Débattre du projet socialiste
Contribution Série Débats, Dossier n° 9, Réalisé par la Fondation Léon Lesoil, En collaboration avec Socialisme Sans Frontières, Liège, 4 février 1993
  • Abraham Serfaty

    Abraham Serfaty a adhéré en février 1944 aux Jeunesses Communistes Marocaines. A son arrivée en France en 1945, il rejoint les rangs du Parti Communiste francais, et a son retour au Maroc, en 1949, ceux du Parti Communiste Marocain. Arrêté en avril 1950 et condamné a deux mois de prison, arrêté a nouveau en septembre 1952, il est exilé en France en décembre 1952 et assigné a résidence jusqu’à son retour au Maroc après l’indépendance. De 1956 a 1960, il se consacre entièrement a l’oeuvre de construction du Maroc indépendant. De 1960 à 1967, il participe à la réflexion et aux cercles d’études et de débats des intellectuels marocains qui cherchent leur voie en ces années. En juin 1967, il dénonce l’agression israélienne et appelle a la fraternité judéo-musulmane au Maroc. A partir des premiers mois de 1968, il rejoint l’équipe de la revue "Souffles" dont il devient l’un des animateurs jusqu’en 1972. Il rompt avec le parti Communiste Marocain en août 1970 pour participer à la fondation de l’organisation marocaine Ila Al Amam (En Avant). Arrêté en janvier 1972 et torturé, il est relâché un mois plus tard sous la pression des manifestations de lycéens et d’étudiants dans tout le Maroc. Il entre en clandestinité jusqu’à son arrestation en novembre 1974. Sauvagement torturé, il est condamné à perpétuité au proces de Casablanca en février 1977. Il sera ainsi, après Nelson Mandela, le prisonnier politique d’Afrique qui aura subi la plus longue détention.

    Il est libéré le 13 septembre 1991 sous la pression de l’opinion internationale, déchu de sa nationalité marocaine (!) et aussitôt exilé en France oû il réside depuis. Rédacteur en chef de la revue bimestielle Ila Al Amam, publiée à Paris depuis avril 1992, il ne cesse de combattre contre la dictature de Hassan II et plus généralement pour la reconstruction d’une altemative révolutionnaire, y compris dans le premier monde.

    Ernest Mandel

    Ernest Mandel est né le 5 avril 1923 à Francfort.

    Il est issu d’une famille révolutionnaire communiste. Membre du Spartakus Bund, son père était un compagnon de lutte de Rosa Luxembourg et militait activement, pendant les années ‘30, contre le stalinisme et la montée du fascisme. C’est dans cette atmosphère, alors qu’il était

    "minuit dans le siècle" (comme l’écrivait Victor Serge), que le jeune Mandel a grandi. A 17 ans, il rejoint la Quatrième Internationale en Belgique. Il participe à la Résistance contre la guerre et l’occupation nazie, en défendant un point de vue internationaliste (à l’encontre des courants bourgeois et staliniens belges). Avec Abraham Léon, il gagne des sionistes de gauche de la Shomer Hazaïr (Jeune Garde) - dont l’organisation avait rompu avec le PC après le pacte Staline-Hitler - à la cause du marxisme révolutionnaire. Comme militant du PCR (Parti Communiste Révolutionnaire, précurseur du POS), Mandel construit des noyaux révolutionnaires parmi les mineurs et les ouvriers métallurgistes de Charleroi et Liège. A plusieurs reprises, il est arrêté par l’occupant, mais il s’échappe chaque fois. A la fin de la guerre, il est déporté vers les camps de travail en Allemagne. Lorsque la défaite du nazisme approche, il s’échappe à nouveau (en avril 1945) et rejoint ses camarades en Belgique. Après la guerre, il s’engage dans le mouvement syndical. Il devient l’un des principaux conseillers d’André Renard (le secrétaire général adjoint de la FGTB, qui dirigeait la gauche syndicale). Tous deux s’étaient rencontrés à la JGS liégeoise et dans la Résistance antifasciste, où Renard avait joué un rôle dirigeant. A la FGTB, Mandel est l’un des instigateurs du programme "Holdings et Démocratie économique" et du plan de réformes structurelles anticapitalistes. Parallèlement, il met sur pied le journal La Gauche, qui rassemble toute la gauche du PSB, et dont il est rédacteur en chef. Cette activité du mouvement syndical prépare la grève générale de décembre 1960-janvier 1961 contre la Loi Unique (le Plan Global de l’époque) du premier ministre Gaston Eyskens. En 1964, il est exclu - comme toute la gauche anticapitaliste - du Parti Socialiste Belge qui participait au gouvernement avec le CVP et avait fait passer progressivement toutes les mesures contenues dans la Loi Unique, assorties de lois antigrèves. Emest Mandel est alors très actif dans la solidarité avec les Révolutions anticoloniales : Algérie, Cuba, ... Che Guevara l’appelle à Cuba pour qu’il participe au débat sur l’orientation économique de la Révolution cubaine (1963-‘64).

    L’engagement internationaliste était pour Ernest une seconde nature. Dans les camps nazis, il prônait ouvertement la solidarité entre les travailleurs allemands, français, belges et anglais contre le grand capital. En 1949, il avait rejoint les brigades de soutien au peuple yougoslave et à sa révolution, que Staline menaçait d’écraser. Il saisit toute l’importance de l’année 1968, tournant dans la situation mondiale (Mai ‘68 en France, Printemps de Prague, offensive du Têt au Vietnam). Le gouvernement français lui interdit d’entrer sur son territoire. On lui refuse les visas pour les Etats-Unis, les deux Allemagne, l’Australie, la Nouvelle Zélande... En Belgique, Mandel est l’un des fondateurs en 1971 de la LRT (Ligue Révolutionnaire des Travailleurs, qui deviendra le POS), résultat de la fusion de la gauche anticapitaliste du mouvement ouvrier socialiste et de nouveaux groupes radicalisés dans la jeunesse. Jusqu’à sa mort, il a activement participé à la direction du POS. Ernest Mandel a consacré toute son existence à l’élaboration d’un marxisme radical et ouvert. Son "Traité d’économie marxiste" a été l’objet d’une très large diffusion dès 1962. Il a été traduit dans plusieurs langues et eut une grande influence dans la formation d’une nouvelle génération d’économistes critiques. Parmi ses oeuvres les plus importantes, citons ‘La formation de la pensée économique de Karl Marx’, le commentaire de l’édition Pélican du ‘Capital’, l’ouvrage sur les ‘ondes longues du développement capitaliste’ et surtout ‘Le troisième Age du capitalisme’. Cette étude constitue, selon Perry Anderson, "la première analyse théorique du développement global du mode de production capitaliste depuis la Seconde Guerre Mondiale, à partir des catégories marxistes classiques". Citons également ‘The Meaning of WorId War Two’, ‘Sur le fascisme’, ‘Contrôle ouvrier, conseils ouvriers et autogestion’, ‘Critique de l’eurocommunisme’, ‘De la Commune à Mai 68’, etc. Plus récemment, il a écrit ‘Où va l’URSS de Gorbatchev ?’ et surtout ‘Power and Money’. Dans ce dernier ouvrage, il formule une théorie générale du facteur qui a troublé la lutte des classes au XXème siècle : la bureaucratie dans le mouvement et les Etats ouvriers. C’est un plaidoyer passionné pour la démocratie socialiste comme "troisième voie" contre la dictature du marché (le capitalisme) et celle de la caste bureaucratique (la planification autoritaire). En 1989-1990, il caressa de grands espoirs pour les développements politiques en Allemagne, patrie de Rosa Luxembourg et du mouvement ouvrier classique. Il prend part aux événements en Allemagne et en Europe de l’Est, poursuivant ainsi la lutte de l’Opposition de Gauche au stalinisme et au capitalisme. Il participe au débat de la direction du PCUS sur la signification politique du combat de Trotsky.

    Malgré les défaites en Europe de l’Est et la situation difficile du mouvement ouvrier mondial, Mandel parcourt les cinq continents pour y défendre ses idées sans sectarisme, avec optimisme et conviction. A plusieurs endroits, il contribue à jeter des ponts entre les différents courants de gauche et à consolider de nouvelles alliances : en Europe de l’Est, en Amérique du Sud... Il en gagna la conviction que malgré les difficultés de la situation mondiale, la gauche est porteuse de nouveaux espoirs pour un marxisme critique, non dogmatique, conséquent et radical. Les développements politiques au Brésil, aux Philippines au Moyen-Orient, en Europe Occidentale... ont renforcé cette conviction. Mais son activité sans relâche a pesé sur sa santé. Il a très rarement accepté de prendre du repos. Ce n’est que ces derniers mois que l’aggravation de son état de santé l’a contraint à restreindre son activité. Plus vite que nous ne l’avions cru et espéré, une brutale crise cardiaque a mis fin à la vie de ce révolutionnaire pleinement impliqué dans les combats de l’humanité. Ernest a fait don de son optimisme inflexible à la lutte contre l’exploitation et l’oppression dans une perspective internationaliste. Il n’a jamais douté du sens de cet engagement. En juin 1995, il exprimait encore son enthousiasme, lors du XIVème Congrès de la Quatrième Internationale, pour les potentialités qui s’ouvrent devant la QI, plus que jamais active dans la recherche de nouvelles formes d’organisation pour la gauche anticapitaliste sur le plan politique et international.

    Ernest a toujours puisé son inspiration dans la résistance des exploités et des opprimés du monde entier. C’est pourquoi son testament stipule que son enterrement ne doit pas être un moment marqué par le deuil, mais une manifestation militante, entièrement tournée vers l’espoir. Comme il l’avait souhaité, il sera inhumé au Père Lachaise à Paris, aux côtés des Communards.

    (Nous avons choisi de vous présenter cette note biographique d’Ernest Mandel pour cette troisième édition de son débat avec Abraham Serfaty, plutôt que de reproduire la courte notice qui figurait dans les deux éditions précédentes.)

    Socialisme Sans frontières a reproduit pour vous de larges extraits du débat qui a réuni ces deux militants révolutionnaires et internationalistes à Liège, le 4 février 1993.

    Dans un souci de respect de la richesse de la discussion qui s’est engagée avec la salle ce soir-là, nous avons également reproduit très largement les interventions du public, qui sont souvent fortement polémiques.

    Cette conférence était organisée par le Cercle Débat, Culture et Action plurielle en collaboration avec Socialisme Sans Frontières, la fondation Léon Lesoil, la Jeunesse Communiste, Solidarité Arabe, la JGS, le Cercle interculturel Carlo Lévi et le POS.

    Nous sommes en effet convaincus que c’est par le dialogue - théorique et pratique - entre militants et courants de gauche d’origine et de trajectoire différente que pourra se reconstituer un pôle de gauche révolutionnaire après la défaite du stalinisme et le triomphe apparent – et pensons-nous, provisoire – du capitalisme et de la loi du marché.

    Cédric Lomba : Bonjour à tous. Je vous remercie de participer à cette conférence. Je voudrais d’abord remercier, au nom du Cercle Débat, Culture et Action plurielle, Ernest Mandel et Abraham Serfaty d’avoir accepté de participer à ce débat.

    Notre Cercle se place dans une perpective résolument socialiste. Nous pensons que le capitalisme est synonyme de guerre comme en Yougoslavie, et synonyme de famine comme en Somalie. Nous pensons qu’il n’est pas la fin de l’histoire, et qu’on peut changer cela.

    Je vous laisse tout de suite en compagnie d’Ernest Mandel et d’Abraham Serfaty.

    Eric Toussaint : Bienvenue à tout le monde. L’idée ce soir, est d’avoir un dialogue. Ce n’est donc pas un débat ou une polémique, parce qu’il me semble que sont à la tribune, ce soir, deux militants révolutionnaires internationalistes marxistes, qui luttent depuis plusieurs dizaines d’années, qui ont montré que leur engagement au niveau des idées correspondait à un engagement dans une pratique, qui d’une certaine manière, Abraham surtout, l’ont payé chèrement. Nous lui exprimons encore notre bonheur de l’avoir vu être libéré en septembre 1991. Il est venu une première fois à Liège nous parler du Maroc et de son combat là-bas.

    Ce soir, je parle d’un dialogue parce que, plutôt que de traiter du Maroc ou de l’Europe, ou de thèmes essentiellement d’actualité, on abordera un thème plus large, objet de questionnements, de controverses, pas pour Abraham ou Ernest, mais pour d’autres : la référence au socialisme après l’effondrement des régimes bureaucratiques de l’Est, l’effondrement ou la fin du dit socialisme réel. Y a-t-il encore une perpective socialiste ? Y a-t-il encore un projet qui peut se définir comme socialiste ?

    Je demanderai donc aux deux orateurs de dire en quelques mots ce qu’est le socialisme pour eux.

    Ernest Mandel : Pour moi, le socialisme, c’est une société sans exploitation, sans oppression, sans violence majeure, une société fondée sur la coopération et la solidarité, une société, comme Marx l’a définie, de producteurs et de productrices associés, de l’immense majorité de l’humanité, devenue maîtresse de son sort et déterminant librement, démocratiquement, elle-même, les priorités dans l’emploi des ressources rares, la manière de limiter les dégâts écologiques, l’élimination des différences, des discriminations, des inégalités, non seulement entre les classes sociales, mais également entre les peuples, les races, les ethnies, les sexes, tous les groupes majeurs d’êtres humains qui habitent cette terre.

    Abraham Serfaty : Je ne différerai pas pour l’essentiel de ce que vient de dire Ernest, qui se retrouve chez Marx. Je crois que, pour Ernest comme pour moi, l’essence de ce qu’a écrit Marx reste vivant.

    Pour ma part, j’apporterai quand-même quelques nuances. En ce sens que pour moi, le socialisme, c’est plutôt une société de transition entre le capitalisme, ou le mode de production capitaliste pour être plus précis, et le mode de production communiste. Je crois que le communisme et le mode de production communiste, répondraient davantage à la définition que vient de donner Ernest. Pour moi, le socialisme est cette transition ; il est donc porteur de ce devenir, mais en même temps chargé des stigmates du capitalisme, comme l’a d’ailleurs écrit Marx.

    Mais quelle est la clé, à mon avis, du socialisme ? C’est que les travailleurs, dans le socialisme, sont maîtres de leur destin. Ils ont encore des stigmates, des noyaux de capitalisme, et nous y reviendrons tout à l’heure, mais ils sont déjà maîtres de leur destin, et par conséquent maîtres du devenir de cette société. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que tout est tracé d’avance, il peut y avoir des hauts et des bas, des avancées et des régressions ; mais dans l’ensemble, c’est cela qui me semble être la définition essentielle. A partir de là, on peut déjà intégrer l’essentiel de ce que vient de dire Ernest : à partir du moment où les travailleurs seront maîtres de leur destin, ils façonneront l’espace de manière non destructrice, à la différence du capitalisme. Ce sera une société humaniste, ce sera déjà une société véritablement démocratique.

    Eric Toussaint : Alors qu’un discrédit profond pèse sur la possibilité du socialisme, discrédit qui est l’héritage d’expériences à l’Est et ici - où nous vivons concrètement avec la gestion social-démocrate de la crise - je demande à Ernest Mandel comment il voit l’avenir du socialisme, son actualité, et ce qui fonde son engagement politique à ce niveau-là ?

    « La crise ne vient pas essentiellement de l’effondrement des dictatures de l’est »

    Ernest Mandel : il faut partir d’une vision réaliste, sobre, sans exaltation, sans exagération dans un sens ou dans l’autre, de ce j’appellerai la crise de crédibilité du socialisme à l’échelle mondiale. Cette crise vient de loin. Cela étonnera peut-être des camarades que je le dise, mais j’en suis convaincu : la crise ne vient pas essentiellement de l’effondrement des dictatures bureaucratiques à l’Est, ce n’est qu’un aspect d’une crise beaucoup plus générale. Je dirais que cette crise dure depuis au moins une décennie, si pas plus : certains en situent même l’origine à l’échec de ‘68 en occident, et à l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie la même année, avec l’étranglement du Printemps de Prague en ‘68-‘69. Peu importe la chronologie précise, ce qui est utile, c’est de constater que la crise vient de loin.

    Et on peut résumer les origines de cette crise dans deux aspects fondamentaux de l’évolution économique, politique et sociale au cours des deux dernières décennies.

    D’une part, avec le début de la longue récession économique, en ‘73-‘74, l’impérialisme, le capitalisme, a déclenché une offensive universelle contre, disons-le en gros, la classe ouvrière, les salariés, les opprimés, les peuples en lutte pour leur libération dans le Tiers Monde, offensive à laquelle les organisations de masse du mouvement ouvrier, comme d’ailleurs les organisations de masse dans le Tiers Monde, à quelques exceptions près, n’ont pas été capables de répondre, de riposter de manière tant soit peu efficace. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, les directions se sont fait, ou bien les complices, ou même les agents d’exécution de cette offensive. Mais il faut tout de suite ajouter, pour être réaliste, parce que sinon on ne comprend pas ce qui se passe, que, spontanément ni la classe ouvrière, ni les peuples du Tiers Monde n’ont trouvé de riposte adéquate non plus.

    Si cette riposte adéquate était venue, le monde serait tout à fait différent de ce qu’il est maintenant. Il y a bien eu des ripostes, et des ripostes impressionnantes dans certains cas, mais pas à la hauteur du défi. C’est la première source de la crise de crédibilité du projet socialiste, et elle est peut-être plus importante que la deuxième. Il y a une interrogation sur ce qui est une des thèses fondamentales du marxisme : la capacité d’auto-organisation et d’auto-émancipation de la classe ouvrière -j’utilise le terme classe ouvrière dans le sens le plus large : tous ceux qui se trouvent sous la contrainte économique de vendre leur force de travail.

    Il y a un doute, qui est réel, qui correspond à un aspect de la réalité. L’initiative, disons-le comme ça, brutalement, est dans les mains de l’ennemi de classe à l’échelle mondiale, pas dans les mains de notre classe. Sauf dans un ou deux pays, l’initiative est de l’autre côté. Pas avec des succès foudroyants, nous ne sommes pas dans les années trente, le fascisme ne frappe pas à la porte, la classe ouvrière n’est pas écrasée, les mouvements de libération non plus, sauf dans quelques pays. Ce n’est pas cette comparaison qu’il faut faire, mais il faut constater que le rapport de forces s’est détérioré, et continue en gros à se détériorer aux dépens des exploités et des opprimés au sens le plus large du terme.

    Et là-dessus se greffe un deuxième aspect de la réalité : les masses laborieuses ont fini par prendre conscience - avec un gros retard, qu’on peut regretter, mais enfin... - que ce qu’on leur avait présenté jusqu’alors comme socialisme réel à l’Est, comme socialisme gestionnaire à l’Ouest, ou comme pseudo-socialismes africains ou asiatiques, a fait faillite.

    Ce n’est pas un débat sur les termes : pour nous, il n’y a jamais eu de socialisme, ni là-bas, ni ici, c’est évident. Là-bas, il y a eu des sociétés de transition, j’accepte volontiers la formule d’Abraham, mais profondément bureaucratisées, profondément anti-démocratiques, et de moins en moins capables de satisfaire les besoins des masses même ceux les plus élémentaires. Et ici, le socialisme gestionnaire s’est mis à gérer la crise, à gérer l’austérité.

    L’association de ces deux déceptions a créé, encore une fois, un doute profond : après deux échecs, est-ce que ça vaut la peine de recommencer encore une fois, et recommencer pour quoi faire ? Là sont les deux sources profondes de la crise de crédibilité du socialisme à l’échelle mondiale.

    Maintenant, il faut un peu relativiser ce constat, en faisant une série de remarques supplémentaires.

    Tout d’abord, ce que je viens de dire n’est pas d’application universelle, sans exception aucune. Non. En gros, cela s’applique davantage aux pays qui ont un mouvement ouvrier ou un mouvement de libération de masse déjà vieux, étant passé par une grande série d’expériences. De ce fait, la déception, et donc le scepticisme, sont profonds. Mais cela ne s’applique pas à des pays dont la classe ouvrière est relativement jeune, qui ne traînent pas ce boulet des déceptions.

    L’exemple du Brésil

    Je pense à l’exemple le plus impressionnant, que tout le monde connaît, celui du Brésil, où on ne peut d’aucune manière dire que la classe ouvrière ou le mouvement ouvrier sont plus faibles ou moins actifs qu’il y a dix ou vingt ans. C’est le contraire qui est vrai, ils sont beaucoup mieux organisés, plus actifs... Cela ne veut pas dire que c’est gagné, loin de là, ça peut très mal finir, mais c’est une autre situation, c’est une situation où l’espoir n’a pas disparu.

    Celui de l’Afrique du Sud

    Je prendrai un deuxième exemple, qui est d’ailleurs exactement de la même nature : celui de l’Afrique du Sud. On ne peut pas dire que les travailleurs noirs y sont moins actifs, plus mal logés, ou plus mal organisés qu’il y a dix ans. Là, le progrès est plus spectaculaire encore qu’au Brésil. C’était la classe ouvrière la plus opprimée, la plus humiliée, la plus dénuée de droits du monde entier. Ils n’avaient même pas la citoyenneté de leur propre pays. Ils n’avaient aucun droit. La différence de salaires avec les salariés blancs était de l’ordre de un à douze. En l’espace de quelques années, ils ont réussi à s’organiser syndicalement et politiquement. Ils ont conquis, de fait, les libertés démocratiques. On leur tire encore dessus, c’est un pays du Tiers Monde, c’est un pays de semi-dictature, mais ils manifestent, pas comme dans le temps, ils manifestent, ils font grève par dizaines de milliers de personnes, et ils ont confiance en eux-mêmes, parce que le résultat est là : la différence de salaires avec un blanc est passée de un à douze, à un à trois. Ils ont confiance en eux-mêmes. Encore une fois, il ne faut pas présenter une image rosé, là aussi ça peut très mal finir. Mais c’est un progrès, on ne peut pas dire que c’est un recul comme dans le reste du monde.

    La Corée du Sud

    Troisième exemple du même genre, la Corée du Sud, où une classe ouvrière jeune, qualifiée, commence à s’organiser dans des syndicats puissants qui dament le pion partiellement, malgré la répression - beaucoup des dirigeants syndicaux sont en prison - à la dictature.

    Si on regarde attentivement le monde, on pourrait trouver d’autres exemples de ce genre, je n’insiste pas, mais il y a donc des exceptions.

    “Il y a aussi crise du néo-liberalisme”

    Une autre considération qui permet de relativiser le constat, c’est que, s’il y a crise de crédibilité du projet socialiste, il y a en même temps - et on peut l’affirmer avec ce que les Allemands appellent « schadenfreude », délectation morose - crise de crédibilité du néolibéralisme et du néoconservatisme, sans commune mesure avec ce qui existait dans les années 70 et au début des années 80. A cette époque, les Reagan, les Thatcher, les Bush, les Kohl, ils croyaient avoir gagné. Aujourd’hui, ils déchantent. Quelqu’un a décrit la situation mondiale comme étant caractérisée par des rapports de production chaotiques, ce qui est évidemment une boutade, des rapports de production chaotiques, ça n’existe pas. Mais enfin, si vous regardez le désordre mondial, il est impressionnant. Et la capacité de l’impérialisme américain à dominer, à gérer tout cela, est en déclin. Non seulement elle est en déclin, - s’il y a toujours une supériorité militaire de l’impérialisme yankee, il a perdu sa supériorité financière, sa supériorité industrielle, sa supériorité technologique est au moins mise en question - mais, ce qui est l’essentiel, c’est que personne ne s’est mis à sa place.

    On a vu à plusieurs reprises dans l’histoire une puissance capitaliste ou impérialiste hégémonique remplacée par une autre ; aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Ni le Japon, ni l’Allemagne, - ne parlons même pas de l’Angleterre - ni l’alliance germano-française, n’ont la capacité de se substituer aux Etats-Unis comme leader impérialiste du monde. Donc, il y a, de ce côté-là, un désordre croissant. Et à cela correspond une incapacité d’agir qui, conjuguée à d’autres causes de nature plus économique, plus structurelle, fait que nous sommes entrés dans une longue période de dépression économique, ce que j’appelle une onde longue dépressive, qui n’a aucune chance, à court terme, cela je le dis avec grande conviction, d’être remplacée par une période d’expansion comparable à celles des années ‘50 et ‘60. Dans un avenir prévisible, cette dépression va durer. Il y aura des phases de reprise, le cycle industriel continue à fonctionner, mais ce sera une reprise très limitée, et - ici je reviens à l’essentiel - elle n’éliminera ni le chômage, ni la pauvreté. Même dans les périodes de reprise, le chômage continuera à monter. La pauvreté, la marginalisation, continueront à s’étendre. Ce qui veut dire qu’à l’échelle mondiale, le visage barbare de l’impérialisme et du capitalisme est perçu, les masses ne sont pas idiotes ou aveugles. Croire le contraire, c’est une vue élitaire qui ne correspond d’aucune manière à la réalité. Les masses sont sceptiques, elles sont déçues, elles sont, dans une certaine mesure, en désarroi, mais elles ne sont pas aveugles. On ne peut pas leur dire : "Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes". Ça, personne ne le croit, absolument personne.

    Croissance de la misère et de la barbarie

    Je donne quelques chiffres, on pourrait en donner beaucoup. Dans le monde impérialiste uniquement, le nombre actuel des chômeurs dépasse les 50 millions. Je parle du vrai chiffre, pas du chiffre falsifié donné par les gouvernements avec la complicité des sociaux-démocrates et des directions syndicales. Pour moi, il n’y a pas le moindre doute : ce chiffre passera à 60, 70, 75 millions dans les années à venir.

    La pauvreté, la marginalisation, touchent, selon les pays, entre 5 et 15 pour cent de la population ; aux Etats-Unis, pays dit le plus riche du monde - ce qui n’est d’ailleurs plus vrai - le phénomène touche de 35 à 40 millions de personnes ; ce ne sont pas de petits chiffres. Dans les pays du Tiers Monde, la barbarie éclate, d’une manière qui, malheureusement, même dans les milieux d’extrême-gauche en Europe et aux Etats-Unis, n’est pas tout à fait saisie dans son ampleur. Rien que sur le plan des chômeurs et des chômeuses, des gens qui se trouvent sans emploi ou avec un emploi tout à fait limité, cela dépasse vraisemblablement les cinq cent millions. 50 millions dans les pays impérialistes, 500 millions dans les pays du Tiers-Monde. Ce sont des chiffres horribles, on ne peut pas le dire autrement.

    Les conséquences de cette barbarie au niveau de l’alimentation, je dirais, au niveau des effets génétiques, sont épouvantables. Au nord-est du Brésil, qui n’est pourtant pas le pays le plus pauvre du Tiers Monde mais plutôt un des plus riches, par suite de dévitaminose pendant trois générations dans les couches les plus pauvres de la population, une nouvelle race de pygmées est apparue - ce sont des choses qui étaient inconcevables - une nouvelle race de pygmées dont la taille est en moyenne inférieure de trente-cinq centimètres à la taille moyenne des habitants du Brésil. Et les idéologues de la bourgeoisie brésilienne, comme la bourgeoisie elle-même, appellent ces malheureux et ces malheureuses des ’hommes-rats’, et on sait ce qu’on fait avec les rats : c’est pour préparer, justifier, une répression atroce, déshumaniser dans le langage pour permettre tous les crimes, comme les nazis l’avaient fait auparavant.

    L’idiotie, il n’y a pas d’autre terme, de labourgeoisie impérialiste est de croire que tous ces développements ne vont pas avoir de retombées dans leur propre pays. Il y a déjà des retombées. S’il y a une reprise d’épidémies typiques de la pauvreté, comme la tuberculose ou le choléra, croire que cela va s’arrêter à la frontière d’un pays riche ou d’un quartier riche, c’est idiot : cela n’est pas arrivé comme cela dans le passé, cela n’arrivera pas comme ça aujourd’hui non plus.

    Je vous donne un autre chiffre, effrayant, pour qu’on se rende compte dans quel monde on vit : les projections de l’Organisation Mondiale de la Santé disent qu’au début du vingt-et-unième siècle, c’est-à-dire dans moins de dix ans, il y aura 30 millions de séropositifs dans le monde, dont plus de 95 % dans le Tiers Monde ; et actuellement, 98 % des dépenses de prévention se font dans les pays impérialistes, et pas dans les pays du Tiers Monde.

    En 1990, selon l’Organisation Mondiale de la Santé, il y avait 9 millions de séropositifs dont 80 % vivaient dans le Tiers Monde. En Thaïlande, un adulte sur 50 est infecté. Dans certains pays d’Afrique Subsaharienne, un adulte sur 40 est déjà infecté et dans certaines villes d’Afrique, un sur trois (Rapport de la Banque Mondiale, 1993, p. 103).

    Il n’y a pas matière à s’étonner, pour quiconque connaît la nature de l’impérialisme. Mais enfin, encore une fois, c’est une politique suicidaire, les retombées dans les pays impérialistes sont inévitables, une épidémie ne s’arrête pas à des frontières nationales ou à des frontières de classe. Les imbéciles qui sont responsables ou coresponsables de cette situation creusent littéralement leur propre tombe, et je répète, il y a une bonne partie de la population mondiale qui est consciente de cette réalité. Ce qui entraîne des réactions.

    Face à cette barbarie, se développent des ripostes, souvent limitées, malheureusement

    Mais dans l’absence d’un projet socialiste crédible, ces réactions sont des réactions généralement limitées à un seul objectif, ce qu’on appelle en anglais des "single-issues movements" (mouvements à thème unique), et des réactions discontinues dans le temps. Par exemple, dans notre propre pays, nous avons connu, contre l’installation des fusées nucléaires cinq cent mille personnes dans la rue. C’est énorme, on n’avait jamais vu cela dans le passé. Et puis le mouvement est retombé. Où sont ces cinq cent mille personnes aujourd’hui ?

    Aux Etats-Unis, magnifique !, quand la Cour Suprême a voulu limiter le droit à l’avortement, il y a eu un million de femmes dans la rue. C’est magnifique, on n’avait jamais connu cela dans le passé. Mais aujourd’hui, c’est fini.

    Je pourrais multiplier les exemples. Ils sont innombrables. Il y a des réactions, des réactions même impressionnantes, dans une certaine mesure plus amples que ce qu’on a connu dans le passé, mais discontinues, sans unification autour d’un projet de forme de société, d’alternative de société, d’ensemble et cohérent. C’est le défi pour nous, mais c’est en même temps notre chance.

    Ce ne sera pas facile de rendre le projet socialiste à nouveau crédible. C’est un travail à long terme. Je ne vais pas donner un pronostic. En général, on me considère comme péchant plutôt par optimisme excessif que par pessimisme. Mais je crois qu’on en a pour plusieurs dizaines d’années avant que la crédibilité du socialisme soit rétablie. Chez les larges masses, je ne parle pas des avant-gardes qui ne sont d’ailleurs pas si petites que ça. Dans le temps, quand on parlait d’avant-garde, on avait l’habitude de considérer des groupuscules de quelques dizaines ou centaines de personnes. Aujourd’hui, l’avant-garde qui est toujours attachée au socialisme, ce sont des centaines de milliers de personnes dans le monde.

    Mais enfin, il s’agit de regagner les larges masses au projet socialiste, et ça prendra du temps. Quinze, vingt, trente ans... Si on a un peu de chance, comme la génération de la première guerre mondiale, avec la révolution russe, si on a une chance comparable, cela ira peut-être un peu plus vite. Mais laissons ça de côté, parce qu’il ne faut pas miser sur l’imprévisible. Le processus doit trouver sa propre logique, sa propre cohésion et cela prendra beaucoup de temps.

    Nous sommes revenus, dans une certaine mesure, à la case depart

    Nous sommes, dans une certaine mesure, revenus à la case départ. C’est un vocabulaire qui choque mais qui me paraît réaliste. Nous sommes dans une situation comparable à celle des premiers socialistes, des années ‘80 et ‘90 du siècle passé, période qui s’est prolongée jusqu’au milieu des années vingt, et même, pour certains pays, jusqu’après la seconde guerre mondiale. Mais nous revenons à cette case départ avec deux énormes atouts, que n’avaient pas nos grands-parents.

    Le premier atout, celui qu’on saisit le moins, c’est la croissance de la classe ouvrière : numérique, culturelle, en qualification. Si on compare à la situation de la classe ouvrière de la fin du siècle dernier, il n’y a aucune commune mesure : aujourd’hui, il y a plus d’un milliard de salariés, hommes et femmes, à l’échelle mondiale, avec évidemment une répartition géographique inégale.

    Il y a des mythes qui continuent à circuler. Hier, j’ai eu l’occasion de discuter avec une camarade italienne, Luciana Castellina, euro-députée de l’extrême-gauche, du Parti Rifondazione Comunista, je lui ai posé la question qu’on me pose si souvent dans les débats, les meetings :

    "On dit que les grands bastions de la classe ouvrière italienne, avant tout Fiat à Turin, sont démantelés." "Ah, me dit-elle, c’est vrai." Je lui pose alors ma seconde question : "Combien y a-t-il encore de salariés à Fiat ?" Sa réponse : "Cent cinquante mille." Eh bien merci comme démantèlement ! Cent cinquante mille salariés pour un seul patron, dans une seule ville, ce n’est pas exactement un démantèlement. C’est un affaiblissement, c’est autre chose, je ne discute pas. Mais enfin, cela n’existait pas dans le passé, même lors du grand mouvement d’occupation d’usines en Italie en 1919-1920, et cela n’existait même pas en ‘45 ou ‘48. Il faut bien se rendre compte que cette croissance numérique, à laquelle il faut ajouter, j’insiste, l’augmentation du niveau de qualification et de culture, c’est un atout que n’avaient pas nos grands-parents.

    Et le deuxième atout que nous avons, c’est que, face à la démission de nos adversaires, je ne parle même pas des bourgeois, mais de ceux des mouvements ouvriers ou de libération nationale intégrés dans la société bourgeoise, nous avons la chance, et c’est extraordinaire, de pouvoir prendre en charge pratiquement sans concurrence la défense des intérêts immédiats des salariés : défendre les travailleurs et les travailleuses contre l’austérité, contre l’oppression, contre l’élimination ou la restriction des droits de l’homme et de la femme. Ce n’est pas une petite chose.

    Le socialisme a un avenir meme s’il n’est pas garanti

    C ’est la combinaison de ces deux atouts qui fait que le socialisme a un avenir, un avenir qui n’est pas garanti, il doit se redéfinir de façon beaucoup plus sophistiquée, beaucoup plus nuancée que dans le passé. Mais il doit être internationaliste, solidaire avec les peuples du Tiers Monde, il doit être féministe, il doit être écologique, il doit être autogestionnaire, il doit être pluraliste, il doit défendre les droits de l’homme et de la femme, mais il doit surtout être fidèle à lui-même : sa pratique doit correspondre à ses principes. Si les gens peuvent constater cela, comme ils ont pu le constater à la fin du dix-neuvième siècle, comme ils ont pu le voir avec les communistes dans la période 1917-1925, tous les mensonges de la bourgeoisie, toute la propagande anti-communiste et anti-socialiste, toutes les séductions de la société de consommation, toute la répression, ne serviront à rien du tout. Absolument à rien du tout.

    La condition, c’est de rester fidèle à soi-même, appliquer ses principes, ne pas céder aux tentations de la realpolitik, pseudo-réaliste mais en fait totalement irréaliste, dans ce cas, à la force numérique, nous joindrons une force morale qui effectivement nous rendra invincibles.

    Abraham Serfaty : Chers camarades, je voudrais dire d’abord l’honneur que j’éprouve à être ici, aux côtés d’Ernest Mandel, et en cette ville de Liège qui est un haut lieu du mouvement ouvrier, pas seulement européen, mais international. C’est pourquoi j’ai accepté avec joie l’invitation à être ici avec vous aujourd’hui.

    Sur l’avenir du socialisme et le pourquoi du socialisme. Tout d’abord, pour nous, militants du Tiers Monde, le capitalisme n’est qu’un capitalisme sauvage, et Ernest en a donné des exemples tout à l’heure, cet exemple effrayant du nord-est du Brésil. Nous ne vivons pas au Maroc ce degré de barbarie, mais nous en vivons la barbarie. Actuellement, des jeunes du Maroc prennent des petites barques pour gagner l’Espagne, en sachant qu’ils ont un risque sur deux de mourir en mer. Mais le désespoir est tel qu’ils n’ont pas d’autre issue. C’est déjà la barbarie. Et par conséquent, le modèle du capitalisme triomphant du Nord est inacceptable dans le Tiers Monde. Ça c’est le point de départ.

    Montée de l’intégrisme

    Maintenant, il est vrai, comme l’a dit Ernest tout à l’heure, que le désarroi s’est répandu dans le monde quant à cette alternative du socialisme. Par exemple, dans les pays arabes, actuellement, l’alternative qui a pris corps avec le plus d’ampleur, c’est, comme vous le savez, les mouvements islamistes, avec leur développement que l’on appelle l’intégrisme, c’est-à-dire leur aspect le plus fanatique. Ce n’est pas vrai partout. Je peux dire qu’au Maroc, par exemple, même si nous sommes loin du niveau des luttes au Brésil ou en Afrique du Sud, il y a tout de même un mouvement démocratique dont le moteur principal, stratégique, est la classe ouvrière.

    Cette alternative démocratique existe et la solution de désespoir qui consiste à rejeter le Nord tout entier - pas le capitalisme, mais l’Occident comme nous disons dans le monde arabe ou dans le Tiers Monde en général, comme barbarie, pour revenir à nos valeurs d’antan dans leur intégralité, avec ce qu’elles avaient de positif, mais aussi avec ce qu’elles avaient et ont encore de rétrograde, cette solution de désespoir se heurte à l’alternative dont je parlais qui prend de 1’ampleur. Mais dans la mesure où, au contraire, on peut travailler à partir des réalités de nos pays, à partir des luttes de nos peuples, en restant, comme Ernest l’a dit avec force tout à l’heure - et effectivement, c’est fondamental, en restant fidèles à nous-mêmes, fidèles quoi qu’il en coûte à nos principes, de ce fait, je peux dire qu’au Maroc les étudiants ne sont pas tous désespérés, ne pensent pas tous à un retour en arrière. Dans la classe ouvrière, il y aussi une vision de l’avenir, floue encore, mais elle existe. Et cela n’est qu’un petit exemple par rapport aux grands exemples que sont le Brésil et l’Afrique du Sud.

    Aller au-delà de la résistance à la dictature

    Il est évident que, pour les militants révolutionnaires du Tiers Monde, nous ne pouvons pas nous contenter de cela. Bien sûr, au Maroc, le seul fait de résister à la tyrannie, quoi qu’il en coûte, a été le principal pôle d’attraction du peuple marocain vers cette alternative. Mais il nous faut aller au-delà. Il nous faut élaborer effectivement un projet de société, pour nos sociétés concrètes, qui soit crédible, qui puisse fonctionner maintenant si les conditions politiques étaient réunies, un projet viable et fiable, tenant compte des échecs, des faillites du socialisme, notamment à l’Est de l’Europe, et de ce modèle qui a été longtemps le modèle et qui était celui de l’Union Soviétique. Mais aussi des échecs dans le monde, pas seulement des régimes révolutionnaires qui ont échoué, mais aussi des tentatives révolutionnaires ou des partis révolutionnaires qui se réclamaient du marxisme et qui se sont enlisés. Dieu sait que, dans le monde arabe, nous en connaissons, des partis communistes qui se sont enlisés parce qu’ils étaient sous la tutelle du parti communiste d’Union Soviétique. Lorsqu’ils pouvaient prendre le pouvoir en Irak, ils y ont renoncé sur les ordres du parti soviétique ; lorsqu’ils étaient anti-sionistes, ils ont tempéré leur anti-sionisme sur les ordres du parti soviétique, et naturellement cela a fait faillite, et naturellement cela a entraîné un discrédit. Donc, il nous faut d’abord élaborer des solutions sur la base de notre propre indépendance, à partir des réalités de nos pays, en tenant compte de toutes ces leçons, mais aussi en construisant des projets de société ancrés dans nos réalités, enracinés dans notre histoire.

    Se référer à Marx mais pas comme à une bible

    Nous devons, bien sûr, maintenir les principes. Et dans Marx, nous trouvons la somme de ces principes, à condition de l’analyser, de réfléchir, de ne pas le lire comme une bible, bien entendu. En revanche, nous avons à faire un tri dans ce qu’on a appelé les grands maîtres du marxisme-léninisme au 20ème siècle. Bien entendu, il ne s’agit pas de parler de Staline. Je rends d’ailleurs hommage au mouvement trotskyste international, à ceux qui, dès les années 20, ont dénoncé ce devenir du stalinisme en Union Soviétique. Mais nous devons aller plus loin. Je considère personnellement que Lénine reste un maître pour tous les révolutionnaires du monde. Mais pas un maître à prendre intégralement. Nous devons comprendre comment il a su maîtriser la conjoncture politique en Russie, et nous devons avant tout comprendre comment il a su maîtriser la dialectique, et c’est cela aussi que nous devons apprendre à faire pour savoir faire une révolution. Le marxisme, c’est pour moi avant tout, sinon uniquement, une méthodologie de la dynamique sociale. Ce n’est pas un dogme, les véritables marxistes le savent tous. Et Marx lui même l’avait dit, bien sûr, qu’il n’était pas marxiste.

    Non seulement ce n’est pas un dogme, mais ce ne doit pas être non plus un ensemble de recettes à appliquer. Il n’y a pas de modèle révolutionnaire. Chaque révolution doit construire son propre processus. Nous devons apprendre à maîtriser la dynamique sociale - et jamais on ne la maîtrise entièrement, heureusement, parce que la dynamique sociale est toujours beaucoup plus riche que ce que l’on peut prévoir. Mais nous devons apprendre au moins à nous orienter, savoir comment agir, comment encourager, plus exactement, comment développer cette dynamique sociale.

    Et à cet égard, nous devons revenir sur un problème qui reste fondamental dans le mouvement marxiste international : le problème du parti révolutionnaire. Du modèle de parti dans "Que faire" de Lénine, nous savons que Lénine lui-même a dit plus tard que ce n’était pas cela la vraie voie de construction du parti révolutionnaire. Mais, tout de même, il en reste quelque chose. Ce modèle a fonctionné pour faire la révolution d’octobre, et, à l’époque, le parti bolchevique n’était pas un parti bureaucratisé sinon il n’aurait pas pu faire cette révolution.

    Heureusement, le monde a évolué. La classe ouvrière dans vos pays est beaucoup plus cultivée, la classe ouvrière dans son sens le plus large, dans la définition de Marx, tous ceux qui contribuent à créer de la plus-value, y compris des ingénieurs de recherche, y compris des techniciens sur ordinateur, etc, et pas seulement l’ouvrier manuel d’antan. Et c’est vis-à-vis de cette classe ouvrière d’ensemble que, dans vos pays, vous devez élaborer un projet de société. Mais dans nos pays, si beaucoup d’entre nous sont encore analphabètes, si les ouvriers ou les jeunes n’ont pas lu Marx, la culture a évolué aussi. J’ai vu des jeunes lycéens au Maroc qui se disent marxistes simplement parce que Marx a défini la lutte de classes. Il y a des choses comme ça qui circulent, qui sont diffusées. Il existe donc une culture que les ouvriers d’il y a un siècle ne connaissaient pas. Il y a les leçons qui se diffusent des révolutions, y compris de leurs échecs. On assimile y compris les échecs des mythes, comme l’échec de l’intégrisme en Iran. Et même si demain, il peut encore reprendre le dessus dans tel ou tel pays arabe, nous savons qu’il aura sa limite et, bien entendu, les révolutionnaires devront apporter leur alternative.

    Il y a actuellement un développement de l’action des masses

    Il y a donc actuellement un développement de l’action des masses, de l’action autonome des masses. Nous le voyons au Maroc, mais aussi dans d’autres pays : l’exemple du Brésil est très important à cet égard. C’est essentiel : nous n’en sommes plus au stade où on pouvait dire : le marxisme apporte de l’extérieur via les intellectuels, la science au mouvement ouvrier. Cela était faux (même alors, ce n’était pas la pensée de Lénine, mais il a repris la citation fameuse de Kautsky) mais cela a fait illusion pendant très longtemps. C’était déjà faux alors, mais aujourd’hui, ça n’a plus de sens : il n’y a pas un apport de la science élaboré une fois pour toutes, il ne peut pas y en avoir. Et lorsque ces masses sont conscientes de la nécessité de lutter - bien sûr, cela ne vient pas tout seul -, se met en marche toute une dynamique, une dialectique, entre les masses et les noyaux révolutionnaires. Je parle de noyaux révolutionnaires et pas forcément DU Parti avec un P majuscule. A tort, on nous disait dans les partis communistes : "Le Parti a dit" et on n’avait plus qu’à répondre : "naam sidi", c’est-à-dire on baise la main et on s’incline. Heureusement, cette situation est dépassée.

    Dans les pays du Tiers Monde où existent des régimes dictatoriaux d’oppression, on ne peut pas construire un parti structuré avec un Comité Central qui se réunit régulièrement, qui élabore une ligne politique sacro-sainte, etc, ce n’est pas possible. Mais en revanche on peut avoir des noyaux révolutionnaires qui ne peuvent survivre que s’ils savent justement se libérer de toutes les contraintes des vieux modèles des partis communistes qui contrôlent les organisations de masses, qui donnent le guide de la ligne politique à leur base... Ce n’est au contraire qu’en laissant les masses s’auto-organiser, aller dans la voie générale de leur libération : les étudiants, les ouvriers, les paysans quand on peut, c’est beaucoup plus difficile dans le Tiers Monde ; ouvrir la voie à cette libération par des idées, par des projets, par un programme ; désacraliser les tabous de toute sorte. A ce moment-là, les masses sont plus libres pour s’organiser, il y a des militants, pas forcément organisés, mais qui sont reliés par des tas de canaux à ces idées révolutionnaires.

    Alors, l’auto-organisation des masses se développe. Et le rapport dialectique entre ces noyaux révolutionnaires et cette auto-organisation des masses n’est plus à sens unique. Jamais d’ailleurs elle ne pouvait l’être. Mais on avait l’idée que par le centralisme démocratique au sein du Parti et entre le Parti et les masses, le Parti synthétisant le mouvement, on arriverait à élaborer la vérité révolutionnaire au Comité Central ou dans la direction du Parti. Mais ce n’est pas comme ça. La vérité révolutionnaire se construit par approximations successives, dans une dialectique permanente entre ces noyaux et les masses. Je ne dis pas un Parti qui à lui tout seul dominerait tout le reste, mais les noyaux révolutionnaires. Et l’un peut être plus particulièrement marxiste, l’autre plus particulièrement marqué par le léninisme, un autre plus particulièrement marqué, dans le monde arabe, par ce qu’on appelle le socialisme arabe, etc., etc. Mais dans la mesure où on sait élaborer un objectif global qui réponde à l’étape historique, lorsqu’on arrive à dépasser nos propres sectarismes - et pour les dépasser, il faut savoir qu’on n’est pas porteur de la vérité sacro-sainte - alors ces forces peuvent s’unir, elles s’unissent aussi parce qu’elles sont poussées par le mouvement des masses. Ce mouvement des masses s’enrichit des réflexions et des idées propagées par ces forces, et l’enrichit à son tour de ses propres expériences et de ses propres luttes ; et c’est ainsi que la dynamique révolutionnaire peut se développer.

    Je vais plus loin. Les échecs, ce n’est pas seulement les échecs révolutionnaires, c’est aussi les échecs post-révolutionnaires. Nous savons bien l’impact qu’a eu l’effondrement de l’Union Soviétique. Pour nous, marxistes marocains qui avions dès les années ‘60, déjà, commencé à mettre en cause ce modèle, ça n’a pas eu un tel impact. Mais tout de même, c’est effectivement un projet qui s’est effondré.

    Les prises de pouvoir qui ont abouti à des impasses

    Et il y a aussi les prises de pouvoir révolutionnaires qui ont abouti à des impasses. Je prends l’exemple de la grande révolution, pour tous les révolutionnaires du Tiers Monde, de la grande révolution sandiniste au Nicaragua. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a eu le complot impérialiste américain qu’elle s’est enlisée, qu’elle a relativement échoué. Mais c’est aussi parce que, alors qu’il y avait au départ une dialectique formidable entre le Front Sandiniste et les masses, et les organisations de masses qui étaient au départ autonomes et indépendantes, très vite, après la prise de pouvoir, un rapport de forces s’est institué entre un Front dominant et des organisations de masse dominées. Or, il faut au contraire que cette autonomie au sens large, au sens de l’indépendance des organisations de masses, que cette dialectique vivante entre les organisations de masse, l’auto-organisation des masses, et les noyaux révolutionnaires, reste vivante au-delà de la prise de pouvoir. Il faut que cette auto-organisation des masses s’érige immédiatement en contre-pouvoir. Le pouvoir corrompt, y compris le pouvoir socialiste, malheureusement, nous l’avons vu. II faut un contre-pouvoir pour empêcher la corruption du pouvoir. Il faut que dès l’instant où les révolutionnaires ont triomphé sur l’ennemi, l’Etat commence à dépérir. Il ne s’agit pas de construire l’Etat pour le faire dépérir ensuite. Il faut que, dès le premier instant où le pouvoir révolutionnaire s’installe, que commence à dépérir cet Etat. Et il ne dépérit que par le développement de cette auto-organisation des masses à la place de l’Etat.

    Ce sont donc toute une série d’idées que nous devons développer, élargir, approfondir, mais pour cela, il nous faut d’abord lever ces tabous dans nos propres têtes. Dans notre action actuelle comme dans nos projets futurs.

    Dans ce cadre-là, je reste profondément convaincu que le socialisme reste la seule réponse à la barbarie capitaliste. Le socialisme tel qu’il a été conçu dans l’oeuvre de Marx.

    II n’y a pas d’autre réponse. Ce socialisme doit s’enrichir de tous les apports de tous les progressistes, de tous les révolutionnaires du monde. J’ai écrit dans un livre qui va paraître bientôt que peut-être la victoire idéologique de Marx sur Bakounine a été trop forte, qu’il aurait peut-être fallu intégrer davantage ce qu’a apporté l’anarchisme, justement dans le sens de l’auto-organisation des masses. Il faut intégrer ce qu’a dit Rosa Luxembourg sur la conception de Lénine du Parti. Etc...

    Donc, nous devons revenir sur tout cela, et nous enrichir de tout cet apport-là, comme de l’apport immense des écologistes, comme de l’apport immense du mouvement de libération de la femme. Dieu sait que le mouvement ouvrier international a méprisé, a sous-estime celles qui luttaient comme pionnières pour la libération de la femme.

    Le capitalisme n’a pour réponse que l’extension du chômage

    Je le dis aujourd’hui à des étudiants, il y a à l’échelle du Nord des forces motrices... bien sûr, ce sont les êtres humains qui en sont les porteurs. Mais au niveau de la technologie, la force motrice fondamentale, c’est l’informatique, c’est-à-dire la percée vers un monde où il n’y aura plus de travail manuel d’esclave, un monde où tous les êtres humains seront des créateurs. Et à cela, il n’y a que le marxisme, que le communisme, qui répond. L’impasse fondamentale, structurelle, du capitalisme, c’est qu’il n’est pas capable de répondre à cette mutation. Sa seule réponse, c’est l’extension du chômage. Et ce sera à nous, les révolutionnaires, de répondre en montrant comment nous pourrons faire que tous les êtres humains soient des créateurs.

    L’importance de la libération des femmes

    Les êtres humains hommes, les êtres humains femmes, et les êtres humains enfants. Parce que ça commence à l’enfance. Et cette créativité à l’enfance ne peut exister que si le mère de l’enfant est libre.

    Quand on vient d’un pays comme le Maroc et qu’on voit, malgré les entraves qui existent encore, cet extraordinaire développement de la femme dans vos pays, ces femmes libres qui circulent dans vos rues, c’est formidable. Ce sont les porteuses de l’avenir de l’humanité, et j’espère bien qu’un jour, nos femmes, dans nos pays, seront également libres.

    L’écologie

    J’en reviens à l’écologie, ou plus exactement à une réflexion qu’un certain nombre d’entre nous a pu avoir, malheureusement d’une façon minoritaire, mais qui tout de même prend corps aujourd’hui. Développer nos pays à partir de nos propres réalités concrètes, à partir de notre identité, - non pas d’une identité mythique, qui existe, la religion est une composante de l’identité, mais elle n’est pas toute l’identité. Le fondement de l’identité, c’est la relation séculaire entre les collectivités humaines et leur espace, et nous devons restaurer cet espace, nous devons faire que ces collectivités humaines redeviennent maîtres de leur espace et le développent à partir des hautes technologies. Et c’est possible. Ces enfants du Rif qui aujourd’hui, prennent les petites barques pour mourir en mer, pourraient dans un pays libre être les créateurs qui transformeraient leur vallée aujourd’hui désertifiée par ce capitalisme, en feraient un paradis, en intégrant cette haute technologie pour développer leur agriculture, etc. Tout cela est possible. Mais cela implique effectivement le respect de cette identité spatiale. Et là nous revenons à ce que les écologistes apportent de vrai, de juste. Et c’est vrai bien entendu pour le monde dans son ensemble.

    Voilà un certain nombre d’idées que je voulais apporter comme jalons, pour dire que le socialisme, effectivement, reste l’avenir de l’humanité.

    Le communisme est la jeunesse du monde

    Lorsque j’étais jeune militant, j’apprenais cette phrase qui reste vraie : "le communisme est la jeunesse du monde". Et c’est vrai : le communisme est la jeunesse du monde. Et c’est vous, les jeunes, qui construirez cette jeunesse du monde. Pas encore la société communiste. Mais c’est vous qui ferez le renversement à partir du creux que nous vivons aujourd’hui. Lorsque dans dix, quinze, vingt ans, vous serez la force de vos sociétés, ce communisme apparaîtra vraiment comme étant la jeunesse du monde.

    Eric Toussaint : Nous vous rappelons que cette soirée est le résultat d’une coorganisation entre diverses associations : le cercle étudiant qui a été présenté tout à l’heure par Cédric, la Fondation Léon Lesoil, mais aussi le Cercle culturel Carlo Lévi, l’organisation Solidarité Arabe, la Jeunesse Communiste, Socialisme Sans Frontières et la Jeune Garde Socialiste.

    En fait, nous aimons beaucoup les coorganisations parce que nous pensons que, par ce type d’initiatives, on est déjà en train de dépasser le sectarisme qui vient d’être fortement démoli par les deux intervenants de cette soirée. Je m’arrête là et je donne la parole tout de suite à ceux qui la demandent.

    Didier Brissa (JGS) : Je voudrais savoir quel regard vous portez sur les partis socialistes d’Europe occidentale. Par exemple, ici, en Belgique, ces partis sont en train d’augmenter les loyers sociaux, de privatiser les services publics... Est-ce que c’est ça le socialisme, est-ce qu’on peut encore appeler nos partis occidentaux des partis socialistes ?

    Autre question : je fais partie ici du mouvement antiraciste et je regrette souvent de ne pas voir plus de Maghrébins et, particulièrement, de Marocains puisqu’ici, à Liège, il y a une forte communauté, participer aux actions des mouvements antiracistes. Je crois en effet que c’est un combat essentiel ici en Occident, de faire comprendre que le problème n’est pas une question de couleur ni de culture, c’est un problème de classe sociale. Et que s’ils sont des exclus dans notre société, c’est lié plus à la classe sociale qu’à l’origine.

    Le seul moyen de combattre cela, c’est de mener le combat à plusieurs : les prolétaires d’Europe, et eux, avec nous.

    Sur la question de l’internationalisme. Est-ce que jusqu’à présent ce n’est pas un échec ? On a plutôt l’impression, surtout au cours des deux guerres mondiales, que les socialistes de différents courants se sont tirés les uns sur les autres et n’ont pas mené un véritable combat d’union pour abolir la guerre.

    Dernière question : vous qui êtes pour nous des modèles de combattants politiques, quel message avez-vous à donner aux jeunes militants, à ceux qui commencent à militer maintenant ?

    Hans Kramish (PTB) : Une première question à Abraham. J’ai lu que, dans les années cinquante, le peuple marocain a dû fournir un tribut assez élevé dans sa lutte de libération contre la France. On parle de trente-cinq à cinquante mille victimes.

    Il y a eu, en ‘56, le 20ème Congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, où Khroutchev a introduit le concept de coexistence pacifique avec les Etats-Unis, en disant que désormais l’impérialisme serait pacifique, qu’il y a moyen de s’entendre avec lui. Dans la foulée, il a conseillé aux Partis Communistes européens de choisir la voie parlementaire pour la révolution, et il a conseillé aux mouvements de libération dans le Tiers Monde d’également emprunter la voie pacifique.

    Dans ce même Congrès, il a également proclamé que l’Union Soviétique était l’Etat du peuple tout entier. Donc il a remplacé ce qu’on appelait avant la Dictature du Prolétariat, donc le fait que le peuple pouvait réprimer ceux qui voulaient renverser le socialisme. Ma question est : qu’est-ce que cette révision vous a inspiré à l’époque ? Vous avez bien dit tout à l’heure que vous ne voulez pas discuter sur Staline, mais quelles ont été vos impressions à l’époque ?

    La deuxième question, que je voulais adresser à Ernest Mandel, est la suivante : il a dit à l’époque, je cite : "A l’heure actuelle, le réformateur Boris Eltsine représente la tendance qui est en faveur de la réduction de l’énorme appareil bureaucratique. Ainsi, il marche sur les traces de Trotsky." Cela a été dit dans une interview au Financieel-Economische Tijd, dans un dossier du 23 mars 1990. Je voudrais qu’Ernest nous explique ce qu’il a voulu dire par là ?

    Léo (P.O.S.) : Ernest a dit que nous en avons pour plusieurs dizaines d’années avant de regagner les gens au socialisme. Je crois que pour une fois Ernest n’est pas assez optimiste. Quand apparaît quelque chose comme ce qui se passe en Union soviétique, si effectivement c’est à nous d’expliquer ce qu’est le socialisme, pourquoi le régime s’est effondré, etc..., si nous devons, en moins brillant, tenir le discours qu’a tenu Ernest ce soir, alors effectivement je ne crois pas que ça pourra avancer beaucoup plus vite que la période qu’il a indiquée.

    Mais je crois que le capitalisme arrive à produire de plus en plus de marchandises avec de moins en moins d’hommes. Ce qui semble donner beaucoup plus de bénéfices, un capitalisme qui va de mieux en mieux. Le problème, c’est qu’il n’arrive pas à vendre la camelote que nous produisons si vite, si bien, dans ces usines si technologiques. A Cockerill, on travaille avec la moitié d’hommes qu’il y a dix ans, et on fait le même nombre de tonnes. Le problème, c’est que la moitié des hommes qui ne travaillent plus à Cockerill sont dans la rue et marchent à pied, ne savent plus acheter leur bagnole. Et maintenant, Cockerill tombe à l’arrêt parce qu’ ils ne savent plus vendre les tôles à l’industrie automobile.

    En plus de ça, tout ce qui pouvait être inventé par les responsables syndicaux, par le Parti Socialiste et par les Gandois (Jean Gandois, PDG français, a été mis à la tête de l’usine sidérurgique publique Cockerill-Sambre) ou les managers actuels, qui sont très réfléchis dans leur domaine, tout a été fait : les prépensions, les temps partiels, les formations..., tout ce qui pouvait faire passer la pilule, a été fait. Et aujourd’hui, on est à nouveau menacé d’une fermeture d’outil importante à Cockerill, et je ne sais pas ce qu’ils vont inventer encore. Je crois qu’on peut prendre cet exemple de Cockerill et l’élargir sur d’autres secteurs, sur tout Liège, sur toute la Belgique et sur toute l’Europe.

    Avec la force potentielle de cette classe ouvrière, s’il y a une crise grave du capitalisme (et tu as dit qu’on était dedans), si le capitalisme explose ou implose à la façon de 1929 à Wall Street, y a t-il finalement pour les gens une autre alternative que socialisme ou barbarie ? Des gens qui se battent à coups de barre de fer devant la porte des usines pour avoir l’embauche et que l’autre ne l’ait pas... Est-ce que ce genre de chose est encore acceptable pour les gens, se bouffer les uns les autres ? Est-ce que les gens ne seront pas contraints de s’emparer eux-mêmes de l’idée socialiste ? Est-ce que tu n’es pas un peu trop pessimiste en pensant que c’est nous qui devrons prendre notre besace et aller expliquer pendant des dizaines d’années que le socialisme est meilleur qu’autre chose ? Je crois qu’il y a une possibilité d’accélération du temps en politique, plus qu’en physique.

    Abraham : attention, tu mets la puce à l’oreille de Dieu...

    Bert (PTB) : Abraham a cru sauver Lénine sur la construction du Parti. Je ne comprends pas comment un révolutionnaire du Tiers Monde qui prétend faire le bilan du mouvement communiste, peut décrire les partis communistes comme enlisés parce que sous tutelle de l’Union Soviétique. Pour un révolutionnaire du Tiers Monde, il faudrait quand même reconnaître qu’il y a eu deux grandes périodes, et je crois que dans la première période, celle de l’Internationale Communiste, la tutelle du PCUS, notamment sur le Parti Communiste français, et sur les autres partis qui militaient dans des pays qui avaient des colonies, a été plutôt positive, et les a poussés à avoir une attitude correcte, par exemple pendant la guerre du Rif, envers les luttes dans le Tiers Monde. Il faut quand même faire la distinction avec ce qui s’est passé après dans la deuxième période, celle de la dégénérescence du PCUS.

    Ernest : Dégénérescence après quelle date ?

    Bert : La dissolution de l’Internationale Communiste est en ‘43, la mort de Staline en ‘53. La dégénérescence commence grosso modo à partir de 1960. Je crois que la rupture apparaît clairement si on analyse l’attitude du PCUS envers les révolutionnaires du Tiers Monde, qui est une question-clé.

    Là où Abraham m’a déçu, c’est sur son analyse des échecs post-révolutionnaires. C’est un peu trop facile de dire vouloir faire le bilan du socialisme et du communisme, et de rejeter pratiquement au départ, tout ce qui a été fait pour essayer de construire le socialisme et le communisme.

    Si on peut encore discuter sur l’expérience de l’Union Soviétique, je trouve que prendre l’expérience des sandinistes et dire qu’en fait, les sandinistes se sont détachés des masses, je trouve que c’est un peu tiré par les cheveux. S’il y a un reproche qu’on peut faire aux sandinistes, c’est qu’ils ont été beaucoup trop lâches, beaucoup trop coulants envers les contras qui pouvaient, à l’intérieur du pays, continuer à préparer leur victoire.

    Jean Peltier (Socialisme International) : A la différence des deux camarades staliniens qui m’ont précédé, je pense que les critiques faites par Abraham Serfaty à une certaine tradition d’un soi-disant marxisme-léninisme, en fait le pur stalinisme, qui a dominé dans le mouvement ouvrier pendant très longtemps, sont fondées. Ce que je voudrais dire, c’est que ces critiques ne sont pas des découvertes pour tout le monde. Je suis très heureux que lui, qui vient d’une tradition imprégnée de stalinisme, qui a été encore plus forte dans d’autres pays du Tiers Monde, je suis très heureux que, lui, fasse cette critique. Mais la plupart de ces critiques ont quand même été faites par tous ceux qui, avec Trotsky et après lui, se sont battus contre le stalinisme dans le mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire tous ceux qui, sous des formes diverses, ont constitué un mouvement socialiste-révolutionnaire trotskyste pendant quelques dizaines d’années, depuis 1940.

    Si je dis ça, c’est que, avant qu’on ne se lance dans de grandes supputations, je crois que la première tâche pour des révolutionnaires, c’est de rappeler leur propre bilan et le fait que, eux, n’ont jamais succombé à ce stalinisme et à ces déformations monstrueuses qui ont été faites au nom du marxisme.

    Et j’enchaîne directement sur une contribution critique à l’exposé d’Ernest Mandel : je trouve qu’il a dit une série de choses justes, mais je trouve son constat extrêmement pessimiste. Je trouve qu’il y manque un aspect extrêmement important, qui est celui de l’effondrement du stalinisme à l’Est. Ça a d’abord été le résultat d’un mouvement de masses des populations dans tous les pays d’Europe de l’Est, un refus de ces populations de continuer à subir les régimes en place, et pour nous qui défendons toujours des idées socialistes-révolutionnaires aujourd’hui, c’est un formidable encouragement : cela montre d’abord que les masses ne sont pas toujours soumises et qu’elles sont capables de renverser les dictatures, ce qui est déjà important, mais plus important encore, cela signifie qu’aujourd’hui, aux yeux de l’ensemble de la gauche et des travailleurs, le stalinisme est une faillite complète. Il n’a pas été battu avant tout par l’impérialisme mais par la mobilisation des populations. Et cela ouvre un espace énorme pour ceux qui aujourd’hui continuent à défendre ces idées socialistes-révolutionnaires.

    Je pense que cela implique deux choses : la première, c’est de ne plus avoir d’illusions, ou mieux encore, de ne jamais en avoir eu, sur ce que pouvait représenter la Chine, l’Union Soviétique, à partir de Staline, ou le Nicaragua ; ne pas avoir répandu des tas d’illusions sur ces pays soi-disant socialistes, présentés comme des Etats Ouvriers plus ou moins bureaucratiquement dégénérés ou déformés. Tous ceux qui ont eu des illusions sur un soi-disant socialisme réel dans ces pays partagent aujourd’hui en partie le déboussolement de ceux qui pensaient que là-bas, c’était vraiment le socialisme. Je pense que cela concerne une partie du mouvement trotskyste et de la Quatrième Internationale d’Ernest Mandel.

    En deuxième point, je voudrais accentuer ce que tu as dit, à savoir que, pour que des alternatives puissent se développer aujourd’hui, il faut effectivement rester fidèle à soi-même et se garder, non pas des compromis parce que certains sont inévitables, mais, en tous cas, des compromissions et des alliances sans principes, et qu’il est aujourd’hui très important de réaffirmer les principes révolutionnaires qui sont ceux du socialisme, ceux de Marx, de Lénine, de Trotsky. Et il ne s’agit pas d’un simple effet rhétorique ou de rester fidèles au passé, c’est être capables de comprendre qu’aujourd’hui, ces principes-là continuent à guider l’action des révolutionnaires et peuvent permettre de remporter des victoires pour le mouvement de masses.

    Un dernier point : cela veut dire qu’il ne faut pas reproduire les erreurs anciennes. Je vois encore des articles dans La Gauche ou dans d’autres publications de la Quatrième Internationale, qui glorifient certains pays du Tiers Monde, par exemple, le mouvement sandiniste, avec un bémol maintenant depuis son échec mais on le fait à nouveau pour le PT du Brésil...

    À propos du Brésil

    Ernest Mandel : Deux mots au dernier intervenant. Nos camarades au Brésil - il ne faut pas lancer des accusations sans fondement aucun - nos camarades au Brésil sont adversaires de la collaboration de classes, adversaires de l’entrée de membres du PT dans un quelconque gouvernement avec la bourgeoisie. Ils sont fidèles à leurs principes. Le seul reproche que tu peux leur faire, c’est un reproche que, je crois, l’histoire a déjà démenti dans le cas de Rosa Luxembourg. C’est qu’ils ne sortent pas d’un parti de 600.000 membres, où ils sont parfaitement libres de défendre leurs idées, pour constituer une petite secte de 500, 1.000, 2.000, 3.000 membres. Si c’est ce que tu leur reproches, alors j’accepte ce reproche, je suis d’accord avec eux. Mais, sur le plan des principes, ils n’ont fait aucune concession, ils défendent leurs idées, et pas les idées de la droite du PT.

    Le PT est un parti que l’on peut comparer, en gros, aux partis socialistes ou social-démocrates aux environs de 1908 ou 1910. C’est un parti qui se différencie avec une aile de gauche, une aile de droite, une aile centriste. Et, pour poursuivre l’analyse, nos camarades qui sont rentrés là-dedans avec un petit noyau, dans un parti, je répète, de six cent mille membres, au dernier Congrès, ont eu 12 des voix et des mandats sur une plateforme ultra-principielle. Je ne vois rien à redire à cela. C ’est totalement correct. Et si ceux qui avaient suivi Rosa Luxembourg dans le parti social-démocrate allemand avaient appliqué la même tactique, je crois que la possibilité d’une victoire révolutionnaire en 1919, ‘20, ‘21, ‘22, ‘23, aurait été infiniment plus grande que par la séparation prématurée de quelques milliers de communistes d’une masse de centaines de milliers d’ouvriers qui évoluaient à gauche, et pas à droite.

    À propos de l’ex-bloc de l’Est

    Quant à la première remarque que tu as faite, on peut la caractériser comme complètement à côté de la plaque. C’est vrai que ce sont les masses qui ont renversé la dictature à l’Est, c’est vrai, mais pour la remplacer par quoi ? Est-ce qu’ils l’ont remplacée par un régime de conseils ouvriers ? Par un Etat fondé sur l’auto-organisation des masses ? Non : les gens ont accepté que la dictature soit remplacée par un gouvernement et un Etat qui se proclament ouvertement partisans de la restauration du capitalisme.

    Evidemment, pour ceux qui, comme toi, disaient que le capitalisme existait déjà, la question paraît sans objet, mais je t’assure que pour les travailleurs et les travailleuses dans l’ex-Union Soviétique aujourd’hui, la question est un énorme enjeu. L’enjeu, c’est 35 à 40 millions de chômeurs et une baisse du niveau de vie de l’ordre de 50 %. Alors, on est neutre à ce sujet-là ? On est pour la privatisation parce que la privatisation n’est qu’une nuance de différence avec la propriété bureaucratique capitaliste d’Etat ? Non ! Nous ne sommes pas neutres, nous sommes contre la reprivatisation, et je t’assure que des millions de travailleurs vont se mobiliser contre la privatisation, ils sont déjà en train de se mobiliser d’ailleurs. Et là vous êtes désarmés, parce que pour vous le capitalisme ne peut pas se restaurer sous le capitalisme...

    Nous disons : "Avant, il n’y avait pas le capitalisme, il y avait une dictature bureaucratique." Mais c’était un régime social différent du capitalisme - je ne veux pas discuter sur la qualification exacte - mais c’était différent. Et la restauration du capitalisme, si elle a lieu - et j’ai les plus grands doutes sur leur réussite, mais ça c’est autre chose - serait une régression économique, sociale, terrible pour les masses soviétiques.

    Les masses soviétiques doivent se battre sur deux fronts : pour la défense et l’affirmation des libertés démocratiques, et contre la privatisation. Et, elles sont engagées dans cette lutte.

    À propos de la dictature du prolétariat

    Les camarades qui ont posé la question sur le révisionnisme ont une drôle de perception de l’histoire, c’est le moins qu’on puisse dire. Marx était pour la dictature du prolétariat, évidemment, moi aussi je suis pour la dictature du prolétariat. Toute la question réside dans la définition : montrez-moi une, une seule, citation de Marx où il dit que la dictature du prolétariat est exercée par le Parti révolutionnaire. Absolument pas ! Marx dit : le modèle de la dictature du prolétariat, c’est la Commune de Paris. La Commune de Paris a été élue au suffrage universel avec un système de multipartisme. Multipartisme ! Là, c’est vous qui êtes révisionnistes, pas moi ! Moi, je suis pour la définition de Marx.

    À propos du soi-disant tournant des partis communistes après 1960

    Vous dites : "les communistes, les partis communistes du Tiers-Monde ont commencé à subir les effets du révisionnisme à partir de 1960."

    Dans quel monde vivez-vous ? Je vous montrerai les documents si vous voulez : lorsque le pacte Laval-Staline a été signé, pacte plus tard entériné au 7ème Congrès de l’Internationale Communiste, tous les Partis Communistes, tous les partis Communistes des colonies françaises et des colonies anglaises ont reçu comme instruction d’abandonner, d’abandonner ! la lutte pour l’indépendance nationale. Et ça s’est soldé par des actes de répression sanglante. Lorsque le colonialisme français a réprimé brutalement - ignoble, des dizaines de milliers de morts - ce qu’on ne pourrait même pas appeler un soulèvement national, ce qui n’était que quelques mouvements de masse en Algérie, le Parti Communiste français, alors que le Vice-Président du Conseil était Maurice Thorez, a cent pour cent approuvé cette répression.

    Lorsqu’en Inde, il y a eu un début d’insurrection populaire, en 1943, on a sorti de prison des dirigeants du Parti Communiste pour qu’ils essaient de convaincre les masses indiennes de ne pas se soulever contre le colonialisme britannique. Je pourrais continuer la série, ce sont des vérités connues de tout le monde, il y a des documents - ce n’est pas une invention trotskyste - ce sont des documents qui l’attestent.

    Gouvernement de coalition avec la bourgeoisie ? Politique droitière ? Mais chers camarades, vous avez totalement perdu la mémoire ! Quelle était la nature du gouvernement français après 1944 ? N’était-ce pas un gouvernement de coalition entre De Gaulle et le Parti Communiste ? Le gouvernement italien d’après-guerre, ça c’est avant la mort de Staline, n’était-ce pas un gouvernement de coalition ? Est-ce que Thorez n’a pas dit en 1944, sous l’ordre de Staline : "En France, il n’y a de place que pour un seul Etat, une seule armée, et une seule police" ? Bien entendu. Etat, armée, et police de la bourgeoisie.

    Ce n’était pas révisionniste, ça ? Vous trouvez ça dans Lénine ? Vous trouvez ça dans Marx ? Et cette chose-là n’est qu’un petit côté, qu’un petit côté.

    Staline a massacréun million de communistes en URSS

    La chose que vous évacuez totalement dans votre vision de l’histoire du mouvement communiste, c’est que Staline a tué, physiquement tué, un million de communistes. Vous imaginez ? Un million de communistes. Presque tous les membres du Comité Central de l’époque de Lénine, pratiquement tous les dirigeants de l’Etat et des Républiques fédérées de l’époque de Lénine, c’est une petite chose, ça ? Un détail de l’histoire, une erreur, comme de manière immortelle a dit Deng Xiao Ping de l’assassin Pol Pot. Un million de personnes tuées au Cambodge... Je ne comprends pas ce qu’on reproche à ce pauvre camarade, il a commis quelques erreurs ! Un million de personnes assassinées, c’est une petite erreur ?

    Il faut quand même se rendre compte du bilan désastreux du Stalinisme. Ça ne commence pas avec Khroutchev. L’expression "coexistence pacifique" vient de Staline ! Il faut vous citer les sources ?

    Quand un journaliste américain a interviewé Staline en 1935 et lui a dit : "Mais quand même, le Parti Communiste d’Union soviétique est membre de l’Internationale communiste et l’Internationale Communiste est quand même favorable à la révolution mondiale" ! Et Staline s’est esclaffé, et a dit : "Oh, c’est un malentendu, qu’est-ce que nous avons à voir avec la révolution mondiale. C’est un malentendu tragi-comique" ! C’est Staline qui le dit, hein, pas Trotsky !

    Alors franchement, vous présentez les choses comme si le révisionnisme avait commencé en 1960, ça c’est vraiment une vision totalement irréelle de l’histoire.

    À propos de Eltsine

    Et je voudrais terminer par ce point... L’histoire de Eltsine, enfin, ça ne tient pas debout, ce qu’on me fait dire dans une interview ! J’ai écrit un livre sur ce qui se passe en URSS, "Où va l’URSS de Gorbachev", j’ai donné mon avis ; tout le monde sait qu’on ne peut pas plaider à la fois le blanc et le noir. Vous nous avez reproché cela aussi : nous étions partisans d’une révolution, et d’une révolution par en-bas, en URSS, contre les Gorbachev, contre les Eltsine, contre toute cette bande de bureaucrates corrompus et oppresseurs. On ne peut pas dire en même temps que nous ayons comparé Eltsine à Trotsky, c’est absurde.

    La seule chose que l’on peut dire, ce qui est vrai, c’est qu’en menant hypocritement, hypocritement - c’est un tourne-casaque comme il y en a peu eu dans l’histoire - le combat contre les privilèges bureaucratiques, Eltsine a gagné une certaine popularité dans le pays. Parce que les gens détestent les privilèges bureaucratiques. Bien. Et le même Eltsine, pour connaître sa biographie, s’est amené au dernier congrès du Parti Communiste d’Allemagne de l’Est, où il a fait l’éloge de Honecker, l’éloge de Thaelmann, ces grands internationalistes, n’est-ce pas... Le même Eltsine ! Il a tourné quatre fois casaque... Bien, je laisse cela de côté.

    Abraham Serfaty : Tout d’abord, je voudrais faire une remarque avant de répondre.

    Nous essayons, je crois, tous ensemble, par rapport à un même ennemi qui s’appelle le capitalisme, de voir comment reconstruire un projet socialiste. Je ne crois pas que nous y parviendrons par des attitudes polémiques. Je le dis franchement. Je pense que personne au monde, aucun militant politique révolutionnaire au monde, aucun dirigeant politique révolutionnaire au monde, ne peut prétendre n’avoir jamais fait d’erreurs dans sa vie...

    Je pense que des camarades qui vont chercher des poux sur la tête d’un militant pour lui sortir qu’à tel moment, il a écrit ceci ou cela, et que la vérité par après s’est avérée le contraire, ont tort.

    Il s’agit de construire l’avenir. Je ne veux pas dire par là que l’on ne doit pas tirer les leçons de nos erreurs, bien entendu que nous devons tirer les leçons de nos erreurs. Mais nous devons les tirer fraternellement, s’il vous plaît. Je reviendrai tout à l’heure sur les deux questions très particulières qui m’ont été posées au début, mais je veux d’abord intervenir sur le fond des questions qu’on m’a adressées.

    Le rapport Kroutchev

    Tout d’abord, je précise. Lorsqu’on 1956, au Maroc, nous sommes arrivés à l’indépendance, c’était le moment même, à un mois près, où le rapport de Kroutchev au 20ème Congrès était publié. Je peux vous dire que, si je l’ai lu, j’avais bien d’autres choses à penser alors qu’à lire ce rapport. Cela dit, les conséquences de ce Rapport ont fait leur chemin, pas dans toutes nos têtes, parce qu’effectivement le Parti Communiste marocain, pour sa structure essentielle, notamment au niveau des directions, était resté enlisé non seulement dans sa dépendance, mais dans sa sclérose, qui venait elle-même de cette dépendance. Parce que comment voulez-vous qu’un esprit réfléchisse s’il est dépendant ? Mais cela dit, nous étions quelques uns à nous poser des questions, dont moi-même.

    Dans les quatre premières années, il y avait l’idée que l’on pouvait construire le pays, une idée fausse mais en partie vraie, il y avait un élan pour essayer de construire le pays dans un contexte qui était d’ailleurs tout à fait hostile.

    A partir de 1960, à partir de cet échec de cette première phase de construction du pays, il a fallu réfléchir, et moi-même en particulier, dans une période où il n’y avait pas de perspective du tout sur le plan marocain, et guère au plan international. Sur les leçons de tout cela, y compris les leçons internationales, je peux dire qu’à ce moment-là j’ai commencé à réfléchir, pas seulement sur ce que nous avions fait ou les erreurs ou les fautes que nous avions commises au Maroc, mais aussi à ce qui se passait au plan international.

    L’apport des 25 thèses du PC chinois en 1963

    Il se trouve qu’à ce moment-là il y a eu l’apport, au plan du débat international, des idées du Parti Communiste chinois. Et très précisément, des 25 points du Parti Communiste chinois en 1963, si je ne me trompe pas. Je continue à considérer que pour un certain nombre de points essentiels, notamment pour le Tiers Monde, pour les révolutionnaires du Tiers Monde, ces thèses-là restent aujourd’hui valables. Je considère que pour l’essentiel l’apport de ces thèses nous a aidés - déjà ce que disait Kroutchev nous posait question, bien entendu - nous a aidés à nous libérer d’un certain nombre de paradigmes, de modèles tout faits, qui pesaient dans nos têtes. A part le fait qu’on s’était rendu compte, et au Maroc, ce n’était vraiment pas difficile, que ce Parti Communiste marocain, ce n’était vraiment pas un modèle, mais ça on pouvait s’en douter depuis quelques années.

    Et c’est parce qu’il y a eu de ma part, et de la part d’autres camarades plus jeunes par la suite, rejet total du kroutchévisme, que nous avons pu construire une organisation qui s’appelait marxiste léniniste. Comme nous n’avons pas pu tenir de Congrès - et vous savez bien pourquoi - l’appellation n’a pas été officiellement changée, mais en pratique, nous disons Organisation Marocaine "Ila El Amal" (En Avant pour le travailleur ?), tout en nous réclamant du marxisme et de l’enseignement de Lénine, ce qui n’est pas la même chose que le marxisme-léninisme, et encore moins avec le trait d’union.

    L’apport du maoïsme

    Cela dit, il est vrai que le maoïsme, comme on l’a appelé - pas tel qu’il s’est développé en France ou celui, comme j’ai pu comprendre, que vous avez vécu en Belgique - pas celui-là, mais l’enseignement de Mac Zedong, sur ce qu’il a appelé ou ce qu’on a appelé la ligne de masse de Mao Zedong, qui était un correctif - je dis un correctif et je souligne trois fois - à la conception qui dominait à l’époque, telle que l’on pouvait la comprendre, de Lénine sur le parti. C’était déjà un début de cette dialectique entre le parti et les masses, qui n’était pas évidente dans les textes de Lénine, et surtout pas dans "Que faire".

    Je peux dire que notre organisation était effectivement marquée par cet enseignement. Et je ne le regrette pas, et je ne pense pas que nous le regrettions, dans la mesure où l’organisation est restée ouverte à une réflexion qui n’aboutit pas encore - parce que ce que je vous ai dit tout à l’heure, ce sont des réflexions personnelles, pas encore au niveau de l’organisation - mais une réflexion qui va dans ce sens et qui, dans sa pratique, s’est traduite effectivement par une ouverture beaucoup plus grande au concept d’auto-organisation des masses, par le dépassement des formes autoritaires au sein de l’organisation et dans les rapports de l’organisation avec les mouvements de masse, avec les autres partis, etc... Cela, c’est effectivement pour nous l’héritage de ce qui, à la fin des années 60, pour ceux qui ont contribué à fonder cette organisation, pourrait s’appeler le maoïsme, ou la pensée de Mao Zedong. Et je ne renie rien là-dessus.

    Je dis d’ailleurs à cet égard que nous, révolutionnaires du Tiers Monde, avons d’immenses leçons à tirer de l’expérience chinoise pour la conception du socialisme pour notre partie du monde, leçons positives et leçons négatives. Positives essentiellement dans le sens de l’ouverture dans les campagnes chinoises en ce moment - mais ailleurs aussi -, et comme exemple de voie vers le socialisme à partir de la paysannerie. A ma connaissance, la seule expérience au monde qui soit allée assez loin dans le processus révolutionnaire, comme dans le processus de construction du socialisme, à partir de la paysannerie, à partir des campagnes du Tiers Monde - et Dieu sait si elles sont beaucoup plus retardataires encore que les campagnes en Europe -, la seule expérience qui soit allée assez loin pour apporter quelque chose de nouveau, c’est l’expérience chinoise.

    Et je vais plus loin : si on analyse ce qui se passe aujourd’hui en Chine, depuis les années 80 -et ce n’est pas pour rendre hommage à Deng Xiao Ping, ce n’est pas ça du tout, mais à la dynamique même de la construction du socialisme en Chine -, je pense que la raison fondamentale de l’essor de l’économie chinoise ne vient pas du tout de tel ou tel secteur ouvert au capitalisme international, mais bien du fait que les paysans chinois ont été libérés de toute une série d’oppressions millénaires qui pesaient sur eux par tout le processus des décennies de révolution en Chine, et qu’ils sont capables de construire, et leurs terres, et les usines liées à cette terre, dans le sens que je disais tout à l’heure.

    Cela reste donc pour moi un enseignement essentiel pour le projet socialiste dans le Tiers Monde. Je n’approuve pas les excès de la révolution Culturelle, je n’approuve absolument pas la répression du 4 juin 1989, etc. Je ne suis pas d’accord avec la conception, qui reste une conception dirigiste, du Parti Communiste chinois.

    Je n’essaierai pas de prendre des choses chez des camarades de la 4ème Internationale, ou dans ce que dit Ernest Mandel, mais leur approche de ces pays-là est autrement plus ouverte que celle des thèses du capitalisme d’Etat. Ce qui était et qui reste l’approche de la 4ème Internationale implique qu’en Chine existe un mode social différent du capitalisme.

    Moi, je vais au-delà, ce sont des divergences entre camarades.

    S’il y a un mode social différent du capitalisme, il y a une dialectique différente entre les masses et le pouvoir - je ne dis pas que ce pouvoir soit un pouvoir révolutionnaire, il y a sans doute des révolutionnaires au sein de ce pouvoir, encore faut-il définir ce qu’est le pouvoir ; mais dans la mesure où les masses vivent un autre mode social, elles pèsent autrement sur le pouvoir.

    D’ailleurs, lorsque la 4ème Internationale a repris le thème de Lénine - un pouvoir "ouvrier bureaucratique", je ne me rappelle pas exactement -, en Chine, ce n’est pas un véritable pouvoir ouvrier, c’est autrement plus complexe - mais tout de même, ça veut dire un pouvoir, une structure de classe hégémonique dans la société, différente de ce qu’est le capitalisme. Une structure déformée, réfractée, modifiée par la bureaucratie, mais pas une classe - bourgeoisie d’Etat.

    A partir de là, il faut réfléchir. La vie est complexe, et encore plus la vie des sociétés, et encore plus la vie des sociétés de transition.

    Cette société de transition peut très bien régresser vers le capitalisme, comme a régressé ces toutes dernières années la société soviétique, mais elle peut aussi dépasser ses blocages, et aller vers un développement nouveau vers le socialisme. J’espère que la Chine ira vers un développement nouveau vers le socialisme, ce n’est pas exclu, rappelons-nous simplement ce fait de l’économie mondiale en 1992 : toutes les économies dans le monde entier ont régressé, seule la Chine a augmenté, de 12%.

    Ernest Mandel : Taiwan a progressé, la Corée du Sud a progressé...

    Abraham Serfaty : Oui, mais je parlais des grandes économies capitalistes. On ne peut pas dire qu’elles aient progressé...

    Cela dit, on ne peut préjuger de ce que deviendra la Chine, je n’en sais rien. Mais tout de même, dans les facteurs qui pourraient permettre que l’alternative socialiste apparaisse plus vite dans le monde que dans 20 ou 30 ans comme on l’a dit, il y a peut-être le facteur chinois. Que sera la Chine dans dix ans ? Il faut tout de même y réfléchir.

    Mais dans tous les cas de figure, un enseignement de Mao Zedong que nous avons appris depuis longtemps, c’est "compter sur ses propres forces". Il ne s’agit pas, pour nous révolutionnaires du Tiers Monde, et je parle pour les révolutionnaires marocains, d’attendre que le socialisme chinois triomphe, pour dire ; "Voilà le socialisme, faisons la même chose au Maroc". Absolument pas ! Nous construisons la révolution au Maroc, à partir de nos propres forces, et sur un projet marocain de socialisme au Maroc.

    A ce propos, je réponds au concept de dictature du prolétariat. Ernest Mandel a fort bien rappelé tout à l’heure ce que ça veut dire chez Marx, il ne faut tout de même pas l’oublier. Heureusement, la science politique avance, il y a eu un effort important autour de ce concept dans ce 20ème siècle. C’est le concept d’hégémonie, il ne vient pas de n’importe qui, il vient de Gramsci. Je dis moi que la formulation juste de cette conception de Marx sur la dictature du prolétariat s’appelle hégémonie du prolétariat. Et c’est cela que nous devons construire.

    Pour nos pays du Tiers Monde, c’est très simple à comprendre. Au Maroc, il y a trois groupes financiers, trois, dont deux appartiennent à des massacreurs du peuple : on peut les exproprier sans indemnités. Le troisième, à la rigueur, on peut lui donner des indemnités, mais ce n’est pas le plus gros.

    A partir de là, on aura un pouvoir populaire, pas seulement l’hégémonie du prolétariat mais l’hégémonie des travailleurs dans leur ensemble. On peut ouvrir la voie du socialisme, même si nous avons, avions et aurons besoin de centaines, de milliers de capitalistes marocains privés, mais ce ne seront plus des compradores, plus des grands propriétaires terriens. Cette couche-là, nous devrons l’éliminer, je ne dis même pas physiquement, ils ont leurs châteaux en France, on veut bien les laisser partir, tant pis pour la France si elle veut bien les accueillir. A partir de là, nous ouvrirons la voie du socialisme, et ça c’est possible, il y a les conditions au Maroc pour y parvenir. Cela s’appelle la voie du socialisme, qui conduit à l’élimination de cette bourgeoisie - pas de toute la bourgeoisie - mais à l’hégémonie des travailleurs sur l’ensemble de la société : nous serons sur la voie du socialisme, c’est tout, c’est la définition que j’ai donné tout à l’heure du socialisme.

    Sur l’Internationale communiste sous direction stalinienne

    Un dernier mot sur l’Internationale Communiste sous direction stalinienne. Emest Mandel a dit l’essentiel. Mais tout de même, en tant qu’Arabe, on doit rappeler quelque chose. 1947, ça veut dire quelque chose pour les Arabes, ça veut dire l’approbation du plan de partage de la Palestine grâce à l’intervention de Gromyko, Ministre des Affaires étrangères de l’Union Soviétique, aux Nations-Unies. Alors, c’est 1947, s’il vous plaît, ce n’est pas 1960 ! Tout de même, il faut se rappeler les choses !

    L’internationalisme implique le droit a l’autodétermination du peuple saharaoui

    Un mot encore sur l’internationalisme. L’internationalisme est un drapeau fondamental du socialisme et du marxisme. Je peux dire que, nous, organisation Ila El Amam au Maroc, nous avons, malgré toute la complexité de la situation, pu dépasser ces difficultés qui auraient pu nous entraîner vers le réformisme, grâce à l’internationalisme. Parce que nous avons dit : "Nous soutenons sans condition le droit à l’auto-détermination du peuple saharaoui, contre vents et marées". Grâce à ce drapeau-là, nous avons pu vaincre toutes les tentations réformistes qui auraient pu peser sur nous. L’internationalisme est l’essence même du mouvement ouvrier international et du mouvement pour le socialisme.

    « L’internationalisme dans les deux sens »

    A cet égard, pour le travail ici à Liège avec les marocains, je pense que, dans la mesure où les choses sont dialectiques encore, si vous, militants progressistes, révolutionnaires belges, appelez les ouvriers et les militants marocains à lutter à vos côtés contre le racisme, l’inverse doit également être vrai. Et vous pourrez peut-être alors avoir plus de réponse qu’aujourd’hui. Encore une fois, je ne dis pas que les torts sont de ce côté ou de l’autre, je pense qu’il doit y avoir une dialectique, dans les deux cas de figure.

    Sur les partis socialistes

    Pour terminer sur les partis socialistes en Europe, je dis en Europe parce que je ne connais pas suffisamment le Parti Socialiste en Belgique. Je pense, en me basant sur ce que je vois dans le Parti Socialiste français, qu’il ne faut pas tout rejeter là-dedans. Par exemple, en France, le courant Chevènement je le considère personnellement comme faisant partie des forces radicales qui pourront participer à une recomposition de la gauche - participer, pas seules, et pas forcément les dirigeants -, pour élaborer un projet de société pour la France, qui restaure le socialisme. Il est probable qu’il en va de même pour vous ici, militants révolutionnaires belges, par rapport à certains cadres, certains dirigeants, ou certains courants au sein du PS. Quand je suis venu ici à Liège l’an dernier, sous l’égide de camarades marocains et de la FGTB, j’ai constaté qu’il y avait, au sein de la FGTB, des militants et des cadres socialistes qui sont des cadres du mouvement socialiste international.

    Ernest Mandel : Concernant les partis socialistes, je rappelle qu’au début des années ‘80, il y a eu en France 65 %, je dis bien 65 %, des membres de l’Assemblée Nationale qui représentaient la ligne du socialisme des réformes. Il n’y avait pas assez de voix ? Pourquoi n’ont-ils pas réalisé ce socialisme des réformes ? Pourquoi y a-t-il eu augmentation du chômage en France ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucune, mais aucune attaque contre le pouvoir bourgeois, économique et financier ?

    Moi, je constate que le débat n’est pas entre les socialistes réformistes et les socialistes révolutionnaires, mais avec ceux qui identifient le socialisme avec le capitalisme, ceux qui gèrent le capitalisme. C’est ce que fait notre PS belge, notre PS ici en Wallonie. Il gère le capitalisme, il n’instaure pas le socialisme pas à pas. Il ne le prétend d’ailleurs pas : interrogez ses dirigeants, et demandez-leur s’ils veulent établir le socialisme en Belgique par la voie des réformes. Ils vous répondront : "NON, NON, aux capitalistes de produire (c’est-à-dire de régner), et à nous de répartir". Cela, c’est pour moi le maintien du capitalisme, pas le socialisme, pas le socialisme en plus doux, en moins violent... Personne n’est partisan de la violence pour le plaisir de la violence.

    Avec la définition que je donne - en continuité avec Marx, Lénine, Plékhanov, Rosa Luxembourg, et beaucoup d’autres, du travail salarié, celui-ci englobe aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, entre 85 et 90 % de la population active... Qui a besoin d’utiliser la violence quand cette masse vous soutient ? Personne. Regardez d’ailleurs les bourgeois les plus intelligents, ils le savent fort bien. Quand il y a eu la grève générale avec occupation des usines en France, en ‘68, qu’est-ce que De Gaulle a fait ? Est-ce qu’il a fait marcher l’armée pour tirer sur les ouvriers ? Absolument pas. Il a enfermé l’armée dans les casernes, parce qu’il avait peur, et à juste titre, que la grande majorité des soldats passent du côté de leurs pères, de leurs frères, de leurs épouses, de leurs compagnes, de leurs fils... Comment voulez-vous qu’ils aient fait autrement ?

    Au debut, était la pratique, pas le verbe

    II y a des courants combatifs dans le mouvement ouvrier, dans la classe ouvrière : les socialistes révolutionnaires, les socialistes de gauche... Les termes ont peu d’importance, je ne suis pas partisan de ce que certains appellent la pureté des principes, ceux qui sont partisans de l’Evangile selon Saint Jean : "au début était la parole, était le verbe"... Non, non, non ! Au début était la pratique ! Et entre la pratique révolutionnaire et les principes, il y a une interaction, - là je suis évidemment à 100 % d’accord avec Abraham. Personne, si vous faites le bilan des cent dernières années, personne n’a le monopole du savoir, de la sagesse, la science infuse. Personne ne s’est jamais trompé. Faites faire l’épreuve par la pratique, voyez après et corrigez. Rosa Luxembourg a eu le dernier mot à ce sujet, c’était absolument correct : il n’y a pas de projet préétabli pour la construction du socialisme. Cela n’existe pas. Autrement, le meilleur socialiste, ce serait le perroquet, celui qui apprend ce projet par coeur...

    La construction du socialisme par approximations successives

    La construction du socialisme, c’est un immense laboratoire d’épreuves, de succès partiels, d’échecs partiels, de nouveaux progrès... Il faut marcher, comme l’a dit Abraham, je suis entièrement d’accord avec sa formule, "par approximations successives". Nous y arriverons, nous y arriverons, je crois que les prochaines expériences seront plus mûres, je ne dis pas mûres à 100 %, mais plus mûres que l’expérience russe, plus mûres que l’expérience chinoise, plus mûre que l’expérience cubaine ou nicaraguayenne, pour ne pas parler d’autres exemples qui frisent le ridicule ou le sinistre.

    Du maoïsme, de la Chine d’aujourd’hui

    Je crois qu’Abraham a quelques illusions, et c’est dommage, sur ce qui s’est passé en Chine sous Mao, sous la pensée de Mao Zedong, et sur ce qui se passe aujourd’hui. Si l’histoire devait démontrer que j’ai tort, bien, je le reconnaîtrai volontiers, mais j’ai peur que ce n’est pas cela qui va se passer dans l’avenir.

    D’abord en ce qui concerne la pensée de Mao Zedong. Il est vrai que dans les formules utilisées sur la ligne de masse, il y a quelques ouvertures qu’on peut considérer comme dirigées contre la bureaucratie, moins bureaucratiques, moins verticalistes, que dans le marxisme-léninisme à la Staline. Mais cela, ce n’était vraiment pas difficile, c’était vraiment le minimum à réaliser.

    En dernière analyse, si vous lisez tout cela - et je l’ai lu attentivement - vous verrez la contradiction. Dans une boutade - mais les boutades, dans la société post-freudienne, sont toujours chargées de sens - dans une boutade, Mao a dit : "on peut résumer le devoir d’un communiste en la formule : on a raison de se révolter". Mais si vous lisez quatre paragraphes plus loin, vous verrez : "sauf la rébellion contre la pensée Mao Zedong".Rideau. Ce sont deux conceptions irréconciliables ; si vous dites, la révolte est justifiée, alors toutes les révoltes sont justifiées. Si vous dites, la pensée Mao Zedong est tabou... Il faut abolir tous les tabous, mais celui-là, c’en est un, et de taille !

    Sur ce qui se passe aujourd’hui en Chine, dans les grandes villes, Shangaï, Pékin, Canton, de riches bureaucrates, de riches mercantis, quelques industriels aussi, des Chinois, je ne parle pas des étrangers, dépensent pour un seul repas le salaire annuel d’un ouvrier. Ça c’est la réalité, ce sont les faits. Vous pouvez dire : "Ce n’est pas vrai". Bien, on verra...

    Le mot d’ordre de Deng Xiao Ping, c’est : "Enrichissez-vous". Quand on dit : "Enrichissez-vous", on favorise évidemment la différenciation sociale, tout le monde ne peut pas s’enrichir, dans un pays aussi pauvre que la Chine, il n’y a qu’une petite minorité qui peut s’enrichir.

    Alors, pour terminer, je voudrais répondre à une question qui m’a été posée : "Quel est l’enseignement, vieux militant que tu es, que tu donnes aux jeunes aujourd’hui ?"

    Trois messages aux étudiants

    Je dirais : l’enseignement, le message plutôt - non, ce mot enseignement n’est pas le mot adéquat...- le message, oui, c’est primo : s’engager politiquement. On ne peut pas vivre comme un être humain digne de ce nom dans le monde terrible dans lequel nous vivons, avec tous les phénomènes que j’ai énumérés - je pourrais en citer des dizaines d’autres : tous les quatre ans meurent de faim et de maladies parfaitement guérissables, dans le Tiers-Monde, 60 millions d’enfants ! C’est autant de morts que pendant toute la deuxième guerre mondiale, Auschwitz, Hiroschima, ou la famine au Bengale, pour prendre les deux plus grands massacres réunis. C’est le visage hideux de la société dans laquelle nous vivons : tous les quatre ans une guerre mondiale contre les enfants !

    S’engager politiquement contre ça, lutter politiquement contre ça, lutter pour un monde dans lequel un sourire pourra éclore sur le visage de tous les enfants du monde, c’est la seule attitude digne de l’homme qu’on peut avoir, de l’homme, de la femme, de l’être humain. Engagez-vous politiquement.

    Il n’est pas possible de s’engager politiquement sans s’engager aussi organisationnellement, mais je ne veux pas prendre ce thème, ça nous conduirait trop loin.

    Deuxième message

    Le deuxième message que je donne, c’est le plus difficile, c’est un message de réalisme scientifique. Étudiez les sciences humaines - pas de gros bouquins, ce n’est pas la peine que tout le monde lise les trois tomes du Capital... je voudrais bien, mais c’est trop demander. Mais essayez de vous assimiler les grandes lignes de force d’une interprétation scientifique de l’histoire, la succession des régimes sociaux, la succession des régimes politiques, d’autres phénomènes de type culturel, ethnique, tout ce que vous voulez, mais faites-le avec un esprit scientifique, qui est l’esprit de Marx, qui est l’esprit : "Doutez de tout", mais d’une manière constructive, c’est-à-dire considérez comme acquis, provisoirement, ce qui est démontré, en restant ouvert à la possibilité qu’il y aura des faits nouveaux qui pourront remettre cet acquis partiellement en question.

    Pas le remettre en question de manière légère, sans preuve. Quand l’histoire nous a montré, c’est incontestable, que depuis le début de la production industrielle pour le marché mondial, depuis les années ‘20 du siècle passé, il y a eu 23 crises de surproduction successives, avec un cycle qui dure en moyenne sept années et demi, ce que Marx avait décrit, dire dans ces conditions que la théorie des crises de Marx, la théorie des crises de surproduction, ne tient pas debout, ça ce serait tout aussi non-scientifique que le dogmatisme stalinien. Ça tient debout parce que c’est prouvé par les faits !

    Mettez-vous donc sur cette ligne-là, et pas pour le plaisir du savoir, pas pour le savoir en soi, mais parce qu’un individu, un groupe, un parti, une organisation, une classe qui comprennent la réalité, sont mieux aptes à la changer dans le sens que j’ai indiqué.

    Troisième message

    Le troisième message, qui est le plus important, c’est ce que Marx a appelé - ce qui est peu connu - une règle morale, un impératif catégorique de combat, toujours et partout, et sans condition, contre toutes les formes d’aliénation, d’oppression, de répression, d’exploitation à l’égard des êtres humains. Et là, il y a quelque chose de sublime dans cette certitude morale, là le doute n’est pas permis, là il faut avoir une certitude.

    Multatuli, le grand écrivain hollandais, l’a exprimé sous une autre forme, qu’il a trouvée par ses contacts avec les paysans indonésiens : c’est un devoir, je veux dire le devoir de résistance, le devoir du rejet de l’ordre établi, le devoir du refus de l’injustice. C ’est un engagement moral sans limites, je dis qu’il y a là quelque chose de sublime.

    Lorsqu’il faisait minuit dans le siècle, lorsque Hitler et Staline semblaient dominer la scène, lorsque l’espoir avait presque disparu, Trotsky, dans un raccourci, dans un article polémique (après il est revenu sur sa formule, qui était beaucoup trop courte évidemment, il a considéré dans son Testament qu’il y aura des dizaines d’années pour discuter de la question, ce qui est beaucoup plus réaliste, beaucoup plus scientifique et correspond beaucoup mieux à ce qui s’est effectivement passé), Trotsky disait que si la guerre ne débouchait pas sur la victoire mais sur le déclin du prolétariat, sur un déclin définitif et permanent, alors il faudrait tout de suite élaborer un programme de défense des intérêts des esclaves contre la société totalitaire qui surgirait.

    Ça, c’est sublime. Ça, c’est dans la ligne de Marx. Toujours contre l’establishment, toujours contre l’injustice, quels que soient les espoirs, les formules, les délais, toujours !

    Cet engagement moral, je vous assure, je le dis maintenant sur la base d’une expérience personnelle de cinquante-cinq années de militantisme, cet engagement moral, si on s’y tient, c’est aussi une source de bonheur individuel. On ne souffre pas de mauvaise conscience, on n’a pas de complexe de culpabilité, on peut se tromper, tout le monde peut se tromper. Mais on se trompe pour une bonne cause. On ne s’est pas trompé de cause, on n’a pas appuyé cyniquement, des tortionnaires, des assassins, des exploiteurs, Non ! Jamais ! Sous aucune condition !

    Vous serez plus heureux, je vous assure, si vous acceptez cet engagement moral.

    Abraham Serfaty : Avant d’aller au fond des diverses questions, je voudrais revenir très rapidement sur la question de la Chine. Nous, révolutionnaires, militons pour le socialisme. Je ne dis pas qu’Ernest Mandel n’étudie pas les problèmes, tout le monde sait, et pas seulement ici, combien Ernest Mandel est un scientifique de très haut niveau. Mais la connaissance, nous le savons bien, est toujours en-deçà de l’immense richesse de la réalité.

    Et en particulier, dans un pays de un milliard d’hommes, qui a connu des changements aussi importants que ce que la Chine a connu depuis maintenant 45 ans. Cette réalité est forcément complexe, je ne pense pasqu’on puisse la définir de manière unilatérale. J’ai dit tout à l’heure qu’il est possible que la Chine régresse vers le capitalisme, je n’écarte pas cette possibilité. Je sais, comme le dit Ernest Mandel, qu’il y a en effet des riches à Shangaï qui peuvent se payer des festins. Est-ce que en gros, cette situation, si on peut généraliser, est comparable à la situation dans les campagnes de l’Inde ? Comparons ce qui est comparable : nous avons deux grands pays d’importance équivalente qui ont connu à peu près en même temps - l’Inde en ‘47, la Chine en ’49 - un changement politique radical. Lequel a donné des résultats, lequel n’en a pas donné ? Je ne porte pas de jugement absolu sur la Chine d’aujourd’hui, je pense personnellement que les sources sont contradictoires et complexes, qu’elles sont d’ailleurs beaucoup moins riches en français qu’en anglais, où l’on trouve beaucoup plus d’éléments reflétant cette réalité complexe. Je n’irai pas plus loin.

    En revanche, l’essentiel, pour moi, ce n’est pas de discuter, je vous en prie, pour savoir si l’Union Soviétique en 1935 était un pouvoir de bourgeoisie d’Etat ou de bureaucratie ! Personnellement, je m’en fous ! Je veux faire la révolution dans mon pays, pour aider à ce que se fasse la révolution dans le monde ! Je regrette de devoir demander aux camarades qui font des exégèses sur l’Union Soviétique sous ce rapport, quel est le projet de révolution pour la Belgique ? Quel est votre projet de société pour la Belgique ?

    Définir un projet révolutionnaire pour les pays industrialisés

    Je croyais entendre ici des interventions sur un projet de société révolutionnaire pour la Belgique. Je n’en ai pas entendues, à partie camarade qui parlait effectivement d’action aux portes des usines qui ferment. Mais un projet de société ! Je ne le dis pas seulement ici en Belgique, mais aussi en France, et dans toute la gauche occidentale que j’ai pu connaître... Je ne le dis pas aux camarades révolutionnaires ici, mais en gros aux camarades de gauche, qui contiennent des éléments révolutionnaires, qui sont des militants révolutionnaires : en général, on pense comment faire ou ne pas faire aux prochaines élections. Or, de toute façon, les prochaines élections seront gagnées par la bourgeoisie. Le problème, c’est d’élaborer un projet de société crédible, qui dans 10 ans, dans 15 ans, je serai plus optimiste qu’Ernest - vous permettrait de gagner ces 90-95 % qui sont des salariés. Et c’est possible, et nous, dans le Tiers Monde, nous avons besoin que vous développiez votre révolution dans vos pays, pour qu’il y ait des pôles de progrès dans le monde et qu’on commence à attaquer ce capitalisme au coeur !

    On pensait avant, quand l’Union Soviétique paraissait un pôle de défense de la Palestine, qu’elle allait nous permettre d’écraser le sionisme, etc... - je sais que tout le monde n’y croyait pas - mais bon, c’était des illusions. En tous cas, notre boulot, c’est de faire la révolution dans notre pays, d’élaborer des projets de société dans nos pays, à partir de toutes les leçons positives et négatives de ce siècle, y compris des tentatives de construction du socialisme, des tentatives de construire une révolution ; les analyser aussi objectivement, aussi scientifiquement que possible, comme le faisait Marx, et je rejoins la démarche d’Ernest.

    Je vais vous donner un simple exemple, et je regrette de le dire : dans la classe que j’ai à Paris, j’ai vu un certain nombre d’étudiants maghrébins, qui comme beaucoup de maghrébins sont plus ou moins liés - pas tous - à des organisations militantes, apporter la vérité de ces organisations militantes dans les débats que nous avons sur le monde arabe. Or, ce n’est pas la vérité scientifique, c’est un morceau de vérité unilatéral, qui est brandi comme mot d’ordre, comme slogan, par leur organisation, et qu’ils considèrent être la vérité absolue.

    Comme ça, on ne fera jamais la révolution, jamais ! Il faut effectivement avoir la démarche de Marx, et - ici je rejoins Ernest - à partir d’un fondement éthique.

    Dans ma cellule, en prison, j’étais infiniment plus heureux, je dormais infiniment plus tranquille que quand j’étais directeur aux phosphates dans une belle villa.

    Au-delà même, on ne peut pas juger la vérité à tous les moments de sa vie. On ne peut pas. Mais dans les moments les plus noirs de sa vie, dans les moments de désarroi politique - mais aussi, la vie est complexe, dans les moments de désarroi intime, etc...- dans les moments de désarroi les plus profonds qu’on peut traverser dans une vie, et à plus forte raison dans une vie de militant, il reste un point lumineux ; ce n’est même pas telle phrase de Marx, ce n’est pas ça, c’est la profondeur éthique de l’être humain. C’est se battre pour la dignité de l’être humain, c’est se battre pour sa dignité, et je peux vous dire que dans ma cellule en prison, j’étais infiniment plus heureux, je dormais infiniment plus tranquille que quand j’étais directeur aux Phosphates dans une belle villa. Parce que là au moins je savais qu’il n’y avait pas de problèmes d’ambiguïté, j’étais avec le peuple, pour la justice !

    C’est vrai que c’est plus facile dans nos pays. Quand on a un tyran, c’est difficile de lutter, mais la vision est facile. Il faut abattre le tyran. Votre tyran, ici, il est plus complexe, il est diffus, mais il faut justement élaborer ce projet de société.

    Il ne peut y avoir de socialisme que révolutionnaire

    Et à cet égard, je reviens aux deux dernières questions. Pour moi, il ne peut y avoir de socialisme que révolutionnaire, il s’agit d’abattre ce capitalisme, et comment peut-on l’abattre, comme le dit Ernest ? En le gérant ? Ce n’est pas possible !

    Est-ce que cela veut dire des bains de sang ? Tout de même, nous avons tiré les leçons du passé, quand on est militant révolutionnaire responsable, on peut trouver chez Marx et chez Lénine bien des idées là-dessus, mais il faut les aborder à partir de nos réalités. Dans le Tiers Monde, il faut bien sûr tenir compte d’une réalité internationale, mais aussi de la réalité de nos peuples et de nos pays. Et je reviens à une question posée tout à l’heure à propos du Parti des Travailleurs au Brésil, ou au Nicaragua.

    Il s’agit de rassembler le maximum de gens opprimés dans ces pays pour disloquer, par ruptures successives, les structures de tyrannie, d’oppression et d’aliénation qui pèsent sur nos peuples. Et il faut bien les rassembler, ces forces. En ce moment, par exemple, concrètement, au Maroc, qu’on le veuille ou non, ce sont les classes moyennes qui sont à l’avant-scène de la lutte politique ; le mot d’ordre profond, derrière, c’est la classe ouvrière, mais à l’avant-scène, ce sont les classes moyennes.

    Est-ce que nous allons faire du sectarisme ? Ces classes moyennes sont à l’avant-scène, et nous dirions : "On n’en veut pas", pour brandir un drapeau pur et dur, qui ne mène à rien du tout ? Evidemment pas. Il faut tirer les leçons de tout cela.

    Des camarades ici présents me diront : "tu es réformiste". Moi, je fais mon boulot ! Et sur le terrain, excusez-moi, sur le terrain, pas dans l’abstrait. Et je dis que c’est à partir de ces ruptures successives, à la condition d’éclairer toujours l’avenir révolutionnaire, ne jamais dire par exemple : « Nous sommes pour la monarchie au Maroc", point. Nous sommes pour la République au Maroc, par la voie révolutionnaire du peuple, mais dans l’étape actuelle, nous unissons nos forces à ceux qui luttent pour disloquer la structure tyrannique de cette monarchie, tout en disant : la monarchie ne pourra pas se débarrasser de cette tyrannie. Et ce n’est que dans la transcendance, dans la transcroissance, comme nous disons, de cette lutte, que nous pourrons aller au-delà.

    Dans le concret, dans l’immédiat, nous nous unissons à des forces qui pourraient apparaître réformistes, qui se définissent peut-être dans leur tête comme réformistes, pour aller au-delà, pour organiser le peuple dans son ensemble contre cette tyrannie. Même si, dans l’immédiat, il n’est pas clair encore que l’objectif réel, qui répond objectivement à la situation, c’est la République, et une république des conseils populaires, pas une république bourgeoise.

    Nous avançons dans un processus ; en tant que marxiste, c’est la première chose à apprendre : comment avancer à travers un processus. Ne pas opposer les phases - et je dis les phases, pas les étapes - à leur finalité. Et là aussi, il faut étudier Marx, il faut étudier la science en général. Je vous remercie.