Il s’agit d’un livre (1) à tout point remarquable. Ladite « question juive » pose une des grandes énigmes de l’histoire des derniers 2.500 ans. Comment expliquer la survie des Juifs en tant qu’entité ethnique séparée, dans la diaspora, c’est-à-dire sans territoire propre ? Comment expliquer la survie de l’hostilité à l’égard des Juifs pendant la même période, y compris dans les conditions les plus incompréhensibles, par exemple, dans la Pologne d’aujourd’hui où il n’y a pratiquement plus de Juifs ?
Est-ce le premier phénomène qui produit le second ? Les Juifs provoquent-ils l’hostilité à leur égard, comme l’assument toutes les variantes d’antisémitismes ? Est-ce le second phénomène qui provoque le premier, c’est-à-dire les Juifs survivent-ils précisément à cause de l’hostilité qu’ils rencontrent, c’est-à-dire l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de s’assimiler totalement dans le milieu ambiant, comme l’affirment Kautsky et Otto Bauer ? Y a-t-il une interaction plus complexe entre les deux phénomènes ?
Le marxisme, qui a la prétention d’offrir une explication scientifique de tous les grands problèmes de l’histoire, a été vite confronté avec l’énigme de la « question juive ». On sait que Marx s’est penché sur cette énigme dans un de ses écrits de jeunesse qui n’est pas parmi ses meilleurs, du moins en ce qui concerne les expressions utilisées (le contenu, c’est une autre histoire). Au cours du développement de la pensée marxiste, une école marquée par un déterminisme matérialiste assez mécanique représenté par Kautsky, domina l’explication de l’énigme juive. La particularité des Juifs serait fonction du rôle économique particulier qu’ils avaient joué dans la société précapitaliste. L’hostilité à leur égard serait d’origine médiévale. L’émancipation progressive des Juifs dans le cadre du triomphe du capitalisme au XIXe siècle aboutirait à leur assimilation dans la grande et la petite-bourgeoisie. Les problèmes qu’ils rencontreraient seraient dès lors essentiellement les problèmes des classes sociales, toutes origines ethniques confondues.
Bien que plus subtiles, les appréciations d’Otto Bauer, de Gramsci et des marxistes russes y compris Lénine, reproduisaient en gros les mêmes lignes de forces.
Pas question de reconnaître l’existence d’un peuple juif, nationalité opprimée dans de vastes régions d’Europe centrale et orientale. Pas question d’estimer à leur juste valeur la structure sociale complexe des Juifs non seulement dans ces régions mais aussi en Grèce, au Pays-Bas, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, avec un large prolétariat juif partie intégrante du prolétariat mondial, ni le rôle particulier et souvent pionnier qu’il joua dans le mouvement ouvrier. Nathan Weinstock a consacré un livre émouvant à ces phénomènes : « Le Pain de misère » (La Découverte, Paris, 1984-1986). Lénine, par exemple, n’a jamais reconnu la dette qu’il doit au Bund, l’organisation ouvrière juive qui est à la base de nombreux principes d’organisation léninistes.
La seule exception est fournie par le vieux Friederich Engels. Celui-ci vit bien que l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle avait des racines sociales tout à fait différentes de l’antisémitisme précapitaliste et qu’il était une arme puissante entre les mains de la réaction anti-ouvrière et antisocialiste. Le mouvement ouvrier avait le devoir de défendre les Juifs contre ses ennemis.
C’est dans la prolongation de l’apport du vieil Engels que Trotsky apparaît comme le seul théoricien marxiste qui a un approche plus dialectique, plus correcte, de la question juive. Vers la fin de sa vie, il reconnaît carrément la réalité nationale des Juifs en Europe, ainsi que leur droit à un territoire, sans pourtant faire la moindre concession au mythe réactionnaire du sionisme.
C’est notre camarade Abram Léon qui a trouvé la clef pour une interprétation matérialiste de la question juive. Son concept de « peuple-classe » est un concept éminemment dialectique : il explique non seulement la survie mais aussi la disparition des communautés juives à travers l’histoire. Elles ont survécu et prospéré dans la mesure où elles jouèrent un rôle économique particulier et socialement indispensable dans un environnement donné. Elles ont été persécutées dans la mesure où l’évolution économique sapait l’utilité de ce rôle aux yeux d’autres couches sociales. Et elles ont souvent disparu par assimilation complète, dans la mesure où leur structure sociale n’était pas exceptionnnelle mais se confondait avec celle d’un environnement spécifique non hostile.
Enzo Traverso analyse toutes ces étapes du développement de l’analyse marxiste de la question juive d’une manière exhaustive. Il est cependant trop critique à l’égard de la conception d’A. Léon, dont il interpète la thèse d’une manière un tantinet unilatérale, la placant trop dans la foulée de la tradition kautskyienne. C’est l’une des deux critiques principales que nous devons adresser à son ouvrage.
L’autre concerne la notion de « peuple extra-territorial », inventée par la section juive du Parti communiste russe – la Yevsektsia – pour justifier le compromis caduc qu’elle essaya d’opérer entre les « assimilationnistes » et les « nationalistes ». Cette notion ne correspond pas à la réalité. Elle n’a pas de fondement scientifique. Elle n’est qu’une forme idéologique nouvelle donnée à la prétendue « unicité » de la condition juive.
En réalité, les Juifs – si on veut, la nationalité yiddish - étaient bel et bien concentrés sur un territoire déterminé en Pologne et dans la partie occidentale de l’URSS. Il y étaient beaucoup plus nombreux que les dizaines de nationalités auxquelles le pouvoir soviétique avait attribué un territoire et une autonomie politico-étatique. Ils étaient majoritaires dans une série de zones de cette partie de l’URSS.
De ce fait, ils constituaient la seule nationalité à laquelle le pouvoir soviétique avait refusé les attributs classiques de l’autonomie politico-étatique. Sur le tard, et pour les besoins de la cause du Birobidjan, le président de l’URSS stalinienne, Kalinine, la reconnut. L’autonomie politico-étatique fut réduite à l’autonomie purement culturelle. Le fait d’obliger simultanément les citoyens juifs à inscrire la mention « Juifs » sur leurs papiers d’identité, freina en même temps le processus d’assimilation. Les conséquences de l’absence d’autonomie étatique – y compris de structures d’auto-défense armée – ainsi que cette inscription fatale, facilitèrent les massacres nazis en 1941.
Mais ces critiques sont secondaires par rapport au mérite central de l’ouvrage. Il met à nu la cause principale des insuffisances de l’analyse marxiste traditionnelle de la question juive : « La question juive est (...) révélatrice de certaines failles dans la pensée marxiste classique, en particulier une incapacité à percevoir l’importance du phénomène religieux dans l’histoire et une difficulté à penser la nation ».
Nous ne croyons pas que la faute en revient au fond à Marx, et certainement pas à Engels. Elle est plutôt le fait de la plupart de leurs disciples. Le livre d’Enzo Traverso les aidera à se dégager de toute interprétation monocausale de l’histoire, sans tomber dans le travers parallèle d’un éclectisme essentiellement descriptif. Car la permanence et la grande variété des phénomènes religieux (mieux : des phénomènes culturels, idéologiques, partiellement désynchronisés par rapport à l’évolution économique) doivent à leur tour être expliqués et pas seulement enregistrés. Ce n’est pas au moment où des catholiques comme le chanoine Houtart s’approchent d’une interprétation matérialiste de l’histoire des religions que les marxistes doivent se débarasser de celle-ci.
Note
- « Les Marxistes et la Question juive », Enzo Traverso, La Brèche, Paris 1990