La situation du marxisme dans le monde contemporain est marquée par un étrange paradoxe. L’influence de la pensée de Karl Marx sur la réalité sociale actuelle semble plus forte que jamais. Jamais on ne lui a consacré autant de colloques, de congrès académiques, de livres, d’articles de revues et de journaux qu’à l’occasion du centenaire de sa mort (né à Trèves en 1818, Karl Marx est mort en Grande-Bretagne le 14 mars 1883). Jamais tant de chefs d’État et de gouvernements, de partis de masse de par le monde, n’ont prétendu qu’il les inspirait. Mais, en même temps, jamais on n’a tant discouru sur la « crise du marxisme », voire sur son « déclin irréversible » et sur sa « mort ».
Le marxisme étant l’unité de deux mouvements, l’un théorique, l’autre pratique, c’est donc par rapport à ces deux aspects qu’il faut s’efforcer de préciser son actualité. D’une part, il possède un aspect rigoureusement scientifique, respectant toutes les lois inhérentes à ce type de recherche. Marx est resté toute sa vie un savant qui n’a eu que mépris pour tous ceux qui cachaient ou falsifiaient des faits ou des résultats d’investigation, sous quelque prétexte que ce soit, y compris celui de « ne pas désespérer Billancourt », c’est-à-dire de ne pas décourager la classe ouvrière. Il a poursuivi cette activité scientifique, notamment parce qu’il était convaincu que seule la vérité était révolutionnaire, qu’aucune lutte prolétarienne n’arriverait à son but - la construction d’une société sans classes à l’échelle mondiale - si elle n’était pas constamment éclairée par les résultats d’une analyse rigoureuse de la réalité et de son évolution.
D’autre part, le marxisme a une dimension émancipatrice non moins rigoureuse et exigeante. Jusqu’à Karl Marx, la philosophie s’était contentée d’interpréter le monde. Pour Marx, il s’agissait de le transformer, et ce dans un but précis : supprimer, par l’activité révolutionnaire, toutes les conditions sociales qui font de l’être humain un être asservi, misérable, mutilé, opprimé, exploité, aliéné ; créer une société dans laquelle le libre développement de chaque individu devient la condition du libre développement de tous. Jusqu’à son dernier souffle de vie, Marx est resté fidèle à ce but.
Ces deux objectifs du marxisme, l’explication scientifique du devenir social dans sa totalité et la réalisation du projet émancipateur le plus radical qu’on ait jamais conçu, sont d’une audace telle que le principal reproche qui a été adressé à Marx, et qu’on lui adresse encore aujourd’hui, c’est d’avoir été le dernier des utopistes : un dessein tellement vaste ne pourrait jamais se réaliser. Ceux qui croient au ciel ajoutent qu’il aurait commis le péché d’orgueil, qu’il a fondé une « religion de l’homme » - ce qui est totalement faux, vu le caractère fondamentalement critique et en permanence auto-critique de sa doctrine - sans l’appui d’une divine providence, et qu’en voulant trop de bien, il aurait finalement provoqué trop de mal.
Gageons que l’humanité laborieuse, qui souffre et qui combat pour se libérer de ses chaînes, ne partage pas ce jugement sceptique, résigné et cynique. Accepter ses chaînes sous prétexte qu’on ne sait pas si on pourra jamais s’en débarrasser complètement, affirmer qu’il vaut mieux passer un peu de pommade sur les fers plutôt que de les limer et de les jeter aux orties, cela ne satisfera jamais ceux et celles parmi les enchaînés qui préfèrent se lever contre l’esclavage. Aussi longtemps que l’humanité vivra, cette catégorie de révolutionnaires ne disparaîtra jamais.
Cent ans après la mort de Marx, quel est le bilan que l’on peut tirer des deux aspects du marxisme ?
Le bilan de l’aspect scientifiue du marxisme
Le premier aspect - celui de la capacité d’analyse et de prévision scientifiques - est entièrement positif. Si l’on compare le monde de 1883 à celui de 1983, que l’on se demande si les transformations principales qui se sont produites sont bien celles prévues par Marx et si elles résultent de la nature de la société bourgeoise et des contradictions qui la déchirent, telles qu’il nous a appris à les connaître, la réponse ne peut être que « oui », sans aucun « mais » important.
Marx avait compris, mieux que n’importe quel savant ou moraliste de son temps, la dynamique à la fois grandiose et terrifiante des révolutions technologiques inhérentes au mode de production capitaliste, en fonction même de la propriété privée, de l’économie de marché, de la concurrence et de la soif insatiable qui en découle d’extorquer toujours davantage de plus-value au travail vivant afin de pouvoir accumuler toujours plus de capitaux. Dynamique grandiose, car elle contient la promesse de libérer le Travail de tout effort productif fatigant, non-créateur et aliénant, grâce à l’automation. Dynamique terrifiante, car elle conduit à la transformation périodique des forces productives en forces de destruction qui sapent la progression de l’humanité, détruisent son environnement et risquent de détruire toute la planète.
Il avait compris que de la concurrence jaillirait le monopole, à son tour soumis à une concurrence de plus en plus féroce. Les petits capitaux seraient impitoyablement absorbés ou écrasés par les grands. La société bourgeoise évoluerait vers une structure de forme pyramidale, fondée sur une immense majorité de salariés, mais se concentrant dans chaque pays en quelques dizaines de firmes et de groupes financiers géants et, à l’échelle internationale, en quelques centaines de multinationales qui dicteraient leur loi à tous les États bourgeois et broieraient les travailleurs et les peuples dans une machine infernale qui subordonne tout à l’impératif du profit.
Il avait compris que cette même machine allait se détraquer périodiquement, que le régime capitaliste produirait, à intervalles réguliers, des crises économiques et des guerres, dont le coût pour l’humanité augmenterait à la longue au point de devenir insupportable et même mortel. Qu’ils ont belle mine aujourd’hui, ces bons apôtres qui avaient prétendu, tout au long des années 1950 et 1960, que le Capital avait finalement exorcisé ses démons, qu’il allait garantir le plein emploi, la croissance, l’augmentation du niveau de vie et la paix pour toujours. La longue dépression qui frappe maintenant le capitalisme international est une confirmation éclatante de la justesse de l’analyse scientifique de Karl Marx.
Il avait compris que contre cette machine infernale - quels que soient les avantages partiels et temporaires que l’humanité puisse par ailleurs en retirer - les salariés et semi-salariés allaient se dresser en masses compactes. C’est de cette lutte de classe du Travail salarié contre le Capital que devait surgir le potentiel nécessaire pour transformer le monde dans le sens de l’émancipation de toutes et de tous ...
Il avait compris que cette lutte prendrait d’abord la forme d’une révolte spontanée, sans conscience nette des buts à atteindre et des moyens pour y arriver. Elle passerait ensuite par un gigantesque effort ; d’organisation, de coopération et d’apprentissage de la solidarité de classe à tous les niveaux. Elle aboutirait finalement à des révolutions conscientes, inspirées par l’expérience vécue, par les nécessités objectives et subjectives ressenties comme telles, et par le programme marxiste lui-même. Au vu de leurs immenses tâches, ces révolutions passeraient inévitablement par des échecs partiels ou même complets. Le prolétariat soumettrait ses propres victoires et échecs à une critique impitoyable. Il reviendrait sans cesse sur ce qui semblait déjà acquis, jusqu’à ce que ce vaste mouvement historique de montée, de déclin et de remontée de la conscience de classe et de la révolution prolétarienne débouche sur la construction d’une société socialiste à l’échelle mondiale.
De toutes les analyses et projections de Marx, c’est sans doute cette dernière qui est la plus impressionnante. Qu’on se rappelle qu’au moment où parut Le Manifeste Communiste, en 1848, il n’y avait pas de par le monde plus de 100.000 syndiqués et 10.000 socialistes avec, tout au plus, quelques centaines de communistes, et ce, dans à peine une demi-douzaine de pays. Aujourd’hui, il n’y a pas un pays au monde, ni la plus petite île du Pacifique ni le coin le plus reculé de la forêt équatoriale où le capitalisme, propulsé par son irrésistible tendance expansionniste, n’ait pu établir une usine, un port, un magasin, embrigadant des salariés ou des salariées, sans que n’y aient surgi des syndicats qui regroupent, à l’échelle mondiale, des centaines de millions d’adhérents, et dont l’essor s’accompagne de la formation de partis se réclamant du socialisme, qui comptent des dizaines de millions de sympathisants et d’électeurs. Les communistes se comptent par centaines de milliers voire par millions, qui se revendiquent de la doctrine de Marx.
Où en est la pratique marxiste ?
Quel est, par ailleurs, le bilan du deuxième aspect du marxisme, celui de la pratique ? Il n’est pas moins impressionnant. Mais il est aussi nettement plus contradictoire.
Grâce au stimulant que Karl Marx, Friedrich Engels et leurs disciples leur ont apporté, la lutte et l’organisation ouvrières contre la bourgeoisie ont acquis une lucidité qui leur a déjà permis de transformer partiellement le monde dans un sens émancipateur. Mentionnons parmi les principaux acquis : la lutte pour la limitation de la journée de travail, qui a conduit de la semaine de 72 heures et plus au combat engagé pour les 35 heures, qui sera gagné si le combat non moins acharné pour étendre la solidarité collective aux plus exploités et opprimés : les femmes, les jeunes, les chômeurs, les immigrés, les minorités nationales, les malades, les invalides, les vieux. L’effort pour étendre cette même solidarité à l’échelle mondiale est difficile mais non pas irréaliste, comme en témoignent les mouvements de solidarité avec les révolutions cubaine, indochinoise, centro-américaine, qui ont succédé aux mouvements qui ont soutenu les révolutions russe et espagnole.
En témoignent aussi les premiers triomphes de révolutions socialistes, surtout inspirées par Lénine, depuis la révolution d’Octobre en Russie jusqu’aux révolutions yougoslave, chinoise, cubaine, indochinoise. Tout cela fait partie de la réalité mondiale, même s’il ne s’agit pas d’acquis définitivement garantis aussi longtemps que subsiste le capitalisme international. On peut déjà affirmer que sans Marx et Engels, le monde d’aujourd’hui aurait été bien différent et bien plus inhumain que ce qu’il est.
Mais le projet émancipateur dans son ensemble n’est encore réalisé nulle part. Les deux grands courants de masse dans lesquels le mouvement ouvrier réel s’est divisé, le courant social-démocrate réformiste et le courant stalinien (le sous-courant eurocommuniste de masse passant graduellement du second au premier) ont tous deux abouti à un échec cuisant. La social-démocratie n’a pas avancé d’un pouce sur la voie de l’abolition du capitalisme par des réformes. La crise capitaliste actuelle, avec son cortège de chômeurs et de misères, la faim dans le « tiers-monde », la menace d’extermination nucléaire suspendue sur le genre humain, en témoignent suffisamment.
Quant à la bureaucratie stalinienne, si elle a usurpé en URSS les fruits de l’effort révolutionnaire le plus gigantesque qu’un peuple laborieux ait jamais engagé, elle l’a ensuite conduit dans une impasse totale. Les sociétés issues des révolutions victorieuses n’ont pas abouti au socialisme, mais restent gelées à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme. De plus, partout, sauf à Cuba, s’exerce la férule d’une dictature despotique qui bloque toute nouvelle avance vers le socialisme, qui soumet les travailleurs à une oppression incontestable et qui discrédite - dans ces pays et à l’échelle mondiale - le socialisme, le communisme et le marxisme plus qu’aucune propagande bourgeoise n’aurait jamais pu le faire.
Là, et nulle part ailleurs, se trouve la source de la « crise du marxisme » sur laquelle on pérore autant ces derniers temps. Ce n’est pas d’une crise du marxisme dont il s’agit, mais d’une crise de la pratique du mouvement ouvrier bureaucratisé, de la crise des sociétés postcapitalistes bureaucratisées. Ces crises sont d’ailleurs accompagnées d’un abandon de plus en plus ouvert de la doctrine marxiste par les dirigeants de ces mouvements, ce qui confirme à sa manière que Marx n’a rien à voir là-dedans. En appliquant à l’analyse de ces crises la méthode et les critères marxistes, on aboutit à quatre conclusions.
Quatre conclusions
Tout d’abord, il serait tout à fait inapproprié de chercher les sources dernières de ces crises dans les idées de Marx. La plus grande contribution de Marx à la compréhension de l’histoire des sociétés consiste en ceci : en dernière analyse, c’est l’existence sociale qui détermine la conscience, et non l’inverse. Croire que la capitulation de la social-démocratie devant la première guerre impérialiste (1914-1918), puis son aide à la contre-révolution capitaliste ; que les crimes de Staline ; que les capitulations parallèles de la social-démocratie et du stalinisme devant Hitler (1933) et la montée du fascisme, ont été causés par des imperfections dans les textes de Marx, cela frise le ridicule.
Les grandes tragédies du XXe siècle ont été le fait du Capital, et non celui de Marx. On ne peut les expliquer qu’en tant que résultantes d’affrontements entre des centaines de millions d’êtres humains, de conflits d’intérêts matériels des grandes classes sociales ou de fractions de classes. Les idées - « bonnes » ou « mauvaises » - jouent certes un rôle dans ce contexte, mais pas le rôle
principal.
En second lieu, il est tout aussi inapproprié de chercher les raisons dernières de l’avènement de Staline et de la déviation des révolutions socialistes victorieuses dans l’âme slave, la conquête mongole ou dans le vicieux petit sadique assoiffé de pouvoir qui sommeillerait en chacun de nous et qui ne demanderait que des circonstances propices pour s’éveiller brutalement. Le secret du triomphe, comme celui de la dégénérescence de la révolution russe se trouve, en dernière analyse, dans la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution mondiale - la crise mondiale du capitalisme depuis 1914 - d’une part, et l’immaturité des conditions objectives pour le socialisme en Russie et en Chine, ainsi que l’immaturité des conditions subjectives pour la victoire révolutionnaire à l’échelle mondiale d’autre part. Cela a donné, pendant une longue période, un cours inégal au processus de la révolution mondiale, dont les conséquences négatives sont loin d’être éliminées.
Ensuite, le marxisme confirme sa vitalité de la manière la plus éclatante dans le fait qu’il a pu forger les instruments analytiques les plus affinés pour expliquer ce qui s’est passé avec la social-démocratie et le stalinisme. Plus précisément, c’est la critique marxiste de la bureaucratie ouvrière, de la dictature bureaucratique et de la société de transition bureaucratisée qui est à la fois la plus scientifique, la plus complète et la plus orientée vers des débouchés historiques réels. A la grande surprise et à la non moins grande fureur de toute la réaction mondiale - du Kremlin à Washington, en passant par le Vatican et les « dissidents » réactionnaires -, une partie croissante de cette critique marxiste de la société nous parvient d’ailleurs des pays de l’Est eux-mêmes. Ce réveil historique plein de promesses ne fait que commencer.
Finalement, un mouvement de masse réel est déclenché depuis trente ans pour surmonter dans les faits la crise du « marxisme » stalinien (qui n’a rien de commun avec le marxisme) ou du « socialisme réel » (qui n’a rien de commun avec le socialisme). Ce mouvement, que nous appelons celui de la révolution politique antibureaucratique - et dont la montée révolutionnaire en Pologne en 1980-1981 est jusqu’ici le point culminant - Léon Trotsky et la IVe Internationale garderont à tout jamais le mérite historique de l’avoir prévu et préparé. Sa victoire n’impliquera en aucune manière une restauration capitaliste. Elle signifiera, après d’inévitables tâtonnements, le triomphe de l’autogestion planifiée et démocratiquement centralisée, de l’économie, c’est-à-dire le régime des « producteurs associés », pour reprendre la formule de Marx lui-même. Elle signifiera, dans le domaine de l’État, l’auto-administration des travailleurs sur la base de la démocratie socialiste pluraliste la plus large, c’est-à-dire le pouvoir des conseils de travailleurs, le pouvoir des soviets, avec un début immédiat de dépérissement de l’État. Ce seront les conseils qui gouverneront, le parti révolutionnaire indispensable à leur triomphe se contentant de chercher à les guider politiquement, sans jamais se substituer à eux.
Le mouvement réel d’émancipation des prolétaires des pays capitalistes s’engage périodiquement dans la même voie, avec d’inévitables hauts et bas, depuis la Russie de 1917, l’Allemagne de 1918, la Hongrie de 1919 et l’Italie de 1920, jusqu’à l’Espagne de 1936, l’Italie encore, de 1948 et de 1969, la France de Mai 1968 et le Portugal de 1974-1975. La lutte d’émancipation des peuples dominés reprend petit à petit la même orientation, sous le poids d’une industrialisation partielle et de l’émergence du prolétariat comme classe majoritaire dans ces pays.
C’est donc dans les trois secteurs de la révolution mondiale qu’à travers un douloureux enfantement, l’histoire se fraye un chemin vers la seule solution positive à la crise de l’humanité : le pouvoir des conseils de travailleurs, la Fédération socialiste mondiale, dans laquelle les hommes et femmes de notre planète prendront définitivement leur propre sort en mains, banniront à tout jamais la guerre et mettront fin à l’exploitation du Travail et à l’oppression politique.
C’est à cela qu’oeuvre la IVe Internationale. C’est à cette fin que Karl Marx a produit son oeuvre de titan. Lorsque ce mouvement historique connaîtra sa première victoire dans un pays industriellement avancé, les bavardages sur la « crise du marxisme » cesseront une fois pour toutes.