Europe : Relance et austérité
La Brèche, Nr. 494, 28 aôut 1992
  • La relance économique annoncée avec autorité -du FMI à l’OCDE- au printemps 1992 pour le second semestre de l’année se fait attendre. Au contraire, la récession se prolonge et s’amplifie. Le chômage atteint des niveaux qualifiés de « records historiques ». Simultanément, à l’échelle de l’Europe un large débat est ouvert sur « Quelle Europe ? » - discussion sur le traité de Maastricht pour les 12 pays de la CE - ou sur l’adhésion à l’EEE puis à la CE, pour les pays de l’AELE. La « question européenne » est étroitement liée aux discussions sur l’austérité et la politique de relance. Ernest Mandel met en perspective ces thèmes.

    C’est l’économiste anglais John Maynard Keynes qui a mis à l’ordre du jour l’usage du déficit budgétaire comme moyen de combattre la crise économique et le chômage. Cette idée a été partiellement reprise par le mouvement ouvrier organisé de nombreux pays européens sous la forme d’une relance économique impulsée par d’importantes dépenses, entre autres dans le secteur des travaux publics. Les divers plans anti-chômage de la seconde moitié des années 1930 s’inspiraient de celte conception.

    D’un point de vue théorique, augmenter la demande globale (le pouvoir d’achat effectivement disponible) dans un pays donné facilite la relance économique pour autant qu’il y ait des capacités de production disponibles : chômeurs, réserves de matières premières ou de produits intermédiaires, machines qui ne tournent pas à plein temps, etc. Ces ressources non-utilisées sont en quelque sorte mobilisées par le pouvoir d’achat supplémentaire qui résulte du déficit budgétaire. Ce n’est que lorsque ces réserves sont épuisées qu’un déficit budgétaire débouche fatalement sur l’inflation.

    Déficit budgétaire et répartition des revenus

    Mais, ici, il y a anguille sous roche. Pour que le déficit budgétaire ne génère pas l’inflation bien avant que le plein emploi ne soit atteint, il faut que les impôts directs augmentent dans la même proportion que les revenus. Or, la bourgeoisie préfère souscrire à des emprunts d’Etat (obligations) plutôt que de payer des impôts : les premiers rapportent, les seconds non. Et l’évasion fiscale est un phénomène universel en société bourgeoise au 20e siècle. Dès lors, le déficit budgétaire s’accompagne pratiquement toujours d’un développement de la dette publique.

    Le service de cette dette occupe une part croissante dans les dépenses publiques. Il tend dès lors à accroître le déficit budgétaire, sans effet bénéfique pour l’emploi. Au contraire : comme les salarié/es paient l’essentiel des impôts, la croissance de la dette publique implique en réalité une redistribution du revenu national aux dépens de salarié/es et au profil de la bourgeoisie.

    Toutefois, l’accroissement des revenus des capitalistes ne stimule-t-il pas les investissements et donc l’emploi ? C’est la thèse des partisans de la « relance par l’offre », adversaires de Keynes dans les années 1930 et fort influents depuis l’ère Reagan et Thatcher.

    A nouveau, il n’y a rien d’automatique à cela. L’argumentation de Keynes à ce propos est convaincante. Les capitalistes ne sont pas obligés d’investir leurs revenus supplémentaires dans la production. Ils peuvent préférer thésauriser ces ressources ou les utiliser à des fins spéculatives. Même lorsqu’ils investissent, il peut s’agir d’investissements de rationalisation qui suppriment des emplois plutôt que d’en créer. Ce qui constitue la dominante depuis le milieu des années 1970.

    En réalité, les capitalistes « ne travaillent pas dans l’intérêt général ». Ils opèrent des choix afin de maximiser leurs profits. Ce comportement aboutit précisément à l’accroissement périodique du chômage et aux crises économiques plus ou moins longues. Au cours de ces crises, la masse et le taux de profit chutent. La restauration du profit est dès lors la priorité absolue pour la bourgeoisie. L’accroissement du taux d’exploitation des salarié/es -le taux de plus-value, selon la formulation de Marx- est l’"instrument" privilégié pour arriver à cette fin. Ce n’est point un hasard si la politique d’austérité est partout à l’ordre du jour. En dernière instance, déflation « monétariste » et inflation keynésienne ne sont que deux variantes d’une orientation fondamentale.

    Dépenses d’armement et crédit

    Le bilan historique de la politique keynesienne est d’ailleurs fort net. L’expérience la plus prometteuse, celle du New Deal de Roosevelt aux Etats-Unis, s’est soldée par un échec cuisant. Malgré l’essor des dépenses publiques, elle a débouché sur la crise de 1938, avec plus de 10 millions de chômeurs. Ce n’est que l’économie de réarmement accéléré qui contribua à éliminer le chômage massif. Ceci confirme le diagnostic de Rosa Luxembourg, avant la première guerre mondiale. Elle voyait dans l’économie d’armement « le marché de substitution » -c’est-à-dire de nouveaux débouchés pour la vente de marchandises et la réalisation de la plus-value- par excellence à l’époque impérialiste. En effet, l’ampleur des dépenses d’armement aux Etats-Unis servit, après 1948, de moteur à l’expansion économique du système capitaliste dans son ensemble. Ce type de dépense sous-tend « l’onde longue expansive » des années 1950-1970, au prix néanmoins d’un déficit budgétaire et d’une inflation permanents.

    L’autre stimulant principal de l’expansion résida dans le gonflement énorme du crédit, c’est-à-dire de l’endettement des grandes firmes ou des ménages les moins pauvres. Le « petit crédit » adressé à des secteurs sociaux relativement démunis prit même de l’ampleur depuis la récession de 1974-1975, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. Durant l’après-guerre, l’économie capitaliste a flotté vers l’expansion sur un océan de dettes. La seule dette libellée en dollars atteint actuellement la somme astronomique de 10.000 milliards de dollars, dont la fameuse « dette du tiers monde » - qui concerne plus de 50% des habitants de la planète - ne représente qu’à peine 15 % !

    L’explosion de l’endettement représente également un « marché de substitution ». Il crée un pouvoir d’achat supplémentaire qui permet d’amortir les effets des contradictions internes de l’économie capitaliste. Mais cet effet d’amortissement est limité dans le temps. En effet, l’endettement croissant nourrit inévitablement l’inflation. A partir d’un certain seuil, celle-ci commence à étrangler l’expansion au lieu de la stimuler. Cela a précipité le retournement de l’onde longue expansive en onde longue dépressive ; cette inversion se dessina dès la fin des années 1960, début des années 1970.

    Un déficit pour quoi et pour qui ?

    Il y a quelque chose d’irréel dans l’opposition développée par les dogmatiques du néolibéralisme entre la politique dite de l’offre et celle dite de la demande par le biais du déficit budgétaire. Jamais, le déficit budgétaire n’a été aussi élevé que sous ce champion du néolibéralisme qu’affirmait être Ronald Reagan. La même remarque s’applique dans une large mesure à Mme Thatcher. Ils ont été des praticiens d’un néo-keynésianisme à tout rompre, même s’ils ont fait des professions de foi inverses.

    Le véritable débat ne concernait pas l’ampleur du déficit budgétaire, mais sa destination. Quelles classes sociales ou sous-fractions majeures des classes sociales en profiteraient ; avec quels résultats pour l’ensemble de l’économie et de la société ? A ce propos, les données empiriques sont probantes. Le néo-keynésianisme de Reagan et de Mme Thatcher, associé aux impératifs dits « monétaristes » (stabilité monétaire à tout prix), a brutalement renforcé partout l’offensive d’austérité. On a réduit les dépenses sociales et les dépenses d’infrastructure ; on a gonflé aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et dans une moindre mesure au Japon et en Allemagne les dépenses d’armement. On a accru les subsides sous diverses formes aux entreprises privées. On a stimulé l’extension du chômage et des inégalités sociales. Le nombre de chômeurs a été multiplié par plus de quatre dans les pays de l’OCDE au cours des deux dernières décennies.

    Les effets sociaux globaux ont été encore plus désastreux. Les cours d’économie du développement enseignée dans toutes les universités du monde affirment, à juste litre, que les investissements les plus productifs à long terme sont ceux dans l’enseignement, dans la santé publique, dans l’infrastructure. Mais, les dogmatiques du néo-libéralisme oublient cette sagesse élémentaire lorsqu’ils abordent les problèmes des finances publiques sous l’angle d’un « équilibre » à rétablir à tout prix. Ils sabrent de préférence dans les dépenses d’enseignement, de santé publique, de sécurité sociale et d’infrastructures avec les effets nocifs connus à terme, y compris sur la productivité. Est-ce à dire que les socialistes doivent quand même donner préférence au keynésianisme traditionnel qui débouche sur des variantes diverses du Welfare State par rapport au cocktail empoisonné du monétarisme et du néo-keynésianisme qu’on nous sert actuellement. Si la réponse est positive, nous devons toutefois la moduler. Le keynésianisme traditionnel implique des formes diverses d’exercice et de partage du pouvoir dans le cadre de la société bourgeoise. Ceci aboutit à des formes différentes de contrat social et de « consensus » avec les tenants du pouvoir économique, fondés sur ce qui est acceptable par ces derniers. Le « consensus » est de fait à sens unique. Il va à la rencontre d’une priorité essentielle : la défense des intérêts immédiats des salarié/es et des objectifs des nouveaux mouvements sociaux. Une telle défense exige le maintien ou la reconquête pour certains pays d’une indépendance politique de la classe des salarié/es en général.

    Par ailleurs, le keynésianisme traditionnel en tant que moindre mal par rapport à la politique de déflation n’a de sens que s’il débouche sur la réduction rapide et radicale du chômage. Or, dans les conditions actuelles, le néo-keynésianisme aboutit à l’accroissement du chômage et de la marginalisation de secteurs grandissants de la population. Il n’empêche en rien la réalisation du dessein néo-libéral d’une société « duale », c’est-à-dire de division institutionnalisée au sein des salarié/es, donc de dégradation et de démoralisation croissante d’une fraction de ces derniers. Par la dépolitisation et le désespoir que celles-ci nourrissent, un bouillon de culture est créé pour le développement d’une extrême-droite « néo-fasciste ».

    Multinationales et Etat national

    Le « capitalisme tardif » est d’ailleurs marqué par une concentration et une centralisation internationales du capital sans commune mesure avec le passé. Les sociétés multinationales, ou transnationales, sont devenues la forme d’organisation principale du Grand capital. Moins de 700 d’entre elles dominent de larges segments du marché mondial. Face à la toute-puissance de ces transnationales, l’Etat national traditionnel est de moins en moins capable d’appliquer dans les faits une politique économique cohérente et efficace.

    Certes, les multinationales ne sont point la seule forme de grandes entreprises. A côté d’elles subsistent des trusts essentiellement « nationaux », ainsi que des entreprises publiques ou semi-publiques, dans des proportions diverses selon les pays. Le rôle économique de l’Etat national n’est donc pas réduit à zéro. Néanmoins, la tendance à long terme va dans le sens d’un déclin graduel - pas total, pas immédiat - de l’efficacité de l’interventionnisme économique de l’Etal national. L’offensive idéologique du néo-libéralisme est dans une large mesure le produit et non la cause de cette évolution de fond.

    Face à la montée des entreprises transnationales, l’Etat national n’est plus un instrument économique adéquat pour des fractions déterminables de la bourgeoisie. Toutefois, la classe dominante a besoin de l’Etat à des fins d’autodéfense. Elle a besoin de l’Etat national pour défendre ses intérêts particuliers -entre autres dans les instances supranationales- par rapport à ses concurrents étrangers. Elle a besoin de l’Etat pour amortir le choc des crises économiques et sociales. Elle a besoin de l’Etat à des fins de répression en cas de crises socio-politiques explosives.

    Dans la mesure où l’Etat national la sert moins, elle cherche donc à lui substituer des institutions supranationales. Toutefois, pour que ces dernières acquièrent un véritable caractère étatique, il faut surmonter d’importants obstacles politiques, culturels, idéologiques. Ceci s’avère beaucoup plus compliqué qu’originellement prévu. Ainsi, l’unification de l’Europe reste suspendue à mi-chemin entre une confédération vague d’Etats souverains et une fédération européenne à caractère réellement étatique avec une monnaie commune, une banque centrale commune, une politique industrielle et agricole commune, une armée et une police communes, le tout représenté par un véritable gouvernement commun. Les institutions résultant de l’Acte unique ou des Accords de Maastricht reflètent bien ce caractère hybride. Il s’agit d’institutions pré-étatiques, semi-étatiques. Le véritable pouvoir reste entre les mains du Conseil des ministres de la CE, c’est-à-dire des douze gouvernements associés. Les véritables abandons de souveraineté sont fort limités. La disparité des situations nationales y est évidemment pour beaucoup.

    L’austérité européenne

    Les Accords de Maastricht imposent aux Etais une réduction du déficit budgétaire à 3% du PIB à des fins de stabilité monétaire. Il y a peu d’Etats qui atteindront ce but en 1996, voire en 1997 ou 1998. Ira-t-on vers une Europe à cinq ? Le mécanisme est loin d’être aussi bien huilé que voudrait le laisser entendre Jacques Delors. A cela s’ajoute une bombe à retardement : les effets à moyen terme de ladite « stabilisation budgétaire » sur la conjoncture économique et notamment sur l’emploi. Selon une note « confidentielle » de l’OCDE, ceux-ci seront très néfastes ; plusieurs études confirment cette appréciation.

    Le seul fait que le contenu des Accords de Maastricht implique une aggravation des politiques d’austérité suffirait déjà pour que le mouvement ouvrier et la gauche « non-respectueuse » rejettent ces accords. Il ne faut toutefois pas être dupe. En réalité, Maastricht, sous couvert de « rigueur budgétaire », n’offre qu’une simple excuse pour la poursuite et le durcissement d’une politique d’austérité dans laquelle tous les gouvernements concernés s’étaient déjà engagés. C’est cette politique qu’il faut viser au-delà des seuls Accords de Maastricht.

    C’est dire que l’opposition à Maastricht ne doit point prendre la forme d’un repli protectionniste et nationaliste. Il nous laisserait simplement confronté avec la même politique d’austérité. Il lui apporterait même une « justification » idéologique supplémentaire : la défense de la souveraineté nationale : n’est-ce pas sous le prétexte de défendre la « capacité de concurrence nationale », celle de « notre » industrie, que des directions social-démocrates et syndicales s’engagent pleinement dans la voie de la politique d’austérité ?

    Face à l’internationalisation croissante du capital et au pouvoir croissant des multinationales, il n’y a, au fond, que deux stratégies concevables pour les salarié/es, leurs organisations politiques et syndicales et les nouveaux mouvements sociaux. La première est celle d’une collaboration avec sa propre classe dominante contre « les » Allemands, « les » Britanniques, « les » Français, « les » Japonais... C’est une orientation idéologique réactionnaire, nourrissant le chauvinisme, l’égoïsme à courte vue, la xénophobie, voire le racisme.

    C’est aussi une politique qui n’ouvre aucune perspective. Les multinationales trouveront toujours un pays où les salaires sont plus bas, les conditions de travail plus dures, les libertés démocratiques plus restreintes. S’engager dans celle voie nationaliste, de défense de « notre industrie », revient à être aspiré dans une spirale déclinante cumulative des revenus, des conditions de travail et des libertés, au nom de la concurrence. C’est aller vers une « égalisation » par le bas.

    La seconde orientation -la seule efficace sur le moyen terme- réside dans une collaboration des salarié/es et des mouvements sociaux de l’ensemble des pays européens -et aussi internationalement- dans le but de maintenir des acquis, d’égaliser vers le haut par étapes les salaires, la sécurité sociale, les conditions de travail des salarié/es des pays défavorisés vers ceux des pays les mieux lotis. C’est aussi une orientation qui doit déboucher sur des propositions sociales, économiques, écologiques, à l’échelle de l’Europe, cadre de leur faisabilité effective et cadre d’une nouvelle citoyenneté aux dimensions politique, sociale et économique.

    Solidarité internationaliste

    Certes, au sein des institutions européennes, des nuances opposent les protagonistes du centre-gauche aux partisans du centre-droit. Les disputes autour de la Charte sociale européenne en témoignent. Il n’est pas indifférent de soutenir une proposition contre une autre. Toutefois, l’analyse indique qu’au-delà des nuances, l’unanimité existe sur la politique d’austérité.

    Nous ne nous opposons donc pas au traité de Maastricht au nom d’une priorité d’une action politique dans le cadre de l’Etat national. Au contraire, nous sommes favorables à toutes les initiatives qui facilitent la prise de conscience de la nécessité d’une action commune et solidaire des salarié/es à l’échelle européenne dans les domaines politique, économique, social et écologique. Ceci n’est par ailleurs en rien contradictoire avec des batailles défensives au plan national. Dans cette perspective, une dimension morale et politique décisive réside dans la reconquête par le mouvement ouvrier, par les mouvements sociaux du principe de solidarité fort bien exprimé par la devise du syndicalisme américain : « An injury to one is an injury to all - Porter atteinte à l’un ou à l’autre d’entre nous, c’est porter atteinte à tous et à toutes ».