II y a un an, le 20 juillet 1995, Ernest Mandel, est mort, après avoir tenté pendant un an et demi de surmonter la sérieuse détérioration de son état de santé. L’anniversaire de sa mort a été commémoré, cette année, par le premier séminaire organisé par le Centre d’études Ernest Mandel à Amsterdam du 4 au 6 juillet.
Conçu comme un hommage à l’homme qui fut certainement l’un des plus grands marxistes de ce siècle, le séminaire était également une occasion pour un examen critique de certains aspects de son travail. C’est pourquoi les organisateurs ont réaffirmé leur attachement à l’héritage de Mandel : sa conception libertaire de la démocratie qui traverse tous les niveaux du mouvement qu’il a dirigé et dont la particularité par rapport à toutes les autres organisations marxistes est la grande capacité à accepter le débat et les divergences qui s’est développé sous la direction de Mandel.
Ainsi, le meilleur hommage à l’exemple démocratique donné par lui réside dans le fait que c’est peut être la première fois qu’un grand dirigeant et théoricien d’un mouvement politique n’est pas, juste après sa mort, sanctifié par ses disciples et partisans. Au contraire son important apport intellectuel a été évalué et discuté d’une manière véritablement critique qui, pour les marxistes, est la seule façon de saisir et de tester la validité d’une production théorique.
Le séminaire fut un rassemblement des chercheurs partageant un intérêt commun pour plusieurs questions de la pensée marxiste auxquelles Mandel avait apporté une contribution décisive. Dans la salle où se tenait le séminaire, au sein de l’Institut international de recherche et d’éducation à Amsterdam, les participants, comme on s’y attendait, comprenaient des membres actuels de la Quatrième internationale, des anciens membres ainsi que des gens qui n’y avaient jamais adhéré. Durant deux jours et demi, ils ont écouté et discuté huit interventions en essayant d’équilibrer la dimension séminaire académique avec la dimension assemblée de militants politiques.
La première intervention sur « L’humanisme révolutionnaire de Mandel » a été faite par Michaël Löwy, sociologue au CNRS à Paris, qui examina la démarche philosophique sous-tendant la production intellectuelle de Mandel : son « humanisme révolutionnaire » est un engagement qui combine un « optimisme anthropologique » avec un total « optimisme de la volonté ». Löwy souligna également le principe axiomatique humaniste de Mandel, son attachement à l’éthique catégorique et impérative dans la lutte contre l’injustice. Il montra également comment l’optimisme fondamental de Mandel a débordé quelques fois en prévisions exagérément optimistes, malgré son adhésion au point de vue « prophétique » selon lequel sans socialisme, l’humanité sombrera dans la barbarie.
Robin Blackburn (Directeur de la revue New Left Review, Londres), discuta « La politique de Mandel et le Sème âge du capitalisme » en relevant quelques principes de base de la vision politique de Mandel. Il questionna la pertinence aujourd’hui des positions marxistes révolutionnaires classiques quant à la rupture avec le capitalisme à travers la dualité du pouvoir et le remplacement des institutions bourgeoises de représentation par des organes de pouvoir des travailleurs. Blackburn souligna l’importance pour les militants socialistes, dans le contexte du « capitalisme gris » d’aujourd’hui, de prendre en charge la question des fonds de retraite comme une des clés majeures du contrôle du processus économique.
Jésus Albarracin et Pedro Montes (économistes à la Banque d’Espagne et militants connus d’Izquierda Unida et du courant de gauche des Commissions ouvrières) discutèrent de l’œuvre majeure de Mandel « Le IIIème âge du capitalisme » sous le titre « L’interprétation du capitalisme contemporain par Mandel ». Ils ont fait une présentation d’ensemble de son livre, dans le cadre de son approche du « marxisme ouvert », son approche marxiste classique de l’analyse économique du capitalisme et l’audace par laquelle en partant de Marx, il a essayé de saisir les spécificités du capitalisme de l’après deuxième guerre mondiale. Ils ont conclu en débattant de l’appréciation de Mandel sur l’actuelle crise prolongée du capitalisme dans son ensemble.
Francisco Louça (Economiste, Université de Lisbonne) a fait une communication remarquable sur « Ernest Mandel et la pulsion de l’histoire », en illustrant la théorie des ondes longues et sur le rôle de Mandel dans la relance de cette problématique à partir de la moitié des années 60 de même que sur sa contribution à une interprétation marxiste de cette théorie. Il a souligné les postulats épistémologiques des conceptions de Mandel et la richesse de sa conception d’ensemble du processus économique historique et les limites inhérentes à toute prédiction sur l’évolution d’un système aussi complexe que le capitalisme.
La communication de Louça a été suivie par une communication complémentaire d’Alain Freeman (Economiste, université de Greenwich) sur « La contribution de Mandel à la dynamique économique ». Freeman a souligné le rôle clé de Mandel dans la revalorisation de l’analyse marxiste face aussi bien à l’orthodoxie néoclassique qu’à l’orthodoxie marxiste académique. Toutefois, dans cette communication il y a eu des attaques déplacées contre Mandel et la Quatrième internationale, du point de vue d’un groupe britannique dissident auquel Freeman appartient.
Catherine Samary (Economiste, Université de Paris IX) a discuté de « La transition au socialisme dans la concep-tion de Mandel ». Elle a évalué l’analyse de Mandel des anciens pays du « socialisme réel » en tant qu’« États ouvriers bureaucratiquement dégénérés » selon la tradition établie par Léon Trotsky. En dressant le bilan de ces modèles théoriques d’interprétation, elle a examiné la question de leur portée quant au processus de restauration du capitalisme en cours. Dans la deuxième partie de sa communication elle a traité de la conception de Mandel sur la transition au socialisme et sur le rôle respectif du plan, du marché et de la démocratie ouvrière à cet égard. Elle a décrit l’évolution de sa pensée sur ce problème et a esquissé ses propres conceptions.
Charles Post (historien, City University de New York) a traité de « La théorie marxiste de la bureaucratie » en analysant les écrits de Mandel sur le phénomène bureaucratique au sein des partis et des syndicats dans les formations sociales capitalistes de même que son interprétation sociologique de la bureaucratie dominante dans les sociétés post-capitalistes. Il s’est référé aussi aux polémiques de Mandel contre d’autres théories sur la nature de la bureaucratie soviétique en soulignant que Mandel a mis l’accent sur la nécessité de l’auto-organisation démocratique de la classe ouvrière.
La dernière communication a été celle de Norman Géras (philosophe de l’Université de Manchester) intitulée : « Trotsky/Deutscher/Mandel : des marxistes devant l’holocauste ». Géras a évoqué la prédiction de Trotsky sur « l’extermination physique » des Juifs et les attitudes divergentes de Deutscher et Mandel dans l’analyse du génocide nazi. Il a critiqué la tendance de Mandel à relativiser l’holocauste au lieu d’en souligner l’unicité historique ainsi que son explication réductrice comme simple produit, bien qu’extrême et à la limite de l’irrationnel, d’une barbarie inhérente au capitalisme. Selon son interprétation, l’attitude de Mandel a été influencée par son rejet internationaliste du particularisme juif analogue à l’attitude de Rosa Luxembourg face à l’oppression des Juifs.
Les communications les plus importantes seront publiées début 1997 dans plusieurs langues avec des écrits moins connus de Mandel. Le succès de ce premier séminaire a convaincu les responsables du centre d’Etudes Ernest Mandel de recommencer chaque année avec la participation d’intellectuels socialistes d’opinions différentes. Le séminaire de l’année prochaine pourrait traiter de la transition au socialisme et des ondes longues du développement capitaliste.