques, politiques idéologiques, peuvent être forts différents de ce qu’elles sont dans une société bourgeoise. Mais le fond du problème est toujours le même la structure une fois placée sur orbite, reste sur cette orbite et ne peut en être écartée que par des révolutions ou des contre-révolutions sociales par des explosions, des perturbations très violentes, très explosives.

    Par contre, des rapports de production d’une société en transition entre deux modes de production, du fait même de leur caractère généralement hybride, peuvent s’auto décomposer, évoluer en sens divers, sans que cela remplisse nécessairement des perturbations révolutionnaires du même type que les révolutions sociales nécessaires pour passer d’un mode de production à un autre.

    Il n’y a pas eu une prise de pouvoir politique des petits producteurs marchands pour passer à la petite production marchande. Il n’y a pas eu un « Etat de la petite production marchande ». Il y a eu un Etat féodal puis un Etat bourgeois. Il n’y a pas eu la nécessité d’une révolution sociale et politique pour décomposer les rapports de production fondés sur la petite production marchande vers l’avènement du capitalisme. La seule pénétration/extension du capital-argent dans l’économie, dans un contexte détermine du marché mondial capitaliste, de domination du capital marchand, a suffi pour réaliser ce phénomène de décomposition.

    Pour résumer, on peut donc dire que la différence fondamentale entre les rapports de production de phases de transition et de modes de production, c’est un degré de stabilité qualitativement différent.

    L’URSS ; société en transition

    En examinant, à la lumière de cette distinction, la situation en Union soviétique, on peut tirer un certain nombre de conclusions ;

    — Premièrement, à l’opposé de ceux qui prétendent que les rapports de production sont essentiellement socialistes, on peut facilement démontrer que l’absence d’un véritable pouvoir des producteurs associés et que les conditions de subordination et d’impuissance dans lesquelles se trouve la masse des producteurs directs par rapport aux gérants des moyens de production, ne permet pas d’utiliser ce terme de « socialiste » sans le dénaturer totalement. Ceci n’est pas seulement un jugement « normatif », moral, subjectif, bien qu’il n’y ait aucune raison d’écarter cet aspect de l’analyse marxiste. Un marxiste n’accepte jamais l’oppression, même si le régime oppresseur est historiquement en progrès par rapport au régime qu’il a remplacé. C’est aussi un jugement économique, objectif : nous savons qu’il est impossible de réaliser une planification optimale et harmonieuse par la voie bureaucratique, que la démocratie socialiste et le contrôle libre des masses, l’autogestion la plus large, sont indispensables à cette fin.

    — Deuxièmement, à l’opposé de ceux qui prétendent que les rapports de production en Union soviétique sont essentiellement capitalistes, on peut facilement démontrer que les rapports de production capitalistes ne se réduisent guère à une « domination des maîtres de moyens de production sur les producteurs directs », mais impliquent toute une série de caractéristiques supplémentaires, notamment le caractère marchand des moyens de production, le fait que ces moyens de production circulent entre les unités de production sous forme de vente et d’achat de machines de matières premières, etc. La plupart des lois de développement à long terme du mode de production capitaliste sont d’ailleurs déjà présentes en puissance dans la contradiction fondamentale de la seule marchandise, contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Ce n’est pas par hasard que Marx a construit ainsi le tome 1 du Capital, et tout ce qui s’en suit dans sa théorie économique. Tout cela ne s’applique pas à la réa-lité socio-économique de l’Union soviétique.

    — Troisièmement, pour pouvoir affirmer que les rapports de production en Union soviétique en sont ni socialistes ni capitalistes, mais seraient ceux d’une nouvelle société de classe exploiteuse, il faudrait démontrer d’où surgit cette mystérieuse classe dominante nouvelle qui est totalement inexistante en tant que classe jusqu’à l’heure H où elle prendrait le pouvoir. Il faudrait démontrer quelle est la dynamique, quelles sont les lois de développement de cette société, ce qu’aucun des théoriciens de cette thèse n’a jamais été capable de faire ?

    Il faudrait aussi démontrer que ces rapports de productions caractéristiques d un nouveau mode de production auraient la stabilité et la capacité d’auto reproduction caractéristiques des modes de production ce qui est contraire a tout ce que nous connaissons de la société soviétique sans même parler des « démocraties populaires ». Constatons d’ailleurs en passant, que tout marxiste qui attribue à la bureaucratie-soviétique le titre de « nouvelle classe » est obligé de reconnaître son caractère progressif par rapport à la bourgeoisie et de mettre a son crédit les énormes réalisations économiques et culturelles de l’URSS, comme celles du XIXe siècle sont évidemment au crédit de la bourgeoisie.

    Si nous rejetons ces trois hypothèses, il n’y a qu’une seule issue : nous sommes en présence de rapports de production hybrides, spécifiques d’un pays spécifique (ou d’un groupe de pays). Autrement dit : nous nous trouvons confrontés à l’analyse des rapports de production spécifiques non pas dans la période de transition du capitalisme au socialisme en général mais d’une société qui, se trouvant à cette étape, a connu des processus particuliers de développement dans un contexte historique donné, qui implique à la fois une fragilité prononcée des rapports de production par rapport à ceux qui caractérisent des modes de production stables, et une stabilité plus grande que celle qu’on aurait pu prévoir en pensant à une durée très limitée du phénomène.

    Des siècles de transition ?

    Denis Berger — Ma troisième question est déjà implicitement contenue dans ce que tu viens de dire ; pour la rendre explicite : par conséquent si l’on reprend la méthode de l’hypothèse de Trotsky et que l’on discute le problème de toute étape qui doit éliminer la bourgeoisie dans le cadre des luttes de classes à l’échelle mondiale, on arrive à la conclusion - je te demande ton avis là-dessus - que nous sommes entrés, avec la Révolution d’octobre, première victoire d’une révolution socialiste, dans une période de transition à l’échelle mondiale dont la durée, même s’il n’est pas question de la chiffrer, risque d’être relativement longue par rapport aux prévisions des révolutionnaires russes aux lendemains de la prise du pouvoir, ou même par rapport à un certain nombre d’écrits de Trotsky lui-même...

    Ernest Mandel — Oui et non. Tu sais que dans l’histoire de notre propre mouvement, l’histoire de la IVe Internationale, le problèmes desdits « siècles de transition » a joué un certain rôle. Je ne voudrais pas être mal interprété et surtout je ne voudrais pas donner l’impression qu’un processus historique spécifique correspond à une quelconque fatalité ou à une quelconque tendance innée au prolétariat, structurellement ou organiquement liée à lui, alors qu’elle est à comprendre dans le cadre de l’épreuve de force entre les classes telle qu’elle s’est établie avec le début de l’ère de déclin du capitalisme. Ce que nous avons connu en Union soviétique, l’ossification du phénomène de la bureaucratie pendant un demi-siècle, ne répond pas à une quelconque nécessité objective, à une quelconque fatalité. C’est le produit d’un concours de circonstances historiques uniques.

    Le fait que ce système se soit étendu en Europe de l’Est et qu’il ait profondément influencé les structures de domination et d’organisation de l’Etat ouvrier, même en Chine, au Vietnam et à Cuba ne s’inscrit pas en faux contre cette analyse. Car il est manifeste que ce qui s’est produit dans tous ces pays-là est un sous-produit de ce qui s’est produit en URSS et ne s’est pas développé de manière autonome ni par rapport à la puissance de la bureaucratie soviétique ni par rapport au contexte mondial dans lequel cette bureaucratie soviétique est née et qu’elle a permis de consolider en partie durant cette période historique.

    Ce qui reste ouvert, c’est la question de savoir si la victoire de la révolution prolétarienne dans des pays industriellement avancés, ou dans des pays où de toute manière le prolétariat représente déjà la majorité absolue de la nation, déclenchera et à l’intérieur et à l’échelle mondiale un processus qui peut « débureaucratiser » l’expérience des révolutions prolétariennes du XXe siècle avec une rapidité beaucoup plus déconcertante que la durée du phénomène de la bureaucratisation lui-même.

    Je répète, cette question reste ouverte. C’est l’histoire qui aura le dernier mot ; si elle devait confirmer que les marxistes-révolutionnaires se sont fait des illusions à ce sujet, alors il faudrait arriver à des conclusions sur les racines sociales, historiques plus profondes du phénomène de bureaucratisation. Conclusions différentes de celles qui ont été généralement le propre de l’analyse de Marx, de Lénine, de Trotsky et de la IVe Internationale.

    Mais il est injustifié, impressionniste et irresponsable, surtout pour des marxistes qui ne sont pas seulement des théoriciens ou des historiens, mais qui sont avant tout des militants, c’est-à-dire qui interviennent dans le but de modifier le cours de l’histoire dans un sens déterminé, de tirer cette conclusion de manière prématurée, avant que cette preuve ne soit faite.

    Personnellement, je continue à penser qu’on aura des surprises très agréables à ce sujet. Je vois mal dans les circonstances d’aujourd’hui, avec la richesse relative de l’économie, avec le poids numériquement écrasant du prolétariat, avec sa tradition démocratique en matière politique, avec son niveau de qualification technique et culturel, je vois mal dans un pays comme la France ou l’Italie, comme l’Espagne, comme la Grande-Bretagne, pour ne pas dire comme les Etats-Unis, se répéter, même de très loin, quelque chose qui pourrait justifier l’idée d’une transition s’étendant sur des siècles et d’une bureaucratisation, même plus bénigne que celle de l’URSS, s’étendant sur des siècles, entre la chute du capitalisme et l’avènement d’une société socialiste.

    Pré-conditions d’un mode de production socialiste

    Denis Berger — Est-ce qu’un système autogéré n’implique pas un certain niveau de développement des forces productives qui permet que les pré-conditions de fonctionnement d’un tel système soient réunies et est-ce qu’il existe dans la théorie marxiste une réflexion sur les pré-conditions à la fois économiques, politiques, sociales et culturelles qui permettent justement à ces nouveaux rapports de production de se stabiliser, de se cristalliser en un mode de production ?

    Ernest Mandel— Cette question revient en réalité à deux problèmes : quelles sont les conditions de dépérissement de l’économie marchande et de l’économie monétaire ? Quelles sont les pré-conditions de dépérissement de la division sociale du travail entre producteurs et administrateurs ?

    Je ne crois pas que ce soit - tu me pardonneras ce mauvais calembour - que ce soit chinois de répondre à ces deux questions. J’ai l’impression que la richesse actuelle des pays industriellement les plus avancés permet d’atteindre rapidement le point où les besoins matériels de base peuvent être satisfaits à satiété. Ceci est le critère le plus évident non seulement de la possibilité, mais même de la nécessité du dépérissement des catégories marchandes et monétaires qui ne peuvent être appliquées dans ces conditions qu’avec des effets pervers, ce qu’on voit d’ailleurs déjà aujourd’hui avec la tentative « d’organiser » l’abondance agricole du Marché commun sur la base de l’économie marchande.

    Je crois aussi - ça, c’est évidemment le plus controversé, je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, c’est un peu mon dada personnel, j’espère que ça deviendra l’idée force de la IVe Internationale ! - je crois aussi possible le passage immédiat à la demi-journée de travail qui est en réalité la condition matérielle, je ne dis pas tout à fait suffisante, mais certainement nécessaire pour faire de l’autogestion une réalité et non pas du simple verbiage : si les producteurs n’ont pas le temps de gérer leur entreprise, leur quartier, l’Etat, pour ne pas dire les fédérations d’Etats socialistes, vous pouvez proclamer l’autogestion tant que vous voulez, vous aurez toujours des politiciens professionnels, donc des fonctionnaires, donc des bureaucrates en puissance, qui auront cette gestion en main. Je crois que les conditions pour réaliser cette demi-journée de travail ainsi que l’enseignement universitaire généralisé et obligatoire sont maintenant réunies dans tous les grands pays industriels...

    Denis Berger —Dès 1920 ?

    Ernest Mandel — Non ! je dis aujourd’hui.

    Denis Berger — Donc, en 1920, elles n’existaient pas.

    Ernest Mandel — Pas en Russie, bien sûr.

    Denis Berger — Ni en Allemagne, en 1920 ?

    Ernest Mandel — A très court terme, non. A moyen terme vraisemblablement. Qu’aurait pu devenir l’Allemagne de 1920, s’il y avait eu une révolution socialiste victorieuse et s’il y avait eu la fusion avec l’Union soviétique ? Ce n’est pas facile à dire. Je signale en passant, parce que c’est une chose qui est peu connue : les travaux préparatoires pour le montage d’une première machine à calculer électronique se situent en Allemagne dès les années 1930 et ceci avec un régime économique et politique fortement rétrograde.

    C’est dire qu’avec un régime socialiste, vu les forces intellectuelles de l’Allemagne, au début des années 1920, j’ai l’impression qu’on aurait pu gagner quinze ou vingt ans sur le capitalisme en ce qui concerne la troisième révolution technologique. N’oublions pas non plus qu’Einstein était en Allemagne et que le développement de l’énergie nucléaire avec tout ce qu’elle a de contradictoire, mais tout de même de prometteur pour l’humanité, si la question de la sécurité est considérée comme stricte-ment prioritaire par rapport à celle des coûts (pour ne pas parler de « rentabilité »), permettait d’envisager des progrès énormes dans le cadre d’une Allemagne et d’une Europe socialiste... Tout cela est des hypothèses. Il n’est pas possible de faire des hypothèses sur des si. Parlons de ce qui est possible aujourd’hui. Aujourd’hui, je crois que le potentiel est là.

    Le dialogue entre ceux qui mettent en accusation une révolution trahie, ou faillie, et ceux qui vantent les mérites d’une révolution qui n’a pas encore eu lieu, restera évidemment toujours quelque chose d’incertain, de non tranché, de douteux. Il faudrait l’épreuve de vérité, c’est-à-dire un modèle de révolution victorieuse, un modèle né d’une révolution victorieuse qui soit vraiment supérieur qualitativement à ce qui existe aujourd’hui en Union soviétique, en Europe orientale et en République populaire de Chine, pour pouvoir vraiment convaincre les sceptiques. Dans ce sens, cela explique les difficultés mêmes de la théorie marxiste à dire le dernier mot sur la nature de l’URSS, sur la nature de l’étape de transition, sur la nature des problèmes à résoudre et sur les moyens de les résoudre ; la source de ces difficultés n’est pas difficile à déterminer : nous sommes toujours en partie dans le domaine de la spéculation. L’épreuve de la pratique n’a pas encore été apportée, ni dans un sens ni dans l’autre.

    Personnellement, je pèche peut-être par excès de matérialisme mais je crois que le dernier mot de la théorie ne viendra qu’après le dernier mot de la pratique. Il est très difficile pour la théorie d’anticiper de manière exhaustive sur tout ce que la pratique n’a pas encore résolu dans la vie.

    Denis Berger— Pour enchaîner sur ce que tu viens de dire, pour préciser les problèmes de l’étape de transition de façon concrète, il serait peut-être utile d’en venir à cette société qu’est l’Union soviétique et de se poser un certain nombre de questions, en relation avec les rapports sociaux effectifs qui existent en URSS. Je te pose une première question, qui peut simplement permettre d’en entraîner d’autres : en Union soviétique, quelle est la combinaison exacte, quelle est la forme exacte de l’hybride dont tu parlais à propos de toute société de transition, et plus précisément comment peut-on analyser le pouvoir de la bureaucratie, qui, non seulement s’est maintenue au cours de ces trente dernières années, mais qui effectivement par la répression, par son rôle dans l’économie, semble à l’heure actuelle avoir élargi ses possibilités d’intervention. Donc, quelle est la nature de ce pouvoir, ce qui pose le problème de l’Etat, en Union soviétique, et, à travers cela, le problème de l’Etat dans cette période de transition.

    La soviétologie : une « science » frivole

    Ernest Mandel — Quelques remarques préliminaires ne seront pas inutiles. Tout d’abord, la discussion en Occident est marquée par une très grande insuffisance d’information, à laquelle se joint souvent une très grande légèreté ; plus exactement, par l’incapacité de la plupart de ceux qui discutent de l’URSS d’aborder la réalité socio-économique de ce pays avec ce que Lénine considérait comme une des principales caractéristiques de la dialectique matérialiste : à savoir « die Allseitigkeit », le fait de tenir compte de tous les aspects, de ne pas isoler certains aspects des autres. Il y aurait à ce propos à faire une véritable histoire de la soviétologie occidentale - et j’inclus aussi sous le terme un peu péjoratif de soviétologie aussi tous les courants et sous-courants de la pensée marxiste elle-même - qui, selon le moment, les nécessités pragmatiques de la lutte politique, sinon les caprices personnels ou de vulgaires intérêts à défendre, mettait l’accent tantôt sur tel aspect et tantôt sur tel autre.

    A un certain moment, on insistait sur le caractère limité des forces productives, à un autre moment sur le gaspillage, à un autre moment encore sur la contradiction entre le bas niveau de vie de la population et l’immense potentiel industriel, à un tel moment sur les bonds en avant de la technologie à un autre moment sur l’immense retard de la technologie, etc.

    Si l’on veut avoir une vue tant soit peu exhaustive, ce ne sont d’ailleurs pas tellement les informations qui font défaut. Il faut se donner la peine de regarder l’ensemble et d’avoir constamment la volonté d’intégrer des éléments très souvent contradictoires dans une telle vue dynamique d ensemble de la réalité sociale soviétique. Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises depuis deux ans, je suis frappée par la manière vraiment légère pour ne pas dire irresponsable, avec laquelle beaucoup d’observateurs occidentaux parlent de la crise économique « qui a frappé l’économie soviétique comme elle a frappé l’économie occidentale » ou de la manière dont d’autres, y compris certains qui se réfèrent au marxisme, considèrent comme sans importance cette petite différence, à savoir qu’alors qu’il y a eu une remontée terrible du chômage dans tous les pays industrialisés de l’Occident, il n’y a pas de chômage du tout dans les pays industrialisés d’Europe orientale.

    Ils se défont de ces difficultés avec des formules qui sont en réalité des escapades, des diversions, sans sérieux théorique comme de dire : « Oui, mais il y a en Union soviétique le chômage occulte ou caché dans les entreprises ». Toute la « différence » pour un ouvrier soviétique, c’est qu’il continue à être payé, et pour le chômeur occidental qu il est sur le pavé. Et pourquoi justement dans les pays industrialisés pourtant plus riches que l’Union soviétique, la classe dominante n’a-t-elle ni pu ni voulu éviter le chômage « apparent » en le remplaçant par un chômage caché ? Toutes ces questions-là renvoient évidemment à une méthode d’analyse d’ensemble et à l’incapacité de tous ceux qui refusent de l’appliquer à comprendre la réalité très complexe de l’Union soviétique.

    Une autre remarque préalable concerne la difficulté de saisir d’une manière prudente, la combinaison dé Stabilité et d’instabilité qui, depuis très longtemps, a caractérisé le règne de la bureaucratie soviétique et qui est vraiment une combinaison. Parler de stabilité ? Pour ceux qui espéraient la révolution politique à court terme ou l’effondrement du régime à court terme, oui, on peut parler de stabilité. Mais si l’on fait le bilan des vingt-cinq dernières années, depuis la mort de Staline, je dirais qu’il n’y a pas eu une année en Union soviétique sans qu’il n’y ait eu des modifications qui, par rapport à l’image ancienne d’un monolithisme immobile, étaient des modifications très importantes. Peut-on dire que l’Union soviétique avec le culte de Staline et l’Union soviétique sans le culte de Staline, c’est exactement la même chose ? Que l’Union soviétique avec un niveau de vie des ouvriers égal, disons à la Turquie, ou l’Union soviétique avec un niveau de salaire qui est maintenant proche de celui des travailleurs italiens, c’est exactement la même chose ? Peut-on dire que l’Union soviétique qui produit 30 millions de tonnes d’acier, et l’Union soviétique qui est le premier producteur mondial -d’acier et qui produit 20% de plus d’acier que les Etats-Unis, c’est la même chose ? Peut-on dire que l’Union soviétique dans laquelle il n’y avait d’opposants que dans les goulags et l’Union soviétique avec un foisonnement de courants politiques, de samizdats, de débats à toutes sortes de niveaux, et pas seulement entre les intellectuels, aussi dans les syndicats, c’est exactement la même ? Le problème est plus complexe de ce point de vue aussi.

    Et là, vraisemblablement, plus que sur le premier point, ce qui nous fait défaut, ce n’est pas tellement la méthode d’intégration des informations, mais les informations elles-mêmes. Nous connaissons mal tout ce qui n’est pas macro-économique ou macro-social en Union soviétique. Nous connaissons les grands ensembles, les agrégats : les chiffres de la production industrielle, du revenu national, même de la part de la bureaucratie dans la distribution de ce revenu national, ce n’est pas tellement difficile à calculer. Tout ça, c’est plus ou moins connu.

    Mais nous avons à parler d’un pays de 250 millions d’habitants. Cette société dans son ensemble comporte beaucoup de mini-sociétés. Et là nous sommes évidemment beaucoup moins renseignés. Nous ne connaissons, nous ne nous apercevons de certains aspects de la réalité brusquement que par des révélations, par des lumières que certains peuvent jeter de temps en temps sur ce qui s’y passe.

    En tenant compte de ces deux remarques préliminaires, risquons-nous quand même à dégager quelques tendances générales, qui sont, je le souligne, liées tout de même très étroitement à notre analyse spécifique de la réalité socio-économique de l’Union soviétique, en tant que société à une étape de transition entre le capitalisme et le socialisme - et qui permettent de mieux cerner la réalité des fameux rapports de production spécifiques de cette formation sociale-là - je répète, non pas de la période de transition en général, mais de cette formation sociale spécifique.

    Rapports de production en URSS

    Tout d’abord, je crois qu’il faut rejeter comme non conforme à la réalité et comme la déformant toute idée selon laquelle on est en présence d’une stagnation des forces productives, d’un gaspillage qui a neutralisé totalement les effets de la planification. Je crois que même s’il y a des crises répétées de baisse du taux de croissance de l’économie soviétique, même s’il y a un gaspillage effroyable, incontestablement point d’accusation numéro deux contre la bureaucratie soviétique - le point d’accusation numéro un étant évidemment le fait qu’elle ne permet pas l’auto-administration, l’autogestion des producteurs, de la partie laborieuse de la population - la durée même du régime et la durée même de cette croissance économique ont fini par avoir des effets cumulatifs qu’il serait absurde de nier, d’autant plus absurde de nier qu’ils représentent une des sources essentielles de contradictions du système aujourd’hui, et une des raisons principales pour lesquelles la stabilité de ce système est moins que jamais assurée.

    J’ajouterai que les arguments tirés du bas niveau de vie de la population, du niveau insuffisant de la consommation, tout en gardant un fond de vérité, doivent être utilisés avec prudence. Il faut surtout éviter d’identifier niveau de vie et facilité d’approvisionnement en vivres. L’Union soviétique étant devenue une grande puissance industrielle, la modification de la structure de la demande de la consommation des travailleurs, que nous avons connue dans les pays capitalistes occidentaux, s’est réalisée là aussi, fût-ce avec un certain retard. Cela veut dire que la pénurie permanente de produits de qualité d’origine agricole est d’autant plus ressentie comme une absurdité, une chose inacceptable. Mais cela ne veut pas dire que le niveau de vie a stagné en fonction de cette pénurie. Pour beaucoup de biens de consommation industriels et notamment - ce n’est pas le moindre facteur - pour le logement qui était dans une situation désastreuse à l’époque de Staline et immédiatement après le mort de Staline, les modifications cumulatives au cours des vingt dernières années ont fini par avoir un effet. Et, aujourd’hui, les revendications des travailleurs soviétiques, même en matière de consommation, sont de nature différente et s’orientent beaucoup plus dans des sens qui les rendent comparables à celles que nous connaissons dans des pays industrialisés, que celles qui étaient traditionnelles à l’époque de Staline.

    Dans ce sens, je crois qu’il faut commencer par souligner - je sais bien que cela provoque indignation et hilarité dans tous les courants révisionnistes -, il faut commencer par dire que les rapports de production en Union soviétique sont fondés sur une organisation planifiée de la grande production, organisation planifiée basée sur la propriété d’Etat - mais qui est une forme de propriété sociale - la propriété d’Etat des moyens de production, et que la supériorité de cet aspect-là de l’économie soviétique ne fait pas de doute, du moins à la lumière d’une vision à long terme qui sait distinguer cette constatation générale de conclusions dithyrambiques qui diraient : voilà le socialisme, voilà le paradis socialiste et autres âneries de ce genre.

    Affirmer - comme l’a fait notamment Bettelheim et toute son école, car l’affirmation vient de là -, affirmer que la propriété des moyens de production n’est collectivisée que du point de vue juridique et que les entreprises disposent d’une bonne partie de leurs moyens de production, c’est méconnaître la réalité de la planification soviétique et de ses résultats. C’est donner aux phénomènes de marché noir, d’appropriation illégale par la bureaucratie de biens dans des circuits parallèles (phénomènes évidemment réels) un poids décisif dans cette économie, qu’ils n’occupent pas.

    Le grand paradoxe auquel sont confrontés les partisans de la définition de la bureaucratie comme classe sociale, c’est qu’ils ne sont pas capables de démontrer ce qui est la caractéristique essentielle de toute classe dominante dans une société de classe, à savoir la correspondance, la corrélation, du moins à l’échelle globale, entre les intérêts et les motivations de cette prétendue classe dominante et la logique interne du système économique en question. Il ne peut y avoir de contradiction entre la motivation et les comportements du gros de la classe capitaliste et la logique interne du régime capitaliste. Autrement, toute l’analyse marxiste des classes sociales devient totalement incohérente et nous serions en présence d’un mode de production désincarné, réifié, qui jouerait le rôle du « Zeitgeist » de Hegel, complètement coupé de forces sociales vivantes.

    Or, en Union soviétique, il est manifeste qu’une telle correspondance n’existe pas. Non seulement, une telle correspondance n’existe pas, mais tout ce qu’on sait du comportement et de la motivation de la bureaucratie, et surtout de ses couches plus directement liées à l’administration économique, qui sont censées contrôler le surproduit social, va à l’encontre de la logique de l’économie planifiée. C’est une des forces de l’analyse marxiste révolutionnaire, trotskyste, de la nature sociale de l’URSS, que d’avoir pu mettre en lumière précisément cet aspect des choses, sur la base d’une analyse spécifique de la bureaucratie et de son rôle contradictoire dans la société soviétique. Elle a pu comprendre que nous sommes en présence d’un phénomène différent, qualitativement et structurellement, de celui d’une classe dominante. Parce qu’il n’y a pas de propriété privée des moyens de production en Union soviétique, parce que les avantages dont jouissent les bureaucrates sont, pour l’essentiel, des avantages liés à la fonction et à la place dans la hiérarchie, parce que ces avantages restent toujours précaires, vu l’absence de propriété, il a été impossible pour un système d’administration fondé sur l’intéressement individuel des bureaucrates de trouver une véritable rationalité intrinsèque.

    Toutes les réformes du système de gestion de l’économie soviétique, qui ont commencé déjà au début des années 1930 par l’introduction du fameux principe du khozrachot, de la rentabilité individuelle des entreprises, par Staline, jus-que y compris les dernières contre-réformes - car c’est une véritable contre-réforme qui est actuellement en cours, qui élimine une partie des effets de la réforme dite Liberman -, toutes ces quarante années d’efforts et de tentatives de la part de ce qu’on pourrait appeler les sommets bonarpartistes de la bureaucratie (ceux qui essaient de garder l’équilibre entre les différentes branches, les différentes fractions, les différents groupes d’intérêts au sein de cette bureaucratie) pour surmonter cette contradiction fondamentale du système bureaucratique n’y sont pas parvenues. Il n’y a pas moyen de trouver cette pierre philosophale qui permette à la fois de satisfaire l’intérêt privé des bureaucrates et les besoins et les exigences de fonctionnement d’une économie socialisée et planifiée.

    De ce fait, chacune de ces reformes débouche sur une nouvelle forme de contradiction qui débouche sur une nouvelle réforme, qui débouche sur une nouvelle manifestation de la contradiction et ainsi ad infinitum. Ce fait en lui-même devrait déjà suffire pour nous indiquer que la bureaucratie n’est pas une classe dominante et qu’en URSS nous ne sommes pas encore en présence d’un mode de production stabilisé, quel qu’il soit. Dans un mode de production stabilisé, une telle situation est impensable il n’y a aucun précèdent historique à ce genre de situation.

    La bureaucratie, classe dominante ?

    Quand je dis qu’il n’y a aucun précédent historique, je me corrige tout de suite : il y en a un, mais il soulève justement la question de savoir s’il s’agit d’une classe dominante ! Cet exemple historique auquel je pense est celui de la Chine Classique.

    Pourquoi n’a-t-on pas pu en Chine, pays le plus évolué du monde du point de vue industriel, agricole et économique jusqu’au XVe siècle déboucher du mode de production asiatique manifestement dépassé par le développement des forces productives, à une généralisation de la propriété privée des moyens de production, qui était la précondition pour l’avènement du mode de production capitaliste ? Beaucoup d’explications ont été données a ce qui est un des grands mystères de l’histoire mondiale, parce que, par de nombreux aspects, la Chine au XVe siècle était plus près du capitalisme moderne que n’importe quel autre pays du monde et aurait beaucoup plus facilement pu y aboutir : elle était infiniment plus riche et beaucoup plus développée techniquement que l’Angleterre ou la Hollande du XVe siècle. Il y a beaucoup de discussions autour de ce mystère. Mais, sans prétendre qu’il y ait consensus entre les historiens marxistes, il y quand même un large accord pour donner une importance primordiale au phénomène suivant : pour des raisons historiques liées à l’importance déterminante de l’agriculture, le mode de production asiatique a fonctionné autrement en Chine qu’ailleurs et ce avec un poids prédominant de la bureaucratie. Et cette bureaucratie avait au moins un aspect comparable a celui de la bureaucratie soviétique, c’est-à-dire qu’elle n’était pas fondée sur la propriété privée, qu’elle était recrutée par des examens. Elle était bien entendu recrutée dans une couche sociale limitée. La légende selon laquelle paysan illettré portait dans son sac le bâton de mandarin…

    D.B —Le pinceau...

    E.M. — Oui, le pinceau de mandarin est évidemment une absurdité parce que rien que la complexité du système de l’écriture chinoise était destinée à exclure l’immense majorité de la population de toute possibilité de concourir à ce genre d’études et à ce genre d’examen. Mais cela étant dit, la particularité de cette bureaucratie « céleste », comme on l’a appelée, est qu’elle n’était pas directement attachée à la propriété privée. Elle était donc fonctionnelle et hiérarchique. Or, dans une société dans laquelle existe déjà (ou encore) la propriété privée, même si elle n’est pas généralisée, cela doit manifestement conduire à une contradiction énorme. Il n’est pas possible que des fonctionnaires tout puissants, envoyés par la cour chinoise dans des districts ou dans des provinces pour protéger les paysans contre les exactions des propriétaires fonciers, de la gentry, ne soient pas en même temps tentés d’abuser de leur pouvoir et de leur puissance pour devenir à leur tour des propriétaires. Il y a même une certaine logique in-terne au système de collectage d’impôt qui devait favoriser les abus de ce genre, mais je n’insiste pas.

    Dans ces conditions-là, la situation hybride de la société chinoise peut être caractérisée, par le fait que d’une part le développement des forces productives dans le cadre du mode de production asiatique exigeait la présence d’une masse de fonctionnaires non propriétaires, et que, d’autre part, le début de désagrégation de cette société sous le poids de la propriété privée rendait inévitable la tentation pour une partie des fonctionnaires d’essayer d’accaparer la propriété foncière, d’abuser de leur pouvoir. Dans ce sens, cette société oscille constamment entre les effets négatifs de cette appropriation privée de la part des mandarins sur la situation des paysans - donc déclin des dynasties, exactions insupportables, révoltes paysannes, pillage et réduction du surproduit social, etc. - et la restauration de la situation d’avant mais qui implique chaque fois un recul des fonctionnaires au statut de fonctionnaires purs, et non pas à celui d’une classe de propriétaires fonciers.

    Toute proportion gardée, les oscillations au sein de la bureaucratie soviétique sont du même genre. Dans la mesure où elle essaie de devenir propriétaire privé, elle ne peut pas gérer de manière adéquate une économie planifiée. Dans la mesure où elle doit gérer de manière tant soit peu adéquate l’économie planifiée, elle ne peut pas donner la priorité à l’accumulation de ses privilèges matériels. L’erreur commise par tous ceux qui voient dans la bureaucratie l’incarnation de la « volonté d’accumulation », de la « production pour la production », de « l’essor de la production de l’industrie lourde par rapport à l’industrie légère », etc., c’est qu’ils ont une image mystifiée de ce qu’est le bureaucrate soviétique réel. Il y a eu peut-être quelques planificateurs, il y a eu sans doute quelques dirigeants politiques qui avaient la passion de la production pour la production, de la production pour l’accumulation. Mais les bureaucrates réels, les bureaucrates en chair et en os qu’on peut rencontrer, ils ont sans aucun doute beaucoup de passions, mais des passions beaucoup plus terre-à-terre, que celle de la « production pour la production » ! Et ces passions sont strictement liées à la position particulière qu’occupe la bureaucratie dans la société soviétique de transition et à son articulation très particulière et très contradictoire avec le système de l’économie planifiée.

    Peut-être pourrons nous dire que Trotsky a sous-estimé le degré d’attachement de la majorité des bureaucrates soviétiques à la propriété collective, mais cela veut simplement dire qu’une fois de plus il a raccourci les rythmes. Il a constate une tendance embryonnaire et il l’a trop rapidement considérée comme déjà généralisée. Je suis néanmoins frappé par le fait que si en gros, les revendications, disons, des managers soviétiques ne soulèvent pas en premier lieu la question de l’appropriation privée, elles soulèvent maintenant depuis plus de vingt cinq ans une série de questions, qui, dans leur logique, sapent l’économie planifiée. Quand les managers parlent de droits accrus des directeurs, ce qu’ils visent, ce sont le droit de licencier les travailleurs, le droit de fixer les prix, le droit de modifier l’éventail de la production, en fonction d’incitants du marche. Il me semble évident que les revendications de ce genre sont en contradiction avec la logique de l’économie planifiée et ne constituent qu’une phase transitoire sur la voie du rétablissement de la propriété privée, chose que Trotsky avait d’ailleurs prévu : ce ne seraient manifestement pas les directeurs des grands trusts d’automobile ou des machines électrique qui allaient dire tout de suite, « donnez-nous les usines ». Mais cela se déroulerait par toute une série de phases intermédiaires. Je crois donc que dans ce sens on peut dire qu’il y a contradiction entre la structure planifiée et le caractère socialisé, collectif, étatique, de la grande production d’une part, et le maintien de normes de distributions bourgeoises d’autre part- qui découlent notamment de la survivance des catégories marchandes et monétaires dans la sphère des moyens de consommation, pour l’essentiel - et qui sont le fondement des privilèges de la bureaucratie. La combinaison de tout cela avec la toute puissance de la bureaucratie qui détient le monopole de gestion de l’économie, de l’Etat et de la société représente un élément éminemment contradictoire dans les rapports de production en Union soviétique.

    La classe ouvrière soviétique

    D. B. — A propos de ces questions, il serait intéressant de se poser le problème du rôle et de la place de la classe ouvrière dans cette société soviétique. En tout cas, en considérant une société analogue à la société soviétique, comme la société de l’Allemagne de l’Est, on est frappé par le poids énorme de la classe ouvrière. C’est un poids indirect si l’on veut, mais qui de détermine toute une série de bouleversements, y compris au niveau de la politique, de la gestion, et cela de façon de plus en plus massive.

    E.M. — Je serais prudent avec le terme « de plus en plus massive » parce que cela pourrait presque déboucher sur l’idée que nous sommes à la veille de corrections qualitatives ou automatiques. Mais il est évident que la situation est très différente de ce qu’elle est dans les pays capitalistes industriellement avancés, tant en fonction des rapports de forces sociaux et économiques qu’en fonction même de l’impuissance, de l’incapacité, de la bureaucratie à élaborer sa propre idéologie, d’où l’obligation dans laquelle elle se trouve de ne pas admettre son propre pouvoir, de se présenter comme représentant le pouvoir de la classe ouvrière.

    On a déjà eu l’occasion d’attirer l’attention sur un autre paradoxe fondamental de la situation, que diverses tendances révisionnistes ne peuvent pas du tout expliquer et dont très souvent elles essaient même de ne pas tenir compte du tout dans leur analyse, ce qui est absurde : c’est le fait que la classe ouvrière qui est considérée comme la classe dominante, qui est proclamée classe dominante par tous les éléments de propagande officielle, soit véritablement dénuée de tous les droits politiques. Il est vrai que si elle ne participe pas à la gestion de l’économie et de l’Etat, elle détient néanmoins des pouvoirs de fait et des droits de fait, résultant de la révolution d’Octobre, et qui sont encore considérables. Cette contradiction-là, il faut la comprendre, il faut la dominer et il faut en voir les conséquences.

    Parce qu’il n’y a pas de marché du travail en URSS, parce que pour un directeur d’entreprise, contrairement au chef d’un trust capitaliste, il est formellement illégal, sinon le plus souvent impossible, de licencier un ouvrier ; parce que, donc, la sécurité d’emploi est infiniment plus grande que dans les pays capitalistes - n’exagérons pas, nous ne dirons pas qu’elle est absolue - , il y a la possibilité pour les travailleurs soviétiques d’imposer au sein des entreprises toute une série de réalités, comme un rythme de travail plus lent, qui n’existent pas dans les pays capitalistes. Et il y a un mélange bizarre, encore une fois hybride, de grande indifférence par rapport à l’effort individuel et de grand intérêt envers la qualification individuelle, ce qui dans une certaine mesure est l’inverse de ce qui se passe dans une société capitaliste.

    Les deux aspects de cette contradiction ne doivent pas être sous-estimés, parce qu’ils ont une dynamique sociale qui est tout à fait évidente. Il y a aujourd’hui dans les entreprises en Union soviétique d’après les chiffres officiels - et même si les chiffres officiels sont exagérés, ils ont quand même un rapport avec la réalité - 10 millions de personnes, je dis bien 10 millions qui ont des diplômes d’enseignement supérieur ou des diplômes d’enseignement technique supérieur. Sur 70 millions de travailleurs, c’est un pourcentage considérable et qui augmente d’année en année. Cela ne peut pas ne pas avoir d’effets sur la confiance en elle-même de cette classe ouvrière. Cela ne peut pas ne pas modifier les rapports de forces vis-à-vis de la bureaucratie dans le cadre d’une situation où, au départ, le monopole du savoir était une arme énorme entre les mains de tous ceux qui étaient privilégiés dans cette société soviétique. Ce monopole est maintenant sapé par cet extraordinaire effort de qualification culturelle et technique de la part de la classe ouvrière soviétique.

    Comment se fait-il que, dans ces conditions mêmes, il y ait parallèlement cette indifférence par rapport à l’effort productif ? Je crois que là aussi l’explication n’est pas difficile. Cette indifférence existe dans la mesure où la masse des producteurs est profondément convaincue qu’il est inutile de faire un effort alors que tout est à la fois étroitement contrôlé d’un point de vue central et désorganisé à l’infini par le gaspillage de la bureaucratie et les privilèges de la bureaucratie. Les trous dans le filet sont trop grands pour risquer le saut ailleurs ! Les gens restent plutôt équilibristes, ils essaient de « tirer leur plan », autant que possible.

    Ajoutons une cause secondaire mais qui n’est pas sans importance - vraisemblablement plus importante en Europe de l’Est qu’en Union soviétique, mais même là elle n’est pas sans importance. Il y a aussi un décalage entre la réalité et la statistique parce qu’aux circuits parallèles des marchandises correspond une bonne quantité de travail. Le rythme lent du travail dans les grandes entreprises est en partie dû au fait que beaucoup de travailleurs qualifiés font du travail supplémentaire, quand ils rentrent à la maison.

    Tout cela étant dit, il n’en reste pas moins vrai que cette classe ouvrière avec ses qualifications, avec son niveau de culture beaucoup plus élevé, avec son désir manifeste de perfectionner ses capacités techniques frustrée de toute participation réelle à la gestion de l’Etat et de l’économie. Les quelques réformes plus que modestes qui ont été introduites au cours des années 1960 visèrent tout au plus à une certaine cogestion pour des questions sociales, comme les normes de travail et de salaires. Il s’agit d’une cogestion entre les directions syndicales - donc une fraction de la bureaucratie - et les directeurs d’entreprise et non pas avec les assemblées générales de syndiqués, ce qui serait tout autre chose, parce que cela nous ramènerait comme dans les années 1920 a une forme indirecte de participation de la classe ouvrière à l’exercice du pouvoir.

    Pourquoi n’a-t-on pas jusqu’ici connu de manifestations plus éclatantes de protestation du prolétariat soviétique contre cet état de choses qui doit lui être de plus en plus insupportable ? Je crois que les raisons en sont multiples. La première, c’est l’absence d’un modèle de rechange c’est-à-dire le scepticisme idéologique et politique qui doit être extrêmement profond. La classe ouvrière soviétique a été profondément déçue par la manière dont la révolution d’Octobre a tourné, à travers la dégénérescence stalinienne, vers un modèle de direction sociale qui ne lui convient pas. Je ne crois pas qu’elle soit attirée par le modèle capitaliste non plus. Mais elle ne voit pas de solution de rechange dans le monde d’aujourd’hui. Elle ne voit pas d’autre modèle. Il n’y a pas de cadres en son sein qui puissent défendre un autre modèle de gestion. Et là évidemment l’extermination radicale de toutes les tendances communistes oppositionnelles, de tous les cadres communistes, par Staline a eu un effet désastreux réel. Vu l’absence d’un tel modèle, l’absence d’une véritable alternative, il y a un repli vers la vie privée, un repli vers les revendications immédiates, un repli vers l’augmentation du niveau de vie et même un repli vers la promotion sociale individuelle par la qualification. Ça, c’est le côté, disons négatif, de cette course à la qualification, qu’il ne faut pas entièrement éliminer de l’analyse non plus. Tous ces replis-là sont pratiquement inévitables.

    La deuxième raison, qu’on récuse dans les milieux révisionnistes, mais qui, à mon avis, est vraie, c’est qu’il y a un progrès incontestable du ni-veau de vie et des conditions de travail des travailleurs soviétiques : ce progrès presque constant depuis la mort de Staline, c’est-à-dire depuis vingt-cinq ans, a provoqué ce qu’on peut appeler un climat qui est plus réformiste que révolutionnaire au sein de la classe ouvrière. C’est-à-dire qu’il peut y avoir des explosions temporaires sur des questions précises, quand il y a pénurie de nourriture ou quand il y a répression particulièrement dure. Mais, normalement, les travailleurs soviétiques espèrent améliorer leur condition en exerçant une pression dans le cadre du régime, plutôt qu’en le contestant globalement.

    Le mélange entre les deux (et ce mélange n’est pas d’ailleurs sans rappeler une situation similaire que nous avons connue dans pas mal de pays capitalistes industrialisés à des époques du passé y compris d’un passé pas trop lointain), ce mélange, donc explique à mon avis la passivité politique actuelle de la classe ouvrière. Il faudrait un détonateur supplémentaire : soit une victoire révolutionnaire en Occident, soit la reconnaissance d’une opposition politique plus articulée et plus efficace dans des milieux non ouvriers en Union soviétique, qui réussissent à établir le contact et le dialogue avec la classe ouvrière, soit des divisions très profondes et explosives au sein de la bureaucratie ; soit de nouvelles crises plus explosives en Europe de l’Est.

    On peut ajouter encore d’autres éventualités, mais il faudrait vraisemblablement un détonateur supplémentaire pour modifier cette situation. Il y a encore une grande inconnue (c’est d’ailleurs une inconnue pas seulement en Union soviétique), c’est ce que pensent les jeunes travailleurs soviétiques et comment ils voient la société, c’est-à-dire les travailleurs qui sont sortis des écoles techniques, professionnelles au cours des cinq ou six dernières années, et qui, non seulement n’ont pas connu Staline et la déstalinisation, mais qui n’ont même pas connu l’occupation de la Tchécoslovaquie, qui est la dernière grande crise interne dans le système de domination de la bureaucratie. Ça, c’est un grand point d’interrogation. Là on peut avoir des sur-prises, mais il ne faut pas formuler pour le moment des espoirs excessifs à court terme.

    Encore une fois, qu’est-ce que la bureaucratie ?

    D. B. — Ce que tu viens de dire sur la classe ouvrière me permet de revenir a ton développement précédent. Je suis persuadé qu’on ne peut pas comparer la bureaucratie à une classe dominante d’un mode de production classique, disons comme la bourgeoisie. Ce qui rend par conséquent secondaire et académique toute discussion sur la caste, sur le fait de savoir si c’est une bonne détermination. Le problème que je me pose, non pas en général, mais. dans le cadre de la formation sociale soviétique bien déterminée, c’est, étant donné le rôle que joue l’Etat, en particulier dans l’économie, comme tu l’as souligné, étant donné d’autre part, ce qu’il faut peut-être appeler l’atomisation de la classe ouvrière, est-ce que la bureaucratie n a pas dans des domaines économiques, sociaux et politiques accumule un ensemble de pouvoirs tels qu’elle est maintenant extérieure à la classe ouvrière ? Ce qui fait que ce que disait Trotsky qui parlait d’une bureaucratie ouvrière, fraction de la classe ouvrière par laquelle s’exerçait de façon déformée mais effective la dictature du prolétariat que ces remarques de Trotsky n’ont plus de sens à l’heure actuelle ?

    E. M. — Si on définit la bureaucratie comme s’identifiant seulement avec les couches qui occupent les sommets de la hiérarchie, alors il est évident que les rapports de filiation avec la classe ouvrière au sens psychologique et social du terme deviennent de plus en plus difficiles à démontrer. C’est une filiation qui est alors seulement historique, et encore ! Le seul élément qui subsisterait de la définition de Trotsky - mais je crois que cet élément est malgré tout décisif - c’est le mode de rémunération, c’est-à-dire le fait que la bureaucratie n’étant pas propriétaire des moyens de production participe a la distribution du revenu national exclusivement en fonction de la rémunération de sa force de travail, qui inclue beaucoup de privilèges mais qui est une forme de rémunération qui n’est pas qualitative-ment différente de la forme de rémunération salariale.

    J’admets tout de suite que cette définition peut satisfaire des théoriciens et surtout des théoriciens marxistes qui attachent une importance-clé aux phénomènes économiques. Mais elle n’est pas très convaincante du point de vue psychologique et pédagogique. Expliquer que la bureaucratie est une bureaucratie ouvrière seulement par le fait que ceux qui touchent vingt fois plus qu un salaire ouvrier le touchent sous forme de salaire c’est un argument fort abstrait. Bien que, je répète, ce soit un argument dont il faut voir les implications. Il faut surtout voir cette définition : cela veut dire qu elle cesserait d’être une bureaucratie ouvrière du jour-où elle aurait des sources de revenus essentielles provenant de la propriété, etc.

    Mais cette définition restrictive de la bureaucratie est très arbitraire et donc fausse. Ce n’est certainement pas celle de Trotsky, contrairement à ce que prétendent certains de ses critiques. Elle est absolument incapable de rendre compte de la réalité de la domination de la bureaucratie. Si vraiment la bureaucratie était réduite à ces quelques centaines de milliers d’individus dans le meilleurs des cas, si ce n’est encore moins - quelques dizaines de milliers d’individus -, on s’expliquerait mal le contrôle énorme qu’elle continue à exercer sur toute la société, alors que l’instrument principal de ce contrôle de l’époque stalinienne, c’est-à-dire la terreur sanglante permanente, la véritable peur de perdre la vie - non seulement la liberté, mais la vie -, manifestement n’existe plus au même degré.

    Mais dès lors qu’on étend la notion de bureaucratie pour y inclure - et je crois que c’est juste - toutes les couches privilégiées, à quelque titre que ce soit, dans la société soviétique, cela implique des millions de personnes, vraisemblablement 5 à 10 millions si ce n’est pas plus, y compris toute la bureaucratie syndicale, y compris tout le corps des officiers de l’armée, pas seulement les généraux, les maréchaux, y compris les lieutenants, y compris toute la hiérarchie dans la production, pas seulement les directeurs, mais les ingénieurs, y compris la grande majorité de l’intelligentsia, à part les instituteurs qui sont plus mal payés que les ouvriers, qui n’ont pas de privilèges matériels.

    Dès qu’on applique ce critère, juste, de la bureaucratie, alors les prémisses du raisonnement dis-paraissent. Parce qu’il est absolument certain que dans ce sens large et réel du terme, une bonne partie des bureaucrates d’aujourd’hui sont non seulement des fils d’ouvriers, mais même eux-mêmes d’anciens ouvriers, et que dans ce sens, ce que j’ai dit tout à l’heure sur la mobilité verticale qui est sous-jacente, avec ses aspects négatifs si l’on veut, ce désir et cette soif d’apprendre et de se qualifier de la part d’une bonne partie de la classe ouvrière, cette mobilité verticale est une mobilité essentiellement de la classe ouvrière vers la bureaucratie. On peut dire qu’une des armes principales que la bureaucratie a utilisées pour maintenir sa dictature a été précisément cette mobilité, c’est-à-dire le fait d’écrémer des générations successives d’ouvriers en pouvant leur offrir ce que le régime capitaliste ne peut pas leur offrir.

    Dans le régime capitaliste, ce qu’on peut offrir à un ouvrier, c’est tout au plus une position intermédiaire entre le prolétariat et le capitaliste. On ne lui offre guère la propriété qui lui permettrait de devenir chef d’une grande entreprise. En Union soviétique, la structure particulière de la société permet à la bureaucratie d’absorber des fils d’ouvriers et même des ouvriers dans l’appareil. Je ne dirais pas jusqu’au sommet, mais à des positions qui sont beaucoup plus élevées que les positions desdites classes moyennes dans les pays capitalistes avancés.

    Il y a un problème sociologique réel très intéressant lié à cette question qui me paraît beaucoup plus utile à analyser que de poursuivre des querelles sémantiques : c’est la question de savoir si la mobilité verticale après la grande période des premiers plans quinquennaux, donc de l’industrialisation et après les perturbations de la Deuxième Guerre mondiale et de la déstalinisation, continue à fonctionner au cours des quinze dernières années dans le même sens qu’avant, ou si elle a commencé à se ralentir et surtout si elle a commencé à se ralentir à partir d’un certain niveau de la hiérarchie. A ce sujet, il y a des témoignages intéressants - on ne dispose pas de données statistiques, ou du moins je ne les connais pas. Notamment, tout ce qui est lié à l’accès aux études universitaires, tout ce qui est lié aux exigences de diplômes universitaires pour accéder à des positions au-delà d’un certain niveau dans pratiquement toutes les couches de la bureaucratie, soulève des passions énormes.

    Dans la mesure où la bureaucratie qui est très puissante voit bloquée la voie d’accès a la propriété privée qui permet de garantir les privilèges, elle essaie de transmettre ces privilèges à ses propres fils et filles -plus pour les fils que pour les filles d’ailleurs, en leur assurant racées à ses propres fonctions grâce à l’accès aux diplômes universitaires. Mais cela introduit aujourd’hui une source de conflits sociaux profonds. La lutte pour l’accès à l’université est devenue une lutte sociale intense. On a vu ces descriptions, y compris dans la littérature soviétique : le jour de la proclamation des résultats des examens d’entrée à l’université est un jour de véritable tension sociale dans toutes les villes universitaires en Union soviétique. Et les accusations qui sortent, à ce moment-là, de corruption, de pots-de-vin, de népotisme, de la part des ouvriers et des gens du peuple sont beaucoup plus violentes que les accusations sur le non accès à la gestion des entreprises parce que c’est un aspect plus tangible, plus phénoménologique, plus immédiatement visible des privilèges de la bureaucratie et que cela bloque ce qui a été jusqu’ici le mécanisme de compensation essentielle, à c’est à dire justement cette qualification et cet accès à la mobilité verticale.

    Alors là, on peut s’attendre à des réactions et à des conflits encore plus violents à l’avenir. Cela montre une fois de plus que la bureaucratie peut essayer de couper le cordon ombilical, et avec son passé, et avec classe ouvrière et avec l’idéologie marxiste. Mais une chose est d’essayer, une autre est de réussir. Il s’agit d’un phénomène en cours qui est loin d avoir abouti et il peut y avoir évidemment des réactions très violentes

    D.B. — II est clair qu’il y a une tendance au ralentissement de la mobilité sociale, comme tu le dis, c’est sinon vérifié, du moins constaté par un certain nombre de témoignages. Je te signale en passant une anecdote en une plaisanterie que citait un communiste italien, c’est que que pour devenir dirigeant des Komsomols, il faut avoir 45 ans et un père qui a quarante ans d’appareil... De toute façon, cette mobilité verticale se ralentit depuis une quinzaine d’années, depuis la mort de Staline peut-être... enfin, peu importe...

    E.M. — Non, non, la période de la déstalinisation a été une période - nous avons seulement les chiffres maintenant - qui a été une période d’épuration énorme de l’appareil, qui a de nouveau fait place aux jeunes.. C’est après...

    L’URSS, « Etat ouvrier » ?

    D B. — De toute façon, cette mobilité verticale ralentie s’est effectuée autour d’un noyau structurel qui est l’ensemble de l’appareil de l’Etat et du parti, ce qui m’amène à poser une question un peu différente, quoique dans le même sens que la précédente : est-ce que dans ces conditions-là, le terme « Etat ouvrier » qui implique y compris beaucoup de démonstrations, a lui aussi encore un sens, à partir du moment où le noyau central autour duquel s’articule le pouvoir tend à être extérieur à la classe ouvrière, laquelle n’a aucun droit politique ? Quelle est la validité du terme « Etat ouvrier » dans ces conditions, étant donné l’expropriation de la classe ouvrière ?

    E.M. — Je dirais quand même que, sauf à des moments réduits, on n’utilise plus dans notre mouvement le qualificatif d’Etat ouvrier depuis 40 ans ; nous disons Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré ou bureaucratisé, ce qui n’est pas tout à fait la même chose ! Trotsky parlait d’une automobile en panne, qui s’est cassée contre un mur. La difficulté, ici, c’est la différence entre la science et la pédagogie. La formule « Etat ouvrier bureaucratisé » se réfère à des critères de la théorie marxiste de l’Etat. Pour le marxisme, il n’y pas d’Etat au-dessus des classes. L’Etat est au service des intérêts historiques d’une classe sociale déterminée. Si on laisse tomber le mot « ouvrier », on ne peut le remplacer que par deux autres mots : ou bien un Etat bourgeois, ou bien un Etat d’une bureaucratie qui est devenue une nouvelle classe dominante. Nous avons déjà indiqué auparavant pourquoi ces deux définitions étaient absolument fausses et beaucoup plus confuses encore, beaucoup plus lourdes de confusions totalement irrationnelles que celle d’Etat ouvrier.

    Je ne prendrai qu’un exemple. Si l’on admet que la bureaucratie est une nouvelle classe, les partis communistes au pouvoir sont-ils des partis « bureaucratiques » ? La lutte des classes dans les pays capitalistes serait alors une lutte des classes triangulaire entre la classe ouvrière, la bourgeoisie et la bureaucratie ? Ou alors, la bureaucratie serait la seule classe de l’histoire qui ne devient une classe qu’après avoir pris le pouvoir, alors qu’elle pas une classe avant d’avoir pris le pouvoir ?

    Le parti communiste chinois, qui est un parti ouvrier - ou ouvrier et paysans, peu importe – jusqu’au jour où il a pris le pouvoir, deviendrait un parti bureaucratique après avoir pris le pouvoir ? Tout cela conduit à des absurdités, à l’incompréhension de la réalité mondiale aujourd’hui, et à l’impossibilité de s’orienter dans la lutte des classes de tous les jours à l’échelle mondiale. Ce qui est infiniment plus grave que le désavantage pédagogique ou pragmatique politique de l’utilisation du terme ouvrier pour l’Etat soviétique. Ceci dit, quand Trotsky et la IVe Internationale affirment qu’en Union soviétique il y a toujours un Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré, et qu’en ce sens l’URSS est toujours une forme de dictature du prolétariat, ils le disent dans un sens tout à fait précis, et dans lequel il ne faut pas impliquer plus que cela ! Objectivement, cet Etat continue de défendre jusqu’ici la structure, ou les rapports de productions hybrides, nés de la victoire de la Révolution d’Octobre. Cet Etat a donc bloqué, jusqu’ici, la restauration du capitalisme, du pouvoir d’une nouvelle classe bourgeoise, la réapparition de la propriété capitaliste, des rapports de production capitalistes.

    C’est le seul sens dans lequel nous utilisons le terme « ouvrier ». Mais cela a évidemment un sens historique très profond et qui, par parallèle avec d’autres systèmes, avec d’autres situations en transition, se clarifie.

    Prenons un exemple historique particulièrement révélateur. Si l’on fait le bilan de ce qu’on a appelé un à la légère, l’époque de la monarchie absolue, il est incontestable que c’est, en même temps, dans une bonne partie de l’Europe, l’ère de l’accumulation primitive du capital, l’essor de la jeune bourgeoisie, l’époque du renforcement de cette bourgeoisie, c’est à dire l’époque qui a préparé la révolution bourgeoise. Néanmoins, si on regarde le problème d’un autre point de vue, si on le regarde du point de vue de ce qui subsiste de l’aristocratie semi-féodale, il est absolument incontestable que l’absolutisme a sauvé et permis la permanence de cette classe décrépie et dégénérée pendant au moins deux siècles, sinon plus. Il l’a fait d’une manière extrêmement simple ; les revenus purement fonciers de la noblesse semi-féodale étant de moins en moins suffisants pour lui permettre de maintenir son train de vie et ses habitudes, la monarchie absolue sert comme une énorme « pompe à finance » pour extraire des revenus des autres classes de la société, c’est à dire surtout de la paysannerie et de la bourgeoisie, et de les transférer sous forme de prébendes à la noblesse de cour. On peut donc dire que l’Etat de la monarchie absolue est un Etat semi-féodal qui défend les intérêts historique de l’aristocratie. Interpréter cela dans le sens qu’il défend les nobles féodaux tels qu’ils étaient ou tels qu’ils voulaient êtres – je ne dis pas ou au XVIIe siècle, mais au XVIe siècle ou au XVIIe siècle -, c’est évidemment une absurdité ! Au contraire, il les a frappés, i1 a écrasé les frondes de ces nobles partout avec une violence et une sévérité qui n’était pas beaucoup plus réduite, toutes proportions gardées, que la répression anti-ouvrière par la bureaucratie en Union soviétique.

    Donc, entre le fait de maintenir un certain nombre de structures socio-économiques, qui historiquement sont liées aux intérêts d’une classe sociale, et la défense des intérêts immédiats, quotidiens, d’une classe sociale dans le sens de sa place telle qu’elle le voit et le désire elle-même dans la société, il y a une très grande différence. C’est cela qui rend notre définition de l’Union soviétique comme Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré à la fois historiquement et théoriquement correcte.

    Il n’en reste pas moins vrai qu’elle est difficile à comprendre et à assimiler pour tous ceux qui n’abordent pas le problème avec ces critères mais avec le simple bon sens. Evidemment, pour le simple bon sens, il est absurde de dire qu’il y a la dictature du prolétariat en Union soviétique, puisque l’immense majorité du prolétariat n’exerce, non seulement aucune dictature, mais même aucun pouvoir. Et si on assimile ou interprète « dictature du prolétariat » à « gouvernement direct de la classe ouvrière », alors nous disons, ça n’existe pas. Evidemment que pour nous cela n’existe que dans le premier sens dérivé, indirect, socio-théorique du terme, c’est tout

    Mais, là encore, je crois la querelle purement sémantique et peu intéressante, parce qu’à partir du moment où on abandonne les étiquettes et où on est obligé d’utiliser les circonlocutions, qui sont beaucoup plus détaillées, beaucoup plus nuancées, on revient de nouveau aux véritables problèmes, qui ne sont pas des problèmes d’étiquettes. Quelle est la place de la bureaucratie dans la société soviétique ? Est-ce la même place que celle d’une classe dominante ? Quels sont les moyens pour la bureaucratie de stabiliser définitivement son pouvoir et ses privilèges ? Sont-ce les mêmes que ceux d’une classe dominante ? Quelle est la possibilité de la classe ouvrière de modifier sa situation ? A-t-elle besoin d’un bouleverse ment intégral de tout le système économique ou est-ce qu’il suffit de modifier le système du pouvoir, ce qui entraînera certes aussi des conséquences économiques considérables, mais ce qui est quand même différent d’une révolution sociale ? Etc.

    A partir du moment où on devient plus concret, plus spécifique, plus précis, les divergences ne disparaissent certes pas. Au contraire, le véritable sens des divergences apparaît. Ce ne sont dès lors pas des divergences sur des étiquettes, sur des termes ou des concepts, mais des divergences d’interprétations des aspects contradictoires de la société soviétique, et des conclusions politiques qu’on tire du jugement sur ces phénomènes.

    Sur la révolution anti-bureaucratique

    D. B. — II y a un autre débat théorique, qui n’est pas sans intérêt, mais je ne propose pas qu’on l’ait maintenant, c’est de savoir, dans ce genre de formation de transition, quel est le degré d’autonomie de l’appareil d’Etat et les conséquences que cela a. C’est un problème général que je ne fais que mentionner. Mais pour parler des problèmes concrets, partant de la situation contradictoire de la bureaucratie, qui est évidente, et qui implique en particulier un nombre de contradictions internes, il y a une question pratique même si elle n’est pas malheureusement d’actualité c’est la nature de la révolution anti-bureaucratique à accomplir. Alors là aussi beaucoup de questions sont posées, notamment sur le terme de « révolution politique ». On trouve chez Trotsky une définition unique avec des références qui ne sont pas toujours les mêmes.

    Dans la Révolution trahie il compare la révolution politique à 1830, 1848 en France et 1918 en Allemagne. Il fait aussi d’autres comparaisons mais il retient celles-là. C’est-à-dire des changements qui sont effectués avec une certaine mobilisation des masses, mais qui n’ont pas modifié fondamentalement les structures de l’appareil d’Etat. D’autre part, dans la même période - et cela a été l’objet d’une discussion assez vive dans la IVe Internationale de l’avant-guerre tout au moins -, il explique que la bureaucratie doit être expulsée des soviets renaissants. Cela pose le problème de savoir si cette référence à la révolution politique n’est pas la source d’un certain nombre d’ambiguïtés ; parce qu’on a vu dans le passé qu’un certain nombre de gens qui s’éloignaient d’ailleurs des définitions de Trotsky penser que les transformations en Union soviétique se feraient par des pressions et, à la limite, par une auto-réforme de la bureaucratie.

    Ces tendances ont existé dans les discussions internationales. Par conséquent, est-ce qu’il n’y a pas surtout intérêt à insister sur le contenu de cette révolution qui, en définitive, aboutira - quelles que soient les étapes intermédiaires, ce n’est pas le problème que je pose - à la destruction de l’appareil d’Etat tel qu’il est à l’heure actuelle, à l’éviction de la bureaucratie des soviets et à la mise en place d’une nouvelle formule de gestion et donc de planification, tout en maintenant une planification centralisée. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux insister sur le contenu de cette révolution anti-bureaucratique que sur ce terme de « révolution politique », qui peut prêter à un certain nombre d’ambiguïtés ?

    E. M. — Je crois que l’ambiguïté ne réside pas dans le terme de « révolution politique ». L’ambiguïté réside dans la particularité d’une révolution politique dans un Etat ouvrier qui, par définition, même s’il est bureaucratisé, est un Etat qui détient un poids économique extraordinaire tel que même une révolution politique, « purement politique » - ce qui est d’ailleurs un concept absurde -, a évidemment des effets socio-économiques infiniment plus grands qu’une révolution politique bourgeoise. Celle-ci, dans le meilleur des cas, substitue une fraction de la bourgeoisie au pouvoir à une autre et ne modifie guère ni le système de la propriété privée, de la concurrence capitaliste ni l’exploitation de la classe ouvrière, etc.

    Je dois dire que les caractéristiques que tu as données de la révolution politique restent un tout petit peu imprécises. La meilleure définition de la révolution politique serait, à mon avis, celle qui dirait simplement : la prise en main de la gestion de l’Etat, de l’économie et de toutes les sphères d’activité sociale par la masse des producteurs et des masses laborieuses, sous la forme du pouvoir des conseils ouvriers des soviets, démocratiquement élus. Le terme d’« expulsion de la bureaucratie des soviets » est un terme en lui-même ambigu, selon l’extension qu’on donne à la notion de bureaucratie et qui risque de limiter à nouveau la liberté de choix, la liberté politique des travailleurs. Je crois que cette liberté-là ne doit être soumise à aucune limitation.

    Les travailleurs doivent être libres, comme le dit le Programme de transition, d’élire dans les soviets tous ceux qu’ils veulent, sans limite ni exclusive aucune. Cela implique la pluralité des partis, l’établissement de libertés politiques et personnelles beaucoup plus larges que celles qui n’ont jamais existé en Union soviétique, sauf dans la première période immédiatement après la révolution d’Octobre. Cela implique, entre autres, l’expérimentation de toute une série de formes nouvelles d’exercice de pouvoir. Peu importe qu’on parle de « démantèle-ment » de l’appareil d’Etat. On ne peut pas concevoir l’autogestion même démocratiquement centralisée, planifiée sans démanteler une bonne partie de l’appareil central qui existe aujourd’hui en Union soviétique - mais l’appareil d’Etat n’est pas seulement cet appareil central...

    Une fois qu’on a défini ce contenu (je suis tout à fait d’accord avec toi), on voit de nouveau s’il y a divergences sur le fond ou querelles de mots. Les querelles de mots sont sans intérêt, cela reste abstrait. Les divergences de fond ont trait à des analyses différentes de la réalité soviétique, à des vues différentes de ce que doit être le pouvoir ouvrier et la dictature du prolétariat réels et une des divergences a sans doute trait à la capacité et aux limites de la classe ouvrière. A ce sujet aussi, je crois qu’il ne faut jamais oublier la dimension historique, la relativité historique.

    Il n’y a aucune comparaison entre la classe ouvrière de l’Union soviétique d’aujourd’hui et celle de 1937, 1927 ou 1917. Elle n’est pas seulement différente du point de vue du nombre qui a considérablement crû, du point de vue de la conscience politique, de la conscience de classes - là il y a une énorme régression. Elle est surtout différente - et ça, c’est tout de même, pour des marxistes, l’essentiel - de par sa qualification, de par ses capacités techniques, culturelles, administratives de prendre en main la gestion de l’économie et de l’Etat. Ce qui était extrêmement difficile après la Révolution d’Octobre, avec la classe ouvrière de cette époque-là, est beaucoup plus facile aujourd’hui. Il reste à faire un pari sur un certain nombre de détonateurs, extérieurs et intérieurs, qui remettront le prolétariat soviétique sur la voie de la conscience de classe. Si cela n’a pas lieu, le débat « révolution politique ou révolution sociale » devient de toutes façons absolument inutile parce qu’alors le véritable problème de sera le problème de la contre-révolution, d’essayer de bloquer cette contre-révolution. Si ce pari s’avère réaliste - et je crois qu’il y a beaucoup d’indices qui montrent qu’il est réaliste - alors la question de savoir si ce à quoi on vient d’assister à été vraiment une révolution politique ou une combinaison des deux ou ni l’un ni l’autre, cela n’a vraiment aucun intérêt. On devra constater la chose avec grand plaisir et un soupir de soulagement pour terminer ce chapitre. C’est un intervalle de l’histoire qui a coûté très cher à l’humanité, qui a surtout coûté très cher au mouvement communiste international et qui continue à coûter cher à la révolution socialiste mondiale, mais que le prolétariat soviétique et le prolétariat mondial auront alors définitivement clos !

    Ernest Mandel, septembre 1977