Éditorial — Le sens de notre hommage
Éditorial de La Gauche, n°15/16, 1er septembre 1995
  • Notre camarade Ernest Mandel est mort inopinément le jeudi 20 juillet 1995. Une crise cardiaque l’a foudroyé alors qu’il avait encore tant de projets à concrétiser. En dépit du camp international des jeunes organisé par la Quatrième Internationale à cette période, en dépit de l’absence de nombreux militants partis en congé, plus de deux cents personnes ont accompagné sa dépouille à Anvers, le mercredi 26 juillet. Plusieurs personnalités de différentes tendances du mouvement ouvrier étaient présentes. Leen Vandamme a annoncé les manifestations d’hommage prévues en septembre (voir en page 2), François Vercammen a brossé le tableau de la vie et de l’oeuvre du défunt, Jacques Yerna a évoqué différents souvenirs de sa collaboration avec lui dans les années cinquante et soixante et Nadine Peeters a témoigné de l’influence d’Ernest dans les jeunes générations.

    Fondé à l’initiative d’Ernest Mandel en 1957, notre journal se doit bien entendu de rendre hommage au disparu. Ce numéro lui est entièrement consacré. II fera l’objet d’une diffusion spéciale dans le mouvement ouvrier et les autres mouvements sociaux, ainsi qu’en direction de la presse. Dans la première partie, des responsables de la Quatrième Internationale retracent la vie et l’oeuvre du disparu. La deuxième partie regroupe des témoignages de personnalités qui ont collaboré avec Ernest dans le passé. Il va de soi que la rédaction du journal n’endosse pas nécessairement leurs opinions politiques actuelles.

    Il ne s’agit pas seulement d’évoquer la vie, les espoirs et les combats d’un homme. A partir du moment où la conscience politique d’Ernest s’est éveillé, son existence a été indissolublement liée à celle du mouvement ouvrier international et du courant marxiste en son sein. Les avancées et les reculs de la révolution mondiale ont rythmé la vie et l’oeuvre de notre camarade. Evoquer son itinéraire militant, c’est ouvrir le livre de la lutte des classes pour parcourir avec le regard du militant les pages brûlantes consacrées aux soixante dernières années. A l’issue de cette lecture, ce n’est pas seulement un individu qui se présente, la tête haute, devant le tribunal de l’Histoire : c’est une vision de l’humanité, un programme et une pratique politique qui apparaissent dans leur globalité, révèlent leur sens historique, montrent leur cohérence philosophique et se soumettent sans crainte à la critique des hommes et des femmes.

    En tant qu’homme, Ernest est un individu parmi les autres. Nous saluons sa sensibilité et sa grande capacité d’insoumission, de révolte contre toutes les humiliations. Cette capacité est intimement liée à la combinaison, caractéristique chez lui, des facteurs subjectifs et objectifs dans l’analyse marxiste. En tant que militant, le bilan exceptionnel d’Ernest est aussi celui de ces milliers d’hommes et de femmes qui ont osé se lever, au cours des dernières décennies, pour clamer leur foi rationnellement fondée dans un socialisme mondial, démocratique et autogestionnaire, et qui ont puisé dans cette foi l’énergie de lutter contre l’exploitation et l’oppression capitalistes - même quand celles-ci prenaient les formes les plus immondes.

    Nous, POS, sommes en partie ces militants et militantes, en partie leurs successeurs. C’est dire que ce bilan est aussi le nôtre. Nous n’avons pas besoin de le farder pour en être fiers : il est sans tache. Nous le revendiquons dans sa globalité. De la lutte contre le stalinisme dans le mouvement communiste à la critique de Gorbatchev, de la Résistance à Mai 68, du soutien à Cuba révolutionnaire à la campagne contre la guerre du Vietnam, de l’intervention dans la « Grève du Siècle » aux réseaux des « porteurs de valise » pendant la guerre d’Algérie, de la fondation de La Gauche au sein au PSB à celle de la LRT-POS, en passant par celle du PWT et de l’UGS.

    Nous n’avons rien à cacher. Mais notre fierté n’émoussera jamais l’esprit autocritique sans lequel il n’y a ni marxistes ni révolutionnaires dignes de ce nom. Car ce bilan ne justifie pas seulement ce que nous sommes en montrant ce que nous avons été. Il est le socle sur lequel nous bâtissons ce que nous voulons être demain. Nous avons besoin que le bilan soit vrai. Pour surmonter nos faiblesses. Pour nous orienter en cette époque de grand désarroi. Pour acquérir la force de caractère de nos aînés - d’Ernest en particulier. Car aucune théorie, si juste soit-elle, ne suffira pour affronter en révolutionnaires les terribles épreuves que le capitalisme mondialisé a déjà commencé de faire pleuvoir sur la tête de l’humanité. En Bosnie, au Rwanda, en Palestine...

    Nous refuserons tout culte de la personnalité. Comme penseur marxiste et militant révolutionnaire, nous ne craignons pas de dire qu’Ernest Mandel se situe dans la lignée des plus grands des théoriciens du marxisme et a enrichi celui-ci. Mais Ernest, comme Léon Trotsky, comme Rosa Luxembourg, comme Vladimir Oulianov « Lénine », comme Karl Marx, avait ses forces et ses faiblesses. Sur le plan humain, il portait comme chacun et chacune des stigmates de cette société aliénée et aliénante. Sur le plan politique il lui est arrivé de se laisser entraîner trop loin par son optimisme révolutionnaire. Sur le plan militant, il a connu de grands succès, mais aussi des échecs. Cela aussi nous l’assumons. Plus encore : nous ne craignons pas de dire que c’est seulement ainsi, dans leur vérité humaine et historique, qu’Ernest, ses combats et son oeuvre peuvent rester vivants en nous et, à travers nous, contribuera orienter les combats du prolétariat vers la révolution socialiste. Tel est le sens de l’hommage que nous lui rendons aujourd’hui.