Chine : l’étincelle étudiante
Inprécor n°288, 15 mai 1989
  • Les manifestations de centaines de milliers d’étudiants qui secouent la Chine depuis la mi-avril, sont d’une ampleur et d’une profondeur beaucoup plus importantes que celles de l’hiver 1986-87. D’abord par le nombre : à l’époque, à l’apogée du mouvement, il n’y avait que 70 000 manifestants à Shangaï. Ensuite, le mouvement actuel semble très largement indépendant des luttes d’influence qui font rage au sommet du Parti communiste chinois (PCC), ce qui n’avait pas toujours été le cas auparavant. Les étudiants chinois se sont également dotés d’une structure de coordination nationale, composée de deux délégués élus par université. Le mouvement manifeste, par ailleurs, un degré de radicalisation politique impressionnant. C’est en chantant l’Internationale et avec des drapeaux rouges que les étudiants exigent une réelle démocratie pluraliste, la liberté de la presse, la divulgation des revenus des dirigeants et même l’abolition des privilèges des bureaucrates. Le mouvement risque également de jouer un rôle de détonateur et d’entraîner d’autres couches sociales. C’est surtout cela qui inquiète les dirigeants chinois, et les jonctions partielles qui se sont déjà effectuées avec les ouvriers confirment que le danger est bien réel pour le pouvoir de la bureaucratie.

    Les grandes manifestations étudiantes qui ont secoué Beijing, et dans une moindre mesure Shangaï, Tianjin, Changs-ha, Wou Han, Xi’an et d’autres villes de province, représentent de nouveau un important changement de la situation internationale. La dimension internationale de ce réveil n’apparaît pas seulement dans le fait que les étudiants de Beijing se réfèrent explicitement à la glasnost, à la veille de la visite historique de Gorbatchev en Chine, prévue pour les 15-18 mai. On l’aperçoit aussi quand on sait que la manifestation du 4 mai 1989 coïncide avec une "première" de taille : la participation d’un banquier de Taiwan (partisan de Tchang Kaï-chek), ouvertement contre-révolutionnaire, à une conférence de l’Asian Development Bank à Beijing.

    Au départ, les manifestations populaires étaient essentiellement estudiantines. Elles venaient dans la foulée d’une agitation d’étudiants qui dure depuis des semaines. Lors de la manifestation géante du 27 avril 1989, près de 300 000 personnes dans la rue, des habitants de Beijing (petits commerçants, chômeurs, travailleurs du secteur "informel", ouvriers, passants) ont exprimé leur sympathie pour les manifestants. Les ouvriers travaillant sur les chantiers devant lesquels passa le cortège crièrent à tue-tête "Vive les étudiants !" (Die Zeit, 5 mai 1989).

    La jonction avec les ouvriers

    Mais le 4 mai 1989, 70e anniversaire de la manifestation étudiante de 1919 qui "lança" l’action de masse pour la révolution nationale-démocratique, la manifestation prit une tournure nouvelle. Selon l’International Herald Tribune du 5 mai, un fort contingent de jeunes ouvriers se joignit à la manifestation, avec ses propres revendications. Le 7 de la même date on constate que dans l’important centre industriel de Changsha, 1 000 ouvriers rejoignirent 6000 étudiants. C’est ce que la direction de la nomenklatura chinoise avait craint. C’est ce qu’elle n’a pas pu empêcher.

    Pendant les quinze jours, du 19 avril au 4 mai, les étudiants ont centré leurs revendications sur trois questions : les libertés démocratiques en général ; leur propre droit à une organisation démocratique qu’ils contrôlent eux-mêmes ; la dénonciation des privilèges de la bureaucratie.

    A part ces revendications-là, qui semblent faire l’unanimité, il y a débats et différenciations sur des questions multiples : rapports précis avec le Parti communiste chinois (PCC), ou plus exactement avec son équipe dirigeante actuelle ; attitude à l’égard de l’héritage et du passé du maoïsme. Les informations font défaut, pour le moment, pour pouvoir délimiter les tendances en présence. Mais le fait même de ces débats, qui par certains côtés ressemblent à ceux qu’on a connu en France et en Europe en mai 68, témoigne à son tour du réveil politique en cours.

    Les bureaucrates décontenancés

    L’ampleur des manifestations a visiblement surpris et décontenancé les autorités bureaucratiques. Celles-ci ont commencé par réprimer. Puis elles ont menacé de sévir plus durement encore. Devant la manifestation du 27 avril, elles ont reculé vers le dialogue par organisation étudiante "officielle" interposée. En fin de compte, les menaces de répression à l’égard de ceux qui auraient "enfreint la loi" ont refait surface. Tout dépendra de l’évolution des rapports de forces dans les jours et les semaines qui suivent. On ne peut guère exclure un durcissement de la répression. Celle-ci ne s’accentuerait cependant qu’en cas de reflux sérieux des mobilisations populaires.

    Si les grandes manifestations de Beijing s’inscrivent dans le sillage de ce qui se passe en Union soviétique et dans plusieurs pays d’Europe orientale, des différences frappantes entre le début d’activité politique de larges masses en URSS et en Chine méritent d’être soulignées. Tout d’abord, en URSS on ne se trouve qu’au début de la perestroïka, des réformes économiques "libérales" dont les effets (y compris les effets négatifs pour les travailleurs) restent pour le moment limités. Pour le moment, la classe ouvrière les appréhende plutôt que de les subir déjà. En Chine, le réveil des masses survient après dix ans de réformes, dont les effets, d’abord positifs puis négatifs, sur le niveau de vie sont amples et visibles à l’œil nu.

    Ensuite, en URSS, des réformes politiques dans le sens d’une démocratisation limitée mais réelle, ont accompagné presque d’emblée les réformes économiques. En Chine, à part quelques timides ouvertures à rencontre des intellectuels, du temps du Premier ministre Hu Yaobang, il n’y a pas eu de début de démocratisation politique.

    Encore la nature sociale des manifestants et opposants est-elle fort différente dans les deux pays. Si les ouvriers de Beijing ont manifesté leur appui aux opposants, leur participation au mouvement reste pour le moment minoritaire (cela pourrait bien entendu changer). Quant aux paysans qui, contrairement à l’URSS continuent à représenter la grande majorité de la population active en Chine, tout en ayant déclenché bon nombre de grèves locales, ils ne participent pas encore à l’activité politique.

    L’attitude des sommets de la bureaucratie

    Finalement, il y a une différence de taille quant à l’attitude des sommets de la bureaucratie à l’égard du mouvement de masse. En Union soviétique, Gorbatchev s’efforce sans doute de canaliser le mécontentement dans un sens favorable à son orientation d’ensemble. Il manœuvre pour maintenir le contrôle sur les masses. Mais son attitude reste perçue par les masses comme encourageant leur participation autonome à la vie politique. Les répressions en Arménie et en Géorgie n’ont pas totalement effacé cette impression, sauf dans les régions concernées.

    En Chine au contraire, l’équipe au pouvoir est perçue comme une équipe d’autocrates qui ne sont pas prêts à tolérer la moindre autonomie du mouvement de masse. Elle devient, dès lors, le point de mire de toute mobilisation populaire, ce qui n’est pas le cas pour le moment de l’équipe Gorbatchev en URSS.

    Les origines et le sens de ces différences s’éclairent à la lumière de la dynamique et des conséquences des réformes économiques dites de libéralisation en Chine. La Chine est encore un pays essentiellement agricole. La suppression de fait des "communes populaires" et de l’exploitation collective des terres (dont on a sous-estimé, à l’étranger, l’impopularité) a permis un essor initial des forces productives à la campagne. Le niveau d’approvisionnement des villages et des villes se trouva amélioré. Les revenus réels des masses s’élevèrent pratiquement partout (1).

    La réforme économique

    Comme en Russie à l’époque de la NEP, mais sur une échelle bien plus vaste, la petite et la moyenne industrie privées se développèrent en articulation avec une agriculture pratiquement reprivatisée, alimentant le développement d’une couche de paysans-entrepreneurs enrichis et cossus et les activités non-agricoles s’étendirent à un rythme précipité à la campagne.

    Mais petit à petit, les contradictions des réformes "libérales" commencèrent à se faire jour, et à partir de 1987, elles devinrent de plus en plus explosives. Les inégalités croissantes furent ressenties amèrement par la masse des paysans pauvres. Par ailleurs, l’essor de la grande industrie, incontestablement stimulé au départ par l’autonomie financière des entreprises et la décentralisation administrative, déboucha sur une véritable surchauffe : excès d’investissements, disproportions croissantes entre secteurs, manque de certaines matières premières. L’appât du gain se généralisant dans le climat de surchauffe et de spéculation, aggrava considérablement les phénomènes de corruption au sein de l’appareil bureaucratique, engendrant la symbiose d’une fraction de l’appareil avec les entrepreneurs privés et les spéculateurs.

    Les sommets de la bureaucratie, effrayés par cette évolution, ont essayé de freiner le processus de "libéralisation" dès septembre 1988. Ce qu’ils ont mis à l’ordre du jour ne fut point la restauration du capitalisme. Ce fut l’envoi de dizaines de milliers de fonctionnaires pour "remettre" de l’ordre dans les entreprises, les provinces et les villages, avec des moyens typiquement bureaucratiques. Cette évolution économique de plus en plus explosive se déroule sur l’arrière-fonds de ce qui est, à long terme, le problème social le plus grave de la Chine, ainsi que de tous les pays sous-développés : celui du chômage et du sous-emploi.

    Dans le cadre d’une industrie de haute technologie, la Chine ne dispose pas des ressources nécessaires pour créer 200 à 250 millions d’emplois. Mao chercha à le résoudre en déportant massivement les jeunes de la ville à la cam-pagne et en mobilisant la main-d’œuvre excédentaire des villages pour des activités extra-agricoles. Cette main-d’œuvre supplémentaire fut intégrée dans le secteur collectif, avec des rendements minimes et un niveau de vie misérable. Le résultat fut un désastre économique et social.

    Les réformes entreprises par Deng Xiaoping, à partir de 1979, impliquèrent le retour des jeunes citadins en ville, et la liberté pour eux de s’établir comme indépendants dans les petits métiers. A la campagne, la main-d’œuvre excédentaire fut résorbée par les activités extra-agricoles privées, y compris avec essor d’entreprises moyennes. Cette main-d’œuvre servit donc à élargir le secteur privé qui, au village, prit une ampleur prépondérante : 80 millions de salariés en 1987. Le résultat en fut d’abord un essor productif et une hausse du niveau de vie, puis une succession de tensions et de crises, déjà mentionnées. Dans ce sens, l’explosion étudiante, comme d’ailleurs le mouvement des Gardes rouges dans les années 60, reflète aussi un problème d’absence de perspective d’emploi satisfaisante, ce qui est un problème existentiel angoissant pour des millions de jeunes.

    Les conditions de vie des étudiants

    A l’absence de perspective d’emploi, comme motif de mécontentement des étudiants, il faut ajouter leurs conditions d’existence misérable. La Far Eastern Economie Review du 11 mai 1989, affirme que les étudiants sont parqués à 7 dans un dortoir de 15m2. La plupart d’entre eux ne peuvent manger que du riz de mauvaise qualité avec un peu de sauce et de légume. L’insomnie, les maladies de carence de vitamines sont largement répandues. Le China Daily du 4 mai, reconnaît que la situation parmi les jeunes enseignants d’université n’est guère meilleure. Ils quittent en masse l’université. A l’université de Beijing, 70% d’entre eux ne trouvent pas de logement où ils puissent vivre avec leur épouse. Les assistants gagnent 70 yuans par mois, moins de la moitié du salaire d’un ouvrier et nettement en dessous du minimum vital.

    Dans l’immédiat, telle ou telle mesure indispensable pour satisfaire les exigences matérielles légitimes des masses, peut paraître prioritaire. Telle semble être la lutte contre l’inflation en Chine, du point de vue des travailleurs (International Herald Tribune du 5 mai 1989), car elle implique : échelle mobile des salaires avec ajustement automatique et mensuelle à la hausse du coût de la vie. Mais toutes ces mesures, aussi urgentes qu’elles soient, ne pourront être appliquées réellement, efficacement et durablement, que si le monopole de pouvoir aux mains de la bureaucratie est brisé. La mise en avant, par les étudiants, de revendications démocratiques est donc tout à fait correct.

    Avec un instinct politique remarquable, les étudiants chinois ont lié la dénonciation sévère des privilèges matériels de la bureaucratie à leurs revendications démocratiques centrales. C’est que les sommets de la bureaucratie ne s’accrochent pas à leur monopole de pouvoir essentiellement par dogmatisme idéologique, ou fanatisme politique. Ils s’y accrochent pour défendre et étendre ces privilèges.

    Le "mérite historique"

    Pour justifier son refus obstiné de satisfaire les revendications démocratiques des étudiants et des intellectuels qui les soutiennent, la nomenklatura avance deux types d’arguments. D’abord la "conspiration" fomentée par les étudiants pour "ébranler la stabilité sociale" dont la Chine aurait tant besoin. Cette thèse est aussi vieille que tout mouvement revendicatif massif dans l’histoire. C’est la première réaction de tout pouvoir conservateur aux abois.

    Le second argument, c’est que les mérites du PC chinois justifieraient son monopole du pouvoir politique. Comme on peut le lire dans son discours publié par le China Daily le 4 mai, le secrétaire général du parti, Zhao Ziyang, explique que le PCC n’aurait commis que des "erreurs" vite redressées. Mais si le PC chinois a le mérite historique d’avoir mené la révolution à la victoire en 1949, cette dernière ne fut pas suivie de simples "erreurs", mais de désastres, dont les victimes se comptent par millions. On ne peut que penser que ces désastres auraient pu être évités ou rapidement circonscrits, à moindres frais, si les masses chinoises avaient pu choisir entre diverses politiques alternatives. C’est cela le sens de la démocratie pluraliste.

    En se battant pour cette démocratie-là, les étudiants chinois se battent pour les ouvriers et les paysans pauvres, pour un nouveau progrès en direction du socialisme, quelle que soit leur confusion idéologique, inévitable après des décennies de dictature. En ce sens, ils doivent recevoir l’appui total de tous les révolutionnaires.

    A la fin de la manifestation du 4 mai à Pékin, un des dirigeants étudiants, Wu Kai, annonça la fin de l’action à partir du 5 mai. D’autres dirigeants étudiants ne semblent pas s’être encore prononcés en ce sens. Serait-ce le recul du mouvement et la victoire de la nomenklatura ? Cela n’est pas certain, car c’est la répression elle-même qui, le 19 avril, avec le matraquage sauvage des manifestants au nombre d’environ 5 000 seulement, a joué le rôle de détonateur des manifestations massives des jours suivants (Far Eastern Economie Review, 4 mai 1989).

    De plus, les structures remarquables d’auto-organisation dont se sont dotés des centaines de milliers d’étudiants de Beijing - pour la première fois depuis 1927 - continueront à fonctionner, à réclamer leur reconnaissance par les autorités, deviendront de plus en plus incontournables.

    Les hésitations du pouvoir

    II semble bien que devant l’explosion de mécontentement, les sommets de la nomenklatura chinoise se soient divisés. D’un côté il y a Deng Xiaoping, partisan d’une réaction dure à l’égard des étudiants, qui se rapproche ainsi des tendances à proprement parler conservatrices et hostiles aux réformes de la bureaucratie. Un membre du Bureau politique, Hu Quili, a d’ailleurs ouvertement affirmé qu’il fallait éviter, à tout prix, la reconnaissance de l’association officieuse des étudiants, parce que ses dirigeants risquaient de devenir les « Lech Walesa chinois ».

    De l’autre côté, il y a Zhao Ziyang qui, après quelques hésitations, est devenu partisan d’une réaction beaucoup plus souple à l’égard des étudiants, auxquels il fait miroiter une ouverture réelle en direction de réformes significatives.

    La fronde des journalistes

    La réaction massive de journalistes, membres du parti, aux côtés des étudiants a visiblement décontenancé les apparatchiks. Le Quotidien des paysans, le 5e du pays par son importance, a ouvertement pris la défense des étudiants. Trois revues ont fait de même. L’une d’entre elles, la World Economie Herald, paraît à Shangaï. Après cinq heures de négociations et de pressions, son rédacteur en chef a refusé de céder et fait paraître un article favorable aux étudiants. La mairie de Shangaï a fait saisir les 300.000 exemplaires déjà imprimés. Le rédacteur en chef, Qin Benli a été limogé. Mais au cours de la manifestation du 4 mai, le mot d’ordre "réintégrez Qin Benli !" fut scandé par des dizaines de milliers de manifestants. Il avait été lancé par les journalistes qui participaient au cortège et qui criaient "ne nous obligez plus à mentir !"

    En fin de compte, la grande inconnue, c’est le degré de soutien aux étudiants, voire de mobilisation propre des ouvriers dans les semaines qui viennent. Cela pèsera lourdement sur l’évolution des rapports de forces. Et c’est cette évolution qui déterminera s’il y a recul ou non des mobilisations étudiantes.

    Note

    1. Pour une analyse de la réforme en Chine, voir l’article de A. Maraver, "Les habits neufs de Zhao Ziyang", dans Inprecor numéros 271 et 272 des 5 et 19 septembre 1988.